CHAPITRE 64

Le retour en caravane, de Sainte-Catherine à Jérusalem, dura à nouveau quinze jours. C’était toujours le cas, apparemment, quels que soient les engagements pris.

Cette fois, Anna prit le temps de contempler la splendeur austère du désert, avec des émotions diverses. Le paysage était toujours magnifique. Les ombres avaient une centaine de tonalités différentes, du noir à la terre de Sienne et au gris. Anna vit des bruns brûlés, des bleus et des pourpres se transformer en blancs décolorés, des sépias éteints et des ors. Le ciel changeait toujours de couleur à l’aube et au crépuscule, mais la nuit, il était d’un noir absolu, parsemé d’étoiles flamboyantes. À la lumière du jour, le bleu semblait roussi par l’ocre terne de la poussière soulevée par le vent, ou bien durci par le froid. Dans le cœur d’Anna, ce ciel serait à jamais inséparable du prix terrible que Justinien payait pour son erreur.

À sa place, elle aurait agi pareillement. Si elle en avait eu le courage. Bessarion, sur le trône impérial, aurait été une catastrophe. Il était trop arrogant pour l’avouer, et les autres s’étaient beaucoup trop impliqués pour accepter une vérité aussi amère.

Sauf peut-être Démétrios. Justinien avait-il raison ? Démétrios avait-il prévu d’assassiner non seulement Michel, mais Andronic, voire Bessarion en personne ? Quelle ironie, dans ce cas ! Le chef de la conspiration se retournant contre les conjurés dès l’assassinat de Michel, tuant Bessarion et prétendant restaurer l’ordre – le héros du jour, s’engouffrant dans la brèche !

Démétrios se serait également débarrassé de Justinien, un Lascaris et donc une menace. Ainsi, en tant que seul survivant, il aurait consolé la veuve, la pauvre Hélène, qu’il aurait fini par épouser, unissant ainsi les familles Comnène, Doukas et Vatatzès dans une dynastie promise à la gloire.

Anna frissonna. Ce n’était pas l’effet du vent de février cinglant le désert, ni de la poussière qui lui agressait le visage, mais plutôt de la tromperie perpétrée de sang-froid et de la trahison.

Restait la question de savoir qui avait dénoncé Justinien aux autorités, et pourquoi. Démétrios lui-même ? Hélène, parce que Justinien l’avait repoussée ? Tous les deux ? Justinien devait y avoir pensé. Il ne voulait pas qu’Anna le sache, car il craignait pour sa sécurité. Il essayait toujours de la protéger.

S’était-elle fait des illusions ? Cherchait-elle la vengeance ? Elle ne voulait pas la vengeance pour la vengeance, même si elle pouvait être délectable. Elle aurait pu pardonner à Hélène si elle avait été elle-même offensée, mais c’est Justinien qui avait souffert, et c’était autre chose.

Si un sort horrible frappait Hélène ou Démétrios, en juste châtiment de leur complot, Anna ne manquerait pas de s’en réjouir.

Étaient-ils toujours en train de comploter ? Elle devait absolument le savoir et réalisait, non sans surprise, qu’elle soutenait Michel sans la moindre réserve. Il était le dernier espoir de la ville. Si Constantin s’imaginait que la Vierge interviendrait, il pouvait parfaitement le croire pour lui-même. Mais il n’avait pas le droit de laisser la ville et ses habitants sans autre protection. Cela n’avait pas été efficace en 1204. Pourquoi le serait-ce maintenant, alors que le peuple était déchiré par la peur, des factions rivales, et que Constantinople n’avait ni murailles ni marine pour se défendre ?

 

Anna arriva enfin à Jérusalem, la peau brûlée par le soleil, le sable et le vent, épuisée et endolorie, mais elle n’avait pas le temps de se reposer. Il lui fallait prendre la première caravane pour Acre et rejoindre Giuliano et le navire. Elle compta soigneusement ce qui lui restait de l’argent de Zoé et sourit en pensant que cette dernière avait dû avoir du mal à changer ses besants d’or en ducats vénitiens. Anna ne pouvait se permettre de tout dépenser maintenant : si le navire était en retard, elle devrait attendre à Acre où elle aurait besoin de se nourrir et de se loger. Mais la perspective de marcher encore pendant cinq jours était inenvisageable. Une bonne partie du trajet serait de la descente, sur des pierres glissantes, et elle risquait de tomber avant d’arriver à la mer, huit cents mètres plus bas. Elle devait avoir assez d’argent pour louer un âne ou une mule. Les os meurtris et les jambes douloureuses ne sont pas mortels. Tomber ou s’égarer pouvait l’être.

Elle avait appris quelques astuces à l’aller, et des mots beaucoup plus durs depuis son séjour à Jérusalem et l’aller et retour au Sinaï. L’affaire fut conclue, ce qui lui permit d’effectuer le trajet jusqu’ à Acre sur le dos d’une mule dotée d’un très mauvais caractère. Avant d’arriver à destination, l’animal avait eu le temps de découvrir qu’Anna pouvait elle aussi être têtue et peu commode si l’envie lui en prenait. Anna estimait qu’elles avaient gagné une sorte de respect mutuel et regrettait de se séparer de sa monture. Pour quelques piécettes, elle lui acheta un morceau de pain trempé dans de l’huile. Très surprise, la mule n’en accepta pas moins le cadeau avec une certaine grâce.

Anna se trouva pour la nuit un logement modeste. Puis elle vit le navire entrer au port, très exactement le jour où Giuliano avait annoncé son retour.

Elle attendit le milieu de la matinée pour embarquer afin de ne pas trahir son impatience de le revoir.

En présence de l’équipage, Giuliano dissimulait son soulagement. Plus tard, après qu’ils eurent appareillé, sous le ciel déjà sombre, il put lui parler en tête à tête. Il ne la regardait pas, feignant de fixer le sillage blanc, à l’arrière du navire, mais il parlait d’une voix douce.

— Vous êtes fatigué. Le voyage a été rude ? C’est ce que j’ai entendu dire.

— Oui, fit-elle en souriant à ce souvenir. Très rude. Je n’ai pas l’habitude de monter un âne tous les jours que Dieu fait. Un petit animal très patient, mais inconfortable. Il fait froid, dans le désert, à cette époque de l’année, surtout la nuit. C’est magnifique… et horrible.

— Et votre frère ?

Elle s’attendait à la question, sans avoir décidé de sa réponse. Il était trop tard pour tergiverser.

— Il a maigri, et il souffre, je crois. Mais il ne s’apitoie pas sur lui-même et ne se cherche pas d’excuses. Je…

Anna ne trouvait rien à dire. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle l’aimait. Toute la douceur et la vénération de jadis avaient refait surface.

— Je sais ce qui s’est passé et pourquoi.

Giuliano se tenait toujours le dos à la lumière.

— Vous pouvez l’aider ?

— Je n’en sais rien.

— Je suis navré.

Giuliano bougea très légèrement, comme s’il allait s’avancer vers elle, puis il changea d’avis. Anna se tourna vers lui et se força à sourire.

— J’ai parcouru à dos de mule le trajet de Jérusalem à Acre. J’étais trop épuisé pour marcher, cette fois. Cette mule était la créature la plus têtue que j’aie jamais rencontrée. Têtue, mais courageuse. Elle n’a jamais renoncé. Pour des raisons obscures, j’ai fini par m’y attacher. En guise de récompense, je lui ai acheté du pain trempé dans de l’huile. Si vous aviez vu son air !

— Reconnaissante ?

— Stupéfaite, fit Anna. J’avais marqué un point. C’est la seule fois où elle n’a su que penser de moi. Pendant tout le temps où nous avons été ensemble, j’avais l’impression qu’elle en savait plus que moi sur tout. Cela me permettait sans doute de me sentir plus en sécurité, mais c’est assez troublant, pour l’amour-propre.

Giuliano se mit à rire. Toute sa tension avait disparu. Anna réalisa à quel point il avait été mal à l’aise jusqu’alors, sans sa grâce habituelle. Elle pensa à leur séparation, au pied du Golgotha, à sa réaction quand il avait vu le portrait de Marie – elle décida de l’attribuer au sujet. D’autres moments lui revinrent en mémoire, et elle sut que quelque chose avait changé. Anna n’avait pas envie de savoir ce que c’était.