Paris
En ce début d’après-midi du dimanche 8 février, je quitte Rome pour Paris. À bord de l’avion, j’écoute en boucle le dernier quatuor de Beethoven. Comme si cette sublime mélodie pouvait m’apprendre par avance ce qu’Yse a l’intention de m’annoncer.
Je ne partirai donc que demain matin pour New York. Encore une fois, une femme m’aura imposé sa décision. Evlyn elle-même m’a dicté une rupture dont je n’ai pas pris l’initiative, puisque je n’ai même pas eu le courage de refuser explicitement le sacrifice qu’elle m’offrait. Ne plus penser à elle : tout chagrin d’amour est une bombe à retardement.
En atterrissant à Roissy vers 16 heures, j’espère vaguement y trouver Yse. Elle n’y est pas. Je prends un taxi pour la rue de Tournon. Elle doit m’y attendre.
J’allume mon portable. Message d’un avocat israélien, Gil Kramer. Je l’avais oublié, celui-là. Je l’avais pourtant chargé il y a un an de négocier pour moi avec le Keren Ayessod l’achat d’une tombe dans le plus célèbre cimetière du pays, celui du mont des Oliviers, à Jérusalem, face à la vallée du Golgotha. L’endroit est splendide. Me faire enterrer là-bas m’évitera d’avoir à choisir entre tous les autres lieux possibles. J’avais cru la démarche on ne peut plus simple. Pas du tout : tous les juifs du monde aspirent à y être inhumés. Et bien d’autres encore. Il est vrai que, selon la tradition juive, les personnes enterrées là seront les premières ressuscitées, parce que le Messie, lorsqu’Il viendra relever les morts, passera d’abord par le mont des Oliviers avant d’entrer dans Jérusalem.
L’avocat avait dû d’abord acquérir un emplacement, plus ou moins cher selon la vue et l’accessibilité pour les visiteurs. Puis obtenir toutes les autorisations administratives. J’ai écrit tout cela dans mon testament. Gil Kramer m’explique dans son mail que – ultime formalité – je devrai me rendre sur place pour signer les papiers d’enregistrement. Pas question ! Aucune envie d’aller là-bas maintenant. Au demeurant, je ne suis plus du tout certain de vouloir y être pour l’éternité. Il faudra que je songe à envoyer une lettre à mon notaire pour amender ce texte. Je laisserai mon fils choisir, ou bien la femme de ma vie s’il en existe une à ce moment-là… Qui viendra, d’ailleurs, sur ma tombe ? En quoi est-ce si important ? Y aura-t-il encore, après la guerre qui menace, quelqu’un pour aller se recueillir sur une quelconque tombe ?
Les nouvelles du monde sont de plus en plus exécrables. Comme on pouvait le redouter, les « conflits jumeaux » pour le Kurdistan et les îles de la mer de Chine se rejoignent peu à peu par le jeu des alliances. Tout l’approvisionnement mondial en énergie est menacé. Les parlements d’Europe, d’Asie, d’Amérique sont convoqués pour confirmer et clamer leur soutien à leurs alliés… Tous feignent de ne pas croire à une guerre. Si elle a lieu, chacun s’attend à ce qu’elle soit brève et se déroule loin de chez soi.
J’appelle Che à Lyon. Il ne répond pas. J’appelle Tina à Londres. Elle ne répond pas davantage. Ne pas appeler Evlyn. J’appelle Yse. Où est-elle ? M’attend-elle devant chez moi ? J’appelle Mark. Il ne répond pas non plus. Je n’en suis pas surpris : il doit être en pleins pourparlers sur le Kurdistan.
Cependant que le taxi entre dans Paris, un autre mail de Princeton : confirmation qu’on m’attend bien jeudi prochain, 12 février, pour l’audition qui doit décider si j’obtiens la chaire que je convoite depuis deux ans. J’y serai dès demain, lundi, tard le soir.
J’arrive rue de Tournon vers 17 heures. Pas d’Yse devant l’immeuble. Comment la retrouver ? Pourquoi avoir fait ce crochet par Paris si elle n’y est pas ? Je monte chez moi, quatre étages à pied.
Elle est là, assise sur le palier, vêtue d’une longue robe blanche, un sac posé à ses pieds. Aucun bijou. Elle se lève et me sourit. J’essaie de lui parler. Elle pose la main sur mes lèvres et se love dans mes bras. J’ai l’impression qu’elle sanglote à bas bruit. J’ouvre la porte. Nous entrons. Elle ne me lâche pas, me déshabille. Fait-elle cela parce qu’elle a quelque chose à me demander ?
Nous faisons l’amour. Sur le canapé du salon, puis dans ma chambre. Longuement. Sans jamais être rassasiés. Son corps, ses caresses me bouleversent. Je n’ai jamais ressenti de telles sensations, pures et sauvages. Quand je veux prendre des initiatives, elle me repousse ; je la laisse faire, jusqu’au vertige. Elle ne peut simuler ces tremblements, ces vibrations, ces gémissements. Éblouis, nous restons étendus sur mon lit. Elle murmure :
– C’est merveilleux de faire l’amour avec quelqu’un après avoir eu la prescience qu’on le ferait.
Sa voix n’est plus la même. Elle semble troublée, désarmée. Je réponds :
– Je ne pourrai plus faire l’amour avec qui que ce soit d’autre… Pourquoi l’avoir fait avec moi ?
– Parce que tu en avais envie. Et parce qu’ainsi c’est fait, c’est derrière nous, et nous pouvons parler sérieusement.
– Te voilà bien cynique ! Tu ne l’as fait que parce que tu as quelque chose à me demander ? Je ne te crois pas !
– Et tu as raison… Peut-être serai-je un jour amoureuse de toi ; mais le moment n’est pas venu de le reconnaître.
Rester sur mes gardes. Ne pas céder… Elle reprend doucement :
– Je mesure mieux, maintenant, combien j’ai besoin de toi.
– Pourquoi moi ?
Elle fait silence, me caresse les cheveux. Puis dit :
– Penses-tu qu’une des pratiques d’un peuple ancien pourrait permettre d’empêcher quelqu’un d’entrer par effraction dans le futur pour le modifier ?
– Pas besoin de magie pour cela ! Il suffirait de le tuer !
– Non, mais si on ne le sait pas à l’avance ? Peut-on envoyer quelqu’un dans l’avenir contrer l’action d’un autre ?
– Dans aucune culture je n’ai rencontré une pratique pareille.
– Mais tu penses que cela serait possible ?
– Si l’on suit le mode de penser ancien, il faudrait que celui qui veut empêcher l’autre d’agir sur l’avenir soit aussi « prescient » que lui, et également capable d’aller dans le futur. Mais je te le répète : ce ne sont là que des spéculations et je n’ai jamais entendu parler d’une telle pratique.
Elle insiste :
– Comment pourrait-on y parvenir ?
– En théorie, il faudrait que les deux « prescients » se rencontrent dans le présent et que l’un laisse l’autre pénétrer dans son propre voyage.
– C’est bien ce que je pensais. Alors il faudra que tu le rencontres…
– Qui donc ? Ton frère ?
– Oui…
Elle me caresse doucement le torse. Difficile de me concentrer. Elle reprend :
– Réponds-moi d’abord : cette maladie, l’arithmomanie, tu en souffres depuis longtemps ?
Puisqu’elle sait, ne rien lui cacher :
– L’arithmomanie n’est pas une maladie. C’est une technique servant à écarter certaines visions. D’autres l’ont utilisée avant moi avec succès. Émile Zola y recourait, par exemple, pour lutter contre ses propres obsessions. Ernest Lanzer, le malade dont Freud décrit le cas dans L’Homme aux rats, l’employait pour se débarrasser de la hantise d’avoir des relations sexuelles avec son père…
– Tu as la vision de relations sexuelles avec ton père ?
– Franchement, non !
– Alors c’est quoi, tes visions ?
– Des massacres, des tirs de mitrailleuse, des morts, des cadavres… Je vois tout le monde comme autant de cadavres. Je pense que c’est une vision de ce qui nous attend.
Long silence. Ses caresses se font plus précises.
– Parle-moi de ton grand-père.
– Pourquoi me demandes-tu ça ? J’ai l’esprit ailleurs.
– J’insiste !
Après tout, rien à lui dissimuler. Mais pourquoi lui en parler ? Elle revient à la charge :
– Tu l’as connu ?
– Oui. Il est mort à quatre-vingt-dix ans, en 1994.
– D’où venait-il ?
– De Moscou. Je te l’ai dit lors de notre premier dîner. T’en souviens-tu ? Dans les années 1930, il était membre du Comité central du PCUS sous le nom d’Igor Sziniawsky. Quand il a compris que Staline allait le faire fusiller, comme tous les prétendus ennemis du peuple et les fractions anti-Parti, il a réussi à s’échapper et à passer en France. Il y a changé de nom et s’est fait appeler Igor Seigner. Il a repris son métier de médecin, puis est devenu antiquaire spécialisé dans l’art africain. Il avait rencontré dans la Résistance un collectionneur qui l’a initié…
– Et ton père ?
– Mon père (qu’il a prénommé Léon, comme Trotski) est né à Toulouse en pleine guerre ; il est ensuite devenu antiquaire aux côtés de son père vers 1970. Il est mort avec ma mère dans un accident d’avion à Kazan, en 1992, deux ans avant la mort de son propre père, trois ans avant mon mariage et cinq ans avant la naissance de mes jumeaux.
– Ton père savait que tu étais atteint de TOC ?
– Non. Ils se sont déclenchés après sa mort. Quand…
Impossible d’en dire plus. Elle est sur moi. Nous faisons de nouveau l’amour. Toujours sans un mot. Elle me bande les yeux d’un foulard noir. Un autre, blanc, me lie les mains. Choc intense. Je n’ai jamais éprouvé pareilles sensations.
Brusquement, elle se lève :
– Je dois rentrer.
– Déjà ? Reste ! Ne pars plus.
– J’ai une longue route à faire. Je dois être à Genève demain matin. Quant à toi, tu dois partir tôt demain pour Princeton. Nous nous reverrons. Plus vite que tu ne penses.
Elle prend une douche, m’embrasse, laissant ses mains exprimer ce que ses lèvres semblent incapables de formuler. Elle s’en va.
Quel vide, soudain. Quel vertige. Quel manque… Je vais souffrir. Vingt ans d’écart : elle se lassera vite. Me laissera seul. Vieux et seul. Je songe à la phrase prêtée à Camus : « Avec l’âge, ne plus vivre que des relations légères. » Je me refuse à ressentir à nouveau l’intolérable manque, sans savoir s’il est une blessure d’amour ou bien d’amour-propre. Et elle, de toute façon, n’y a sans doute vu qu’une aventure de plus. Un moyen d’obtenir quelque chose de moi. Mais quoi ? Ne pas y penser. La fuir.
Je remarque qu’elle a laissé deux foulards, l’un noir et l’autre blanc, sur le lit. Les foulards de ses jeux…
22 heures. Il est trop tard, de toute façon, pour prendre le dernier avion pour New York. Je m’habille et sors. Il fait très froid.
Je descends la rue de Tournon, traverse le boulevard Saint-Germain et me retrouve sur les quais, tourne à gauche, passe devant la boutique « Seigner, antiquaire », quai Voltaire. Elle est fermée.
Je franchis le pont. Le vent me coupe le souffle.
Pourquoi me manque-t-elle à ce point ? Pourquoi tout avec Yse était-il si pur ?
Elle avait dit la première fois : « Dans le passé comme dans l’avenir, j’aurai besoin de vous. Soyez là. » Puis ce soir : « Alors il faudra que tu le rencontres. »
Qu’a-t-elle voulu signifier par là ? Qu’il me faudrait retomber en enfance pour connaître le fin mot de mes visions ? Qu’y aurait-il eu de caché dans mes premières années ? Pourquoi rencontrer son frère ?
Une fois la Seine traversée, face au Louvre, je tourne sur la gauche et me dirige vers les Tuileries, éclairées par une fête foraine. Mon portable vibre. Un message clignote. Yse ? Non. C’est Pedro Moreira, qui dirige le département de mathématiques de l’université de São Paulo. L’USP est l’un des plus grands établissements d’enseignement d’Amérique latine. Y ont enseigné Claude Lévi-Strauss et Fernand Braudel. J’aime bien Pedro : héritier d’une grande famille d’industriels ; frère photographe, sœur journaliste ; je l’ai connu à Princeton comme doctorant en topologie et il a réussi en peu de temps à s’imposer comme un mathématicien de premier plan. Il m’a souvent convié à enseigner chez lui et j’ai accepté de me rendre à son invitation la semaine prochaine, après l’audition. Pour y lancer des recherches en ethnomathématique dans le monde amérindien. Tant à faire…
Pedro s’étonne d’avoir appris, dix minutes plus tôt, par deux tweets du Globo, le plus important journal du Brésil, que la conférence que je suis censé donner le 16 février prochain à São Paulo dans un grand hôtel de la ville, le Tivoli Maufarej, et la réunion de travail avec son département, qui devait suivre, sont reportées sine die. N’aurais-je pas dû l’en informer d’abord ? Je proteste : la réunion dont il parle figure bien sur mon agenda pour le 16 février, juste après Princeton ; pas question de l’annuler. Il insiste :
– C’est une info donnée par le plus sérieux journal du Brésil. Lis toi-même ! En tout cas, je suis rassuré de savoir que ce n’est qu’une fausse nouvelle !
Il me transfère les tweets : « Alerte à la bombe, sans doute d’origine criminelle, à l’hôtel Tivoli Maufarej » ; « Le professeur Seigner, de l’université de Princeton, qui devait donner une conférence au Tivoli Maufarej, a annulé sa venue au Brésil. »
Qu’est-ce encore que cette histoire ? Quelqu’un se fait-il une fois de plus passer pour moi ? Le même qui aurait accordé cette interview, à Phnom Penh, il y a trois semaines ? Pourquoi cette décision ? Ma conférence au Brésil est bien toujours prévue pour le 16. À moins que… Qu’est-ce qui pourrait me conduire à la différer, voire à l’annuler ? Je ne vois pas. À ma connaissance, mon voyage au Brésil n’a pas été reporté. Méfiance, néanmoins : mon séjour à Phnom Penh l’a été, après que je l’ai lu dans la presse.
J’arrive sous l’arc du Carrousel, entre le parvis du Louvre et le jardin des Tuileries. Je ne peux m’empêcher de songer à Opération Shylock, le roman où Philip Roth raconte à la première personne que quelqu’un, à Jérusalem où il doit se rendre pour une série de conférences, se fait passer pour lui, Roth, y dénonce le sionisme et fait campagne pour l’émigration de tous les Israéliens… en Pologne ! Je ne vois pas comment mes visions pourraient déboucher sur un même dédoublement de la personnalité. Je souffre d’obsessions, pas de schizophrénie.
Alors qui ? Che ? Evlyn ? Tina ? Larry ? Yse ? Un inconnu ?
Pourquoi cet enchaînement me fait-il penser à des fractales ? Des histoires qui se répètent, de plus en plus réduites, enchâssées à l’intérieur d’une histoire plus vaste ; des événements comme sertis dans les replis du temps…
Je traverse le jardin en direction de la rue de Rivoli. La nouvelle va sûrement atteindre les médias français. Je ne veux pas que mon fils apprenne par la presse qu’une alerte à la bombe aurait pu me concerner. J’appelle encore Che : son téléphone est coupé. Il ne me répond pas non plus sur WhatsApp. Je m’inquiète. Je l’appelle à nouveau. Son téléphone sonne longuement. Il finit par décrocher.
– Papa ! Tout va bien ?
Voix bien meilleure qu’il y a trois jours.
– Il y a juste qu’une fausse nouvelle vient d’être diffusée au Brésil, disant qu’il me faut reporter ma conférence à la suite d’une alerte à la bombe.
– Qu’est-ce que tu racontes ? Où es-tu ?
– À Paris.
– Je n’y comprends rien. Quel rapport avec toi, cette alerte ?
– Une conférence que je dois faire à São Paulo…
– Ah, je vois ! On a annoncé que tu annulais un voyage au Brésil ? Comme pour ta conférence au Cambodge ?
– Oui. C’est tout aussi incompréhensible.
– C’est peut-être toi qui l’as fait ? Tu deviens amnésique ? Ou un collègue qui te fait des blagues… As-tu pensé à ton ami Larry ?
– Il en est bien incapable ! Il est si malade…
– Quand comptais-tu aller au Brésil ?
– Dans huit jours exactement. Juste après mon audition à Princeton. Pourquoi ?
J’entends comme un grand éclat de rire dans le téléphone. Il semble prendre quelqu’un à témoin. Je crois deviner :
– Papa prévoyait d’être au Brésil le 16. Je lui dis ?
Je ne perçois pas la réponse. Che rit de plus belle :
– Le message dit vrai !
– Pourquoi ?
– Le 16, tu ne seras pas au Brésil.
– Et pourquoi donc ?
Je tourne à gauche dans la rue de Rivoli. J’avance vers la Concorde.
– Parce que ton fils se marie ce jour-là. On vient juste d’en finir avec les formalités et de fixer la date.
– Incroyable ! J’apprends donc le même jour que tu as une petite amie et que tu te maries ? !
– Papa… un petit ami.
Je m’aperçois que je l’ai toujours su sans vouloir l’admettre. Voyant pour les autres et aveugle pour moi. Prescient et inconscient. Et cela m’est indifférent.
– Ah… Je le connais ?
– Tu l’as croisé. C’est Samuel Devon, un des profs de mon école… C’est à cause de lui que… Tu n’es pas fâché ?
– De quoi ?
– De ce que je ne t’en aie pas encore parlé ?
– Comment t’en vouloir ? Je suis si heureux que tu le sois. Rien d’autre ne compte pour moi. Te savoir heureux me suffit. Même si j’en veux à celui qui t’a fait souffrir. C’est la meilleure raison du monde pour reporter ce voyage au Brésil. Et puis il y a tant de choses à propos desquelles je m’en veux, moi aussi, de ne pas t’avoir parlé.
– Tu m’inquiètes. Je suis là, tu sais : on parlera de ce que tu voudras, quand tu voudras. Je sais que tu ne diras rien, mais sache au moins que je peux tout entendre. Tu as quelque chose d’autre à me confier ?
– Pas maintenant. Je viendrai, évidemment, le 16. Je reporte mon déplacement au Brésil. Mais… comment quelqu’un savait-il déjà que j’annulerais ? À qui as-tu déjà parlé de ton mariage ?
– À personne ! Samuel non plus. Même pas encore à sa famille. Sauf à la mairie. Et on n’a fixé la date que ce matin. Tu es le premier à savoir. C’est incroyable !
J’arrive place de la Concorde. Une vision est sur le point de se déclencher. Non… Non, pas maintenant ! Me calmer. Je dois trouver où m’asseoir. J’entre à l’hôtel de Crillon, qui vient de rouvrir après plus d’un an de restauration. Je m’assieds au bar, à droite de l’entrée. Je me sens déraper… Trop d’émotions, ce soir : avoir fait l’amour avec Yse, le mariage de Che, le message de São Paulo…
Encore ces visions de mort. Des centaines de cadavres. Des voix inaudibles. Me maîtriser. Compter. Convoquer la musique. Je ne peux le faire tout en téléphonant. Je ne veux pas que mon fils perçoive mon trouble. Il pourrait croire que c’est à cause de son mariage. Raccrocher calmement. Ma voix est altérée. Me contrôler. Penser musique. Écarter la vision. J’espère qu’il ne se rend compte de rien.
– Che, je dois te laisser.
– Papa ? Pour mon mariage, tu devines bien que je vais inviter maman.
– Ça ne me gêne pas. Ta mère sait-elle que…
– Quoi ?
– Que tu aimes les hommes ?
– Oui. Enfin, elle a deviné.
Décidément, que de choses Tina savait sans me le dire…
Après avoir raccroché, je lis, parmi les mails arrivés pendant ma conversation avec Che, un message de Princeton : le professeur Larry Snower est mort ce matin 8 février à 10 heures, heure locale. Il y a donc cinq heures de cela. Ses deux fils étaient à son chevet. Trois jours après la publication de sa notice nécrologique. Une fois de plus, le faux est devenu le vrai.