Genève
En ce début d’après-midi du mercredi 21 janvier 2015, pendant que l’avion de Swiss en provenance de New York survole les Alpes en direction de Genève, je songe avec jubilation à la conférence qui m’attend dans deux heures. Et avec ennui à la soirée qui suivra avec Evlyn.
J’aurais dû lui dire non. Il est trop tard, à présent. Je donnerais n’importe quoi pour ne pas la rejoindre. Heureusement, elle joue, ce soir encore, le rôle de Nina, dans La Mouette, au théâtre de Vidy, à Lausanne. Je l’ai vue dix fois dans cette pièce, depuis la salle ou des coulisses. Chaque fois, je redécouvre le génie tchékhovien. Fractal, dirais-je aujourd’hui. Parce que constitué de l’emboîtement d’histoires identiques, de plus en plus réduites : Medvedenko aime Macha qui rêve de Konstantin qui courtise Nina qui est amoureuse de Trigorine, lui-même fasciné par Arkadina, elle-même adulée par Dorn, lui-même courtisé par Paulina qui s’éloigne de Chamraïev.
En Nina, Evlyn est comme dans la vie : lunaire. Je l’aime sans doute encore, mais d’un amour lassé, encombré. Si je continue à la voir, si j’ai accepté ce dîner, c’est qu’une fois encore je n’ai pas eu le courage de le lui refuser, de lui faire de la peine. Encore moins ai-je celui de la quitter. Comme il m’est difficile d’échapper à la vie dont les autres rêvent pour moi !
Je ne pense pas qu’elle attende quoi que ce soit de moi. Ni moi d’elle. À la différence de ce que j’ai connu, dès le premier jour, avec Tina quinze ans plus tôt.
Tina… Ne plus penser à elle. Surtout ne plus y penser… Comment ai-je pu trouver la force de ne pas me suicider quand elle m’a quitté, il y a exactement cinq ans ? Aujourd’hui encore, quand j’y songe, une souffrance stupéfaite me submerge. Presque aussi intense qu’à la mort de notre fille. She… Quelle douleur. Jamais cicatrisée.
J’aurai peut-être, juste après la conférence, le courage d’annuler ce dîner avec Evlyn. Oui, c’est cela : au tout dernier moment, prétexter un repas de travail improvisé. Ce sera d’ailleurs plus vraisemblable si c’est au tout dernier instant. Elle m’en voudra peut-être moins : je déteste être détesté.
Que les hommes sont lâches, disent les femmes. Comme elles ont raison !
Pourquoi m’est-il si difficile de quitter Evlyn ? Aucun amour, pas même une relation passagère ne m’attendent ailleurs. Je ressens juste intensément le désir d’être seul, de rompre avec ce que bien des gens espèrent ou exigent de moi. Être seul, après tant de cours, de missions, de conférences, de voyages ! L’âge qui vient ? La prémonition d’un grave danger qui pourrait bientôt menacer le monde ? Oui, je le devine : les dieux vont bientôt se disputer le contrôle de la foudre et les plus mauvais d’entre eux vont prendre le dessus. Le moment est venu de se concentrer sur l’essentiel.
Les horreurs à venir… Pendant le vol, depuis New York, mes obsessions ne m’ont pas lâché. Et plus encore à l’approche de l’atterrissage. Ces images de charniers reviennent de plus en plus souvent, de plus en plus précises, comme venues d’une caméra lentement mise au point. Comme une fractale dont l’image se précise en se transformant.
Respirer. Chasser ces images de mon esprit. Me concentrer. Ne plus penser… Faute de pouvoir dormir, j’ai compté pendant les heures du vol les rayures des fauteuils devant moi et imaginé en détail la forme de l’avion, le nombre de sièges, de plateaux-repas, de couverts. Je me suis représenté le revêtement du sol aux formes suffisamment complexes pour que je puisse m’y intéresser. Après un long moment, grâce à ce stratagème, mes visions ont disparu.
L’appareil tourne maintenant au-dessus du Léman. Le commandant de bord s’excuse en anglais : trois heures de retard. La neige au départ, la tempête à l’atterrissage. Il est 17 heures à Genève et c’est déjà la nuit. Je n’aurai pas le temps de passer à l’hôtel avant ma conférence.
Je regarde les nuages défiler. Je songe à Larry, comme chaque fois en avion. Larry Snower, ce grand professeur de topologie à Princeton qu’une honteuse rumeur de pédophilie avait privé du prix Crawford, après qu’il eut reçu la médaille Fields. Rencontré pendant mes études à Princeton, il avait présidé mon jury de thèse ; après mon passage à New York au laboratoire d’IBM, puis à l’université de l’Ohio, il m’avait attiré à l’Institute for Advanced Study, à Princeton. Le premier, il m’avait suggéré de regarder le monde tel qu’on le voit d’avion : « Voir le monde d’en haut, c’est en voir la réalité la plus pure », avait-il affirmé, citant Le Corbusier : « La photo aérienne dit le scandale du monde. » Il m’avait alors fait découvrir les clichés pris du ciel en 1939 par Marcel Griaule en pays dogon, et m’avait orienté vers ce qu’on n’appelait pas encore l’« ethnomathématique », les mathématiques des peuples anciens. Sans lui, je n’aurais rien fait de ce qui m’amène à Genève aujourd’hui. Rien de cet immense projet. Larry, mon maître, aujourd’hui mourant à Princeton.
Y retourner au plus vite pour le retrouver et préparer mon audition finale, avant que l’université ne fasse son choix. Juste après ce voyage en Europe et en Asie. Et avant une conférence prévue à São Paulo. Trop, beaucoup trop de voyages. En finir, annuler…
Je compulse à nouveau mes notes. Depuis des mois, je me prépare à cette conférence annoncée à son de trompe sur « xxie siècle : le temps de l’Afrique ». J’aurai droit à vingt minutes, comme chacun des autres intervenants répartis sur trois jours. Ayant tout préparé, je parlerai comme à mon habitude et comme l’exige le format prévu : sans notes, puis sans questions.
Une réussite, cette réunion, avant même d’avoir commencé, à en juger par la liste des orateurs dont la venue est confirmée en dépit de la tension internationale : plus d’une centaine de chefs d’État, dont tous les Africains sans exception, l’Américain et la plupart des Européens, le Chinois, le Japonais, l’Indien, l’Indonésien, le secrétaire général des Nations unies, celui de l’OTAN, le nouveau président de l’Union européenne, ancien Premier ministre finlandais qui vient d’entrer en fonction et dont c’est la première sortie, le président de la Banque mondiale, le directeur général du FMI, ceux de toutes les grandes institutions financières internationales, ceux des principales ONG et fondations, les plus puissants des philanthropes, chefs d’entreprise, banquiers, dirigeants de fonds souverains. Aussi de prestigieux écrivains, peintres, architectes-urbanistes, économistes, démographes, médecins, chorégraphes, musiciens, cinéastes, ethnologues, sociologues, anthropologues… Tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, sont impliqués au plus haut niveau dans l’édification de l’Afrique de demain ; sujet à la mode depuis qu’on a commencé à comprendre que le siècle nouveau sera africain, pour le meilleur ou pour le pire. Des milliers de conseillers, journalistes, attachés de presse se sont aussi précipités au siège des Nations unies, à Genève, où se tient la réunion. Plus de cent exposés sont prévus sur trois jours, simultanément dans deux salles. Soixante-douze heures pour montrer que l’Afrique est enfin prise au sérieux par le reste du monde. C’est aujourd’hui la dernière de ces trois journées.
Cette conférence tombe pourtant on ne peut plus mal : une crise économique mondiale qui n’en finit pas ; un chômage des jeunes au plus haut partout dans le monde ; une croissance économique qui ne revient ni en Europe, ni au Japon, ni dans bien des pays émergents ; une nouvelle tentative avortée de révolution en Iran ; une menace de guerre entre la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran pour le contrôle des diverses parties du Kurdistan, et d’abord de la partie kurde de l’Irak, qui regorge de pétrole ; un regain de tension entre la Chine et le Japon. L’angoisse de voir ces conflits se déclencher et s’étendre, par le jeu des alliances, comme après Sarajevo il y a un siècle… Je suppose que, si tous les grands de ce monde ont quand même choisi de venir ici, ce n’est pas seulement pour parler de l’Afrique, étonnamment calme depuis bientôt un an, mais bien pour évoquer en coulisses ces risques de conflits sur d’autres continents. Et le fait que cette réunion se tienne dans les anciens locaux de la SDN lui confère une tonalité particulière. Tant de guerres n’ont pas été évitées dans ces couloirs…
En être me fait plaisir. Pourquoi le nouveau secrétaire général de l’ONU, qui organise ce sommet, m’a-t-il demandé à moi, professeur de mathématiques fondamentales à l’université de Princeton, de venir parler en séance plénière, devant tant de chefs d’État et de gouvernement, de certains de mes travaux les plus théoriques ? Bien des collègues m’ont expliqué que nous autres, universitaires, ne devrions jamais nous commettre dans ce genre de cirques politiques, qu’ils ne peuvent que nuire à notre réputation ; d’aucuns ont même prétendu que cela me coûterait la direction de la future faculté d’ethnomathématique, dont la création doit être décidée dans quinze jours. J’ai laissé médire les envieux : mes travaux viennent de faire beaucoup parler d’eux. Larry m’a toujours assuré qu’ils me vaudraient un jour une renommée planétaire à cause de ce qu’ils impliquent. Lui seul l’a compris, mais sans trop y croire.
J’imagine même que c’est lui qui a suggéré mon nom à Mark Diffenthaler, l’adjoint du secrétaire général, en charge de l’Afrique et du Moyen- Orient. Ce ne peut être que lui : Larry, Mark et moi nous connaissons très bien. Mark était étudiant à Princeton avec moi il y a vingt ans, lui en droit, moi en mathématiques. Sa femme Martha connaissait bien celle de Larry, Edna : toutes deux italiennes. Mark est au courant de ma thèse sur les villages africains et de mes travaux qui ont suivi sur les conceptions africaines du temps. Même s’il n’y comprend pas grand-chose, Mark a dû y voir une preuve de la très ancienne sophistication de l’Afrique. Et, aujourd’hui, l’ONU a grand besoin de ce rappel, quand le monde va si mal par ailleurs.
Atterrissage, enfin. Brutal et chahuté. L’avion tarde à rejoindre son bloc. J’enrage : l’aéroport de Cointrin n’est pourtant pas Kennedy Airport ! J’allume mon téléphone. Un message d’Evlyn que je ne prends même pas la peine de lire : sûrement quelque allusion érotique. Un message de Larry qui dit s’inquiéter de la tension internationale, pour ses enfants installés en Italie.
Je vais sur les réseaux sociaux : ils n’énoncent aucune aggravation de la situation depuis mon décollage. Les flottes de Tokyo et de Pékin se concentrent, se croisent et se défient toujours en mer de Chine pour la propriété d’îlots que les uns nomment Senkaku et les autres Diaoyu. Par ailleurs, la tension autour du Kurdistan semble suspendue, malgré la déclaration unilatérale d’indépendance de quelques villages du Kurdistan syrien, que nul ne prend au sérieux.
Enfin, les portes de l’avion s’ouvrent. Je fonce vers la sortie sans trop d’égards pour les autres passagers. La foule des aéroports… Ne pas sombrer à nouveau dans mes visions, pas maintenant. Me concentrer. Je tends mon passeport au contrôle. Regard insistant. Que me veut-on ? Pas de valise à attendre. Tout est dans mon bagage à main. Je passe la douane sans attirer l’attention du douanier distrait.
En franchissant la porte vitrée automatique qui sépare la douane du hall d’entrée, je cherche un panneau affichant mon nom. J’imagine que les organisateurs m’ont envoyé un chauffeur. Accoudé à la barrière, face à la sortie, je découvre la silhouette efflanquée de Mark Diffenthaler. Impossible de ne pas le reconnaître, même si je ne l’ai pas vu depuis… depuis combien de temps déjà ? Trois ans… Il est venu en personne ! Ses yeux d’un bleu très pâle, ses cheveux blonds trop longs accentuent son allure d’éternel adolescent : entre le vieux mannequin de mode et l’ancien joueur de tennis. Immuablement affublé d’une veste en cachemire moutarde, d’une chemise jaune à grosses rayures rouges, d’une cravate rouge à fines rayures jaunes, de chaussettes rouges et de chaussures jaunes. Le dandy genevois, né en France, est devenu un très célèbre professeur de droit international, spécialiste des droits de l’homme, hissé à présent au poste de secrétaire général adjoint des Nations unies. Diplomate par hasard, baroudeur par goût, grand alpiniste aussi. Pourquoi s’est-il lui-même dérangé ? Il doit pourtant avoir beaucoup à faire ! Quelque chose à me dire avant que je prenne la parole ? M’expliquer pourquoi, vraiment, il m’a invité ?
En le voyant, je repense aussitôt à Sergio. Tout le monde songe à Sergio en croisant Mark. Sergio Vieira de Mello, haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, mort il y a presque douze ans, le 19 août 2003, dans un attentat qui tua quatorze personnes et détruisit le quartier général des Nations unies à Bagdad. Mark Diffenthaler s’y trouvait, lui aussi ; jeune professeur (il avait alors trente-trois ans) en mission pour un mois pour le compte de la Commission des droits de l’homme, il fut le seul survivant de l’explosion du troisième étage. Même pas blessé. On s’était toujours demandé comment il s’en était tiré. On avait raconté qu’il avait quitté précipitamment l’immeuble quatre minutes avant l’explosion. Nul ne pouvait évidemment le soupçonner de complicité avec Abou Moussab al-Zarqaoui, chef d’Al-Qaida en Irak, ni avec le groupe kurde Ansar al-Islam, qui, l’un et l’autre, avaient aussitôt revendiqué l’attentat. Et qui, l’un et l’autre, sont au cœur des événements d’aujourd’hui dans la région.
Certains avaient cependant insinué que le gouvernement irakien avait commandité l’attentat et que Mark avait bénéficié de connivences diplomatiques… Sûrement faux. Juste une chance exceptionnelle. Dont il n’avait jamais voulu reparler : le remords du survivant, de l’improbable miraculé, sans doute.
Quelques jours plus tard, aux obsèques de Sergio dans le cimetière des Rois, à Genève, cette ville que le Brésilien à l’esprit si universel aimait tant, la présence de Mark avait gêné la petite foule de diplomates et d’amis venus du monde entier. Parce qu’il avait survécu. Mais davantage encore parce qu’il arborait sa sempiternelle cravate rouge à rayures jaunes…
Depuis, on n’avait jamais rien appris d’autre sur les auteurs de cet attentat. À présent, avec la tension au Kurdistan, nul n’y pense plus, si ce n’est pour constater que la thèse du terrorisme kurde a retrouvé des partisans.
En me voyant surgir du hall de récupération des bagages, Mark sursaute, sourit, bondit vers moi, s’engouffre dans la zone sous douane malgré les panneaux d’interdiction, me serre fort dans ses bras, trop fort, et s’écrie :
– Tristan ! Quelle joie de te retrouver enfin ! On peut dire que tu t’es fait désirer ! Donne-moi ton sac…
Sa voix, aux accents si particuliers dans les graves, n’a pas changé. Elle n’est pas pour rien dans son succès auprès des femmes.
Je déteste maintenant ces instants-là, en ces lieux-là. Plus personne, sinon des taxis, n’attend plus personne. Signe de la solitude croissante, dans nos sociétés.
Mark m’arrache mon bagage, le confie à un homme que je n’avais pas remarqué et qui vient de le rejoindre : un Sikh à la taille impressionnante, encore rehaussée par un turban blanc impeccablement noué. Mon regard est attiré par cet enroulement complexe : une fractale… Ne pas regarder ! Ne pas compter ! Lui me fixe sans aménité. J’en suis gêné. L’ai-je déjà rencontré ?
En me poussant vers la sortie, Mark m’explique que je suis très attendu et que, mon avion ayant pris beaucoup de retard, je n’ai pas le temps de passer à mon hôtel : « Le meilleur de Genève, les Bergues : tu vois, je t’ai soigné ! » Mark semble préoccupé, fébrile. Il consulte nerveusement son BlackBerry – un des derniers, car presque plus personne ne les utilise. Nous fonçons vers le parking où nous attend une longue limousine noire, une vieille Bentley, sur l’aile de laquelle flotte le drapeau des Nations unies. Le Sikh pose mon bagage à l’avant, et nous ouvre les portières arrière. Son regard m’indispose, comme un reproche. Qui est-il ? Je fais mine de ne pas le remarquer. L’intérieur du véhicule, de cuir noir, exhale une odeur entêtante. Un parfum de femme. Lequel ? Me concentrer. Ne pas penser.
Le Sikh s’installe au volant et démarre à vive allure en direction du Palais des Nations, par la route bordant le lac. Mark est silencieux, tout occupé à répondre à un message sur son téléphone. Pourquoi est-il venu, s’il n’a rien à me dire ? Je lui demande des nouvelles de sa femme, Martha, que j’ai rencontrée à Princeton où elle était venue, elle aussi, parachever des études de droit. Je sens le regard du chauffeur sur moi, dans le rétroviseur, comme s’il s’attendait à ce que je profère quelque insulte. Mark lève les yeux de son écran, l’air contrarié d’avoir été interrompu au milieu d’un échange de messages.
– Martha ? Elle va bien. Elle est à Venise avec les siens. Tu sais : le palazzo familial… J’adore cette maison. C’est là que je voudrais mourir. Passé cent ans, bien sûr ! La famille de Martha est devenue la mienne, tu sais. Pour ce qu’il m’en reste… Martha est formidable, je ne pourrais rien sans elle.
Mark se vante souvent d’être issu d’une famille de modestes fonctionnaires français, omettant, pour expliquer sa réussite, d’évoquer la fortune immense de son beau-père, grand armateur de la Sérénissime.
Tout en parlant, Mark achève de pianoter une longue réponse sur son appareil ; je devine qu’il la relit avec attention avant de l’envoyer. Il en reçoit très vite une autre à laquelle il répond plus brièvement, puis feuillette des papiers, les annote, les froisse avant de les tendre au chauffeur, et reprend :
– Tu te rends compte, tout le monde est venu : pas la moindre défection ! Sauf le Tchèque, mais on s’en fout, du Tchèque ! Même Obama, tu réalises, malgré les tensions entre les Chinois et les Japonais ! Ça ne doit donc pas être aussi grave qu’on le prétend. Les Turcs, les Irakiens, les Syriens, les Iraniens sont là aussi. Là, c’est grave : on est à la veille d’une guerre pour le Kurdistan… Je suis bien placé pour le savoir. C’est mon domaine, maintenant. Même ton président est là. Il a pourtant d’autres soucis, en France, avec la grogne de sa majorité, et avec le FMI qui menace de lui tomber sur le paletot ! L’Afrique est à la mode, tout le monde l’a compris. Cette année, la moitié des trente pays à plus forte croissance dans le monde sont africains. Les conflits s’y essoufflent et il y aura bientôt trois cents millions d’Africains dans la classe moyenne !
Je le sens plus intéressé par la géopolitique que par mes théories. Je me demande ce que je fais là :
– Je suis d’autant plus surpris d’avoir été invité.
Il sourit, reprend en forçant la voix :
– C’est mon idée : à cause de ta théorie. Je n’y comprends rien, mais ça m’a l’air génial. Je suis sûr que tu vas beaucoup les intéresser, ces politiciens. En fin de conférence, c’est pas mal. Depuis deux jours et demi, ils n’ont entendu parler que de politique. Fais simple, hein ? Ce ne sont pas des profs de maths que tu auras en face de toi ! Qu’ils comprennent juste à quel point les Africains sont doués depuis des millénaires ! Je suis content de le leur faire découvrir. Je ne sais d’ailleurs pas comment tout ça t’est venu à l’esprit…
Il lit sur son mobile un nouveau message, qui semble l’irriter, et y répond d’un mot. Puis pose son téléphone sur l’accoudoir, entre nous deux, et croise les bras. Il regarde par la fenêtre défiler un paysage banal d’immeubles médiocres et, avant que je puisse répondre, m’interroge en me dévisageant :
– Tes problèmes. Tes dons ? Tu les maîtrises encore ?
Mes « problèmes » ? Mes « dons » ? Qu’en sait-il ? En avions-nous parlé, à Princeton ? Je n’en ai pas souvenir. En principe, personne n’est au courant.
Je le regarde avec étonnement. Il continue :
– Ne fais pas l’idiot, j’ai bonne mémoire ! Rappelle-toi : on en avait discuté, à Princeton. J’aimerais bien avoir les mêmes, si ça n’était si pénible…
Il se tait un instant, puis, d’un ton plus âpre :
– Tu en penses quoi, de cette crise ? Ça va se tasser, ou ça va mal finir ? Toi qui es si doué, tu dois savoir ! La guerre ou pas la guerre ? Pour le Kurdistan, ce sera une sacrée bonne guerre, ça, j’en fais le pari. Ça leur fera du bien à tous ! Mais en mer de Chine…
Je me tais. De toute façon, il ne prêterait pas attention à ma réponse. Il se lance dans un monologue où il est question de patience, d’écoute, de disponibilité. Puis il m’explique en long et en large le conflit kurde, dont il est devenu l’un des meilleurs experts au monde :
– Le territoire kurde dispose de ressources naturelles considérables : gaz en Syrie, pétrole en Irak, réserves d’eau en Turquie. Par le biais du Tigre et de l’Euphrate, le Kurdistan turc contrôle toutes les ressources hydrauliques de la région. Le Kurdistan irakien aujourd’hui pratiquement indépendant recèle aussi d’énormes gisements pétroliers. Le sandjak d’Alexandrette, que les Syriens considèrent comme leur, alors qu’il a été injustement rattaché à la Turquie, constitue aussi un enjeu majeur pour ce qui concerne l’eau. C’est là que cela démarrera. Pas en Irak, comme on le croit en général. Les Kurdes syriens vont se déclarer indépendants. Retiens bien le nom de Salim Muslim, le chef des rebelles kurdes syriens. Et celui de leurs deux principales bases : Rass al-Ain et Al-Yaroubia. Chacun des pays de la région voudrait mater « ses » Kurdes pour pouvoir les utiliser contre les Kurdes des autres. Même si les Kurdes irakiens ne le veulent pas, ils vont tous se regrouper contre leurs différents oppresseurs. Tu verras. Ils vont bientôt s’unir…
Pourquoi me débite-t-il cela, dont tous les médias parlent depuis au moins un mois ? Pourquoi ne dit-il toujours pas pourquoi il est venu m’accueillir ?
Un nouveau message sur son BlackBerry semble à nouveau le préoccuper. Puis il se remet à soliloquer :
– Je te promets que, si guerre il y a, elle sera terrifiante. Les Kurdes ont des armes. Et des alliés, qui entreront en guerre à leurs côtés. Sauf si toi, le prescient, me dis de ne pas me faire de souci ?
Il me sonde du regard. Je ne réponds rien. Il continue :
– Je sais que tu n’avoueras jamais que tu l’es et que tu es parvenu à contrôler ce don pour ne pas en souffrir. Tu as grand tort. Quand on possède une telle faculté, quand on est voyant, on peut sauver des vies. Moi, par exemple…
Ah ? Le serait-il, lui, prescient ? Est-ce grâce à cela qu’il a échappé à l’attentat de Bagdad ? Je ne lui pose pas la question. Tout sauf aborder ce sujet-là ; surtout pas avec lui !
Il semble déçu par mon silence et se replonge dans les messages de son BlackBerry.
La voiture emprunte l’avenue de la Paix, passe devant le siège du Comité international de la Croix-Rouge et s’engouffre dans le parc de l’Ariana. Crissement du gravier, lumières dans la nuit déjà tombée. Le chauffeur me fixe toujours intensément dans le rétroviseur. Que me veut-il ?
Une fois la limousine garée devant l’entrée du Palais, le géant enturbanné vient m’ouvrir la portière sans plus me regarder, alors même que je le dévisage avec insistance. Mark, lui, ne descend pas. Je m’en étonne. Il consulte sa montre et marmonne en me poussant hors du véhicule :
– Dépêche-toi ! Tu parles dans dix minutes. Je te rejoins. Encore une chose à régler. J’assisterai à la fin de ta conférence. Ne t’inquiète pas pour ton bagage, mon chauffeur le déposera à ton hôtel. Je te retrouve après. Tu viens au dîner de clôture, ce soir, n’est-ce pas ? Ah, j’oubliais… Fais-moi penser à te présenter quelqu’un, à la sortie.
Je descends. La voiture repart. Je reste seul sur le trottoir, indécis. Je pénètre dans le hall pour m’y mêler à la foule des grandes conférences : délégués, journalistes, caméras… On me presse, on me pousse. Retour des charniers… Surtout ne penser à rien. Ne pas les voir. Qu’est-ce que je devine ainsi de l’avenir ? Compter : six, huit, quinze hôtesses vêtues du même tailleur noir à six boutons et d’un foulard jaune. Compter les rayures de leur foulard. Un jeune homme, habillé lui aussi de noir, se précipite vers moi, tenant un épais dossier. Celui de la conférence. Il me passe un badge autour du cou. En gros caractères y est écrit « xxie siècle : le temps de l’Afrique », suivi de mon nom, Tristan Seigner, et de ma photo. Toujours la même. Je la déteste… Est-ce que je déteste cette photo ou l’image de moi qu’elle renvoie ? Je ne m’aime pas.
Sourire. On me conduit dans une pièce sombre, le salon des orateurs, où une hôtesse me tend un café et me montre un buffet. On me harnache d’un micro qui me fait ressembler à un chanteur de comédie musicale. Maquillage ? Non. Oui. Fatigue. Yeux cernés. Je m’inquiète :
– Vous avez ma présentation ? Vous voulez ma clé USB ?
Le jeune homme empressé consulte sa montre et regarde un technicien qui esquisse un signe de dénégation.
– Pas nécessaire. Tout est en place. Ne vous inquiétez pas. Nous avons reçu ce que vous nous avez envoyé. Allons-y, c’est à vous. Il y a mille huit cents personnes dans la salle principale et au moins autant dans l’annexe reliée par vidéo.
Le jeune homme me pousse vers un escalier étroit et sombre, que je n’avais pas remarqué, au fond du salon des orateurs, derrière une haie de plantes vertes. Je gravis quelques marches. Les coulisses ; des techniciens attablés devant de multiples écrans. Je vois la scène devant moi. Surtout ne pas penser. Repousser mes visions… Je me détends, respire. Je compte, ferme les yeux. Une grande inspiration en gonflant l’abdomen : trente secondes, puis expiration. Cinq fois. Toujours sans penser à rien. On me propulse sur scène avant même que je n’aie pu finir. Lumière aveuglante. Ni fauteuil ni pupitre. Un petit écran vidéo devant moi, un grand derrière. Personne d’autre que moi en scène. Le tohu-bohu se calme dans la salle bondée. Les spectateurs finissent de prendre place.
Me voici, seul, face à eux tous. Silence.
Commencer ? Il le faut… Les visions ne semblent pas revenir. Pourtant, les circonstances s’y prêtent. C’est comme si j’en étais prémuni par quelque chose. Ou par quelqu’un ? Oui. Quelqu’un ici de très particulier. Qui ?
Je pense à Che.
J’aurais dû lui demander de venir. Il n’habite pas si loin. Pourquoi diable n’y ai-je pas songé ?
Je sens que quelqu’un, dans cette salle, m’observe avec une attention toute particulière. Absurde : tous ces gens sont là pour me regarder ! Pourquoi s’en trouverait-il un pour me regarder différemment des autres ? Mark ? Non…
Ne plus y penser. Surtout ne chercher le regard de personne ; compter les fauteuils. Oui, compter les rangées, les sièges, les carreaux du damier compliqué qui tapisse les allées. Respirer. Le calme revient en moi. Tous les regards convergent sur moi. Ce silence ne peut plus durer. J’entame cette conférence si longuement préparée.