chapitre 5

Hôpital Édouard-Herriot

J’appelle Tina à Londres, où elle doit se trouver en cette matinée du 25 janvier. Plus de trois mois que nous ne nous sommes pas parlé. Son téléphone sonne interminablement. La sonnerie n’est pas celle, si caractéristique, des appels reçus en Grande-Bretagne ; comme si ce pays tenait à ce qu’on sache que le correspondant qu’on cherche à joindre séjourne bien sur son territoire.

Pourquoi ne répond-elle pas ? Est-elle déjà en France ? Son répondeur se déclenche. Sa voix. J’en tremble… Sa voix si particulière, à la fois douce et vibrante, qui m’a séduit dès notre première rencontre aux obsèques de mon grand-père, en août 1994, dans le carré juif du cimetière Montmartre. Pourquoi se tenait-elle parmi tous les inconnus que j’ai vus surgir ce jour-là ? Pour la plupart des gens très âgés, regroupés autour d’un des leurs qui paraissait être leur chef, se tenant par le bras comme un clan très soudé. Et puis elle, qui semblait ne connaître personne. Quand elle s’est approchée de moi pour me dire : « Votre grand-père était un homme merveilleux ; il vous aimait beaucoup », je n’ai retenu que le timbre de sa voix. Puis j’ai cherché à élucider le lien qui pouvait unir ce jeune mannequin roumain au vieux médecin russe, ex-conseiller de Staline, devenu antiquaire à Paris ; elle inventait chaque fois une nouvelle réponse. Jusqu’à ce que je comprenne qu’Igor, son aîné de soixante-huit ans, l’invitait souvent au restaurant, à la fin de sa vie, et lui racontait ses aventures. Sans doute en sait-elle plus long sur lui que moi, à qui il avait toujours refusé de parler de la Russie. Mais elle n’a jamais rien voulu me dire de leurs conversations.

Depuis cet après-midi ensoleillé dans le cimetière Montmartre, il y a vingt ans, Tina a tout décidé entre nous : de notre première nuit d’amour, de me demander en mariage, de me suivre à Princeton en abandonnant une carrière devenue internationale, d’avoir des enfants. De me quitter, juste après la mort de notre fille. J’ai laissé faire, comme en spectateur de ma vie privée. Pourquoi suis-je si déterminé quand il s’agit de mes options de travail et si passif dans mes relations avec les femmes ? Je devrais pourtant savoir que ce n’est pas en se laissant porter par le désir d’autrui qu’on peut être heureux…

Quelle expression avait employée Yse, déjà, l’autre soir, à deux reprises ? « Notre vie, disent-ils. » Oui, ne pas laisser notre vie n’être que ce que les autres décident. Yse, dont je ne peux me défaire. Ne rien recommencer…

Je ne laisse pas de message sur le répondeur de Tina. Elle me rappelle cinq minutes plus tard. J’entends comme un grondement autour d’elle. Elle chuchote :

– Je ne pouvais pas te répondre. Je suis dans le train. J’ai dû m’isoler.

– Dans le train ? ! Pour où ?

– Je viens de monter dans l’Eurostar, en route pour Lyon. J’y serai dans quatre heures.

– Tu sais ce qui est arrivé à notre fils ?

– Tôt ce matin, il a avalé des barbituriques chez un ami, à Lyon, où il passait le week-end. Cet ami a donné l’alerte et prévenu son école. Il a été transporté au service des urgences, à l’hôpital Édouard-Herriot.

– Comment sais-tu tout cela ?

– Son école m’a appelée.

– Toi ? Ils t’ont appelée, toi ? !

Je hurle :

– Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu dès que tu as su ?

– J’étais convaincue qu’ils t’auraient appelé, toi aussi. Ce n’est pas ma faute si tu laisses ton fils sans nouvelles et si tu n’es jamais joignable !

Comment ose-t-elle ? Elle qui nous a abandonnés, Che et moi, pour son joueur de cricket !

Je raccroche.

Che, si fragile depuis la mort de sa sœur. Un chagrin a dû le terrasser. J’aurais dû deviner. Je connais si bien cela. Cette détresse qui vous tombe dessus par surprise et vous emporte. Une douleur qui vous force à crier des heures durant… Tina a raison. Tout cela est ma faute. Je ne suis pas facile à joindre. Et Che… Je ne me suis pas occupé de lui autant que j’aurais dû. Je ne me souviens pas même d’un seul week-end passé avec lui depuis au moins cinq ans. Ni même d’une vraie conversation entre nous. Trop de travail… Puis ce départ avec Tina et nos enfants pour Princeton quand sa sœur et lui avaient onze ans. Mais comment aurais-je pu refuser un poste à l’Institute for Advanced Study auprès de Larry Snower ? J’aurais dû ne pas y rester après la mort de She. J’aurais dû au moins revenir à Paris quand mon fils a décidé de partir étudier au Thor…

Comment n’ai-je pas pu deviner, à son dernier coup de fil, qu’il me demandait d’accourir… Qu’est-ce qui a pu l’inciter à pareil geste ? Quelle douleur ? Quelqu’un l’aurait quitté ? Oui, sûrement… Est-il si vulnérable au chagrin d’amour ? C’est bien la dernière chose dont j’aurais aimé qu’il hérite de moi…

Le rejoindre tout de suite. Rentrer en France.

Je quitte l’hôtel sur-le-champ et me précipite à l’aéroport d’Angkor. Je n’aurai donc pas découvert si ces temples recèlent des images fractales. Et moins encore l’indice d’une théorie ou d’une pratique de la prémonition… C’était bien l’essentiel de ce que j’étais venu chercher… Pas eu le temps d’aller suffisamment loin. Larry en sera déçu. Tant pis.

Je dois donc aussi annuler la conférence prévue dans deux jours à Phnom Penh. Comme cela a été annoncé par l’article paru dans l’Angkor Times. Qui a bien pu faire savoir à un journal cambodgien que je rentrerais en France « en raison de la santé de mon fils », vingt-quatre heures avant même qu’il ne tente de se suicider ? À moins que Che lui-même n’ait inspiré cet article comme un ultime appel au secours… ? Mais il ne pouvait rédiger aussi l’interview. Il n’en a évidemment pas la compétence. Alors, qui ?

Depuis la voiture, j’appelle le professeur Lao Pam Bang à Phnom Penh. Il est dans l’avion, pas encore rentré d’Amérique, me dit une assistante. Voilà qui m’évite de trop longues explications. S’il lit l’article, il pensera que j’ai informé un journaliste que j’annulais ma conférence avant même de le faire prévenir. Il en sera, à juste titre, extrêmement fâché… J’envoie aussi un mail à Larry pour lui dire que je ne viendrai pas tout de suite à Princeton. Il est comme le parrain de Che. Je ne lui confie pas tout : il est trop malade pour qu’on l’inquiète davantage.

Je prends le premier avion pour Bangkok : trois heures de vol. Puis quatre heures d’escale. Puis encore huit heures de vol avant d’atteindre Paris. J’essaie de dormir. En vain. Pour m’occuper l’esprit, je travaille à mon exposé à venir. Il faudra bien que j’explicite à quoi mes théories, si folles soient-elles, me conduisent.

Quand je l’ai rencontré pour la première fois à Princeton, il y a maintenant vingt ans, Larry m’a dit, citant Niels Bohr : « N’oublie pas : une théorie n’est en général pas assez folle pour avoir la moindre chance d’être vraie. » On ne pourra pas prétendre que celle-ci ne l’est pas : ressusciter les vieux savoirs mathématiques, ce que je nomme l’« ethnomathématique », tout comme on a fait renaître la médecine chinoise ; cela peut déboucher sur des découvertes majeures, non seulement en urbanisme, mais aussi dans les théories du temps. Par exemple, le voyage dans le temps, que les théories modernes commencent à conceptualiser et que certains, parmi les sages africains et les chamans d’Asie, disent pratiquer depuis longtemps. De même la distinction entre le temps et l’interaction des événements qui le structurent (« Le temps n’est rien d’autre que les événements qui s’y déroulent », avais-je expliqué à Yse). De même encore la distinction entre prescience passive et active, entre celle qui permet de connaître l’avenir et celle qui rend possible d’influer sur lui. Distinction qu’on rencontre dans de nombreuses civilisations et telle qu’on la retrouve aussi dans les théories les plus modernes : pour le modifier, disent les sagesses anciennes, il faudrait s’immiscer en lui, traiter le futur comme le passé : en le pénétrant. Aller plus loin dans cette ethnomathématique permettra peut-être d’en savoir beaucoup plus long sur l’avenir et sur la possibilité de le manipuler. Voilà une partie du programme de travail que j’entends proposer à l’université de Princeton. Me fournira-t-elle les moyens de le mener à bien ?

Je referme mon ordinateur et compulse les journaux que m’a tendus l’hôtesse. La situation mondiale se dégrade. Les Américains exigent maintenant le retrait du porte-avions chinois présent en mer de Chine. À Londres, l’attentat de la City a finalement fait 253 morts. C’est un trader turc d’origine kurde qui a déposé la bombe sous son bureau avant de quitter l’immeuble. À New York, les dirigeants du G20 ne sont même pas parvenus à rédiger un communiqué commun. De peur d’un effondrement des cours, leurs banques centrales décident de relâcher toutes les contraintes, comme en 2008. Au Kurdistan syrien, les troupes turques avancent. Sur le site du Washington Post, une photo montre Mark Diffenthaler, secrétaire général adjoint en charge de la région, en pleine conversation à Genève avec le secrétaire d’État américain John Kerry. Dans le New York Times, le professeur Krugman explique que les États-Unis pourraient une nouvelle fois entrer en guerre pour sortir d’une crise économique ; il plaide pour l’isolationnisme.

Beaucoup de secousses dans ce vol. Voilà que mes visions se déclenchent. Je vois les passagers et les hôtesses comme des cadavres. Des morts. Beaucoup de morts. Et maintenant parfois des soldats. Je n’en distingue pas les uniformes. Je n’entends aucune voix distincte. Nul besoin d’être grand clerc pour deviner que ces visions sont une manifestation de ce que je pressens de la suite des événements. La « prescience » n’est-elle qu’une cristallisation de conjectures ? Je note la formule pour m’en servir dans mon exposé de Princeton. Échapper à ces visions. Pour cela, compter, compter les sièges de l’avion, les hublots, inventer des énigmes. Manger, mastiquer lentement en comptant les bouchées.

Si j’étais au moins capable de prévoir l’avenir de Che, d’agir sur son avenir. Pas lui, après sa sœur… Je me surprends à prier… N’est-ce pas là le comble du renoncement ?

À l’arrivée à Paris, le calme est revenu en moi ; deux heures d’attente à la gare TGV de Roissy. J’appelle l’hôpital lyonnais. Che va de mieux en mieux, me disent des voix anonymes qui se veulent rassurantes. Il s’en tirera.

Vais-je me mettre à croire ? Ah non, pas moi !

Une fois dans le TGV, à 11 heures, en cette matinée du 26 janvier, j’appelle Tina. Elle est encore sur répondeur. Je laisse un message lui demandant de m’attendre vers 13 h 15 à l’entrée des urgences de l’hôpital.

Pendant la traversée de la Bourgogne, immuable et sereine, je regarde les passagers absorbés dans la lecture de leurs journaux. Les gros titres se répètent en boucle : « L’attentat de Londres provoque une crise financière majeure », « Échec du G20 à New York », « Londres, Kurdistan, Senkaku : le triangle infernal ». L’attentat de la City semble maintenant revendiqué par un nouveau mouvement « pour l’unité du peuple kurde » qui dénonce la « collusion des grandes puissances, des compagnies pétrolières et des régimes totalitaires occupant le Kurdistan ». En France, l’extrême droite réclame l’expulsion sans délai de tous les ressortissants kurdes. À Pékin, le président chinois déclare à nouveau qu’il ne laissera pas sans riposte les provocations japonaises. Pourquoi pensé-je encore que le pire viendra de la Russie, qui n’est pourtant pas mêlée à ce qui se passe au Kurdistan non plus qu’en mer de Chine ?

À 13 heures, ce 26 janvier, mon train entre en gare de Lyon-Part-Dieu. Je fonce vers un taxi. Le chauffeur m’indique qu’en dix minutes nous serons à l’hôpital Édouard-Herriot, puis il me parle de la situation en Asie. Lui-même est vietnamien et me demande si je crois que son pays d’origine va se trouver entraîné dans la guerre. Il semble détester les Chinois encore plus que les Japonais. Pour ne pas trop penser, j’enregistre mentalement l’itinéraire qu’il emprunte : avenue Georges-Pompidou, boulevard Vivier-Merle, rue Paul-Bert, avenue Lacassagne, rue du Professeur-Florence, place d’Arsonval… C’est là.

Une fois à l’hôpital, je me précipite aux urgences. Impossible d’accéder à l’accueil. Trop de gens, trop de cris. Une jeune femme aux cheveux raides et luisants, les pieds nus, affublée d’une longue robe noire maculée de sang, hurle, avec un accent indéfinissable, que son mari va mourir et que le diable l’a déjà pris ; une petite fille en pleurs s’accroche à elle, essayant en vain de la calmer. Quand je peux enfin accéder à la réception, personne ne semble en mesure de me dire dans quel service se trouve Che Seigner. Une panne d’informatique…

Et Tina ? Elle devrait être là ! Je l’appelle. Encore sur répondeur. Est-elle au chevet de Che ? Elle n’est quand même pas déjà repartie ? Après quinze minutes interminables, on m’oriente vers le service de réanimation, au premier sous-sol, où Che se trouvait, semble-t-il, hier encore. Là, j’apprends qu’il n’y est plus et qu’on ignore où il est hébergé à présent.

Un jeune médecin, petit, presque obèse, vêtu de la blouse verte des internes, vient à moi et m’entraîne du geste vers un long couloir qui nous conduit à un bureau exigu. Son nom écrit sur sa blouse : « Pierre Aoun ». Un Libanais. Il me regarde, la mine à la fois attentive et impénétrable. Une table, deux chaises. Des tableaux de service affichés aux murs. J’ai peur de ce qu’il va m’apprendre. D’une voix à l’accent chantant, il m’explique qu’il est interne en réanimation et que c’est lui qui s’est occupé de Che à son arrivée.

– Votre fils est sorti d’affaire, chuchote-t-il d’une voix si faible que j’ai peine à l’entendre ; vous allez pouvoir le voir. Nous lui avons fait un lavage d’estomac et il s’est remis assez vite. Ce n’étaient que des barbituriques. On s’y est pris à temps, heureusement, car il avait mis la dose ! Il ne devrait y avoir aucune séquelle. Il semble finalement habité par un grand désir de vivre. Nous connaissons cela : bien des gens se suicident juste pour se prouver à eux-mêmes qu’ils sont vivants.

– Où est-il ?

– Dans mon service, pour quelques heures encore. Il devra rester une petite huitaine de jours à l’hôpital. Mais tout ira bien.

– Vous avez vu sa mère ?

– Elle est passée ici hier avec un monsieur. Elle est repartie dès qu’elle a su votre fils tiré d’affaire… Elle était attendue à Londres, a précisé l’homme qui l’accompagnait, ajoute l’interne en baissant les yeux, gêné d’être mêlé à ces histoires de famille.

Ma réponse fuse :

– Ne vous inquiétez pas. Ma femme et moi sommes redevenus amis, ce que nous n’aurions sans doute jamais dû cesser d’être.

Je m’en veux d’avoir lâché cela. Pourquoi une telle confidence à cet inconnu ? Cette plaisanterie qui pourrait lui donner à croire que nos enfants n’étaient pas désirés. Lui parler de She et de sa mort mystérieuse, dans son sommeil ? Tina est venue avec son joueur de cricket ? elle est repartie ? elle n’a même pas pris la peine d’attendre le réveil de son fils ? Voilà qui paraît incroyable…

Sans répondre, le médecin m’entraîne vers un ascenseur réservé au personnel hospitalier. Deuxième étage ; une grande salle obscure, tout en longueur, sans fenêtre, bourrée d’appareils qui clignotent. Dans la pénombre je dénombre, onze lits tous occupés par des patients entubés, endormis. Je ne distingue pas Che parmi eux… Le praticien avance tout en chuchotant comme s’il avait peur de les réveiller.

– Il n’est plus là ? Ah oui… Ils ont dû le déplacer.

Au bout de la pièce, il ouvre une porte, emprunte un nouveau couloir aux parois blanc laqué, inondé d’une lumière aveuglante. Au fond, une autre porte, qui ne s’ouvre qu’avec le badge du médecin et donne accès à une autre chambre plongée dans le noir. Un seul lit. Che y gît, les yeux grands ouverts. L’interne allume une petite lampe. Le visage de mon fils est diaphane, amaigri, méconnaissable. Il me sourit et tente en vain de se soulever. Ses cheveux blonds ramassés sous une charlotte le font plus que jamais ressembler à sa mère.

Le médecin marmonne :

– Vous avez dix minutes. Pas une de plus, vraiment.

Quels mots prononcer ?

– Bonjour, Che… Tu te sens mieux ?

Long silence. Puis il essaie de répondre, humecte ses lèvres et articule :

– Pardonne-moi, je n’aurais pas dû…

Sa voix est elle aussi méconnaissable. Il reprend :

– Tout va bien, ne t’inquiète pas.

– Pourquoi as-tu fait ça ? Tu as tout pour être heureux…

Son visage se ferme. Je n’aurais pas dû dire ça. Quel idiot je fais.

Ses traits se tendent, sa voix devient âpre :

– Ah, tiens ? J’ai quoi ? Pas d’amis. Des études minables. Une sœur qui m’a abandonné sans me dire au revoir. Une mère qui, depuis mes douze ans, m’a préféré des amours de passage et n’est même pas là à mon réveil. Un père que j’adore, qui m’envoie de longs messages d’affection, mais qui ne me voit jamais plus et ne m’appelle que pour me parler de lui.

– Comment peux-tu dire ça ?

– Depuis combien de temps je ne t’ai pas vu ? Trois mois et quatre jours ! Et maman, depuis quand ? Plus d’un an ! Depuis mes six ans, She et moi, on était vos parents à tous les deux. Et, si tu veux savoir, mon rêve d’enfant était d’imaginer que vous grandiriez assez vite pour que je puisse enfin devenir un vrai petit garçon.

– N’importe quoi ! Tu exagères !

– J’exagère ? Écoute, papa. Tu es un grand savant. Je t’admire. Mais tu es comme cet autre prof de maths qui aimait tant les enfants, celui qui a écrit Alice… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Tu m’as raconté l’histoire quand j’étais petit…

Pourquoi parle-t-il à présent de Lewis Carroll ? Sait-il qu’il est l’auteur préféré de Larry ? et qu’il a travaillé, lui aussi, sur le temps ? Sait-il qu’il souffrait, comme moi, d’obsessions, et que toute son œuvre en porte la trace ? Sait-il que, dans De l’autre côté du miroir, ce livre dont je ne lui ai jamais soufflé mot, Carroll décrit un monde où le temps est inversé : on souffre d’abord, on se blesse ensuite ; il faut s’éloigner du but pour l’atteindre. Comme dans les fractales… comme dans… Tiens, comme dans le manga d’Yse. Rebrousser chemin dans le temps pour…

Autre idée pour mon exposé : revenir en arrière pour réparer l’avenir. À noter. C’est peut-être cela qu’Yse voulait me faire comprendre ?

Je réponds aussi calmement que possible :

– Pourquoi me parles-tu de Lewis Carroll ?

– Voilà : Carroll, c’est bien son nom. Celui qui aimait les enfants, avec qui il correspondait davantage qu’avec des gens qu’il côtoyait. Toi, c’est pareil. Tu n’aimes que m’écrire. Tu ne m’écoutes pas quand je te parle de moi. Je t’aime, tu sais. Mais c’est fatigant de devoir te porter. Tu ne peux pas décider un peu, de temps en temps ? Décider sans attendre que les autres décident pour toi ?

Je ne relève pas, esquive :

– Tu n’as pas essayé de te… faire du mal juste à cause de la mort de ta sœur ou de la séparation de tes parents ? Que s’est-il passé ? Un chagrin d’amour ?

– Parce que tu sais, toi, ce que c’est, un chagrin d’amour ? que d’être emporté par lui jusqu’à en mourir ? jusqu’à vouloir mourir ? Moi, je sais !

Il a donc oublié ce que j’ai enduré au départ de sa mère ? Mais je serais le dernier à lui en faire grief. Combien de fois, après la mort de She et le départ de Tina, ne me suis-je pas répété : « Ne rien montrer à Che, ne rien lui laisser paraître », « Ne pas faire de bêtises ». Jusqu’à mettre hors de portée le fusil de mon grand-père que j’avais gardé…

Je réponds :

– Il est question de toi, pas de moi. C’est décidé : je vais m’occuper de toi, maintenant.

Il se dresse sur ses coudes.

– Tu sais bien que tu n’en feras rien ! Ne promets pas ce que tu ne peux tenir. Ce n’est d’ailleurs pas ça que je te demande. Juste de m’écouter quand tu es là. De m’écouter vraiment ! De ne pas consulter ton téléphone pour y lire tes messages en faisant semblant de t’intéresser à ce que je dis. C’est ce que tu rêves de faire en ce moment, n’est-ce pas ?

– Mais non, pas du tout !

Il a raison. De plus en plus souvent, quand les crises se déclenchent et que je vois mes interlocuteurs transformés en cadavres, les corps entassés, les soldats qui tirent, cette menace qui se confirme chaque jour davantage, je suis pris de TOC, comme par autodéfense : je compte tout et n’importe quoi, ou je consulte fébrilement mon mobile. D’abord mes messages, puis les informations sur le fil Twitter. Tout est bon pour chasser mes hallucinations. Comment le lui faire comprendre ? Lui expliquer que je pressens une guerre encore pire que toutes celles qui ont déjà eu lieu ? Un massacre de masse d’un genre nouveau. Impossible…

Je hasarde :

– Pourquoi, pourquoi as-tu fait cela ? Par amour, vraiment ?

Il hésite, puis se laisse aller :

– Oui… Pas seulement. Plus aucune raison de vivre.

Je me risque encore :

– Ne dis pas ça. Tu as un père qui t’aime et une mère aussi, à sa façon ; tu as plein d’amis. Tu as la chance d’apprendre le métier que tu as choisi, tout petit. Je me souviens…

– N’invente pas de souvenirs. C’est un blasphème ! On ne peut pas se construire un avenir en réinventant le passé.

Pourquoi cette phrase me touche-t-elle autant ? « Construire un avenir en réinventant le passé » : exactement ce à quoi est censée conduire ma théorie…

Il continue :

– Tu ne peux pas te souvenir de ça, parce que ça n’est pas vrai. Quand j’étais petit, je voulais devenir un petit garçon, rien d’autre. Pour rire avec mes copains, écouter des histoires inventées rien que pour moi… Mon apprentissage ? Parlons-en ! Ébéniste : j’ai peut-être rêvé, un temps, d’en faire mon métier, mais je ne l’aime déjà plus avant même de l’avoir exercé ! Ma vie est déjà… Comment disait ton grand-père quand il évoquait la sienne ? « Noyée dans une indéfinissable inanité… »

– Mon grand-père ? Pourquoi parles-tu de lui ? D’où tiens-tu cette phrase ? Tu ne l’as même pas connu ! Il est mort trois ans avant ta naissance !

– J’ai toujours eu l’impression qu’il a été la seule personne au monde à avoir jamais compté vraiment pour toi. Ce n’est pas vrai ?

Il a sans doute raison. Igor… Sa force, son aura ont laissé en moi une trace indélébile. Comme j’aurais aimé être capable, comme lui, de changer de vie, d’imposer aux autres ma propre conception de mon avenir. Je réponds :

– Tu as hérité de son caractère : il était sévère avec tout le monde et ne s’aimait guère lui-même. C’est peut-être pour cela qu’il était si maître de son destin… Ce n’est pas le mieux de ce que tu aurais pu hériter de lui.

– Maman, elle, l’adorait, en tout cas…

Tina ? Il est vrai qu’elle connaissait Igor, bien avant notre rencontre. À moi, elle n’a rien dit ; je n’ai jamais rien su de leurs conversations.

– C’est ta mère qui t’a rapporté cette formule de mon grand-père, l’« indéfinissable inanité » ? Elle t’a parlé de ses relations avec lui ?

Che va répondre quand le médecin frappe à la porte vitrée. Je feins de ne pas entendre. Che balbutie, comme gêné d’avoir à mentir :

– Non, jamais… Enfin… Dis-moi, tu ne devais pas être encore au Cambodge ?

– Je suis revenu dès que j’ai su… Que t’a-t-elle dit, ta mère, sur ton arrière-grand-père ?

– Rien ! Vraiment rien. Pourquoi ces questions ? Que faisais-tu au Cambodge ? En voyage avec une nouvelle conquête ? Une comédienne ? Tu aimes tant les comédiennes !

– J’y suis allé seul… Tu aurais aimé venir ? Tu aurais dû me le dire… Dis-moi : est-ce pour ça que tu t’es débrouillé pour faire publier là-bas cet article et cette fausse interview ?

Il semble sincèrement interloqué :

– Quel article ? quelle interview ? De quoi parles-tu ?

– Du journal annonçant que j’ai dû quitter précipitamment Angkor en raison… de ton état de santé !

Je lui montre l’article, découpé, dont je ne me sépare plus. Il le parcourt, puis me dévisage, stupéfait.

– Tu as sûrement accordé cette interview ! Personne ne peut parler d’un tel sujet comme tu le fais ! Tu ne perdrais pas la mémoire ? Tu travailles trop !

J’hésite. Après tout, peut-être aurais-je oublié… Mes visions me conduiraient à cela ? Je deviendrais amnésique ? Ce serait horrible. Mais non ! J’enrage même d’y avoir pensé.

– Non, je ne suis pas atteint par la maladie d’Alzheimer.

– Je n’ai pas dit cela.

– Je n’ai pas accordé cette interview. Tiens, je devais la donner aujourd’hui même, et j’ai annulé quand j’ai appris ton… Je me suis même demandé si l’on n’avait pas repris une vieille interview que j’aurais accordée ailleurs, mais non. Impossible : l’article fait état d’hypothèses qui me sont venues sur place, mais que j’ai écartées et dont je n’avais soufflé mot à personne. Tu te rends compte ? Je ne suis pas fou. C’est comme si quelqu’un avait lu dans mes pensées ! Et puis on y parle de toi, on précise que j’ai dû revenir à cause de ton état de santé. Même si je ne me souvenais pas d’avoir donné cette interview, personne ne pouvait savoir que tu allais… L’article a été rédigé avant même que tu… Toi seul étais au courant de… Non ?

Un silence pesant s’installe. Il me fixe intensément.

– Je n’ai décidé d’avaler ces pilules qu’à 3 heures du matin, hier, sur un coup de tête ! Et je n’aurais pas pu écrire cette interview ! Ôte-toi cette idée de la tête ! Même si l’idée et l’intention m’en étaient venues, encore aurait-il fallu que je comprenne quelque chose à tes mathématiques, et même que je puisse entrer dans ta boîte mail !

– Oh, ce n’est pas un problème : une boîte mail se pirate ou se fabrique. Tu aurais pu en créer une à mon nom, ce qui ne les aurait pas inquiétés. Tu aurais même pu leur dire que j’étais chez toi, que tu étais malade, que j’étais à tes côtés et que j’écrivais à partir de ta boîte mail ! Tu as bien toujours cette adresse :  ? Tout le monde aurait marché.

– Ça n’a aucun sens. Tu me vois en train de faire ça ? Pour quelle raison ? Au reste, je n’utilise jamais cette adresse, tu le sais bien. Même pas pour t’écrire ! À l’école, je suis inscrit sous le nom de jeune fille de maman, Mirescu. Tu me vois appeler un journal cambodgien pour leur annoncer que je vais avaler des barbituriques ? ! Il te faut chercher ailleurs. Sans doute dans ta propre mémoire. Si ça se trouve, tu as utilisé cet horrible prétexte pour annuler cette conférence, sans savoir que ton prétexte deviendrait réalité.

De l’autre côté de la porte vitrée, le médecin fait à nouveau signe qu’il est temps de laisser le patient se reposer.

– Tu me crois capable de cela ? ! Je te laisse. Nous en reparlerons. Je vais rester à Lyon quelques jours, à attendre que tu ailles mieux.

Il hausse les épaules, l’air renfrogné :

– Tu sais bien que tu ne le feras pas.

– Tu verras. Je resterai à Lyon aussi longtemps que tu voudras de moi, et je viendrai te voir tous les jours. Le reste peut attendre.

Il me regarde, incrédule, sourit, me tend la main. Nous demeurons encore un moment silencieux l’un en face de l’autre. Je sens qu’il me transmet de son énergie. Comment est-ce possible, alors qu’il en a si peu pour lui-même ?