CHAPITRE 51

Anna fut réveillée en pleine nuit par Simonis, penchée sur elle, une bougie à la main.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en s’asseyant, l’esprit immédiatement disponible. Quelqu’un est malade ?

— Je ne sais pas, protesta Simonis d’un ton irrité. Un homme est venu du quartier vénitien, à cheval, pour vous y conduire tout de suite. Un accident est arrivé et ils ont besoin d’aide. Il veut que vous montiez sur son cheval. Ces gens sont fous. Je vais lui conseiller d’aller chercher un médecin de chez eux.

Elle tourna les talons.

— Non ! cria Anna en repoussant les couvertures. Non, ne fais pas ça !

Simonis pivota sur elle-même, si vite qu’elle faillit éteindre la bougie.

— Vos vêtements ! grogna-t-elle en voyant la chemise de nuit d’Anna.

Celle-ci laissa échapper un juron.

— Dis-lui que j’arrive dans une minute. Et ne t’inquiète pas, je m’habille.

Anna partit avec le Vénitien, après avoir accepté son aide pour grimper en selle, derrière lui, serrant sa sacoche contre elle.

— Elle vous sera inutile. Il est mort. Nous… Nous avons besoin de votre aide pour nous débarrasser du corps. Si on le trouve, on nous accusera du meurtre.

— Par Dieu, mais pourquoi devrais-je vous aider ? demanda-t-elle, stupéfaite.

Elle était prête à mettre pied à terre et à retourner se coucher.

L’homme lança son cheval, beaucoup plus vite qu’elle n’aurait pu le faire, et ils descendirent la colline au galop en longeant le rivage. S’il répondit à sa question, elle ne l’entendit pas. Pendant un bon quart d’heure, elle s’accrocha gauchement à cet homme, dans l’obscurité brumeuse, sa sacoche battant contre ses jambes. Ils s’arrêtèrent enfin dans une ruelle. Un petit groupe était rassemblé devant l’entrée d’une échoppe où un cadavre gisait sur le sol. Un homme leva sa lanterne. À la lueur vacillante, Anna vit son visage terrifié et le sang sur les pavés.

— Nous l’avons trouvé sur le pas de notre porte, dit l’homme d’une voix calme. Ce n’est pas nous qui l’avons tué. Il n’est pas de chez nous. C’est un noble. Un Byzantin. Qu’allons-nous faire ?

Anna prit la lanterne qu’elle approcha du corps. Immédiatement, elle reconnut, sans erreur possible, le visage de Grégoire Vatatzès, les paupières tombantes, les yeux noirs fixes dans la mort, le nez, les lèvres. Il avait été égorgé. Une plaie horrible, déchiquetée… Un magnifique poignard portant le blason des Dandolo se trouvait là, par terre, sanguinolent. Elle l’avait vu, moins d’une semaine auparavant, dans les mains de Giuliano. Il s’en était servi pour couper une pêche bien mûre et lui en offrir la moitié. Ils avaient ri, tous les deux, d’un sujet banal. Il n’y avait qu’une seule pêche, et il l’avait partagée avec elle. Était-il possible qu’il ait tué Grégoire Vatatzès de cette façon ? Pourquoi ? Qu’est-ce que ce dernier faisait dans le quartier vénitien, d’ailleurs ? Elle tâta le cadavre en quête d’une arme. Les deux hommes s’étaient-ils battus ? À l’idée que Giuliano avait été blessé, lui aussi, un frisson glacé la parcourut.

Elle trouva une arme : un poignard orné de pierres précieuses. Grégoire ne l’avait même pas sorti, il était toujours dans son étui, à sa ceinture, immaculé. Elle découvrit également un message à propos d’un rendez-vous à trois cents mètres de là. Une invitation signée de Giuliano. Elle ignorait si celui-ci avait tué Grégoire, et elle n’avait pas le temps de chercher à le savoir. Les doigts raides, elle déchira le message en petits morceaux, glissa le poignard de Dandolo dans son propre sac, et se tourna vers celui qui était venu la chercher. Anna se sentait nauséeuse, et elle tremblait.

— Aidez-moi à le déplacer au milieu de la rue. Que quelqu’un aille chercher un cheval et une charrette. Vous monterez tous dedans et vous la ferez passer sur le cadavre. Une fois, sur le cou, pour dissimuler la blessure. Allez ! Vite !

— Est-ce que nous pouvons… commença l’homme.

— Vous savez qui l’a tué ? le coupa-t-elle.

Il avait l’air terrifié.

— Non ! Ce n’est pas l’un de nous.

— Précisément… C’est ce que nous dirons aux autorités ?

— Elles ne nous cr…

Il s’interrompit pour apostropher l’individu qui se tenait, paralysé, sous la porte cochère.

— Vas-y ! Va chercher une charrette. Pas la tienne. Celle de quelqu’un d’autre. Il pourra prétendre sans mentir qu’on la lui a volée. Mais fais vite !

L’homme sembla se réveiller et partit en courant dans l’obscurité. Quelques secondes plus tard, il avait disparu.

Anna se pencha et se força, avec l’aide de l’homme, à agripper le corps de Grégoire. Il était très lourd. Ce fut une vraie corvée de le tirer jusqu’au milieu de la rue, où la circulation avait usé les pavés. Anna transpirait, mais elle frissonnait si fort qu’elle claquait des dents. Elle essayait de ne pas réfléchir à ce qu’elle était en train de faire. Elle ne pensait qu’à ce que cela coûterait à Giuliano si elle échouait, à ces gens qui lui avaient fait confiance et qui paieraient un prix terrible aux autorités si l’on soupçonnait un meurtre.

Quand ils eurent fini, à la lueur mouvante d’une lanterne, les femmes l’aidèrent à trouver l’endroit où Grégoire avait été tué. Il ne fallait pas que les traces de sang révèlent, à la lumière du jour, que le cadavre avait été déplacé. Elles travaillèrent d’arrache-pied, avec de la lessive, de la cendre et des brosses pour faire disparaître la moindre tache, frottant, rinçant, grattant entre les pavés.

Entre-temps, l’homme était revenu avec une charrette tirée par un cheval ensellé. Il ne précisa pas où il les avait trouvés, et personne ne le lui demanda. Il prit les rênes, le corps penché en avant, tremblant comme s’il avait très froid, visiblement terrifié par ce qu’il allait devoir faire, mais sans chercher à l’éviter.

Ce fut un travail affreux. Terrorisé par l’odeur du sang et de la mort, le cheval refusait de marcher sur le cadavre. Il fallut lui parler à voix basse, l’encourager pour amener les roues sur le cou et les épaules de Grégoire.

— Ça ne suffit pas, insista Anna en examinant la chair mutilée et les os affreusement visibles.

On voyait bien que l’homme avait été égorgé par une arme blanche. Prise d’un haut-le-cœur Anna eut peur de vomir. Mais elle ne pouvait pas en rester là, alors que le meurtre était encore si évident. Vu l’identité de la victime, l’enquête n’aurait pas de fin. Elle devait protéger Giuliano et ces gens.

— Recommencez, reprit-elle, la gorge serrée. Personne ne croira à l’accident si l’on voit que la charrette est passée plusieurs fois sur le corps. Mais ils admettront que le cheval a eu peur et qu’il est reparti en arrière. Faites attention.

La charrette recula un peu, l’homme tirant sur le licou de l’animal rétif qui transpirait, les flancs mousseux, les yeux exorbités.

— À gauche ! s’exclama Anna en agitant le bras. Encore un peu ! C’est cela. Maintenant, avancez.

Elle se força à regarder. La nausée était revenue. Son estomac se tordit, et elle se maîtrisa avec difficulté. Sa vue se brouilla, s’éclaircit enfin. Le cadavre était dans un état horrible. N’importe qui penserait qu’il avait été assommé, puis traîné et écrasé par les roues de la charrette quand le cheval avait paniqué. Elle se détourna, trempée de sueur, frissonnante.

— Merci, lui dit l’homme d’une voix brisée par l’émotion. Je vais vous reconduire chez vous.

— Je préfère marcher.

Elle savait qu’elle allait devoir s’arrêter pour vomir.

— Restez ici. Nettoyez la charrette et les sabots du cheval. Le plus soigneusement possible, sans quoi ils comprendront, s’ils cherchent. Je dirai aux autorités que vous m’avez fait venir pour un accident.

La tête lui tournait, elle devait partir au plus vite.

— C’est facile à expliquer. L’obscurité, un cheval effrayé, un homme qui sans doute connaît mal le quartier vénitien. Un accident fâcheux, comme il en arrive. N’ajoutez rien.

« Vous l’avez trouvé et vous m’avez fait venir parce que vous me connaissiez. Dans le noir, vous n’avez pas vu la gravité de la situation.

— Oui. Oui, d’accord. Merci.

Elle se trouvait à quelques centaines de mètres seulement de la maison où logeait Giuliano. Il devait être rentré, maintenant. L’heure de son rendez-vous avec Grégoire était passée depuis longtemps. Avant de faire son rapport à la ronde de nuit, elle devait lui rendre le poignard et lui recommander la prudence.

Anna arriva par la porte latérale que Giuliano empruntait, et frappa un coup sec. Pas de réponse. Elle recommença et attendit. Après un troisième essai, elle décida de s’en aller, simplement pour éviter de rester là, frissonnante. Elle pourrait revenir plus tard. Mais cela retarderait le moment de signaler la mort de Grégoire, et les autorités risquaient de se demander ce qu’elle avait fait entre-temps. Elle ne pouvait se le permettre. Puis elle entendit un bruit léger. La porte s’entrebâilla. Anna vit la lumière et, derrière, une silhouette.

— Giuliano ? fit-elle d’un ton pressant.

Il ouvrit la porte en grand, l’air stupéfait à la lueur de sa lanterne.

— Anastasius ? Que s’est-il passé ? Vous avez une mine de déterré… Entrez, mon ami. Vous êtes blessé ? Laissez-moi…

Anna avait oublié son aspect : elle était sale, couverte de la crasse de la rue et du sang de Grégoire.

— Non, je ne suis pas blessé ! Fermez la porte… Je vous en prie.

Il se tenait là en chemise de nuit, les cheveux en bataille. Elle se sentit rougir. C’était ridicule. En tant que médecin, elle avait soigné des hommes, des femmes et des eunuques. Rien de leur anatomie n’avait le moindre secret pour elle.

Elle sortit de son sac le poignard ensanglanté et le lui montra en le tenant par le manche, tout en lui laissant voir le blason des Dandolo. Sur la lame écarlate, le sang était presque coagulé, mais pas encore sec.

Giuliano pâlit et la contempla, horrifié.

— Je l’ai trouvé dans la rue, à trois cents mètres d’ici. Près du corps de Grégoire Vatatzès. On l’a égorgé.

Il essaya de parler, mais il s’étouffait. Anna lui raconta brièvement comment on était venu la chercher, et ce qu’elle avait fait.

— Tout le monde croira à un accident, conclut-elle. Nettoyez votre couteau. Lavez-le à grande eau jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre trace de sang, même dans les fissures de la poignée. Vous êtes allé le voir ?

— Oui, dit-il d’une voix rauque, après s’être éclairci la gorge. Il n’était pas là. Il s’agit de mon poignard. Zoé Chrysaphès me l’a donné, parce qu’il porte le blason des Dandolo. Mais on me l’a volé il y a quelques jours.

— Zoé ? fit-elle, incrédule.

Elle avait du mal à croire qu’il ait pu être aussi stupide. Il ne comprenait toujours pas.

— Oui, acquiesça-t-il. Elle m’aide… à retrouver ma mère, qui est peut-être encore en vie. C’est pour cette raison que je suis allé voir Grégoire. Il m’a écrit qu’il avait des informations à son sujet.

Armé de la lanterne, il se dirigea vers un coffre près du mur où il ne lui fallut que quelques secondes pour trouver le mot. Il le lui tendit et leva la lampe pour lui permettre de le lire.

Le contenu importait peu. C’était l’écriture de Zoé. L’inclinaison des lettres différait de son écriture habituelle – plus épaisse, plus masculine –, mais Anna reconnaissait les majuscules si caractéristiques. Elle les avait vues maintes fois, sur des messages, des instructions, des listes d’ingrédients. Et Zoé connaissait bien Grégoire. La situation devenait ignoblement claire.

— Zoé Chrysaphès, dit-elle, furieuse. Imbécile ! Comment avez-vous pu être assez fou pour lui faire confiance ?

Elle tremblait, en dépit de ses efforts pour se contrôler.

— Elle est byzantine jusqu’à la moelle, et vous, vous n’êtes pas seulement vénitien, vous êtes un Dandolo ! Vous acceptez qu’elle vous offre un poignard que tout le monde pourra identifier ? Où avez-vous la tête ?

Elle inspira profondément et essaya de recouvrer son calme. Son cœur battait à tout rompre.

Dandolo semblait tétanisé.