CHAPITRE 14

Constantin se tenait dans sa pièce préférée. Il éprouvait de la main le marbre lisse de la statue. Elle semblait plongée dans ses pensées. Ses membres nus étaient parfaits. Il la caressa une fois encore, remuant les doigts comme s’il pouvait la malaxer et sentir les muscles et les nerfs dans les épaules de pierre.

Lui-même était tendu au point d’en avoir mal. Il avait espéré quelque chose de tangible contre lequel il aurait pu lutter, une clause de l’accord avec Rome qu’il aurait pu contester, une possibilité de dérobade, voire de refus.

Michel avait contresigné le traité, et Constantin avait été incapable de l’en empêcher. Ce serait une marque de soumission, un message envoyé au monde entier – par-dessus tout à Dieu – que le peuple de Byzance avait renoncé à sa foi. Ceux qui avaient fait confiance à l’Église seraient détruits par ceux-là précisément qui avaient juré de sauver leurs âmes. Quelle absence de vision politique ! Vendre aujourd’hui pour acheter la sécurité de demain. Et leur salut éternel ? N’était-ce pas plus important que n’importe quel bien terrestre ?

Mais il savait ce qu’il devait faire, et il l’avait fait.

Au début, cela avait été difficile. Les doutes l’assaillaient, la peur le taraudait ; serait-il damné pour ce qu’il était en train d’accomplir ? Dieu comprendrait-Il, et lui pardonnerait-Il ? Il voyait certainement ce qui se passait, et Il aurait proposé un autre moyen, s’il en existait un.

Les gens étaient seuls, terrifiés, en proie à la panique. Comme lui-même. Toute chose propre et précieuse leur glissait entre les doigts et disparaissait à jamais, absorbée par le cloaque moral de Rome. Ils perdraient cette générosité, cette subtilité qui les caractérisaient.

Malgré la fraîcheur de la pièce cette simple pensée le faisait transpirer. Tout ce qui était doux et tendre serait perdu, jusqu’à l’identité qui rendait chaque être, homme ou femme, précieux et unique, et à laquelle il ne fallait jamais renoncer. Être dépouillé de soi-même, oublié au milieu du courant, n’était-ce pas être mort ? Ils avaient le droit de lutter pour leur vie !

C’est ce qu’il avait fait. Il avait allumé l’incendie dans leurs cœurs. Cela avait fini par exploser, suscitant des émeutes dans les rues – des dizaines, puis des centaines de personnes s’étaient déversées sur les places et les marchés, criant leur refus de l’union avec Rome, de tout ce qui était étranger et qui leur était imposé.

Ce n’est que plusieurs jours plus tard que Michel usa de représailles. Le trône vacant du patriarche de Byzance n’avait pas été confié à l’eunuque Constantin, mais à un homme entier, Jean Beccos.

Le serviteur qui apporta la nouvelle à Constantin était blafard, comme s’il lui annonçait un décès. Il se tenait devant lui, les yeux baissés, soufflant bruyamment.

Constantin avait envie de s’en prendre à cet homme, mais cela aurait été comme d’exposer son propre corps, incomplet, abîmé contre sa volonté.

Il avait été doublement castré, dépouillé des fonctions auxquelles lui donnaient droit ses qualités, sa foi et sa combativité. Jean Beccos était partisan de l’union avec Rome, lâche, traître à son Église et – fait infiniment plus grave – traître à Dieu et à la merveilleuse, magnifique Vierge Marie qui protégeait cette ville et son peuple blessé et apeuré.

— Va-t’en ! ordonna-t-il d’une voix rauque à son serviteur. Va-t’en !

L’homme le regarda fixement, puis s’en fut.

Dès que le bruit de ses pas sur la pierre eut disparu, Constantin se mit à hurler, de fureur et d’humiliation. La haine se répandait comme un feu au plus profond de son être. S’il avait tenu Jean Beccos entre ses mains, à cet instant précis, il l’aurait réduit en pièces. Il s’autorisa cette pensée. Il se le représenta, arrogant, le visage soudain sans expression, consterné, honteux de voir ses vêtements arrachés, d’être laissé nu, frissonnant, ridicule. Un homme entier, une insulte à l’existence de Constantin. Comme si les organes faisaient l’âme ! Ce qui faisait l’homme, c’était la passion qui meublait son cœur, ses rêves, ses espoirs, les peurs surmontées, la complétude de son sacrifice, pas son corps.

Est-ce qu’un homme était meilleur parce qu’il pouvait projeter sa semence dans le ventre d’une femme ? Les animaux dans les champs en étaient capables. Plus saint parce qu’il avait ce pouvoir et qu’il s’abstenait de l’utiliser ? Il existait toutes sortes d’abnégations. L’une était-elle plus vertueuse que les autres ?

Comme c’était banal, et idiot. Quelqu’un avait-il un corps parfait, d’ailleurs, sans laideur et sans tache ? Pas Jean Beccos.

Constantin aurait pu prendre un couteau et lui trancher les testicules. Voir le sang couler, comme il l’avait vu couler de son propre corps quand il était petit garçon. Fou de douleur et de terreur de saigner à mort ! Le regarder se cramponner à ce qui resterait de sa virilité, avec un sentiment d’horreur qui le poursuivrait jusqu’à la fin de ses jours. Alors ils seraient égaux. Et on verrait comment il mènerait l’Église et la sauverait de Rome !

Mais ce n’était qu’un rêve, comme tant d’autres images nocturnes. Il ne pouvait pas le faire. Il n’avait d’autre pouvoir que l’amour et la foi de son peuple. Ce dernier ne devrait jamais voir sa haine. Il ne devait jamais se le permettre de nouveau. Jamais ! C’était de la faiblesse. Et un péché.

La Sainte Vierge pouvait-elle lire dans son cœur ? La honte enflammait son visage. Il s’agenouilla, lentement, le visage baigné de larmes.

Il se prosterna un long moment sur le sol. Aucun serviteur n’osa s’approcher de lui. Le souvenir de son humiliation lui faisait mal. Il était consumé par un sentiment d’injustice et de culpabilité.

Lentement, Constantin se redressa, se remit à genoux. Était-il un homme de bien ? Était-ce possible, avec une telle haine qui brûlait en lui ? Il pouvait le devenir et il le devait. Il travaillerait jour et nuit pour les pauvres, de corps ou d’esprit. Il trouverait les malades, les solitaires, tous ceux qui luttaient contre le doute et la culpabilité et qui pleuraient dans la nuit parce que personne n’était là pour les réconforter. Il leur donnerait l’absolution pour leurs fautes. Il chercherait la nourriture, l’abri et les vêtements pour ceux qui en avaient besoin. Par-dessus tout, il trouverait la lumière pour ceux qui étaient perdus, l’assurance pour ceux qui étaient dans la confusion. C’était la seule bonté sûre du monde, l’œuvre de Dieu.

Il se releva. Il fallait commencer. Maintenant, aujourd’hui. Il n’avait pas de temps à perdre. Il allait montrer à Jean Beccos, il allait leur montrer, à tous. Le peuple l’aimait. Il aimait sa foi, sa générosité, son humilité, son courage, sa combativité. Beccos avait la couronne et les robes. Mais c’était Constantin qui avait le pouvoir de Dieu, et le peuple le saurait.

Ce n’est que quelques jours plus tard, alors qu’il entendait la confession d’un homme bâti comme un bœuf, une forte tête, une brute, qu’il commença à se sentir mal.

— Je l’ai battu, disait l’homme d’une voix calme en croisant d’un air hésitant le regard apeuré de Constantin. Je lui ai brisé les os.

— Il en est mort ?

Constantin voulait absoudre cet homme connu dans la communauté. Son retour repentant dans l’Église lui vaudrait plus de loyauté que sa punition.

— Non, répondit l’homme, la gorge serrée.

Constantin savait que ce n’était qu’en partie vrai. Il voyait que l’homme le trompait. Essayait-il de le défier ? Ce n’était pas certain. Il avait du mal à se concentrer. Les bords de son champ de vision semblaient flotter, comme s’il voyait la pièce à travers un voile aqueux.

— A-t-il… ?

Constantin s’interrompit, incapable de respirer. Son cœur battait si fort que l’homme agenouillé devant lui devait l’entendre. La tête lui tournait. Il essaya de parler. Il n’entendait plus rien, sauf un grondement dans ses oreilles. Un instant après il plongeait dans l’inconscience et, lui sembla-t-il, dans la mort.

Quand il se réveilla, il se trouvait chez lui, le crâne palpitant, l’estomac retourné et tordu par la douleur. Manuel, son serviteur, se tenait à côté du lit.

— Laissez-moi demander un médecin, le suppliait-il. Nous avons prié, mais ce n’est pas suffisant.

— Non, dit très vite Constantin d’une voix faible.

Son estomac se noua de nouveau, il avait peur de vomir. Voyant sa détresse, Manuel lui apporta une cuvette, mais la nausée avait passé. Constantin se rallongea. Il flotta dans un demi-sommeil, l’esprit errant, apeuré. Il ne voulait pas se trouver à la merci de quiconque, surtout quand son estomac se rebellait et que ses intestins se liquéfiaient. La honte serait pire que la douleur.

Il essaya de se lever pour se vider au plus vite, mais la douleur redoubla. Il demanda à Manuel de l’aider. Quand il revint, il était trempé de sueur, si faible qu’il ne pouvait se tenir debout sans aide. Il s’écroula sur le lit et accepta que Manuel tire les couvertures sur lui. Il avait froid, brusquement, mais au moins pouvait-il rester allongé.

Manuel lui demanda à nouveau l’autorisation de faire venir un médecin. Constantin refusa encore. Un peu de sommeil suffirait à le guérir. Il ordonna à Manuel de le laisser seul. Il l’appellerait s’il avait besoin de lui. Le pire était peut-être derrière lui. Obéissant, comme toujours, Manuel quitta la chambre.

Constantin se reposa. Son ventre lui accordait un répit. Mais la peur lui étreignait le cœur comme un étau. Il n’osait pas rester allongé dans le noir, et la lumière tournoyait autour de sa tête. Il se remit à transpirer, les membres glacés.

— Manuel ! cria-t-il.

Silence.

— Manuel ! répéta-t-il d’une voix perçante, presque hystérique.

Manuel réapparut, une bougie à la main, les traits contractés par l’inquiétude.

— Fais venir un médecin ! fit enfin Constantin. Va chercher Anastasius. Dis-lui que c’est urgent.

La douleur au ventre le reprenait.

— Aide-moi, d’abord.

Il devait se soulager de nouveau, vite. Il lui fallait de l’aide. Anastasius était lui-même un eunuque, il ne s’apitoierait pas sur sa mutilation, il ne serait pas dégoûté. Constantin avait fait appel à un médecin entier, un jour, et avait vu la répulsion dans ses yeux. Plus jamais. Même s’il devait en mourir.

Anastasius le comprendrait. Lui aussi était perdu, indécis, il portait un fardeau trop lourd pour lui. Constantin l’avait vu sur son visage, en l’observant à son insu. Un jour, il saurait de quoi il s’agissait, quand Anastasius trébucherait sous le poids de ce fardeau.

Il se rappelait leurs conversations, la façon dont Anastasius l’écoutait, si avide d’apprendre. Constantin ne perdrait pas ses moyens. Son esprit était fort, son corps seul l’abandonnait. Le corps n’est rien, l’esprit est tout.

Oui, qu’on aille chercher Anastasius. Vite.