La Réserve
Je ne sais si c’est Mark ou moi qu’elle attend. J’hésite. Avancer ? la contourner ? Mark me retient par le bras. Il murmure en portugais :
– Désolé, je t’abandonne. Je dois aller à l’aéroport raccompagner le président russe. Il est quand même venu, tu te rends compte ? Je crois qu’il voulait surtout rencontrer l’Ukrainien avant leurs présidentielles. On se retrouve au dîner de clôture, ce soir ? Je dois absolument te présenter le Camerounais.
– Ce soir ? Je ne peux pas, je dois…
Déjà parti, Mark croise la jeune femme sans marquer d’arrêt. Elle ne le suit pas du regard. Me suis-je trompé ? Ne se connaissent-ils donc pas ? Pourquoi m’avoir dit qu’il souhaitait me présenter quelqu’un ? Elle, ou qui d’autre ? Pourquoi m’a-t-il parlé cette fois en portugais ?
Elle reste immobile devant moi. La nuit tombe, il fait froid. Forte bise sur le lac. Dans la faible lumière qui éclaire le monument, je devine son manteau noir, ses bottes. Elle est plus grande encore que je ne pensais. Ses cheveux très noirs accusent la pâleur de son visage. Yeux verts dont je ne puis me détacher… Elle murmure en français, d’une voix à peine audible dans le vent :
– Pourquoi n’avez-vous pas dit la vérité ?
Voix rauque. Accent léger, indéfinissable. Allemand, peut-être ?
Que veut-elle dire ? Sait-elle sur quoi je travaille ? Impossible.
– Je ne comprends pas. Qui êtes-vous, mademoiselle ?
– Yse. Yse Ziegler.
Je souris :
– Et moi, comme vous le savez, je me prénomme Tristan !
Elle le sait, évidemment. Elle ne peut donc se nommer Yse. Elle vient de se choisir ce pseudonyme. Mon prénom m’a tellement marqué depuis l’enfance ; il a été source de tant de plaisanteries ! Voilà donc encore une Yseut. Comme si elle lisait dans mes pensées, elle précise :
– Yse… Y S E, en trois lettres. Et vous, pourquoi Tristan ?
– Mon père… Non, mon grand-père aimait beaucoup Wagner. En 1938, quand il a quitté la Russie, il s’est juré de nommer son fils Tristan. Ce fut le deuxième prénom de mon père et c’est le premier pour moi.
– Pourquoi n’avez-vous pas dit l’origine véritable de votre découverte ?
J’essaie de faire bonne figure.
– L’origine de ma découverte ? Que voulez-vous dire, mademoiselle ?
Elle s’approche, presque à me toucher.
– Vous avez expliqué que c’est en tant que mathématicien que vous vous êtes intéressé aux formes. Ce n’est pas exact : vous avez depuis longtemps l’obsession des formes, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas vous trouver quelque part sans compter le nombre de carreaux tapissant le sol, de fenêtres ouvrant sur l’extérieur, de rangées dans une salle de spectacle. Je me trompe ?
Comment sait-elle ? Par Mark ? L’émotion m’envahit comme une vague frappe le rocher. Je ne sens plus le froid ni le vent. Elle continue :
– Vous avez compté, n’est-ce pas, le nombre de fauteuils, tout à l’heure ?
Comment sait-elle ? Je murmure, comme hypnotisé :
– 77 rangées de 19 fauteuils, soit 1 463 sièges…
– Vous avez aussi compté le nombre de carreaux du revêtement du sol, devant la première rangée de fauteuils.
– 21 rangées de 6 carreaux chacune.
– Vous avez relevé les couleurs des cercles concentriques dessinés sur ces carreaux…
– Mauve, blanc, noir, jaune, rouge, bleu, vert. Dans cet ordre-là.
Silence. Nous nous faisons face, à moins d’un mètre l’un de l’autre. Il fait nuit noire. Le vent a forci. Que sait-elle de moi ? A-t-elle aussi compris pourquoi je comptais ?
Elle murmure sans me quitter des yeux :
– Vous m’emmenez dîner ?
Je consulte ma montre. Evlyn vient d’entrer sur scène à Vidy. Je dois la rejoindre à la fin de sa pièce, dans moins de deux heures. Plus moyen d’annuler. Je dois y aller. Je m’entends pourtant répondre :
– Bien sûr.
Elle me prend le bras, m’entraîne, hèle un taxi et dit : « La Réserve. »
Pendant toute la durée du trajet, soit vingt minutes, elle reste muette et me serre fort le bras. Grand trouble. Je ne sais plus que penser… Pourquoi ne suis-je jamais capable de dire non ?
Le taxi vire brutalement sur la droite et pénètre dans un parc éclairé de flambeaux. Au bout d’une allée, un long bâtiment blanc sans étage. Aucune enseigne. Un restaurant ? un hôtel ?
Nous descendons du taxi. Elle paie avant que j’aie eu le temps de faire le moindre geste. Comme si elle connaissait d’avance le prix de la course. Nous entrons : un vaste hall d’hôtel, des comptoirs sur la gauche et la droite. Au milieu, des fauteuils rouges et noirs. Du bruit, de la musique, beaucoup d’allées et venues. Des gens plutôt jeunes. Des rires. Des tenues des quatre coins du monde.
Nous traversons le hall, montons quelques marches. Je compte malgré moi : 53 hommes, 66 femmes. 18 fauteuils. Je la regarde marcher. Si grande, si souple. Bouleversante.
Nous pénétrons dans un restaurant. Elle paraît familière des lieux.
Qu’est-ce que je fais là ? ! Evlyn va bientôt m’attendre. Ne pas penser. Compter les tables, les chaises… 35 tables, 110 convives, 123 chaises…
Un maître d’hôtel qu’elle semble connaître nous conduit jusqu’à une table isolée, contre un mur, à l’écart du reste de la salle à manger. Savait-il que nous allions venir ? A-t-elle ici sa table réservée ? L’avait-elle retenue en vue d’y dîner avec un autre ?
Elle tend son manteau à un garçon. Dessous, jean noir, chemisier de voile noir quasi transparent. Rien en dessous. Je découvre enfin son visage en pleine lumière. Elle défait lentement sa tresse tout en me regardant et lâche ses très longs cheveux sur ses épaules. Rarement vu un spectacle aussi sensuel. C’est comme si elle se déshabillait devant moi au vu de tous.
Elle passe commande sans réclamer la carte ni me demander mon avis.
– Des sushis. Des sashimis. Du riz complet. Pour deux. Deux thés verts. Japonais.
Quel âge peut-elle avoir ? Elle se tourne vers moi ; ses yeux me vrillent ; elle dit :
– J’ai vingt-sept ans. Et vous ?
Lit-elle dans mes pensées ?
– Dix-neuf de plus. À votre naissance, je commençais mes masters dans l’Ohio.
Elle sourit :
– En fait, vous avez vingt-deux ans de plus que moi. Marié ?
Qu’est-ce que je fais là ? Je réponds :
– Oui. Séparé.
Elle déplie sa serviette.
– Tous les hommes disent ça.
– Si vous tenez à savoir, je me suis marié très jeune… Tous les hommes disent ça aussi ?
Elle sourit à nouveau. J’explique :
– Tina (mon ex s’appelle Tina) et moi, nous nous sommes connus à Paris aux obsèques de mon grand-père. Elle étudiait l’histoire de l’art. Elle m’a rejoint aux États-Unis. Nous nous sommes mariés en 1995 à Princeton, puis nous sommes allés vivre à New York, où nos jumeaux sont nés deux ans plus tard, une fille et un garçon. Nous nous sommes séparés en 2009 au bout de quatorze ans de mariage, après la mort de notre fille, She. Notre fils, Che, vit tout près d’ici, à Lyon.
Pourquoi ai-je le sentiment qu’elle sait déjà tout cela ? Qu’elle devine que, six ans (exactement 2 202 jours) après, la blessure provoquée par la mort de ma fille et le départ de sa mère est toujours béante.
– Votre femme vit elle aussi à Lyon ?
Elle a esquissé un sourire ironique. Que sait-elle au juste ? Ne pas mentir, comme je le fais si souvent quand on me pose cette question.
On nous sert thé, sashimis et sushis. Elle choisit quatre de ceux-ci, qu’elle dépose dans mon assiette. J’examine ses mains : très fines, avec des écorchures à plusieurs doigts. Comment s’est-elle fait cela ? J’affronte :
– Non. Elle m’a quitté pour un ancien joueur de cricket pakistanais devenu riche et célèbre. Ils vivent à Londres. Et vous ?
– Moi ? Pas mariée. Pas « séparée » non plus.
Un mince sourire, encore, comme pour jouir de l’ambiguïté de sa réponse. Beaucoup de mal à ne pas lui montrer mon trouble. Le temps passe. À l’heure qu’il est, Evlyn, en scène, doit se comparer à la mouette que Konstantin a tuée…
Je me reprends. À mon tour d’interroger :
– Vous faites quoi, dans la vie ?
– Je monte à cheval.
– C’est un métier ?
– J’aimerais bien ! Accessoirement, je termine une thèse de droit public international. J’ai le projet de travailler à la défense des droits de l’homme.
– Au sein d’une institution internationale ? Une ONG ?
– Plutôt comme avocate, ou magistrat, ou quelque chose comme ça. Vous voyez, malgré les guerres qui menacent, je fais partie de ceux qui font encore des plans d’avenir.
– Ne soyez pas si pessimiste !
– Je devine pourtant que les forces du Mal sont en action.
– Les forces du Mal, dites-vous ?
Elle me regarde droit dans les yeux :
– Vous le savez fort bien ! Vous avez bien quelques idées sur l’avenir, non ?
J’élude, troublé par la profondeur de son regard :
– Pourquoi êtes-vous venue assister à cette conférence ?
– Le professeur Diffenthaler m’y a invitée. C’est mon directeur de thèse.
J’avais donc deviné : ils se connaissent !
– Tout à l’heure, vous ne vous êtes pourtant pas même salués, quand il vous a croisée.
Elle repose le sushi qu’elle s’apprêtait à déposer dans son assiette. Elle lève les yeux. Son beau visage est tendu. Elle lâche :
– Parce que notre relation est secrète et que je dois le retrouver tout à l’heure pour passer la nuit avec lui.
Elle ? Bien possible. Mark est réputé pour séduire ses étudiantes.
– Et vous allez le faire ?
– Vous êtes bien indiscret ! Voulez-vous aussi savoir comment j’aime faire l’amour avec lui ? C’est un excellent amant, malgré son âge.
Elle ménage un silence, puis reprend :
– Il n’est pas plus âgé que vous, du reste… Ou je me trompe ?
Décontenancé, je plonge dans mon assiette. Ne pas penser aux sushis comme à des fractales. Elle continue :
– Cela vous choque ? Je sais parfaitement qu’il est marié. Je connais d’ailleurs très bien Martha. Ça ne me dérange pas.
J’essaie de ne pas paraître déstabilisé. Pourquoi me parle-t-elle de cette relation si elle est clandestine ?
Autour de nous évolue le ballet de serveurs, de dignitaires moyen-orientaux, de filles en jupe courte, de diplomates échappés de la conférence, dont certains me reconnaissent et me saluent.
Que me veut-elle ? Pourquoi ce dîner ? Avant que j’aie pu parler, c’est elle qui interroge :
– Vous cherchez toujours une raison derrière chaque chose ?
Encore ? ! Elle lit donc vraiment dans mes pensées ? Je lui renvoie la balle :
– Pourquoi me demandez-vous cela ?
Elle sourit :
– Vous avez bien dit, dans votre conférence, qu’il y avait « une raison derrière chaque chose » ?
– Bien sûr. C’est une déformation de scientifique. Au moins depuis Galilée, nous cherchons tous quelles équations mathématiques gouvernent le monde réel.
– Y compris les relations humaines ? Les coups de foudre ? Et même l’avenir ?
Encore le choc de son regard. Elle se passe une main dans les cheveux. Je me force à sourire :
– Non, pas encore. Un jour, peut-être…
Elle porte un autre sushi à sa bouche, le repose et me rend presque tendrement mon sourire :
– Vous cherchez aussi quelles équations mathématiques gouvernent notre rencontre ?
Je hoche la tête pour me donner contenance.
– J’aimerais bien, en effet, en connaître la raison ; même si elle n’a rien de mathématique.
Elle se recule et s’installe, le dos calé à son fauteuil.
– Vous détestez ne pas comprendre, n’est-ce pas ?
Silence. Que me veut-elle ? Va-t-elle enfin me dire pourquoi elle a voulu me rencontrer ? À quoi riment ces allusions à ma prescience ? Qu’en sait-elle, après tout ?
– C’est drôle, je ne vous imaginais pas du tout en jongleur d’équations. Vous enseignez quoi exactement ?
– L’ethnomathématique, les fractales, la place et le rôle du temps dans la science subquantique, les concepts de « non local domain », « non local event », « non local reality »…
– Vous croyez m’impressionner avec votre vocabulaire ? Les fractales ? Ce n’est pas si compliqué ! Si j’ai bien compris ce que vous en avez dit tout à l’heure, c’est la théorie qui dit que tout se répète en plus grand ou en plus petit ?
– C’est un peu ça.
– Et à quoi ça sert, concrètement ?
– J’ai l’intuition que les Africains ont trouvé avec ça une façon de gérer leur monde conformément aux exigences écologiques. Et la théorie des fractales appliquée à l’aménagement des villes conduira à un urbanisme économe en énergie et en ressources naturelles.
– Et à propos du temps ? Vous pensez que nos vies sont prévisibles ? De plus en plus rétrécies, jusqu’à la mort, à l’instar des fractales ? Vous pensez comme les résignés ?
– Les « résignés » ? C’est-à-dire ?
– Notre vie, disent-ils, finit par réduire à rien nos rêves et nos projets. Je déteste cette idée-là ! J’espère que vous ne pensez pas comme eux.
Elle me dévisage longuement, avec une curiosité amusée puis ajoute :
– Pourquoi n’avez-vous pas dit ce qui vous a vraiment mis sur la piste des fractales ?
– Que voulez-vous insinuer ?
– Vous le savez bien : la prescience. Rien ne m’intéresse davantage que cela.
Pourquoi en parle-t-elle ? Que sait-elle ? Qui est-elle ? Elle ne peut pas avoir deviné ! Qui lui en a parlé ? Mark ? Je ne sais même pas s’il sait ce que recouvre le mot. Et le reste, l’a-t-elle aussi compris ?
Elle me fixe intensément et continue :
– Être voyant… C’est un don terrifiant, n’est-ce pas ? Une malédiction ?
J’articule avec peine :
– J’ai parlé de procédures divinatoires, pas de prescience.
Elle insiste :
– N’êtes-vous pas vous-même un peu « prescient » ? N’avez-vous jamais le sentiment d’avoir vécu des événements bien avant de les vivre ? N’avez-vous jamais prévu le temps qu’il fera ? le résultat d’un match, l’issue d’un tirage au sort ? N’avez-vous jamais pensé à quelqu’un avant de le rencontrer par hasard ? N’avez-vous jamais pressenti que quelqu’un qui vous est cher allait se sentir mal ? qu’un proche allait mourir ? N’avez-vous jamais regretté de ne pas être capable de parer aux catastrophes que vous prévoyez ?
Voir l’avenir ? Bien sûr que je ne pense qu’à cela. Et pourtant jamais je n’en ai parlé à personne. Je hasarde :
– Non, je ne suis pas « prescient ». Et personne n’a jamais réussi à l’être suffisamment pour modifier l’avenir.
Elle reprend, très sérieuse :
– Mais vous aimez, pardon… vous aimeriez l’être, « prescient » ?
Terrain glissant. Que cherche-t-elle à savoir ? Répondre pour ne rien dire :
– Je n’y ai pas beaucoup réfléchi… Les « prescients », s’ils existent, sont très malheureux. Ceux qui se prétendent « prescients » ne sont d’ailleurs en général que des hypocondriaques, des mythomanes ou des charlatans. Les voyantes, les liseurs de boules de cristal et de marc de café sont des charlatans, et l’on peut en dire presque autant des économistes ou des météorologues… En fait, il me semble que chacun de nous avance pour l’essentiel à tâtons, comme un romancier dans une histoire qu’il raconte sans en connaître la fin. Les vrais voyants sont très rares. Ils existent sans doute.
Elle répond comme si je n’étais plus là et qu’elle parlait dans le vide :
– Et vous ? Vous êtes voyant ? Par exemple : ce soir. Vous n’aviez pas prévu notre dîner, n’est-ce pas ? Vous n’aviez pas pressenti que nous allions nous rencontrer ?
Ne rien dire. Ne pas lui faire part de ce que j’ai ressenti pendant la conférence. Me méfier. Elle insiste :
– Vous ne croyez pas au sixième sens ?
Encore ? Elle devine ce que je pense.
– Si j’ai compris vos fractales, l’image finale peut ne pas ressembler du tout à la figure initiale ?
Elle me fouille du regard. J’ai l’impression qu’elle entre en moi. Elle continue :
– J’aimerais rencontrer un « prescient ».
Je me dégage de ses yeux qui me vrillent, j’ai le vertige. Je réponds bêtement :
– Parce qu’il pourrait vous faire gagner beaucoup d’argent en Bourse ?
Elle hausse les épaules, mange un dernier sushi et dit en me regardant droit dans les yeux :
– Parce qu’il saurait mieux que personne me faire l’amour.
Ne pas tomber dans le piège. Elle attend une réponse qui ne vient pas. Elle en semble déçue. Que cherche-t-elle ? Que me veut-elle ? Ne rien lui dire. Ne pas confier mes visions à une étrangère. Elle commande le dessert, toujours sans me demander mon avis.
– Deux salades de fruits. Et une feuille de papier, s’il vous plaît.
Le serveur lui tend un bloc aux armes de l’hôtel. Elle arrache une page, sort un fin stylo d’argent de son sac, griffonne quelques mots à l’encre verte, froisse le feuillet et en fait une boule qu’elle pose bien en évidence devant elle. Je regarde subrepticement la montre du serveur : il est temps que je parte. Evlyn va bientôt sortir de scène. Je ne peux pas ne pas y aller. Yse me relance comme si elle m’entendait penser :
– Pour vous, qu’est-ce que le temps ?
– Je… je ne suis pas pressé.
– Ce n’est pas ma question. C’est quoi, pour vous, en théorie, le temps ?
– Pour nous autres mathématiciens, il est indescriptible, si ce n’est par les événements qu’il contient. Et inversement : il est impossible de définir un événement sans préciser le moment où il a eu lieu. S’il ne se passe rien, on ne se souvient de rien. Et chacun se souvient du moment et du lieu où il a vécu un événement important. Sans événement, le temps n’existe pas.
– Vous voulez dire, par exemple, que si l’on n’aime pas, le temps s’arrête ?
Elle joue avec la boule de papier posée devant elle, puis avec la bague qu’elle porte à la main droite et que je n’avais pas encore remarquée. La pierre est verte, énorme. L’avait-elle tout à l’heure ? Vient-elle de la mettre ? Elle reprend :
– Non. L’amour n’a rien à voir avec le temps. L’amour, le vrai, s’il existe, quand il existe, ne constitue pas un événement. Il n’est pas du temps. Il est ce qui lui échappe.
Je murmure :
– L’amour est comme le bonheur, on ne le découvre que quand on l’a perdu.
Elle sourit comme à un convalescent :
– Que voulez-vous dire ?
– Vous avez de la chance de ne pas le savoir. Et je ne vous le souhaite pas.
– Vous me souhaitez de ne pas tomber amoureuse ?
– Je ne vous souhaite pas de souffrir d’amour.
Elle s’approche de moi et me caresse furtivement la joue :
– Ah, les hommes, toujours aussi pessimistes ! Ils ne veulent pas vivre l’instant de peur qu’il ne passe. Mais l’amour idéal n’a pas besoin d’être vécu ! Je vous le redis : il n’appartient pas au temps, ce n’est pas un événement.
– Comment ça ?
Son regard se dérobe. On dirait que ce n’est plus à moi qu’elle parle :
– Des lettres jamais envoyées, écrites à l’être idéal qu’on aurait dû rencontrer, qu’on ne verra sans doute jamais, qui ignorera peut-être toujours votre existence…
Pourquoi ai-je le sentiment qu’elle s’est mise à trembler ? Elle fait rouler devant elle la boule de papier avec le bout de sa cuillère, puis ajoute :
– Vous savez, il ne faut jamais laisser notre vie être décidée par les autres, n’être que ce que les autres décident. Notre vie, disent-ils en général avec mépris, ne peut être que moins intéressante que la leur…
Silence. Elle me regarde encore droit dans les yeux, puis se lève, me tend la main et dit :
– À bientôt.
Je me lève à mon tour :
– Vous partez ?
– Je vous ai dit qu’on m’attendait. D’ailleurs, on vous attend aussi, non ?
Comment le sait-elle ? Elle doit prêcher le faux pour savoir le vrai. Je risque :
– J’aimerais vous revoir.
– Nous nous reverrons, ne vous inquiétez pas.
– J’ignore toujours pourquoi vous vouliez me rencontrer.
– Pourquoi faut-il toujours une raison à tout ? Je voulais peut-être vous voir sans raison. Ou j’aurai peut-être besoin de vous. Oui. C’est cela : un jour. Quand vous serez prêt… Vous ne l’êtes pas encore.
– Prêt à quoi ?
– Il est trop tôt pour en parler. Remettons cela à votre retour d’Asie.
– À moins que vous ne m’y accompagniez ?
Sa voix claque, méprisante :
– Vous êtes toujours comme ça avec les étudiantes que vous croisez à la sortie de vos conférences ?
Je bafouille :
– Désolé, non.
– Et le fait que je sois la maîtresse de votre ami ne vous gêne pas ?
– Désolé, c’était juste un marivaudage sans importance.
Elle passe son manteau qu’un serveur lui tend. Son visage s’est fermé. Je tente :
– Pardonnez-moi. Si vous souhaitez me joindre un jour…
Je lui donne ma carte de visite, qu’elle glisse dans son sac sans y jeter un regard. Je balbutie :
– Je n’ai pas votre adresse. Ni votre numéro de téléphone.
Elle montre du menton la boule de papier froissé sur la table :
– Ils sont là. Ne m’appelez pas, je le ferai. Surtout, ne m’appelez pas. N’oubliez pas : j’aurai peut-être besoin de vous. Peut-être.
Elle s’en va.
Je me rassieds et reste un moment à la regarder s’éloigner. Pourquoi ai-je deviné que cette rencontre était lourde de menaces ? Il est 22 h 7. À Vidy, l’acte IV de La Mouette a dû commencer. J’aime cette scène où, dans le cabinet de travail de Konstantin, Macha, qui a épousé Medvedenko alors qu’elle aime toujours Konstantin, rejoint Nina abandonnée par Trigorine.
Annuler ? Rentrer à l’hôtel ? Aller retrouver Mark et son Camerounais ? Mais non, Mark est sûrement déjà parti du dîner officiel pour rejoindre Yse. Annuler Evlyn ?
Trop tard. Ce serait trop lâche. Et puis, elle m’aidera à me soustraire à l’envoûtement de ce dîner…
Je me lève, m’avance vers la sortie, reviens sur mes pas et récupère la boule de papier. Je l’ouvre : deux lignes écrites à l’encre verte. Un nom : Yse Ziegler. Une adresse : 8, rue d’Italie, à Genève. Une adresse mail, un identifiant Skype, un numéro de téléphone. Le Y et le E sont calligraphiés de façon très particulière, comme des guirlandes… des fractales ?
Un taxi. Une heure de trajet jusqu’à Lausanne. La route est encombrée. Ne plus penser à cette conversation. La laisser au moins se décanter. Ce qu’elle contient d’important viendra bientôt au jour, comme après le décryptage d’un code… Un SMS d’Evlyn : « J’ai fini. Où es-tu passé ? Je vais dîner avec des amis. Rejoins-moi dans ma chambre. Je t’espère. Je t’aime. » « Des amis » : je n’aime pas quand elle emploie ce mot. Les « amis », pour elle, sont souvent des amants.
Je somnole à l’arrière de la voiture. La voix d’Yse me berce encore. Je me sens heureux.
J’arrive au Beau Rivage, palace centenaire où se croisent dirigeants africains, riches Allemands retraités, jeunesse italienne dorée. Depuis l’entrée de la salle à manger, j’aperçois Evlyn, rieuse, présidant une tablée où je reconnais les autres interprètes de la pièce. Je n’ai pas envie de me mêler à leur conversation. Je sais qu’ils refont la représentation de ce soir en se reprochant moqueusement leurs erreurs, en se vantant de ne pas être tombés dans les pièges tendus aux uns par les autres, et en critiquant le public. Rien de plus prévisible qu’un dîner de comédiens.
Je vais à la réception prendre sa clé. Le concierge a été prévenu de mon arrivée. Je l’attends dans sa chambre en ne pensant qu’à Yse.