Anna rangea ses herbes, donna quelques brefs conseils à son patient et prit congé.
Nicéphore la remercia chaleureusement lorsqu’il la vit sortir dans le couloir.
Il était clair qu’il l’attendait.
— Il va guérir ?
Son inquiétude était tangible. Il faisait appel à elle de plus en plus souvent, ces derniers temps, et elle avait vu la jalousie dans le regard d’au moins deux autres médecins convoqués au palais des Blachernes. Elle n’aimait pas cela. Elle ne pouvait se permettre d’entretenir des antagonismes professionnels, mais elle ne pouvait pas non plus refuser de soigner quiconque était au service de l’empereur.
— Oui ! dit-elle d’un ton confiant, en priant pour ne pas se tromper. La fièvre est tombée. Donnez-lui à boire. Qu’il recommence à manger au plus vite. Demain, peut-être.
Nicéphore était visiblement soulagé. Elle le trouvait généreux et très intelligent. Elle avait découvert peu à peu son extrême solitude, en même temps que l’étendue de sa culture. Il collectionnait les œuvres d’art, en particulier de l’Antiquité, et il aimait par-dessus tout les trésors de l’esprit, qu’il était intensément désireux de partager.
— Tant mieux, déclara-t-il avec un petit sourire. Mélétios est un homme de bien.
Il hésita.
— Mais… ? dit-elle pour l’inciter à continuer.
Il fit un geste. Ils quittèrent l’antichambre et se dirigèrent vers une des grandes galeries.
— Mais il n’est pas facile de l’aimer. Il est… un peu sectaire, dans ses opinions. Ou peut-être est-ce moi qui juge un peu rapidement, ajouta-t-il en souriant. Le besoin d’avoir toujours raison est une faiblesse qui afflige la plupart d’entre nous.
Il l’entraîna vers la gauche.
— Avez-vous déjà rencontré Jean Beccos, le nouveau patriarche ?
— Non.
Elle était intéressée et savait que sa voix la trahissait. Constantin avait désiré ce poste de patriarche, même s’il était obligé de le cacher.
— Il est avec l’empereur, en ce moment. Si vous attendez un peu, je vous présenterai, proposa Nicéphore.
— Merci.
Ils commencèrent à parler d’art, évoquèrent l’histoire et les événements qui avaient inspiré certains styles, passèrent à la philosophie et à la religion. Elle le trouva plus ouvert qu’elle ne s’y attendait, stimulant son esprit avec des idées nouvelles et une grande largeur d’esprit.
La porte s’ouvrit et Jean Beccos sortit. C’était un homme imposant, au visage en lame de couteau. Il portait avec beaucoup d’élégance sa tunique de soie sous une lourde dalmatique. Plus encore que par sa présence physique, on était frappé par sa puissance émotionnelle.
Après avoir salué Anna, il s’adressa à Nicéphore.
— Il y aura beaucoup à faire, dit-il, sur un ton presque comminatoire. Nous ne devons plus rencontrer de troubles, comme cette histoire, récemment. Constantin semble incapable de contrôler ses ouailles. Personnellement, j’ai des doutes sur sa loyauté.
Il se renfrogna.
— Nous devons le convaincre ou le réduire au silence. L’union doit être menée à bien. Vous le comprenez ? L’indépendance est un luxe que nous ne pouvons plus nous offrir. Il nous faut payer un certain prix si nous ne voulons pas être obligés de tout donner. N’est-ce pas évident ? La survie de l’Église et de l’État est liée à cette nécessité.
Sa main imposante battit l’air, faisant briller ses bagues.
— Si Charles d’Anjou nous envahit, et s’il ne commet pas d’erreur – c’est ce qui se passera si nous restons séparés de Rome –, ce sera la fin de Byzance. Notre peuple sera décimé, exilé Dieu sait où… Comment notre foi pourrait-elle survivre sans nos églises, notre cité, notre culture ?
— Je le sais, Votre Grâce, répondit Nicéphore, très pâle, d’une voix grave. Ou bien nous cédons un peu maintenant, ou bien nous perdrons tout. J’ai parlé à l’évêque Constantin. Il croit que notre foi est notre meilleure protection, et je suis incapable de l’en dissuader.
Il regarda son interlocuteur dans les yeux. Il n’avait pas exprimé ses propres idées, mais Anna était de plus en plus persuadée qu’il avait du respect pour Constantin – au moins comme prêtre, sinon comme homme politique.
Jean Beccos vit peut-être la même chose dans son regard. Une ombre passa sur son visage, puis un éclair hautain.
— Heureusement, l’empereur voit les enjeux encore plus clairement que moi, répliqua-t-il. Et il sauvera tout ce qu’il pourra sauver, même si certains de nos ordres religieux les plus naïfs ne s’en rendent pas compte.
Après un signe de croix presque machinal, il s’éloigna majestueusement dans un tourbillon de robes ornées de gemmes. La lumière le faisait scintiller comme s’il avait pris feu.
Sur le chemin du retour, au sortir du palais, marchant face au vent, Anna se concentra sur ce qu’elle avait entendu, tant de Nicéphore que du nouveau patriarche.
Elle ne s’attendait pas au caractère impitoyable de Jean Beccos mais elle devait reconnaître que sans cela il serait inutile. Peut-être avait-elle été trop sentimentale et simpliste dans son jugement ? Constantin pourrait être aussi tortueux pour réussir, aussi désireux d’utiliser toutes les armes se trouvant à sa portée.
Alors, le meurtre ne semblait plus si invraisemblable : se débarrasser de Bessarion et de Justinien en assassinant le premier et en faisant porter les soupçons sur le second. Antonin n’était peut-être pas du tout une victime désignée. Elle frissonna en réalisant que celui ou ceux qui avaient commis le crime avaient tout fait pour que Justinien soit condamné.
Quand elle en saurait un peu plus, il lui faudrait trouver le moyen d’interroger Nicéphore sur le procès de Justinien et Antonin. En qualité de proche conseiller de l’empereur, il devait être au courant. L’empereur en personne était considéré comme la Loi vivante, et sa décision était sans appel, à la fois verdict et châtiment. Michel avait décidé de faire exécuter un homme et s’était contenté d’exiler le second.
Qu’ignorait-elle encore ?
Dans quoi Justinien avait-il été impliqué ? Est-ce qu’il s’en doutait ? Avait-il compris qu’il serait sacrifié ? Catalina lui manquait-elle au point qu’il ait envie de mourir pour une telle cause ?
Anna en aurait-elle été capable ? Certainement pas pour Eustathius, mais pour un autre homme ? Si elle avait aimé un homme comme Justinien avait aimé Catalina – passionnément, profondément, de toute son âme –, et si elle l’avait perdu, la mort serait-elle facile ?
Oui, si la cause était pure et le sacrifice légitime. Cela ferait disparaître la douleur du deuil, et serait peut-être le seul espoir d’être à nouveau uni à l’être aimé, au ciel.
Qu’était-ce que le Ciel ? Elle se rendit compte avec étonnement qu’elle n’y avait jamais réfléchi. Ce devait être l’amour. Mais était-ce simplement une variante amorphe de l’amour de Dieu ? Que représente l’amour si l’on n’est pas ensemble, pour partager, rire et pleurer de concert, pour voir la même gloire et la même douleur ? Qu’est-ce, si ce n’est pas pour donner, pour nourrir, être raisonnable et par-dessus tout pour être généreux ? Et être désiré ? Est-ce que chacun ne doit pas être désiré ? N’est-ce pas profondément inscrit dans la nature humaine ?
Que peut-on donner à Dieu, sinon aimer autrui de tout son cœur ?
Elle continua son chemin sans se soucier des passants ni de l’endroit où elle était.
Qu’est-ce que Justinien exigeait de sa foi ? Et elle, que demandait-elle ? Par définition, il y avait beaucoup de choses qu’on ne pouvait pas savoir. Elle cherchait au-delà des certitudes, mais qui ou quoi ? Un être omnipotent, d’une bonté absolue, un dessein général capable d’englober les choses les plus sombres et les plus absurdes pour les purifier. Le pardon des péchés. Et par-dessus tout, l’amour et la vie pour toujours.
Il y avait ce besoin de croire en la justice – pas la vengeance, mais la suppression de toutes les iniquités. Est-ce que le besoin de plaire à Dieu s’identifiait au désir de Lui ressembler le plus possible ? C’était toujours aimer et être aimé, sans ombre.
Elle revint au problème qui la préoccupait.
Le châtiment de Justinien et Antonin n’avait pas seulement servi à se débarrasser d’eux. Il avait contribué à effrayer et à troubler les éventuels conspirateurs contre l’union. Ne restaient que Constantin et les masses sans meneur, opposées au moindre trouble et au moindre changement.
Qui était le véritable assassin ? Un traître, un homme infiltré, un intrus ? Ou même un agent provocateur à la solde de Michel ? Ce serait compréhensible. Il était assiégé de tous côtés par l’ambition, l’intolérance religieuse. Il était pourtant seul responsable des décisions ultimes qui assureraient la survie de son peuple, non seulement sur la terre mais aussi peut-être au ciel.