Quand Anna rentra chez elle, son esprit bouillonnait. Elle tremblait, comme après une agression physique. Elle passa devant Simonis sans un mot et se rendit dans sa chambre, se dévêtit, ôta tous ses bandages et se dressa, nue, au milieu de la pièce. Puis elle se lava, interminablement, comme si elle pouvait se purifier avec une lotion astringente, dont la morsure lui faisait du bien. Cela piquait, cela faisait mal, mais la douleur était agréable.
Elle se rhabilla, avec une tunique et une cape simples, brun et doré, et sortit de la maison sans boire ni manger. Elle savait que Simonis s’interrogeait, qu’elle était peut-être inquiète, mais elle ne pouvait se résigner à lui expliquer quoi que ce soit, même si elle le lui demandait.
Sans l’avoir décidé consciemment, elle marchait en hâte le long des rues, de plus en plus vite, en direction de la demeure de Constantin. Peut-être lui dirait-elle ce qui s’était passé, peut-être pas. Si elle trouvait les mots, lui au moins comprendrait. Ironiquement, Justinien et elle se seraient trouvés sur le même siège, dans la même pièce aux merveilleuses icônes, et se seraient libérés d’une douleur semblable. L’attitude d’Hélène lui donnait un sentiment bizarre de viol, douloureusement intime.
Elle se présenta à l’entrée. Le serviteur l’introduisit sans lui poser de questions.
Constantin était chez lui, elle avait de la chance.
Il se leva, l’air très alarmé, dès qu’elle entra dans la pièce. Elle n’avait pas réalisé que sa souffrance fût si évidente.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-il sur-le-champ. Qu’y a-t-il ? Un autre moine a été mutilé ? Il est mort ?
C’était grotesque ! Comment pouvait-elle penser à ses propres problèmes, si désespérément banals, alors que des gens mouraient dans des conditions horribles ? Elle se mit à rire, d’un rire nerveux, incontrôlable, qui laissa place aux sanglots.
— Non, suffoqua-t-elle, et elle se dirigea en trébuchant vers son siège habituel. Non, rien de grave. Rien qui importe vraiment.
Les coudes sur la table, elle plongea sa tête dans ses mains.
— J’ai vu Hélène. Je l’ai soignée… Rien de sérieux, juste douloureux. Elle…
— Quoi ?
Il parlait d’une voix douce, mais on sentait son inquiétude.
Elle leva les yeux vers lui, essayant de retrouver son calme.
— Rien, vraiment, répéta-t-elle. Vous m’avez dit qu’elle avait fait des avances à Justinien, et qu’il s’était trouvé dans une situation embarrassante…
Elle ne mentionna pas sa propre expérience, mais il avait deviné. Elle vit son visage s’assombrir. La répulsion, puis la pitié se lurent dans ses yeux.
— Je suis navré, lui dit-il d’une voix douce. Soyez prudent. Cette femme est dangereuse.
— Je sais. Je crois que je lui ai opposé un refus raisonnablement poli, mais je suis certain qu’elle ne l’oubliera pas. J’espère ne plus avoir besoin de la soigner. Peut-être ne le voudra-t-elle pas…
Il eut un sourire sans humour.
— Ne comptez pas là-dessus, Anastasius. Elle se plaît à humilier les gens.
Elle imagina le visage d’Hélène, pâle à l’exception du rouge aux joues, le regard dur, cassant.
— Je pense qu’elle-même n’ignore pas ce qu’est l’humiliation, répliqua-t-elle. Elle m’a dit que Justinien était amoureux d’elle et m’a montré un coffret magnifique qu’il lui a offert. Très coûteux. De l’argent avec de la calcédoine, orné de perles.
Constantin eut une moue dédaigneuse. Peut-être y avait-il aussi un peu de pitié.
— Mensonges, fit-il sans hésitation. Il la détestait, mais il pensait que Bessarion pouvait mener le peuple contre l’union avec Rome, et il cachait ses sentiments.
— Elle m’a affirmé qu’il s’était violemment disputé avec Bessarion, peu de temps avant son assassinat. C’est aussi un mensonge ?
Constantin la fixait sans ciller.
— Non, dit-il très doucement. C’est la vérité. Lui-même m’en a parlé.
Elle attendait qu’il poursuive, mais il se taisait.
— Pourquoi ? demanda-t-elle. Était-ce à propos d’Hélène ? Est-ce que Justinien lui a révélé qu’Hélène avait… Comment aurait-il pu lui dire une chose pareille ?
— Il ne l’a pas fait.
Constantin secoua légèrement la tête, mal à l’aise. Il semblait même avoir peur.
— Cela n’avait aucun rapport avec Hélène.
— Quoi, alors ?
— Je ne peux pas vous le dire, répondit-il. Je suis désolé.
L’agacement se mêla à sa confusion et à sa peur. Elle vit dans ses yeux qu’il connaissait la réponse et qu’il ne la lui donnerait pas.
— C’était une confession ? demanda-t-elle d’une voix mal assurée. Justinien ?
Maintenant, la peur lui agrippait l’estomac. Qu’est-ce que Justinien avait fait pour se confesser à Constantin, qui croyait avec passion à la même cause ?
— Je ne peux pas vous le dire, répéta Constantin. Ce serait trahir d’autres personnes. Je sais certaines choses, j’en devine d’autres. Voudriez-vous que j’en parle à voix haute, s’il s’agissait de votre cœur et de votre secret ?
Ses yeux ne cillèrent pas un instant.
— Non, admit-elle d’une voix rauque. Non, bien sûr. Pardonnez-moi.
— Anastasius…
— Oui ?
Elle vit sa gorge se gonfler. Il était très pâle.
— Méfiez-vous d’Hélène. D’eux tous.
— Merci, dit-elle doucement. Merci de m’avoir écoutée.
— Allons prier ensemble, répondit-il. Venez.
Elle se trouvait au palais des Blachernes, après avoir soigné un des eunuques, qui souffrait d’une sévère infection des poumons. Elle l’avait veillé toute la nuit. L’empereur l’avait fait demander pour une petite irritation de la peau. Anna se trouvait encore à son chevet lorsque la garde varangienne, comme c’était la règle, avait fait entrer les deux légats du pape en audience. Les gardes étaient toujours présents, forts et minces, en armure. L’empereur se trouvait sous leur protection permanente, à toute heure du jour et de la nuit, dans toutes les situations, privées ou officielles.
Exclue de la conversation, Anna se tenait un peu à l’écart, mais on ne lui avait pas donné son congé.
Les deux Italiens étaient sensiblement de la même taille. Pour le reste, tout les opposait. Vicenze était blond, avec une peau claire et des traits durs et anguleux. Il avait une grande bouche. Anna n’y décelait pas la moindre trace d’humour ou de sensualité. Mince, pour autant qu’elle pouvait en juger avec ses robes luxueuses, brodées et incrustées de joyaux, un peu comme celles d’un évêque byzantin, il avait les épaules hautes et étroites, comme si elles étaient tendues en permanence.
Palombara, en revanche, avait les cheveux noirs, le regard gris ardoise. Son visage en imposait également, mais il avait les traits plus délicats, plus ouverts à l’esprit et au désir. Elle se dit qu’il était très intelligent, mais, curieusement, qu’il avait beaucoup trop d’esprit pour sa fonction.
On avait échangé toutes les salutations d’usage, et les vœux auxquels personne ne croyait. À côté d’Anna, Nicéphore observait le moindre de leurs gestes. Il semblait simplement attendre. Une seule fois, il la regarda avec un bref sourire. Anna comprit qu’il resterait là durant toute la réunion, jugeant les mots échangés et les silences. Après quoi, il conseillerait Michel. Elle en était heureuse. Elle considérait les deux légats avec intérêt, mais aussi une profonde méfiance.
— Il existe encore des dissensions au sein de certaines factions, qui semblent ne pas comprendre l’intérêt pour la chrétienté de s’unir, fit Vicenze avec une impatience à peine dissimulée. Nous devons prendre des mesures radicales pour les empêcher de soulever la population.
— Je suis sûr que Sa Majesté en est consciente.
Palombara jeta un coup d’œil vers Vicenze puis détourna les yeux, le regard plein d’ironie et d’antipathie.
— Je ne crois pas, rétorqua Vicenze, irrité. Sans quoi elle l’aurait évoqué. Je veux simplement informer, et demander conseil.
Il posa sur son collègue un regard méprisant, glacé.
Palombara lui adressa un sourire sans chaleur, comme s’il jouissait de la dispute.
— Sa Majesté ne nous dira pas tout ce qu’elle sait, Votre Grâce. Elle n’aurait pas ramené son peuple dans sa ville, ni assuré sa sécurité, si elle ignorait sa nature et ses passions, et si elle ne disposait pas du talent et du courage nécessaires pour le gouverner.
Anna eut du mal à refréner un sourire. Cela devenait intéressant. Rome ne parlait certainement pas d’une seule voix. Mais ces deux hommes n’étaient peut-être séparés que par leur ambition ou leur inimitié personnelle. Elle se demanda si elle raconterait à Constantin ce dont elle était témoin. Elle aurait aimé savoir ce que Nicéphore en pensait.
Vicenze était visiblement incrédule, mais les mots lui manquaient pour répondre.
Palombara se tourna vers Michel.
— Le temps passe vite, Votre Majesté. En quoi pouvons-nous être utiles ? Devrions-nous rencontrer certains hommes haut placés et apaiser leurs craintes ?
— Je me suis déjà entretenu avec le patriarche, lui dit Vicenze. C’est un excellent homme, très compréhensif.
Pendant une fraction de seconde, la surprise s’afficha sur le visage de Palombara. Il se rattrapa immédiatement et sourit.
— Ce n’est pas sur le patriarche que nous devrions concentrer nos efforts, Votre Grâce. En réalité, je crois que les réserves les plus sérieuses à l’égard de Rome, nous les trouvons chez les moines de diverses abbayes. Mais les informations dont vous disposez sont peut-être différentes des miennes ?
Les joues pâles de Vicenze rougirent légèrement. Il était trop furieux pour être capable de parler.
Palombara se tourna vers l’empereur.
— Si nous devons discuter de la situation, Votre Majesté, peut-être nous faudrait-il chercher un moyen de parvenir à un accord avec ces saints hommes, en toute fraternité chrétienne, et de les convaincre que nous devons faire cause commune contre la marée de l’islam, qui, j’en ai bien peur, s’approche de plus en plus, tout autour de nous.
Cette fois, ce fut le visage de Michel qui s’éclaira, amusé. La conversation se poursuivit pendant une vingtaine de minutes. Les deux légats se retirèrent. Anna s’en alla quelques instants plus tard : sa présence avait enfin été remarquée, et on l’avait autorisée à quitter les lieux, sans qu’elle ait l’occasion de parler à Nicéphore.
En traversant la dernière salle avant les grandes portes, elle rencontra Palombara, apparemment seul. Il la regardait avec attention. Sa curiosité lui fit un effet désagréable, car elle sentait qu’il n’avait pas l’habitude des eunuques. Anna était mal à l’aise, consciente du corps de femme dissimulé sous ses vêtements, comme s’il pouvait déceler une quelconque culpabilité dans son regard. Son déguisement était peut-être plus évident aux yeux d’un homme totalement étranger à l’idée d’un troisième genre. Avait-elle l’air féminin, à ses yeux ? Ou se demandait-il simplement comment sa mutilation lui faisait des mains si longues, une mâchoire, un cou plus fins que ceux d’un homme ? Mais elle pouvait certainement ressembler à un garçon ? Elle avait vu des garçons avec un beau visage, de longs cils, une peau sans défaut. Il fallait qu’elle lui parle au plus vite, qu’elle éloigne sa pensée de sa présence physique. Qu’elle le choque, si nécessaire.
— Vous aurez beaucoup de mal à convaincre les moines de la justesse de votre position, Votre Grâce, lui dit-elle d’une voix rauque.
D’ordinaire, elle ne faisait pas attention à sa propre voix. Cette fois, elle lui semblait terriblement féminine, dépourvue du ton plus moelleux, guttural des eunuques.
— Ils ont dédié leur existence à l’orthodoxie, ajouta-t-elle. Pour certains d’entre eux, dans un terrible martyre.
— Est-ce là ce que vous conseillez à l’empereur ?
Il fit un pas dans sa direction. En dépit de son costume d’évêque et des emblèmes de sa fonction, elle décela chez lui une virilité qui n’était pas celle d’un prêtre. Anna eut envie de faire un geste que seul pouvait faire un eunuque, pour lui rappeler qu’elle n’était pas une femme, mais rien ne lui vint à l’esprit qui ne fût pas absurde.
— Le dernier conseil que je lui ai donné, c’est de boire de la camomille.
Elle fut ravie de découvrir son étonnement.
— Pour quelle raison ? demanda-t-il, sentant qu’elle s’amusait à ses dépens.
— La camomille détend l’esprit et facilite la digestion.
Pour qu’il ne pense pas que l’empereur était malade, elle ajouta :
— Je suis venu soigner un eunuque qui a contracté une fièvre.
Anna était consciente, tout à coup, de sa cape froissée par la nuit de veille, de la pâleur de son visage causée par la fatigue. Elle faillit repousser les cheveux de son front, se rendit compte que c’était un geste féminin, signe de vanité face à un homme… Pis encore, elle avait oublié que celui-ci était un prêtre. Elle sentit qu’elle rougissait et cela la mit en colère.
— Je l’ai veillé pendant des heures, reprit-elle d’un ton aigre. Heureusement, la crise est passée. Je peux m’en aller, maintenant, retrouver mes autres patients.
Elle s’avança pour passer devant lui.
— Le médecin de l’empereur, remarqua Palombara. Vous semblez très jeune pour assumer une telle responsabilité.
Anna eut envie de lui dire qu’il manquait d’expérience pour juger de l’âge des eunuques, mais elle ne trouvait pas les mots.
— Je suis jeune, rétorqua-t-elle. Par bonheur, l’empereur a une excellente santé.
— Ainsi vous exercez vos talents sur les eunuques du palais ?
— Je ne fais aucune différence entre les patients.
Elle haussa les sourcils.
— Peu m’importe qu’ils soient romains, grecs, musulmans ou juifs, sauf quand leurs croyances affectent le traitement. Sans doute en est-il de même pour vous. Ou bien avez-vous cessé de secourir les gens ordinaires ? Cela expliquerait la manière dont vous percevez les moines qui refusent qu’on leur impose l’union avec Rome.
— Vous êtes contre l’union, fit-il d’un ton légèrement ironique, comme s’il le savait depuis le début.
Mais Anna voyait bien que la sécheresse de sa remarque l’intéressait. Qu’elle lui plaisait, peut-être.
— Expliquez-moi pourquoi, poursuivit-il. Est-ce que la question de savoir si le Saint-Esprit procède uniquement du Père, ou du Père et du Fils, vaut le sacrifice de votre cité… une fois de plus ?
Elle n’avait pas envie de lui concéder ce point.
— Je serai direct. C’est vous qui nous pillez, ce n’est pas nous qui irons brûler Rome et la mettre à sac. Pourquoi cette question a-t-elle tant d’importance pour vous ? Suffit-elle pour justifier le meurtre et le viol d’un peuple tout entier pour le bien de votre expansion ?
— Vous êtes trop dur, dit-il doucement. C’est simplement pour notre commodité. Nous ne pouvons pas naviguer de Rome à Acre sans une escale en chemin pour faire provision d’eau et de nourriture. Constantinople est la réponse idéale.
— Et vous ne pouvez pas vous arrêter dans une ville sans la détruire ? Est-ce également le sort que vous réservez à Jérusalem si vous battez les musulmans ? Très saint, ajouta-t-elle avec ironie. Tout cela au nom du Christ, bien sûr. Votre Christ, pas le mien… Le mien, c’est celui que les Romains ont crucifié. On dirait que cela devient une habitude. Une fois ne vous a pas suffi ?
Il tressaillit, écarquillant ses yeux gris.
— Je ne me doutais pas que les eunuques pouvaient être si redoutables dans un débat.
— À voir votre air, je crois que vous ignorez absolument tout d’eux… de nous.
C’était une erreur. Est-ce qu’elle se sentait furieuse contre lui parce qu’il était romain ? Ou parce qu’il ne pouvait pas tenir compte de son sexe et que cela la rendait encore plus consciente de son mensonge et de la perte de sa féminité ?
— Je commence à me rendre compte que je ne sais rien de Byzance, reprit-il, toujours très doucement, et son regard exprimait le plaisir et la curiosité. Pourrai-je faire appel à vous ? Pour le cas où j’aurais besoin d’un médecin.
— Anastasius Zaridès. Mais si vous tombez malade, vous devriez faire appel à un de vos semblables. Sans doute avez-vous plus besoin d’un prêtre que de moi, avec mes herbes, et je ne puis absoudre les péchés d’un Romain. Bonne journée, Votre Grâce.
Elle passa devant lui et descendit l’escalier menant à la rue.