Durant l’année qui suivit la mort de Grégoire X, Anna eut très peu l’occasion de poursuivre son enquête sur Justinien, sur ses désillusions à l’égard de Bessarion, ou sur le courage ou le pouvoir de l’Église. Il y eut très peu de pluies au printemps, et la chaleur estivale vint très tôt.
La maladie se déclara dans les quartiers pauvres, où l’eau potable manquait. L’épidémie se répandit rapidement et la situation devint très vite incontrôlable. La puanteur de la maladie emplissait l’atmosphère, pénétrait la bouche et le nez.
— Que peut-on faire ?
Constantin semblait désespéré. Debout dans sa magnifique galerie, il fixait Anna. Il était si épuisé qu’il avait les yeux caves, injectés de sang, et le teint gris.
— J’ai fait ce que je pouvais, mais c’est tellement peu… Ils ont besoin de votre aide.
Il s’abstint de préciser combien de malades allaient mourir, lentement, dans de terribles souffrances. Elle le savait mieux que lui.
Il n’y avait qu’une réponse possible. Elle devait tout faire pour que quelqu’un prenne en charge ses patients, et que Léon refoule les nouveaux venus jusqu’à ce que la fièvre soit passée. Tant pis si elle devait recommencer de zéro et se constituer de nouveau une clientèle. Elle ne pouvait pas tourner le dos à Constantin. Et surtout, elle ne pouvait pas laisser les malades sans aide. Beaucoup d’enfants et de vieillards mourraient, de toute façon. Mais si elle pouvait en sauver quelques-uns, elle devait le faire, elle n’avait pas le choix.
Elle travaillait jour et nuit, ne dormant que par intermittence, quand l’épuisement prenait le dessus. Elle se nourrissait de pain et d’un peu de vin fermenté. Elle n’avait pas le temps de penser à autre chose qu’au moyen de trouver plus d’herbes, plus de pommades, plus de nourriture. Sans argent, la seule aide réelle qu’elle recevait était due à la générosité de Shachar et d’Al-Qadir.
Constantin travaillait dur, lui aussi. Anna ne le voyait que lorsqu’il lui rendait visite. Ces jours-là, quelqu’un avait si désespérément besoin d’elle qu’il lui demandait de venir toutes affaires cessantes. Il pouvait même la réveiller pendant son sommeil.
De temps en temps, ils mangeaient côte à côte ou passaient ensemble, dans un confort inespéré, les dernières heures d’une journée qui avait été atroce. Chacun savait que l’autre avait vécu des expériences aussi dures, qui se concluaient toujours par la mort.
Au début de l’automne, après une nuit exténuante, sans espoir, Anna alla chez lui pour fuir la saleté et passer quelques heures là où elle pourrait oublier, derrière des portes fermées. Constantin était assis sur un siège en bois, la tunique remontée jusqu’aux genoux, les pieds gonflés et couverts d’ampoules plongés dans un récipient d’eau. Une vapeur légèrement astringente s’élevait dans la pièce. Il l’accueillit d’un sourire, mais ne se leva pas.
Ni l’un ni l’autre ne parla. Ils n’avaient rien à se dire qui ne puisse être compris par un regard ou une mimique. Ils déjeunèrent un peu plus tard, sans le plaisir habituel. Il le fallait pourtant, sans quoi ils n’auraient pas eu la force d’affronter la journée qui allait commencer.
Anna l’observa, elle vit les plis que la fatigue creusait sur son visage, les rides du nez à la bouche, les joues qui pendaient, et elle eut conscience de son épuisement aussi intense que sa propre fatigue. Les vêtements de Constantin étaient couverts de sang et de terre. Il n’y avait plus de lustre sur la soie qu’il aimait tant, et même plus de différence entre le tissage ou la broderie. Dans un sursaut d’affection, elle sut tout à coup avec une certitude absolue que c’était ainsi que devait être un évêque, le plus grand et le plus humble pasteur de l’humanité en proie à la douleur et à la peur.
Constantin leva les yeux et vit qu’elle souriait. Il allait lui en demander la raison, puis il comprit et son visage s’éclaira. Ses yeux brillèrent. Il détourna le regard, un peu embarrassé qu’elle se rende compte combien c’était important pour lui, et elle l’aima encore plus pour cela.
L’année s’acheva, et l’épidémie reflua enfin. Les morts enterrés, la vie normale reprit lentement son cours. Anna savait qu’elle devait reconstituer la clientèle qu’elle avait laissée à d’autres pendant son absence. Les dettes s’étaient accumulées et de nombreux médecins étaient trop heureux de récupérer les clients qu’elle leur avait pris.
Elle alla chez Constantin, lasse, par les rues étroites et poussiéreuses de la ville, pour le prévenir qu’elle rentrait chez elle, maintenant, mais qu’il pouvait la demander si quelqu’un avait besoin d’elle. Quand elle arriva, Constantin entendait en confession un marchand vêtu de coton épais et brodé.
Anna ne comprenait pas ce qu’ils se disaient, heureuse de ne pas devoir s’éloigner pour protéger l’intimité de la confession. Constantin écoutait et hochait la tête, le visage grave et doux. L’homme s’en irait repentant, mais sans haine pour lui-même. Elle le savait.
Pendant un instant d’exaltation, elle se demanda si elle pourrait le faire. Était-ce possible ? Constantin l’écouterait avec cette gentillesse toute neuve, il comprendrait la douleur qui l’avait habitée, si sauvage, si violente qu’il lui donnerait une pénitence qu’elle pourrait accepter. Au bout du compte, elle serait absoute.
Sa propre mutilation permettrait à Constantin de comprendre l’horreur qu’elle avait ressentie devant l’obscénité d’Eustathius et sa volonté de laisser en elle cette marque définitive, profondément intime. Il comprendrait sa répulsion et lui offrirait le pardon divin. Anna paierait le prix qu’il demanderait, sachant qu’il serait juste, voire clément.
Le désir de se jeter à l’eau dès que possible était comme une faim irrépressible. Le simple fait de dissimuler un secret à Constantin était devenu un poids écrasant sur ses épaules.
Constantin fit le signe de la croix au-dessus de la tête du fidèle, puis se dirigea vers Anna en souriant.
— De plus en plus de gens nous rejoignent, lui dit-il, les yeux brillants, avec une joie évidente. Ils n’accepteront pas l’union avec Rome. Ils font confiance à la vraie Église orthodoxe.
Anna comprit soudain que l’absolution n’était pas le symbole de la paix divine, mais la récompense d’une loyauté. Bêtement, ses yeux se remplirent de larmes. Il lui sourit.
— Je savais que vous seriez heureuse, dit-il doucement. Vous comprenez, comme moi.
Elle était incapable de parler. Elle ne pouvait même pas hocher la tête, mais il ne semblait pas s’en rendre compte.