Jérusalem
Le bûcher. D’autres flammes. D’autres cris. Des pleurs. Des hurlements en russe. De la neige. Il fait soudain très froid.
Et je le vois : mon grand-père en uniforme de l’Armée rouge. En tout cas, un homme qui lui ressemble à s’y méprendre, quoique beaucoup plus jeune.
Il m’a donc fallu ce bûcher à Vârânasî pour comprendre : mes visions n’ont rien à voir avec l’avenir. Ce sont des réminiscences de tragédies vécues il y a exactement soixante-dix-sept ans par mon aïeul, le docteur Igor Sziniawsky, membre du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, en charge de la musique, de l’art lyrique et du ballet au département de la Culture. Comme une fractale lentement construite en se précisant, et qui, à la fin, ne ressemble plus en rien au dessin initial.
Il a fallu ce bûcher pour me laisser voir cette histoire comme mon grand-père l’a vécue : au début de février 1938, Igor est envoyé par le patron de la police politique (le NKVD), Enoch Gershonovitch Iagoda, pour accompagner à Kazan, sa ville natale, une compagnie spéciale de l’Armée chargée de punir des paysans révoltés contre la corruption des apparatchiks locaux et la famine. Igor proteste : il est en charge de la musique au sein du Comité central, pas de la police. On lui conseille de ne pas discuter : il est tatar, natif de Kazan. Refuser le conduirait à être considéré comme un ennemi du peuple. Et, en ces temps de grandes purges…
Le 17 février, alors que se déclenche une violente tempête de neige, les troupes commandées par trois commissaires politiques et cinq officiers arrivent en camions dans un premier village révolté, à dix kilomètres de Kazan. Igor, qui les suit en voiture avec réticence, est retardé par un accident. Voyant les soldats approcher, les paysans prennent peur. Certains se mettent à fuir, estimant que leur salut se trouve au bout de leur course effrénée à travers bois. Mais la troupe commence à tirer. D’abord sur les femmes et les enfants. Puis sur les vieillards armés de bâtons. Enfin sur les hommes, qui tentent de se servir de leurs fusils de chasse. Igor, qui les a rejoints, essaie de s’interposer. Les trois commissaires politiques le repoussent : les ordres de Iagoda sont de faire un exemple. La troupe traque les survivants, fait irruption dans les masures du village. Les gosses : un coup de crosse les fait taire ; leur crâne s’ouvre comme une noix. Il suffit de pousser du pied une porte pour se trouver face à un vieillard en longue blouse : un coup de baïonnette, et il s’effondre. Derrière, dans le noir, une douzaine de paires d’yeux de femmes. Celles que les soldats ne gardent pas pour s’amuser, ils leur enfoncent la baïonnette « par le trou fait exprès », comme dit un sergent. Igor a beau hurler, ils sortent les femmes dont ils ont envie dans la cour. L’honneur de commencer, conviennent les officiers, revient aux trois commissaires politiques. Igor tente à nouveau de s’interposer. Ivres de sang, les autres le repoussent. Les sous-officiers menacent de lui régler son compte. Les commissaires le font attacher au capot d’un camion pour qu’il ne perde rien du spectacle. Ils font dresser un enclos bordé d’un fossé pour les hommes ; ils y font asseoir plus de mille paysans. Puis ils font aménager de l’autre côté du fossé un autre enclos plus exigu pour les femmes. Ils ordonnent à tous de se déshabiller dans la neige et de s’approcher du fossé. Ils mettent les mitrailleuses en batterie. Les femmes et les enfants crient, pleurent. Certains hommes essaient encore de résister et sont abattus les premiers. Puis les soldats commencent à tirer dans le tas. Les occupants de l’enclos se piétinent, tentent de fuir, en vain. Les corps roulent, s’accumulent. Les soldats poussent les cadavres et les blessés pêle-mêle dans la fosse avant de les recouvrir de terre mouillée de neige.
C’était donc cela…
La troupe progresse ensuite vers les autres villages, Igor toujours ligoté au camion. Sûrs de trouver leur pitance, une horde de chiens suit à présent le détachement. À chaque village, le même scénario se répète. Quand ils ne savent plus que faire des prisonniers qui encombrent et ralentissent le convoi, les soldats décapitent, pendent, assomment, précipitent les corps dans des puits, dressent de nouveaux bûchers.
J’entends les cris et les crépitements du feu au bord du Gange…
Les commissaires politiques encouragent les bourreaux et se moquent d’Igor. Celui-ci réussit à s’échapper de Kazan le 24 février 1938, il y a exactement soixante-dix-sept ans.
77… 77 ?
Quand Yse avait inscrit ce nombre, à la dernière page du manga qu’elle m’avait offert, j’avais songé à l’âge que j’aurais à ma propre mort. Ou à ce qui se passerait dans quelque trois quarts de siècle, en 2092. Pas à l’année 1938, dont je lui avais parlé en dînant. J’aurais dû y penser… Que sait-elle ?
Igor arrive à Moscou le lendemain, à temps pour apprendre l’arrestation du chef de la police politique, Iagoda, et assister, du 2 au 13 mars 1938, au procès dit du « Bloc des vingt et un droitiers et trotskistes antisoviétiques ». Iagoda, Boukharine, Boulanov, Levin, Kassakov, Maximov, Rikov, Zelensky, Ikramov, Khodjaïev, Charangovich et quelques autres comparses sont accusés d’avoir fomenté un complot visant à « assassiner Staline, saper l’économie soviétique, servir les intérêts de l’Allemagne, de la France, du Japon et du Royaume-Uni ». Ils sont tous condamnés à mort et exécutés.
Fin mars, prévenu de son arrestation imminente pour « révisionnisme dans le champ artistique », Igor parvient à passer en Allemagne, puis en France. Là, il change de nom et songe à s’installer comme médecin, quand la guerre éclate.
En septembre 1940, Igor Seigner rallie un maquis anticommuniste. Il y rencontre Léa, ma grand-mère. Mon père naît à Toulouse en 1943. Après la guerre, mon grand-père change radicalement d’univers. Il s’intéresse à l’art africain, dont il a rencontré un éminent collectionneur dans le maquis. Il en devient un expert mondialement reconnu. Il voyage partout en Afrique et accumule œuvres, armes et ustensiles. Il achète une boutique quai Voltaire et devient un grand marchand d’art premier. Il ne parle jamais plus de son passé. L’image du massacre de villageois ne le quitte jamais. Seule la musique, en particulier quelques œuvres qu’il aime par-dessus tout, réussit à dissiper son épouvante. Des œuvres qu’il connaissait avant de quitter la Russie : Beethoven, Verdi, Bellini ; des œuvres vilipendées par la direction du PCUS, d’autres encore découvertes à son arrivée en France : Mahler et Strauss. Pas un seul compositeur russe. Il les écoute en boucle, jusqu’à sa mort, un demi-siècle plus tard.
En 1990, mon père comprend que son propre père souffre de visions et que celles-ci ont à voir avec son passé. Il cherche et découvre que quelque chose s’est passé à Kazan, sa ville natale, juste avant son départ d’Union soviétique. En 1991, après la perestroïka, il décide de s’y rendre et d’y fouiller les archives. Igor le supplie de ne pas rouvrir ces vieilles plaies. Mon père y va quand même, accompagné de ma mère. Ils meurent tous deux à leur retour, dans un accident d’avion au décollage, sur l’aéroport de Kazan. C’était un vieux Tupolev de l’Aeroflot assurant la liaison avec Moscou. Les sièges y avaient été remplacés par des banquettes de bois et les paysans y montaient avec leurs paniers, leurs volailles.
Qu’avait découvert mon père ?
Igor meurt deux ans plus tard sans rien avoir raconté à personne, si ce n’est peut-être à Tina…
Je regarde le bûcher achever de se consumer. Jonasz, Igor : leurs images se mêlent.
Mes obsessions n’ont donc rien à voir avec une catastrophe à venir. Elles ont commencé non pas avec ma rencontre avec Tina, ni à mon arrivée à Princeton, mais à la mort de mon grand-père. Une vision transmise de génération en génération sans même qu’on en parle, un acte de loyauté familiale.
La vision reviendra-t-elle ou va-t-elle s’éloigner définitivement ? Suis-je enfin libéré ? Il m’a donc fallu transiter par le passé pour comprendre l’avenir ? N’est-ce pas ce qu’Yse voulait me laisser entendre en m’envoyant ces deux mangas dont l’un parlait explicitement d’un secret de famille que le héros devait élucider en retournant vers le passé ? Que savait-elle au juste de tout cela ?
La crémation est terminée. Aucune odeur déplaisante ne m’a assailli. On me tend un petit os et un peu de cendre dans une urne miniature. Le reste est jeté dans l’eau du Gange.
Il est midi quand je rentre, hagard, à pas lents, au Nadesar Palace, manquant par dix fois de me faire renverser par une moto ou une voiture. Je monte dans ma chambre, y prends une longue douche. Me laver du passé, de mes visions.
Puis, nouvelle séance de recueillement : « Vous devriez, ce soir, faire le vide en vous et méditer… », m’avait dit Jonasz.
J’organise ensuite mon voyage à Jérusalem, via Delhi. Jérusalem, où je n’ai jamais été. Où tout me portait à croire que je n’irais jamais de mon vivant. J’appelle Yse. Elle ne répond pas. Est-elle déjà partie là-bas ? J’irai de toute façon à sa rencontre. Et lui dirai la vérité sur la mort de son frère. Y croira-t-elle ? La connaît-elle déjà ?
Fractale. Je pense à ce village de Zambie aux maisons en forme d’ellipses convergeant vers celle du chef dont j’ai parlé à Genève. D’ellipse en ellipse, j’ai été conduit jusqu’à la maison du chef, au fond du village.
Ce mardi 24 février 2015 à l’aube, je quitte Vârânasî pour Delhi. J’emporte avec moi l’urne contenant un peu des cendres de Jonasz, et un article du Vârânasî Times de ce matin racontant qu’un Européen, dont le journal ne cite pas le nom, résidant au Nadesar Palace, a été tué dans un accident de la circulation et a tenu à se faire incinérer sur place. Peut-être Yse l’aura-t-elle déjà lu ? Sans doute sait-elle déjà…
En vol, pas de vision. Suis-je libéré ? J’écoute Mahler, Verdi, Strauss… Pourquoi Igor n’a-t-il jamais fait partager son goût pour cette musique ? Pourquoi ne m’a-t-il jamais fourni aucun indice ? Et Jonasz ? Est-il déjà réincarné ? A-t-il recommencé à ourdir son complot ? Mais non, je n’y crois pas. Je ne dois pas y croire.
Escale à Delhi. Les nouvelles du monde sont meilleures : le président Obama a cédé à l’ultimatum chinois, les troupes américaines se sont retirées des îles Senkaku. S’agissant du Kurdistan, le secrétaire général de l’ONU annonce que toutes les parties en cause ont accepté le plan proposé par son ancien adjoint, feu Mark Diffenthaler. Un plan subtil, explique-t-il, qui préserve les intérêts de tout le monde et prélude à une éventuelle indépendance du Kurdistan dans un cadre confédéral rassemblant tous les pays de la région. Le monde devra beaucoup, conclut-il, à Mark Diffenthaler.
Partout, et d’abord en Inde, les ordres de mobilisation sont rapportés.
Jonasz avait laissé entendre qu’une détente générale suivrait sa mort… Il aurait donc manigancé tout seul cette tension mondiale pour faire mourir l’humanité ? Dieu et Noé à la fois. Non ! Impossible. Lui seul n’a pas pu ! Non, personne n’aurait pu…
Les commentateurs retiennent de cet épisode que les États-Unis ont reculé sur tous les fronts ; que l’Europe n’a joué aucun rôle ; que, durant cette crise, plus personne n’a parlé de l’Afrique, laquelle n’était le lieu d’aucun conflit majeur. En France, l’ex-président Sarkozy s’est déclaré prêt à assumer les fonctions de Premier ministre. Le président Hollande répond que ce n’est plus d’actualité.
Et maintenant ? Je n’aspire plus qu’à vivre ma vie, pas celle que les autres auront voulue pour moi. La partager avec Yse. Son absence m’est devenue intolérable. Douleur bien plus profonde que celle où m’avait laissé le départ de Tina. Impossible de vivre sans elle. Voudra-t-elle encore de moi ? Je ferai tout pour cela, y compris renoncer à Princeton.
L’avion d’El Al atterrit à l’aéroport Ben Gourion ce mardi à 15 h 15. Je me rends compte que, sans l’avoir décidé, je porte autour du cou le foulard à damier de Jonasz. Je rallume mon portable.
Un message du président de Princeton m’apprend que le conseil d’administration de l’université a décidé, hier dans l’après-midi, de créer un département d’ethnomathématique au sein de la faculté de mathématiques et de m’en confier la responsabilité. Je suis attendu dans une semaine pour le mettre en place.
Cela n’a de sens que si Yse m’accompagne. Le voudra-t-elle ? Je me réjouis de le lui annoncer. Est-ce la « bonne surprise » que Jonasz m’avait prédite ? J’appelle encore Yse. Elle ne répond toujours pas. Si Jonasz a dit vrai, elle m’attendra pourtant dans une heure au cimetière du mont des Oliviers.
Après une très longue inspection par des officiers de sécurité intrigués par mes voyages récents, à peine sorti de l’aéroport, je fonce vers Jérusalem. Quarante minutes de route dans les embouteillages de fin d’après-midi. Je regarde défiler les vignobles sur la droite, les colonies sur la gauche. Puis les villages arabes. C’est ma première visite dans ce pays qui devrait m’attirer et où j’ai choisi d’être enterré. Étrange choix. Sans doute, encore une fois, pour ne pas choisir entre les multiples femmes qui pourraient se croire autorisées à décider du lieu de mon dernier sommeil. Comme au fond du village zambien, au sommet absolu de la fractale. À bord du taxi, en écoutant les informations, j’apprends que toutes les tensions s’apaisent, partout dans le monde, et que, à la surprise générale, les négociateurs palestiniens et israéliens, réunis en secret depuis un mois à Genève par la fondation Schwab, progressent vers une reconnaissance mutuelle de leurs frontières. Je repense à ce que disait Larry la dernière fois que je lui ai parlé : « Le temps est l’allié des Justes. »
La voiture entre dans Jérusalem. Rien d’émouvant dans cette enfilade d’immeubles et de parcs, sinon la pierre rose qui recouvre tous les bâtiments. La ville est calme. Il fait froid et sec. Le jour baisse. Le taxi prend son temps. J’ai réservé une chambre au King David, face à la Vieille Ville. Parce qu’on m’a dit que l’endroit était mythique, incontournable. Je le verrai plus tard. Pas le temps d’y passer avant la fermeture du cimetière.
Une fois arrivé sur le mont des Oliviers, les gardiens hésitent à me laisser entrer : c’est bientôt l’heure de fermer. Je montre l’acte de propriété de ma concession. Ils me laissent entrer, mais sans ma valise, que le chauffeur accepte de déposer à mon hôtel.
Je pénètre dans l’immense nécropole qui domine la Vieille Ville et la vallée du Golgotha. Je cherche le caveau que j’ai réservé en suivant les instructions que m’avait fournies l’avocat. Difficile, dans la semi-obscurité. Je le trouve enfin, presque au plus haut de la colline, adossé à un muret. Je le contemple avec sérénité : cela fait beau temps que la mort ne m’impressionne plus.
Devant moi, le soleil finit de se coucher à droite d’une grande mosquée au dôme d’or. Al-Aqsa… Pas d’Yse en vue.
Mon téléphone vibre. Yse ? Non, Evlyn. Je ne décroche pas. Puis Tina. Je ne décroche pas non plus. Puis Che. Que se passe-t-il ? Je décroche. Il semble affolé.
– Papa ? C’est toi ? C’est bien toi ?
– Mais oui, pourquoi ?
– Où es-tu ?
– Oh, mon Dieu ! Mais qu’est-ce que tu fais en Israël ? ! Tu ne serais pas sur le mont des Oliviers, au moins ?
– Bien sûr que j’y suis.
– Dans le cimetière ?
– Oui. Pourquoi ?
– Pars vite ! Cours ! Un tweet du Haaretz vient d’annoncer que tu as été tué il y a une heure par une inconnue qui s’est suicidée peu après. Justement au cimetière des Oliviers ! Cela fait partout les gros titres. On parle d’un attentat terroriste. Pars vite, papa, je t’en supplie !
Je comprends : Jonasz m’a tendu un piège. Il a dû dire à Yse que j’allais le tuer, puis que je me rendrais à Jérusalem au mont des Oliviers. Elle me l’avait bien dit : « Je ne supporterais pas qu’on fasse du mal à mon frère. Si tu lui en faisais, je te tuerais et me tuerais ensuite. »
Pas difficile d’organiser ainsi ce meurtre par-delà sa propre disparition. Pourquoi a-t-il fomenté cela ? Quel projet cachait-il, plus compliqué encore que je ne le pensais ? N’était-ce qu’une ultime façon de manipuler l’avenir ? Ou bien le désir de voir Yse le rejoindre ?
Je ne suis aucunement effrayé. Ne pas courir. Revenir lentement sur mes pas, vers la sortie du cimetière.
Mon téléphone ne cesse pas de sonner. J’entends des sirènes de police sans doute attirées par le tweet.
Au loin dans la pénombre, je devine une silhouette qui s’avance vers moi : Yse. Elle a les mains dans ses poches. Cache-t-elle une arme ?
Je n’aurais pas dû venir à Jérusalem. C’est ce qui m’a conduit dans le piège où je me trouve maintenant, face à la mort. À moins que…
Les sirènes hurlent, de plus en plus proches. Je vois des ombres courir au loin et se déployer parmi les tombes. Arriveront-elles avant qu’Yse ne me tue ?
Elle s’avance.
Si je lui parle, si je lui montre les cendres de son frère et l’article du Vârânasî Times, elle ne me tuera peut-être pas ?
Le faire ? Ne pas le faire ? Impossible de si loin.
Le foulard : blanc ou noir ? Noir et blanc. Le damier…
Elle se tient à quelques mètres de moi. Des policiers se ruent vers nous en hurlant.
Elle s’approche encore, souriante. Elle est tout près de moi. Aussi près qu’à Genève, à la sortie de la salle de conférence…
Elle sort les mains de ses poches ; elles sont vides. Elle les passe autour de mon cou, m’embrasse et murmure :
– Tu vois : notre vie ne sera jamais ce qu’ils en disent.