Le plan de Zoé prenait forme. Il devait être parfait, car Grégoire ne lui laisserait pas une seconde chance. Il était étrangement exaltant de relever un défi aussi extrême. De manière assez perverse, cette dernière bataille contre Grégoire était une autre sorte de lien. Le jour, elle rêvait à lui. La nuit, éveillée, elle se rappelait le temps où elle était avec lui, puis la saisissante réalité du dernier épisode, la texture et le goût de sa peau, la puissance de son corps, la férocité et l’intimité de leurs rapports.
Grégoire passait-il autant de temps à penser à elle ? Si ce n’était pas le cas, s’il ne tirait pas des plans pour sa propre survie, c’était un fieffé crétin. Or, Grégoire n’en avait jamais été un.
C’est alors qu’un nouvel élément lui apparut. Durant son exil, Grégoire était souvent allé à Venise. Qu’il y ait rencontré ou pas Giuliano Dandolo n’avait aucune importance. Ils auraient difficilement pu se lier d’amitié : le vieux noble byzantin dont la ville avait été violée, pillée et incendiée par Venise, et le jeune descendant du doge, précisément, qui avait mené l’assaut et commis tant de rapines. Quand Zoé aurait mené son projet à bien et que l’on commencerait à poser des questions, Grégoire serait mort et Dandolo nierait, de toute façon. Comme n’importe qui dans une telle situation. La seule chose qui importait, c’était que personne ne le croirait. Cela, Zoé en faisait son affaire.
Elle ne se servirait pas du poison, bien entendu. Toute sa vie, le poison avait été son arme favorite. Grégoire le savait, et il était beaucoup trop malin pour lui laisser la moindre occasion de l’utiliser contre lui. Quoi qu’elle fasse, ce devait être différent de sa manière habituelle d’opérer. L’agression dont Bessarion avait été victime dans la rue et sa propre mésaventure lui en avaient donné l’idée.
La première chose à faire était de semer dans l’esprit des gens l’idée qu’il y avait un conflit en cours entre Grégoire et Giuliano Dandolo. Ce pourrait être une remarque superficielle, si légère qu’on n’en comprendrait la signification que plus tard. Si elle était trop explicite, il y aurait un risque qu’elle parvienne aux oreilles de l’un ou de l’autre, et qu’ils nient. Ce serait délicat. Il valait mieux l’éviter.
Ensuite, elle devait se rendre chez un fabricant de poignards de sa connaissance, un homme à qui elle avait fait confiance autrefois. Elle prit sa cape la plus épaisse et sortit dans la rue battue par le vent. Il pleuvait légèrement. Elle marchait vite, suivie de loin par Sabas qui, aussi discret que d’habitude, ne voyait et n’entendait rien. La douleur à sa jambe avait presque disparu.
Le forgeron, heureux de la voir, acquiesça sur-le-champ à sa demande.
Des années plus tôt, elle s’était montrée généreuse à son égard. Seul un imbécile oublie sa bienfaitrice ou rompt sa promesse à une femme qui ne pardonne jamais.
— Que puis-je pour vous, cette fois ?
Zoé contempla son visage noir, sa barbe devenue grise.
— Je veux un bon poignard. Il ne doit pas être le meilleur, mais je veux qu’il y ait un blason sur le manche. Et j’exige votre discrétion absolue. Il s’agit d’un présent, et la surprise sera éventée si quelqu’un est au courant.
D’un geste, il montra que ses lèvres étaient scellées.
— Vos affaires ne regardent personne. De quel blason s’agit-il ?
— De celui des Dandolo.
Le visage de l’homme se crispa.
— Je n’ai pas le droit de vous dire ce que je veux en faire, Bardas, précisa-t-elle en souriant. Mais vous approuveriez. Je dois réaliser une vengeance pour le bien de Byzance. Fabriquez ce poignard comme s’il avait déjà servi, et gardez le silence. Vous serez payé en or et en gratitude… L’or pour commencer.
Il hocha la tête.
— Une semaine. Inutile de me montrer le blason. Je le connais.
— Ne me l’apportez pas. Je viendrai moi-même le chercher.
— Je comprends.
— Merci, fit Zoé avant de rejoindre Sabas qui l’attendait à l’extérieur.
Dès qu’elle fut en possession du poignard – Bardas avait fait un travail remarquable –, elle écrivit à Giuliano Dandolo, qui logeait toujours dans le quartier vénitien. Le message se résumait à ceci : elle avait des informations sur sa mère. S’il voulait bien passer chez elle, elle lui expliquerait tout.
Il vint, comme elle s’y attendait.
— J’ai des nouvelles, à propos de votre mère, dit-elle dès qu’ils en eurent fini avec les formules de politesse. Elle était très belle. Mais vous le savez peut-être déjà.
Elle vit ses traits se figer, la plaie était trop profonde pour qu’il la dissimule. Zoé sourit gentiment. Elle devait tenir son rôle.
— Peut-être ne saviez-vous pas qu’elle avait une sœur, Eudoxie. Elle était très belle, elle aussi, mais par malheur elle s’était trouvée au centre d’un énorme scandale.
De nouveau, l’émotion de Giuliano fut visible. Zoé regrettait de n’être plus aussi jeune.
— Ce que j’ignorais, poursuivit-elle, c’est qu’elle semble s’être profondément repentie, en vieillissant, et qu’elle aurait rejoint un ordre saint. Je ne sais pas lequel, mais je pourrais l’apprendre. Il est possible qu’elle soit toujours en vie.
— En vie ? fit Dandolo en écarquillant les yeux.
Zoé voyait bien qu’il respirait difficilement.
— Je l’ignore encore, mais je le découvrirai, promit-elle. Je vous en prie, laissez-moi faire. J’ai des pistes qui ne vous sont pas accessibles, et je peux agir discrètement. Dès que j’en saurai plus, de façon certaine, je vous le dirai.
— Merci.
Dandolo lui sourit. C’était un bel homme, sûr de lui, au charme naturel. Sa légère gaucherie trahissait sa douleur au souvenir de sa mère. Mais si elle ressentait la moindre pitié, elle se rappellerait Enrico Dandolo débarquant sur la grève à la tête de ses armées, impatient de semer la destruction. Elle se rappellerait les incendies, la terreur, les hurlements, le sang, les cinquante mille marcs d’argent, les chevaux de bronze et d’or, et le saint suaire.
— Quand ma mère est morte, j’avais trois ans, dit-elle, incapable de contrôler le tremblement dans sa voix.
— Je suis désolé. Vous avez dû terriblement souffrir.
Elle n’avait pas besoin de sa compassion. L’ironie subtile de la situation était plus douloureuse que plaisante.
— En effet. On l’a violée et assassinée.
Elle regretta immédiatement cet aveu. C’était une marque de fragilité et une erreur tactique. Il pourrait retrouver la date des événements, les circonstances, et comprendre qu’il ne pouvait pas lui faire confiance.
— J’ai quelque chose pour vous, ajouta-t-elle en toute hâte, furieuse contre elle-même et contre la faiblesse qui la poussait à s’identifier à lui. Je suis tombée là-dessus presque par hasard, alors je vous en prie, ne vous croyez pas mon obligé.
Zoé se dirigea vers la table où elle avait posé le poignard avec le blason des Dandolo. Elle déplia le morceau de soie bleue qui l’enveloppait et lui tendit l’arme, poignée en avant, le blason en évidence. Bardas avait fait un travail parfait. Le poignard semblait ancien, mais le moindre détail était net.
Giuliano le contempla, puis posa sur Zoé un regard interrogatif.
— Prenez-le, le pressa-t-elle. Il doit vous appartenir. Que voudriez-vous que je fasse avec un poignard orné d’un blason vénitien ?
Il n’était pas assez maladroit pour proposer de le lui acheter. Il lui ferait un présent d’une valeur appropriée – un peu plus que la valeur estimée du poignard.
Ni l’un ni l’autre n’y ferait allusion.
Il le soupesa.
— Il est parfaitement équilibré… D’où vient-il ?
— Je l’ignore, répondit Zoé. Quand je le saurai, je vous le dirai.
— Merci.
Il n’était pas chaleureux, mais tout en lui, sa voix, son regard, et même la manière de se tenir là, de caresser le poignard, trahissait l’intensité de son émotion.
— Portez-le, dit-elle d’un ton très naturel. Il fera bientôt partie de vous.
Elle prierait pour qu’il le fasse. Elle s’agenouillerait devant la Vierge Marie et implorerait qu’il le fasse. Si on ne savait pas que le poignard lui appartenait, le plan échouerait.
— Je le porterai.
Giuliano sourit. Il semblait sur le point d’ajouter quelque chose. Mais il n’en fit rien et prit congé.
Comme elle s’y attendait, Giuliano lui envoya un présent. Une broche pour sa cape. Cela la troubla, car le bijou lui plaisait plus qu’elle n’aurait voulu. Onyx noir et topaze, dans un lit d’or. Il lui allait à la perfection, en harmonie avec son teint. Elle ne voulait pas s’en servir, mais elle ne put résister. Ses doigts y retournaient spontanément, tant la broche était agréable au toucher. Qu’il aille au diable !
Enfin, elle décida de ne plus attendre. Elle fit venir un voleur dont elle avait utilisé les services dans le passé. Elle lui expliqua que le poignard lui appartenait, lui avait été dérobé, et qu’on l’avait ensuite vendu à Giuliano Dandolo. Elle l’avait vu à sa ceinture et avait compris qu’il ignorait tout de son origine. Elle lui avait proposé de le lui racheter, mais, comme c’était prévisible, à cause du blason familial, il avait refusé. Zoé n’avait d’autre solution que de le voler à son tour.
L’homme ne posa aucune question. Il lui promit de faire ce qu’elle lui demandait, pour un prix déterminé.
Zoé écrivit à Grégoire. Elle imita l’écriture de Dandolo, grâce au message que celui-ci lui avait envoyé un peu plus tôt pour l’informer qu’il acceptait son invitation. Le faux Dandolo prétendait avoir découvert par hasard un secret intéressant à propos de Zoé Chrysaphès : il lui plairait d’en informer Grégoire si celui-ci voulait bien l’aider pour certain problème d’ordre diplomatique – rien qui puisse nuire à Byzance.
Elle adressa ensuite une lettre prétendument signée de Grégoire Vatatzès à Giuliano, sous le prétexte que ce dernier cherchait des informations sur Maddalena Agallon. Il l’avait connue, et l’admirait, et serait heureux de dire à Giuliano tout ce qu’il pourrait à son sujet.
Après quoi Zoé s’assit dans le grand fauteuil rouge, sous les torches. Puis elle contempla le plafond, jouissant de l’instant présent. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu’elle avait du mal à respirer normalement.
Le soir du rendez-vous de Grégoire et Giuliano, Zoé sentit le doute l’envahir. Debout devant sa fenêtre, elle fixait l’obscurité et la lueur des lanternes qu’elle voyait bouger légèrement, comme des lucioles, dans les rues en contrebas. Son plan insensé pouvait-il vraiment réussir ? Grégoire savait peut-être ce qu’elle faisait, et il l’attendait, c’était exactement ce qu’il avait prévu. Et si c’était elle qui finissait, morte, au fond d’une ruelle ? Ou infiniment pis – insupportable, en fait –, il la maîtriserait et Zoé serait prise pour une folle : un sujet de plaisanterie générale qui finirait par provoquer les rires et la pitié. Pauvre Zoé Chrysaphès, qui avait été une des plus belles femmes de Byzance en exil, la maîtresse des empereurs… Ce n’était plus qu’une vieille folle errant dans les rues, vêtue de hardes et essayant de tuer des gens ! Grégoire pourrait prétendre qu’elle était une amante rejetée, s’imaginant qu’elle possédait toujours l’allure légendaire de sa jeunesse. Zoé aimerait mieux mourir que de supporter cela.
Elle se dirigea vers la grande croix accrochée au mur. Elle la contempla, s’efforçant de ranimer le désir de vengeance qui devait surmonter sa faiblesse. Les Cantacuzènes avaient été détruits avec la mort de Cosmas, les Vatatzès avec Arsénios, les Doukas avec Euphrosane, le reste n’avait aucune importance. Il ne restait que Dandolo, et cela serait bientôt réglé.
Elle s’agenouilla devant l’icône de la Vierge.
— Sainte Mère de Dieu, pria-t-elle, donne-moi la force de mener ma mission à son terme ! Sois à mes côtés tandis que je venge ma mère assassinée par les croisés que le doge Dandolo a conduits à ma ville… votre ville. Aide-moi à survivre et à réussir. Protège-moi quand je rends la justice.
Zoé ouvrit les yeux et regarda le visage sombre auréolé d’or. Elle eut l’impression que l’icône lui souriait. Comme si des vannes cachées en elle s’étaient ouvertes, et que sa force lui était revenue. Le sang battait dans ses veines, et elle se sentait d’une vitalité de jeune femme.
Zoé se releva et se signa, puis elle sortit, seule dans la nuit, d’un pas aussi léger que celui d’une biche. Il faisait doux, le vent de la mer portait l’odeur du sel. Elle avait parcouru près d’un kilomètre avant de réaliser que la vieille mendiante dont elle portait les oripeaux n’aurait jamais avancé comme elle. Dès qu’elle passa un coin de rue, elle se courba un peu en avant et ralentit. Elle avait très vite changé de personnage : la femme qui venait de sortir de chez elle avait disparu pour laisser la place à une pitoyable miséreuse. Elle parcourut ainsi presque deux kilomètres, d’une marche lente et douloureuse.
Grégoire devait emprunter ce chemin pour aller au rendez-vous avec Giuliano. C’était l’endroit idéal pour le surprendre, dans le quartier vénitien. Zoé avait calculé l’heure à laquelle il passerait, juste avant l’arrivée de Giuliano. Tout devait être très précis. Elle toucha le poignard à sa ceinture, caché sous la cape, puis se signa de nouveau. Maintenant, il fallait attendre. Elle devait penser au pillage de la ville. Penser à la mort de sa mère, à la terreur, à l’agonie et à la déchéance. C’était marqué au fer rouge à l’intérieur de ses paupières. Elle le voyait dans son sommeil.
Surtout ne pas penser un instant à s’abandonner aux bras de Grégoire. Ne pas penser au jeune Dandolo, à la broche qu’il lui avait offerte, ou au chagrin que lui valait la trahison de sa mère.
Quelqu’un descendait la rue. Deux jeunes gens bras dessus bras dessous, ivres, titubant, qui faisaient bouger les ombres. Zoé entendit leurs voix et leurs rires. Elle se recroquevilla dans l’embrasure d’une porte.
Attaquerait-elle Grégoire par-derrière ? Le frapperait-elle dans le dos ? Non, c’était une méthode de lâche. Il ne saurait même pas que c’était elle. C’était mieux par-devant, et plus sûr. Il se méfierait de quelqu’un qui le suivrait, mais pas d’une vieille femme apparaissant devant lui. Elle se courba un peu plus, comme usée par les ans.
Il y eut des rires, un peu plus bas, des lumières qui s’éloignaient. Le vent était plus salé, elle était tout près du rivage.
Quelqu’un approchait. Un homme de haute taille, portant une lanterne. Elle reconnut sa démarche, si souple malgré les années. Elle avança en clopinant, évitant de le regarder en face, et parla d’une voix geignarde, aiguë, obséquieuse.
— Quelques sous pour une vieille femme ? Que Dieu soit avec vous…
Il s’immobilisa, mit la main au côté. Pour sortir de l’argent ou une arme ? Elle n’avait pas le temps d’attendre la réponse. Elle fit jaillir le poignard de sous sa cape, tout en lui donnant un violent coup de pied dans la cheville. Surpris, l’homme fit un bond en avant. Zoé lui ouvrit la gorge, de toutes ses forces, aidée par le mouvement de sa victime déséquilibrée par le coup. La lanterne se brisa sur le sol, mais les yeux de Zoé étaient habitués à l’obscurité. Le sang chaud et poisseux jaillissait de la gorge de l’homme. Elle en sentait l’odeur. Il ne criait même pas. Il produisait un horrible gargouillis, gesticulait, s’accrochait à Zoé tandis que sa vie s’échappait. Il lui saisit l’épaule, écrasant les muscles – c’était aussi douloureux que s’il l’avait frappée avec une lame –, mais il l’entraînait avec elle dans sa chute. Zoé se vit tomber. Son coude heurta le sol, avec une violence qui lui coupa le souffle.
Grégoire avait relâché son emprise. Il agonisait. Elle ne voulait pas qu’il s’en aille sans savoir qu’elle en était responsable. Sa vengeance serait incomplète sinon.
— Grégoire ! dit-elle de sa voix normale. Grégoire !
L’espace d’un instant, ses yeux noirs se fixèrent sur elle. Ses lèvres formèrent un mot qui pouvait être le nom de Zoé, puis la lueur disparut. Le sang coulait toujours de sa gorge, mais il n’y avait plus de voix derrière le flot.
Lentement, les membres douloureux, les muscles raides, Zoé se remit debout. Elle fit demi-tour. Elle avait du mal à voir où elle allait. Sa vision était brouillée. Des larmes lui brûlaient les joues. Perplexe, elle avait l’impression que le vide n’était pas à ses pieds, mais en elle, et elle savait avec certitude qu’il ne serait jamais comblé.