Venise
Pendant la deuxième heure du vol New York-Paris, en cette nuit du 12 au 13 février 2015, des vents d’une force exceptionnelle secouent l’avion, comme si les éléments se liguaient pour me faire arriver plus vite au mariage de mon fils. Je suis encore envahi de visions plus précises, plus horribles et bruyantes que jamais : des femmes pourchassées et violées, des enfants pendus, des vieillards jetés tout vifs dans des fosses communes, des jeunes gens précipités sur des bûchers.
L’image se précise, comme une fractale qui s’affine.
Compter ne m’est plus d’aucun secours. La musique parvient encore à m’apaiser ; toujours les mêmes œuvres, enregistrées sur mon téléphone et que, ne cessant de les réentendre, je peux chanter par cœur, comme si elles resurgissaient du fond de ma mémoire. Pourquoi ? Il faudra bien que je comprenne…
Le vol est de plus en plus perturbé. Je ne ferme pas l’œil, même quand je réussis à échapper à mes visions. Yse occupe mon esprit. Je dois résister. Seul du mal peut venir d’elle. Je n’irai pas à Vârânasî. Plus question de me soumettre aux volontés d’une femme. Si l’on m’accorde la création et la direction de ce nouveau département à Princeton, je les prendrai. Cela vaudra mieux pour moi que n’importe quel autre projet… Sans Yse.
En arrivant à Roissy ce 13 février vers 9 heures du matin, en avance sur l’horaire prévu, je reçois sur Twitter un message signé d’un homonyme à une lettre près, Tristan Signer, annonçant ma venue à Venise le 19 février prochain « pour les obsèques d’un ami ». Rien de plus. Une mauvaise plaisanterie, à l’évidence. D’ailleurs, je ne connais personne à la cité des Doges. Qui se moque ainsi de moi ? Qui a pris mon nom pour créer un compte Twitter ?
Plus sérieusement, je reçois de l’administration de Princeton la nouvelle que mon audition s’est très bien passée et que je décrocherai probablement le poste ; une bouffée de joie m’envahit. Je ne m’attendais pas à m’en trouver si heureux.
Je réintègre avec nostalgie l’appartement de la rue de Tournon. J’aime cet endroit si plein de souvenirs de mon enfance. Je m’y sens bien. En chacun de ses recoins revit un moment heureux passé avec mes parents. Et, maintenant, de ces heures dans les bras d’Yse.
Aucune envie de la perdre. Ce voyage à Vârânasî est-il vraiment, comme elle l’a dit, une condition impérative pour la garder ? Ce n’est pas possible. Je ne peux, je ne veux pas la perdre.
Je passe la journée du 13 cloîtré dans ce cocon familial, libéré de mon exposé à Princeton, en vacances, oscillant entre tous les choix possibles… Essayant d’oublier le monde…
De fait, la situation internationale s’aggrave d’heure en heure. Les Américains expliquent qu’ils ne laisseront pas les Chinois s’approcher des îles Senkaku et qu’ils sont même prêts à y envoyer leurs forces spéciales, en application des traités de soutien réciproque qui les unissent au Japon ; la mort dans l’âme, les Australiens se déclarent disposés à en faire autant. Le nouveau gouvernement de Tokyo réclame maintenant aux Russes qu’ils leur restituent les Kouriles, « honteuse prise de guerre qu’il convient de ramener d’urgence dans le giron de la mère patrie ». Moscou rétorque que toute approche de ces îles par des forces japonaises sera considérée comme un acte de guerre. L’Asie entière se prépare aux combats.
Du côté de l’autre foyer, les Iraniens et les Syriens attaquent Khanaqin, Sindjar et Kirkuk, trois villes du Kurdistan irakien au cœur des zones pétrolières, cependant que les islamistes syriens tentent de reprendre le contrôle d’Al-Yaroubia et Rass al-Ain, principales villes du Kurdistan syrien qui se sont autoproclamées indépendantes au tout début du conflit. Les Américains sont dans le camp turco-irakien. Les Russes, dans le camp syro-iranien.
Mes visions tendent à se transformer en réelles menaces. Et mon intuition faisant de la Russie l’épicentre d’un conflit planétaire à venir commence à se vérifier. Éviter de trop y penser.
Le 14 au matin, je quitte Paris pour Lyon et me réinstalle dans une suite de la villa Caroline. À 10 heures, heure locale, le président Obama, soucieux de ne pas renouveler son erreur dans le dossier syrien à la fin de 2013, convoque le Congrès pour lui demander l’autorisation de faire « face à toute éventualité ». Il obtient ce soutien à l’unanimité.
Coup de théâtre : le secrétaire général des Nations unies annonce qu’il a décidé de se saisir lui-même du dossier kurde et qu’il en a déchargé Mark Diffenthaler. Sans autre explication. Problème de santé ? Les dépêches soulignent que c’est une perte pour l’institution, en un moment où les combats font rage dans toutes les parties du Kurdistan. Et Mark est le seul à bien connaître l’ensemble des protagonistes.
À Paris, le président Hollande explique, dans un long discours télévisé, que la France et l’Europe peuvent être, à tout moment, entraînées sans le vouloir dans une guerre mondiale par le jeu de leurs alliances. Il propose à l’opposition de former un gouvernement d’union nationale et, pour bien montrer la sincérité de son désir d’union, demande à son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, d’en prendre la direction. Le président propose aussi d’accueillir à Paris deux conférences pour la paix réunissant tous les belligérants de chacun des deux conflits. Le soir même, Nicolas Sarkozy refuse et réclame un grand débat au Parlement sur les raisons pour lesquelles la France se verrait obligée de participer à des conflits aussi éloignés de ses intérêts vitaux.
Le soir du 15, je dîne seul avec Che à mon hôtel. Il semble heureux, à cent lieues des grondements du monde. Son mariage, m’explique-t-il, sera aussi rapide que sobre. Presque personne, hormis quelques camarades d’école, quelques enseigants et sa mère. Il a refusé que je finance un grand dîner : « Nous ne voulons rien. » Il a même refusé que je rencontre son compagnon. Quand je m’inquiète de le voir s’unir à celui qui l’a fait souffrir, il élude.
– Tu le verras demain ! Et souris-lui, n’est-ce pas ? Et toi, tu as trouvé quelqu’un qui te rende heureux ? N’aie pas peur du bonheur ! J’ai appris que rien n’empêche davantage d’être heureux que le souvenir qu’on en a.
J’hésite. Je n’ai jamais parlé de mes histoires de cœur avec mon fils. Je dis seulement :
– J’ai longtemps cherché ce « quelqu’un », et l’ai peut-être trouvé…
– Vraiment ? Tu me la présentes bientôt ? Tu ne me présentes jamais personne ! Encore une comédienne ?
Je souris. Au fond, Yse est aussi, à sa manière, une comédienne.
– D’une certaine façon, on peut voir les choses comme ça. Je t’en dirai plus long prochainement. Quand je serai moi-même au clair…
– Méfie-toi des femmes, elles te perdront !
– Si je m’en étais toujours méfié, tu ne serais pas là pour me le reprocher !
Le lendemain, rue de Sèze, dans la grand-salle de la mairie du 6e arrondissement de Lyon dont la plupart des chaises restent vides, Tina, assise à mon côté, me sourit. Je pense à She, morte il y a six ans. Juste avant que Tina ne me quitte. Je lui dis que le compagnon de notre fils lui ressemble. Elle éclate de rire. Pour la première fois, elle ne m’émeut plus. Même sa voix ne me touche plus.
Le mariage est expédié en quelques minutes par un maire d’arrondissement qui ne semble pas spécialement enthousiaste. Un simple verre suit dans le salon voisin. Tina s’approche de moi :
– Dis-moi, Che m’a dit que Mahler et Strauss auraient le pouvoir d’enrayer tes malaises ?
– Oui, c’est nouveau. Avant…
– Avant, tu comptais.
– Tu t’en es aperçue ?
– Évidemment, bêta ! Je vivais avec toi, tu ne t’en souviens pas ? Comment aurais-je pu ne pas le remarquer ?
– Ça a commencé quand je t’ai rencontrée.
– Et tu as cru que j’y étais pour quelque chose ?
– Pas vraiment. J’ai juste pensé que tous les changements intervenus dans ma vie à ce moment-là – toi, la mort de mes parents, celle de mon grand-père, notre arrivée à New York, la naissance des jumeaux – avaient déclenché des troubles. Mais j’arrivais plutôt bien à gérer tout cela. En revanche, maintenant…
– Maintenant ?
– Mes visions deviennent de plus en plus horribles, insupportables. Je suis convaincu que je vois ce qui est sur le point de se passer quelque part dans le monde – en Russie, je pense. Compter ne suffit plus. Je n’arrive à m’en défaire qu’en écoutant de la musique, mais pas n’importe laquelle. Mahler et Strauss en particulier. Mais pas n’importe laquelle de leurs œuvres…
Tina m’interrompt :
– De Strauss, les Métamorphoses, le dernier acte du Chevalier à la Rose et, de Mahler, l’adagietto de la Cinquième…
– Comment le sais-tu ? Voilà que tu t’intéresses à la musique, à présent ?
– Avec toi, ce n’était pas le cas, pour la bonne raison que tu ne t’y intéressais pas. Mais j’adore la musique et j’allais en écouter souvent, avant toi. En particulier avec Igor.
– Avec mon grand-père ? ! Il t’emmenait déjeuner, m’avais-tu raconté.
– Il m’emmenait aussi au concert et il me parlait souvent de ces œuvres-là. Il disait qu’elles le consolaient de ses propres malheurs.
– Quels malheurs ? Que t’en a-t-il dit ?
– Il divaguait parfois ; et quand il écoutait ces œuvres-là, il se mettait à pleurer. Un jour, il m’a dit : « Cette musique est à jamais souillée. Rien ne pourra plus la laver de ces horreurs. » Sur l’instant, je n’ai pas compris et je n’ai pas insisté.
– Il ne t’a rien dit de plus ?
– Non.
Pourquoi ai-je le sentiment qu’elle me ment, une fois de plus ? Mais, cette fois, pas pour aller retrouver un amant ou pour le simple plaisir de ne pas dire la vérité, mais pour une raison bien plus sérieuse.
Dans la pénombre de ce salon surchauffé d’une mairie de quartier, ma vue se brouille. Je sens que je vais tomber. Je cherche à me retenir. Je lâche mon verre, bafouille, m’effondre. Je vois Yse tomber avec moi. Non, pas elle… Je dois la protéger… Puis je découvre une fosse profonde remplie de corps nus. J’entends de grands rires. Puis un formidable cri de colère. Je crois reconnaître une voix… Mais non. Impossible.
Tina me secoue. Che se penche sur moi, affolé.
Me calmer. La musique. Entendre cette musique. L’écouter en boucle dans ma tête… L’adagietto va me faire revenir à moi…
Pourquoi ces visions ? Quel malheur nous attend tous ?
Che s’inquiète ; il tient à me raccompagner lui-même à la villa Caroline et à s’assurer que tout va mieux. Je lui dis de rester avec son compagnon. Il refuse et me prend le bras. Nous marchons jusqu’à mon hôtel. En arrivant, j’apaise ses craintes et le renvoie :
– Je suis désolé : j’espère ne pas avoir gâché ton mariage.
– Mais non : tu étais là, c’était l’essentiel pour moi. Mais ménage-toi, tu n’es plus un gamin. Et occupe-toi de toi. Sois heureux. On se verra demain. Tu ne repars pas tout de suite ?
– Non, je n’ai pas d’obligation avant la mi-mars. Et j’attends le verdict de Princeton.
Une fois rentré dans ma chambre, besoin impérieux d’appeler Yse, de lui dire que je l’aime comme je n’ai jamais aimé personne ; de la supplier de ne pas exiger de moi d’aller à Vârânasî. Elle ne répond pas. Elle doit être partie pour sa randonnée avec Mark. Lequel a été démis de son poste… Pour quels motifs inavoués ? Que se passe-t-il dans les coulisses de cette négociation ?
Au réveil, ce lendemain mardi 17 février, une dépêche sur mon fil Twitter m’apprend qu’en début d’après-midi, hier, l’ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, Mark Diffenthaler, en week-end en Suisse après avoir quitté ses fonctions, a fait une chute mortelle lors d’une randonnée en montagne sur les contreforts du Cervin. Son corps a été retrouvé en fin de journée au fond d’une crevasse et ramené par hélicoptère à Genève. Exactement au moment où, dans le salon de la mairie, j’ai vu Yse tomber.
Je cherche à joindre Yse. Elle ne répond pas. Est-elle morte avec lui ? Non, pas elle ! Pas elle ! J’appelle le bureau de Mark aux Nations unies à Genève. On me confirme la mort de Mark et on m’annonce que ses obsèques auront lieu dans deux jours au cimetière juif San Nicolo du Lido, à Venise, où la famille de sa femme, Martha, a sa résidence principale, que le défunt affectionnait particulièrement. Mark ? Juif ? Première nouvelle !
Impossible de savoir ce qu’il en est d’Yse. Était-elle avec lui ? Nul ne peut, ou ne veut, me répondre. C’était donc lui, l’ami aux funérailles duquel un tweet m’annonçait que je devais assister le 19 ? Qui pouvait savoir ? Il aurait été tué ? Avec préméditation, par Yse ? Non ! Ça n’a pas de sens. Sauf si… Et pourquoi, dans ce cas, m’en aurait-elle prévenu par ce tweet ?
J’irai bien entendu à Venise. Là-bas, je saurai peut-être ce qui est arrivé à Yse. Ne pas la perdre… Pas elle. Pas maintenant. Je me sens mutilé… Si elle est vivante, je ferai ce qu’elle veut. J’irai à Vârânasî.
Atterrissage à Venise ce jeudi 19 février en début d’après-midi sur un vol depuis Roissy. Une embarcation rapide me conduit directement vers l’île San Nicolo, séparée de la cité des Doges par la lagune. Le cimetière donne sur l’entrée d’un petit port jouxtant un monastère. J’apprends par le pilote du bateau que c’est le plus ancien cimetière juif de la Sérénissime, aménagé au xive siècle. Tous les habitants du Ghetto y étaient alors inhumés. Le pilote me raconte que George Sand et Alfred de Musset s’y sont disputés ; et que presque plus personne n’y est enterré depuis la fin du xviiie siècle. La famille de Martha, très ancienne lignée vénitienne, y possède un caveau et a obtenu le droit d’y faire inhumer Mark.
Foule compacte dans l’enceinte de la nécropole. Beaucoup de caméras. Le secrétaire général de l’ONU, entr’aperçu à Genève, est lui aussi présent. Il passe son temps au téléphone. Pourtant, c’est lui qui a contraint Mark à la démission il y a cinq jours. Pourquoi ? Nul ne parle de la raison pour laquelle Mark a quitté son poste. Et pas un mot sur Yse. Peut-être ne l’a-t-elle finalement pas accompagné dans sa course en montagne ? Chacun pense à la mort de Sergio de Mello, quinze ans plus tôt, à Bagdad, et à ses obsèques. Chacun avait alors reproché à Mark d’avoir survécu. Yse, comme Mark… Oui ! Je la devine vivante. Si elle était morte, je le sentirais.
Je parviens à apprendre, par un murmure de la secrétaire de Mark, en larmes, qu’une jeune femme qui l’accompagnait dans l’ascension a réchappé à l’accident et a été hospitalisée à l’hôpital central de Genève. Elle aurait entraîné Mark dans sa chute. Seul, précise d’une voix acerbe la secrétaire, Mark ne serait jamais tombé. C’est lui qui aurait dû survivre. Lui qui a tant fait pour l’ONU.
Hiératique, livide, Martha règne sur la cérémonie avec ses deux enfants d’un premier mariage. Pas de discours. Avant la mise en terre, seule face à tous, devant le cercueil posé sur des tréteaux, elle lit un texte choisi par Mark en personne. Il avait donc mis en scène ses obsèques, tout comme il avait fait du reste de son existence. Un texte superbe composé il y a vingt-quatre siècles en Chine du Sud par un philosophe connu sous le nom de Tchouang-tseu :
« L’amour de la vie n’est-il pas une illusion ? La crainte de la mort n’est-elle pas une erreur ? Ce départ vers un monde inconnu est-il réellement un malheur ? Ne conduit-il pas, comme celui de la fiancée quittant la maison paternelle, à un autre bonheur ? Jadis, quand la belle Li fut enlevée, elle pleura jusqu’à en mouiller sa robe. Quand elle devint la favorite du roi de Tsin, elle constata qu’elle avait eu tort de pleurer. N’en est-il pas ainsi pour la mort ? Ceux qui sont jadis partis à regret ne pensent-ils pas maintenant que c’est bien à tort qu’ils aimaient la vie ? Et si la vie était un rêve ? Certains, réveillés d’un rêve gai, se désolent ; d’autres, délivrés d’un rêve triste, se réjouissent. Les uns et les autres, tandis qu’ils rêvaient, ont cru à la réalité de leur rêve. Au réveil, ils se sont dit : ce n’était qu’un rêve. Ainsi en est-il du grand réveil, la mort, après lequel on dit de la vie : ce ne fut qu’un long rêve. Mais, parmi les vivants, peu comprennent ceci. Presque tous croient être bien éveillés. Ils se croient vraiment, les uns rois, les autres valets. Nous rêvons tous, vous et moi. Moi qui vous dis que vous rêvez, je rêve peut-être mon rêve… »
« Nous rêvons tous, vous et moi. » J’entends Yse derrière ce texte. L’aurait-elle recommandé à Mark ?
Silence et larmes plus ou moins contenues. Le cercueil est porté en terre ; un rabbin chante quelques émouvantes prières. Chacun vient ensuite saluer Martha. Elle refuse ostensiblement de serrer la main du secrétaire général, ce qu’enregistrent les caméras. Elle m’embrasse en murmurant : « Tu sais, Mark n’est pas mort de mort naturelle. Ce n’est pas possible ! J’ai appris, pour Larry. C’est si triste. Mark l’aimait beaucoup. Viens me voir, Tristan, viens me voir. Il faut que nous parlions. »
Vendredi 20 février au matin : après une nuit au Cipriani, je retraverse la lagune dans la brume et prends le premier avion pour Genève. Une nouvelle fois, en plein vol, des visions. Cette fois, c’est l’avion où je me trouve que je vois en feu. Je vois les passagers, mes voisins de siège, brûler. La fin des Métamorphoses me calme à nouveau…
Je me précipite à l’hôpital central de Genève, rue Gabrielle-Perret-Gentil. Encore un hôpital. Plus calme que celui de Lyon. Je demande Yse Ziegler. On la connaît. On me conduit au service de traumatologie. Un médecin m’explique qu’on l’a retrouvée inconsciente, assez loin du cadavre de Mark. Elle n’a aucune fracture, juste un traumatisme à la tête et plusieurs ecchymoses. Quand elle s’est réveillée, elle a déliré et a déclaré aux infirmières qu’elle ne voulait parler à personne. Seulement à son cheval et à moi, Tristan Seigner. Le médecin sourit :
– Elle commence à recouvrer ses esprits. Ça lui fera sûrement du bien de vous voir. Laissez-moi la prévenir.
Une minute plus tard, il revient, l’air embarrassé :
– Elle ne veut pas vous voir, finalement. Elle vous parlera au téléphone d’ici une heure, a-t-elle dit.
Elle ne veut pas me voir ? Pourquoi ? Est-elle en plus mauvais état qu’on ne le dit ? Ou… une idée m’assaille : est-elle vraiment tombée, ou fait-elle croire qu’elle s’est blessée ? Peut-être a-t-elle poussé Mark ? Elle n’a quand même pas fait cela pour moi ? pour nous ? !
J’attends dans un petit bureau que traversent des infirmières empressées. Cinquante-cinq minutes plus tard, le téléphone sonne. Je décroche. La voix d’Yse :
– C’est très gentil d’être venu, Tristan, mais je suis déçue : tu devrais déjà être en Inde.
Elle délire ! Je ne lui ai jamais dit que j’irais en Inde ! Sait-elle, pour Mark ? Puis-je lui dire que je suis allé à ses obsèques ?
– Ah oui, j’oubliais : tu as assisté aux funérailles de Mark ?
Encore ces transmissions de pensées, y compris par téléphone.
– Ah… tu sais donc ?
– Évidemment, je sais, puisqu’il est mort à mes côtés !
– Que s’est-il passé ?
– Nous montions facilement. Devant moi, Mark, à qui j’étais encordée, s’est aventuré sur un passage très étroit d’environ cinq mètres de long, avec plusieurs dizaines de mètres de dénivelé des deux côtés. Depuis notre départ, il était tendu. Bouleversé par son renvoi.
– Son renvoi ?
– Il était accusé d’avoir pris le parti des Iraniens et des Russes contre les Irakiens et les Turcs, et de leur avoir communiqué des informations militaires d’origine américaine. Le secrétaire général a même ordonné une enquête interne pour savoir s’il avait reçu de l’argent des Iraniens. Il a nié énergiquement.
– C’est dément : Mark n’a aucun besoin d’argent ! Martha est richissime ! Et alors ? Que s’est-il passé ?
– Avant de poser le pied sur ce passage, il s’est retourné, m’a regardée et m’a fait signe de le suivre avec un sourire de défi. Ce n’était pas très difficile, j’avais déjà fait avec lui deux ou trois fois ce genre de course. Il s’est avancé. Je l’ai suivi. Sans l’ombre d’un vertige. Soudain, j’ai senti la corde se tendre. Mark avait tiré dessus d’un coup sec, j’en suis sûre. Mon pied gauche a glissé. Je suis tombée. Je l’ai entraîné. Il n’a pas cherché à se retenir. Je vois encore son regard souriant pendant la chute. J’ai fait des saltos en arrière dans un silence absolu. Je me suis dit : c’est fini. J’ai encore eu le temps de voir une barre de rochers… Quand je me suis réveillée, la corde qui nous reliait s’était rompue. Mark se trouvait bien plus bas que moi. Je l’ai appelé. Il n’a pas répondu ; il était mort. Trois heures plus tard, un hélicoptère est venu nous chercher.
– Il s’est suicidé en t’entraînant avec lui dans sa chute ? Pour ne pas avoir à affronter l’enquête de l’ONU ?
– Personne ne le reconnaîtra jamais. On dira que c’est moi qui, à cause de mon inexpérience, ai provoqué la mort d’un grand alpiniste, d’un éminent haut fonctionnaire international.
– Et toi ? Qu’as-tu ?
– Pas grand-chose, par miracle : juste des ecchymoses. Ils vont tous m’accuser de l’avoir tué. Ma vie à Genève va devenir un enfer. Je vais devoir partir.
– Tu lui avais parlé de nous ?
– Non, pas encore…
– Je peux venir te voir ? Dans quelle chambre es-tu ?
– Je ne veux pas que tu me voies dans cet état. Ne t’inquiète pas. Les médecins disent que je sortirai bientôt. C’est si gentil d’être venu, ta visite me touche beaucoup. Et ne t’inquiète pas : la chute ne m’a rien fait oublier de ce qui commence entre nous.
– Alors, je t’attends.
– Non, tu ne m’attends pas : tu dois aller voir mon frère. Je t’en prie. Maintenant !
– Franchement, Yse, je ne vois pas pourquoi j’irais. Je ne crois pas à toutes ces histoires.
– Tu n’y crois pas ? Nul plus que toi ne devrait y croire !
– Je t’aime et ferais beaucoup pour toi. Mais là… Comprends que j’aie besoin d’un peu plus d’explications !
Un long silence au téléphone, puis elle dit :
– Mon frère cherche à augmenter ses capacités de prescience. En consultant des maîtres… de très grands maîtres… Il peut devenir extrêmement dangereux. Il faut que tu y ailles pour le convaincre de renoncer.
Elle semble avoir peur de son frère. Ou peur pour son frère ? Ou bien joue-t-elle la comédie ? Elle reprend plus brutalement :
– Tristan, je ne te le redemanderai pas une nouvelle fois. Ou tu y vas, ou bien ne m’appelle jamais plus.
J’y songe pour la toute première fois : s’il a vraiment tous ces dons, Jonasz ne pourrait-il pas être l’auteur des articles annonçant mon avenir ? Ne serait-ce pas lui qui a fait écrire tous ces articles me concernant ? Il aurait pu…
Comme si elle lisait encore dans mes pensées, Yse confirme :
– Il en est bien capable, en tout cas.
– Capable de prévoir quarante-huit heures à l’avance que mon fils allait faire une tentative de suicide ? Que j’assisterais une semaine plus tard aux obsèques de Mark à Venise ?
– Il sait depuis longtemps tout ce qui va advenir avec plusieurs jours d’avance. Peut-être même plus, maintenant. Moi, je savais un peu, mais mes dons s’effacent. Ils sont de plus en plus flous. Il connaît même la date de la mort de ceux qu’il croise. Il le sait comme une évidence, comme le musicien épelle les notes qu’il entend. D’après ce que j’ai compris, il travaille en ce moment à s’avancer plus loin dans l’avenir… pour le modifier.
– Pour devenir prescient absolu ? C’est théoriquement impossible ! Aucune théorie, aucune pratique, aucune doctrine n’y prétend.
Elle reprend :
– Il m’a pourtant expliqué qu’il pensait bientôt réussir à déplacer les événements dans le temps, à réorienter le monde à son gré.
– Personne ne pourra jamais accomplir ça. Et dans aucune culture je n’ai trouvé trace d’une pareille prétention.
– Eh bien, lui, mon frère, va bientôt y parvenir. Il y est même peut-être déjà. Tu ne vois pas ce qui se passe aujourd’hui dans le monde ? Tu ne trouves pas étrange cette accélération de catastrophes, cette accumulation d’antagonismes ? C’est lui, j’en suis certaine ! Je te supplie d’y aller au plus vite. Il m’a précisé qu’il serait « hors de portée » à partir du 23 février, c’est-à-dire dans trois jours. Je ne sais ce qu’il a voulu signifier par là. « Hors de portée »… Peut-être aura-t-il alors réussi à acquérir tous les pouvoirs… Tu vois, il ne reste pas beaucoup de temps ! Il faut que tu l’incites à renoncer, et même à user de ses dons pour prévenir les catastrophes naturelles, les accidents majeurs, les épidémies…
Croit-elle pour de bon que son frère soit à l’origine de la tension internationale ? Non, elle ne peut croire une chose pareille ! C’est absurde. Est-elle dérangée par sa chute ?
Dois-je parler de tout cela à la police ? Mon intuition me dit qu’une telle initiative me reviendrait encore plus brutalement au visage. Que cela mettrait à nu des choses que je cherche à cacher, ou plutôt que je me cache depuis longtemps… Je risque :
– Allons ! Tout cela n’a aucun sens ! Mark lui-même, pourtant placé au cœur de l’action, n’a rien pu enrayer ni infléchir ! Alors, que pourrait faire un total inconnu, sans aucun pouvoir ? Ton frère ne saurait acquérir de telles possibilités d’action. Au surplus, tu serais mieux à même que moi de le convaincre. Il ne me connaît pas.
Après un long silence, elle lâche en détachant les mots :
– C’est la dernière fois que je te le demande : vas-y maintenant !
– Pourquoi ? Pourquoi moi ?
– Tu possèdes le même don que lui, même si tu n’en as pas encore conscience. Tu pourras d’autant mieux le convaincre. Et, sinon, le contrer, infléchir l’avenir dans la bonne direction quand lui-même tentera de l’orienter dans la mauvaise.
– La prescience absolue est un leurre ! Personne ne peut agir sur le futur de façon aussi globale. Ni lui ni moi ne pouvons y prétendre ! Ton frère n’est pour rien dans ce qui se passe en ce moment en mer de Chine ou au Kurdistan. Et aujourd’hui, s’il l’était, je serais bien incapable de le contrer…
Comment peut-elle croire que j’y pourrais quelque chose ? Des infirmières entrent et sortent du petit bureau où je me trouve. Au bout de la ligne, je sens qu’elle se concentre avant de reprendre, agressive :
– Tu dis que tu m’aimes ? Alors, fais ce que je te dis ! Pars dès demain. Prends le vol de nuit au départ de Paris pour Delhi. Tu y arriveras vers 6 heures. De là, à 8 h 30 du matin, il y a un avion de SpiceJet pour Vârânasî. Tu y seras dans la matinée de dimanche. Descends dans un hôtel de Vârânasî. Compte tenu de tes goûts de luxe, le seul fréquentable est le Nadesar Palace. Il n’a que dix chambres, mais tu ne devrais pas avoir trop de mal à en obtenir une : les troubles de la semaine dernière ont chassé les touristes. Vers 18 heures, habille-toi de blanc, rends-toi à la cérémonie au Ganga Arti. Tu te souviendras ? Ganga Arti. On t’indiquera le chemin. Tu y verras une sorte de terrasse, face au Gange, où se récitent tous les soirs les prières des morts. Prends place au milieu des fidèles et attends. Il te trouvera.
Comment sait-elle tout cela ? Quel piège me tend-elle ? Pourquoi ai-je à présent le sentiment que ce séjour pourrait me délivrer de mes visions d’horreur ?
Elle insiste :
– Ne crains rien. Il ne te fera aucun mal. Quant aux émeutes, là-bas, elles se sont calmées…
– Ce n’est pas le problème… Si j’y vais… Si j’y vais… quand te reverrai-je ?
– Dès que tu en auras fini avec mon frère, il te dira où me retrouver. N’oublie pas les foulards.
– Les foulards ? Qu’en ferai-je ?
– Si tu es parvenu à le convaincre, noue le blanc à ton cou. Sinon, mets le noir.
– Comme dans la légende de Tristan et Yseut ? Ce sont des enfantillages !
– Ce signe importera, étant donné la distance à laquelle nous nous trouverons.
– Quelle distance ?
– Je ne sais pas… Je vois encore quelques ombres de l’avenir. Rien de plus… Je compte sur toi pour le convaincre. Par tous les moyens, hormis la violence. Aucune violence, n’est-ce pas ?
– Mais non, bien sûr ! Pourquoi donc ?
– Parce que tu es le seul à pouvoir le neutraliser sans lui nuire. Et je ne supporterais pas qu’on fasse du mal à mon frère. Si tu lui en faisais, je te tuerais et me tuerais ensuite.
– Pourquoi lui ferais-je du mal, si ce n’est en état de légitime défense ? Du reste, même en légitime défense, s’il détient de tels pouvoirs, il me tuera avant même que j’aie songé à l’agresser !
– Sauf si… Va, maintenant. Chaque heure compte.
Un silence. Je reprends d’une voix enrouée, quasi inaudible :
– Je vais y aller… mais ne me laisse pas sans nouvelles !
Elle éclate d’un rire léger, puis murmure :
– « Partout où il n’y a rien, lisez que je vous aime. »
– Tu me vouvoies, maintenant ?
– C’est une citation…
– Quelle femme a dit cela ?
– C’est un homme, mais il aurait mérité d’être une femme.
Long silence, puis elle murmure encore :
– Laisse-toi emporter par le fleuve de la vie, il saura où t’emmener…
– Tu sais, toi, où il t’emporte ?
– Je le sais. Les années sont comme le vin, il y a les bonnes et les mauvaises. Malgré toutes les tensions du moment, et même si je vois de moins en moins loin dans l’avenir, je sais que 2015 sera un très bon cru. Parce que vient le temps des Justes…
Je pense à la dernière phrase que j’ai entendue de la bouche de Larry : « Le temps est l’allié des Justes. »