CHAPITRE 11

Quand septembre arriva, Anna avait appris beaucoup de choses sur Antonin et Justinien, mais tout semblait superficiel, et elle n’y trouvait aucun lien avec le meurtre de Bessarion. Ils semblaient en fait n’avoir rien de commun avec lui, sauf leur haine du projet d’union avec Rome.

Antonin avait été soldat. Anna eut du mal à en savoir plus à son sujet. Les soldats qu’elle avait interrogés en disaient du bien, mais il avait été leur supérieur, et tout ce qu’ils savaient était du ouï-dire. Sévère, indiscutablement courageux, il aimait le vin et la plaisanterie. Pas du tout le genre d’homme que Bessarion aurait apprécié.

Mais Justinien l’aimait. Il n’y avait aucune logique, aucune cohérence.

Elle demanda à voir la seule personne en qui elle avait confiance. L’évêque Constantin. Il avait aidé Justinien, en prenant des risques pour sa propre sécurité.

Il l’accueillit chez lui, dans une pièce plus petite que la salle ocre, plus chaude, où se trouvaient les merveilleuses icônes. La pièce, peinte dans des tons plus clairs, donnait sur la cour à l’arrière. Les fresques étaient plutôt champêtres, avec des couleurs si douces que les robes des personnages se fondaient presque dans les arbres et la terre derrière eux. Un carrelage vert recouvrait le sol. Une table, avec deux chaises, était dressée pour le dîner. Il insista pour qu’elle s’assoie. Lui préféra aller et venir, lentement, perdu dans ses pensées.

— Vous posez des questions sur Bessarion, dit-il, en lissant distraitement la soie brodée de sa dalmatique qui retombait de ses larges épaules en cascades luisantes et fluides.

« C’était un homme de bien, mais peut-être manquait-il parfois du feu nécessaire pour stimuler les âmes. Un homme de raison. Il soupesait, il mesurait, il jugeait. Comment un homme peut-il à la fois avoir des convictions si arrêtées et être si indécis ?

— Il était lâche ? demanda-t-elle doucement.

Justinien ne l’avait jamais été. Il en aurait eu pitié, mais il l’aurait aussi méprisé.

Le visage de Constantin exprimait sa profonde tristesse. Il ne reprit la parole qu’après un long moment.

— Je préférerais ne pas le croire, dit-il enfin. Je me disais qu’il était simplement prudent. Mais peut-être étais-je peu réaliste dans mon jugement.

Il se signa.

— Que Dieu leur pardonne, à tous. Ils espéraient tant… Ils voulaient seulement sauver l’Église véritable de l’emprise de Rome, et de la pollution de la foi que l’union provoquerait.

Anna se signa à son tour. Son vœu le plus cher était de déposer aux pieds de Dieu le poids de sa propre culpabilité et de quêter Son pardon. Elle se rappelait son regretté mari, Eustathius, avec un frisson qui lui glaçait encore les reins : la querelle, la solitude, le sang, et puis le chagrin sans fin. Elle ne pourrait plus jamais avoir d’enfants. Elle avait eu la chance de guérir sans garder de séquelles. Pourrait-elle jamais être pardonnée ? Elle brûlait d’en parler à Constantin, d’étaler toute sa culpabilité devant lui et d’être enfin purifiée, quelle que soit la pénitence. Mais c’était impossible. Confesser son imposture lui ôterait toutes ses chances d’aider Justinien. Aucun châtiment n’était prévu pour un tel péché. Cela tomberait sous le coup d’autres lois, mais ce serait sans merci. Personne n’aime être ridiculisé.

Un coup frappé à la porte interrompit ses réflexions. Dès que Constantin répondit, un jeune prêtre entra dans la pièce. Très pâle, les larmes aux yeux, il s’efforçait visiblement de maîtriser ses émotions.

— Les émissaires sont revenus de Lyon. C’est une totale capitulation ! Ils ont tout lâché ! Appels au pape, taxes, Filioque

Constantin le regarda, blafard, frappé d’horreur. Le sang reflua lentement sur son visage.

— Lâches ! gronda-t-il. Qu’ont-ils rapporté de là-bas ? Trente pièces d’argent ?

— La promesse de mansuétude de la part des armées croisées quand elles passeront ici, sur la route de Jérusalem ! reprit le prêtre d’une voix tremblante.

Anna savait qu’il disait vrai. C’était un prix beaucoup plus élevé que ce que croyait peut-être ce jeune prêtre. Avec un frisson, elle se souvint de la terreur qui s’emparait encore de Zoé Chrysaphès quand elle sentait le feu sur sa peau, soixante-dix ans plus tard.

Constantin l’observait. Son visage, peut-être son regard, avait dû exprimer son émotion.

— Ils n’ont pas de foi ! grimaça-t-il avec mépris. Vous savez ce qui s’est passé lorsque, assiégés par les barbares, nous gardions notre foi en la Sainte Vierge, et portions son image dans nos cœurs et devant nos yeux ? Vous le savez ?

— Oui, répondit-elle d’un ton ferme.

Son père, mélancolique, avec un demi-sourire, lui avait raconté l’histoire à maintes reprises. Il n’avait jamais révélé ce qu’il en pensait, et elle ne comprenait pas toutes les implications de son expression.

Constantin attendait, les bras écartés, ses robes pâles magnifiques dans la lumière. Il semblait gigantesque, intimidant.

— Les armées barbares étaient devant la ville, raconta-t-elle docilement. Nous étions beaucoup moins nombreux. Leur chef, un homme énorme, lourd, sauvage comme un fauve, s’avança à cheval. L’empereur sortit de la ville pour aller à sa rencontre. Il portait l’icône de la Vierge Marie. Le chef des barbares tomba mort sur-le-champ et son armée s’enfuit. Nous n’avons pas eu un seul blessé, pas une seule pierre descellée.

Une foi aussi parfaite lui procurait encore un enthousiasme bizarre, comme si une vague de chaleur se déversait en elle. Elle ignorait si les détails de l’histoire étaient exacts, mais elle croyait en son esprit.

— Vous le saviez, fit Constantin, triomphalement. Et quand nous étions assiégés par les Avars, en 626, nous avons porté l’icône de la Vierge Bénie, et le siège a été levé.

Il se tourna vers le prêtre, le visage radieux.

— Alors pourquoi notre empereur, qui se fait appeler l’Égal des Apôtres, ne le fait-il pas ? Comment peut-il même négocier avec le Diable, sans parler de se soumettre à lui ? Ce ne sont pas les barbares qui nous vaincront, cette fois, mais nos propres doutes.

— Je sais, dit doucement le prêtre.

— Bien sûr que vous le savez ! Vous comprenez, n’est-ce pas ? ajouta Constantin en pivotant vers Anna.

Elle lut dans ses yeux le désespoir et la solitude, comme s’il était las de porter seul le lourd fardeau de la prescience.

— Il ne parle pas pour le peuple, murmura-t-il. Si notre foi est assez solide, nous serons forts. Nous pourrions le convaincre de faire confiance à Dieu. Vous vous souvenez de Sodome et Gomorrhe, Anastasius ?

— Oui.

La réponse s’imposa dans son esprit comme un éclair.

— Dieu les aurait épargnés s’il s’y était trouvé au moins dix justes.

— Exactement ! Exactement ! s’écria-t-il avec enthousiasme, les yeux brillants. Et grâce aux avertissements de Jonas, la cité de Ninive se détourna du péché et fut sauvée.

Sous l’effet de l’émotion, sa voix se faisait plus grave.

— Aidez-moi, Anastasius. Soyez fort. Gardez la foi que nous nourrissons et entretenons depuis mille ans. Ne repoussez pas l’amour et le pouvoir de Dieu.

— Comment cela ? fit-elle, surprise. Je n’ai pas de vocation.

— Bien sûr que si ! répondit-il en souriant. Vous êtes un guérisseur. Vous êtes la main gauche du prêtre, le thérapeute du corps, celui qui réconforte contre la douleur, qui réduit les peurs au silence. Vous dites la vérité à ceux à qui vous administrez vos soins. La parole de Dieu guérit tous les maux, protège de l’obscurité qui est à l’extérieur… mais plus encore de celle qui est en nous.

— Je le ferai, murmura-t-elle.

Ce n’était pas tant les histoires de victoires militaires qui l’émouvaient, que celle de la femme solitaire qui avait suivi le Christ dans la rue pour pouvoir toucher le bas de sa robe et guérir de ses hémorragies. Elle n’avait même pas eu besoin de lui parler. Elle savait qui il était, et sa foi suffisait.

— Je le ferai, répéta-t-elle. Nous pouvons inverser le courant. Nos regards seront dirigés vers Dieu, pas vers Rome.

Constantin sourit. De sa grande main blanche, il fit le signe de la croix. Derrière lui, le jeune prêtre à la maigre silhouette se signa à son tour.

 

— Si Justinien était ici, nous saurions quoi faire, dit sombrement Simonis.

Dans la cuisine étouffante, envahie par l’odeur des herbes, Anna venait de l’informer de ce qu’elle avait appris chez Constantin.

— C’est une honte, un blasphème.

Elle inspira à fond et se détourna de la table pour faire face à Anna.

— Qu’avez-vous appris d’autre sur ce Bessarion ? Sur sa femme ? Ses rivaux ? L’argent. Quand quelqu’un est assassiné, cherchez à qui cela profite. Ça ne rate jamais.

— Tu as raison. Je devrais examiner de plus près la question de l’argent. Il était très riche, mais je n’ai pas trouvé le moindre indice qu’il y soit parvenu aux dépens de quelqu’un. Il ne semble pas s’en être beaucoup préoccupé. Seule sa foi importait.

— Et le pouvoir, ajouta Simonis. Vous devriez peut-être chercher dans cette direction.

— D’accord, mais je ne vois pas le lien avec Justinien ou Antonin.

Simonis ne répondit pas.

Léon entra, l’air fatigué. En tant que seul homme de la maison, de nombreuses tâches lui incombaient. Il était temps qu’Anna mette de l’argent de côté pour engager quelqu’un d’autre, au moins de manière occasionnelle. Elle avait différé ce moment le plus longtemps possible car elle craignait d’introduire chez eux quelqu’un qui pourrait découvrir son secret.

Léon restait debout, les épaules voûtées, les traits tirés. Anna se rendit compte tout à coup qu’il ne pouvait s’asseoir avant qu’elle-même soit assise. Elle se laissa tomber sur une chaise. Par habitude, elle s’assit comme un homme, les genoux écartés, et se pencha au-dessus de la table pour attraper une pomme.

Léon sourit et s’assit en face d’elle.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle aussitôt.

Elle tenait sa pomme à la main, et attendait la réponse de Léon pour la croquer.

— J’ai fait quelque chose de la mauvaise manière ?

— À peine, répondit-il en prenant une poire.

Il mordit dans le fruit avec plaisir, en empêchant le jus de couler sur son menton.

— Quoi ? répéta-t-elle. Il y a quelque chose. Je le vois à tes yeux.

Il haussa les épaules.

— Ce n’est pas grand-chose.

— Il est temps que j’engage un autre serviteur pour t’aider dans les tâches les plus difficiles, reprit-elle.

Elle vit qu’il avait l’air soulagé. Elle aurait dû le faire bien avant.

— Mais je ne puis me permettre la moindre erreur en sa présence. Dis-moi, maintenant. Ne montre aucune indulgence.

Léon avala une autre bouchée de sa poire.

— Des petites choses. Parfois, vous êtes trop discrète, trop délicate. Votre manière de vous asseoir est parfaite, mais vous vous inclinez toujours devant des gens qui ne sont pas vos supérieurs. Vous cherchez à savoir ce qu’on pense de vous. Vous cherchez moins à plaire, mais cela arrive encore trop souvent. Vous êtes un eunuque, un médecin respecté. Vous n’avez pas à vous soucier de l’opinion des autres. En particulier des femmes.

Elle s’apprêta à discuter, à lui expliquer qu’il lui fallait au moins engager la conversation, mettre les gens à l’aise avant de les interroger sur Bessarion et le reste. Elle comprit soudain qu’elle pourrait le faire sans employer la manière douce d’une femme.

— Je devrais être plus assurée.

— Oui, maîtresse, fit-il en souriant.

Elle avait découvert qu’il possédait un sens de l’humour qu’elle ne lui connaissait pas durant toutes les années passées au service de son père. Peut-être n’osait-il pas, à l’époque. C’était une pensée désagréable.

— Observez soigneusement et rappelez-vous. Entraînez-vous, dit-il, le regard brillant sous l’effet de pensées qu’il ne pouvait exprimer.