Princeton
Larry sera enterré demain 10 février, vers 15 heures, au cimetière de Princeton. Obsèques laïques, expéditives : décision de ses enfants. Impossible d’arriver à temps. Plus aucun avion ne part cette nuit de Paris pour New York. Je prendrai donc le premier vol de demain matin : arrivée à Kennedy Airport vers midi ; je serai à Princeton au plus tôt vers 16 heures. L’inhumation aura déjà eu lieu. Et encore, si le vol ne connaît pas de retard, comme il est probable en raison de la tempête de neige annoncée à Paris comme à New York.
Ce matin du 10 février, deux heures de retard au décollage. Une fois de plus, manque de moyens de dégivrage à Roissy. Je ne serai pas à Princeton avant 18 heures. Plus question d’espérer être à temps pour les obsèques.
Durant le vol, mes visions se déclenchent à nouveau, plus précises et horribles que jamais : je vois des pendus, des fosses communes ; j’entends des cris de femmes et d’enfants, des rafales de mitraillette. Et puis des lance-flammes. Toujours impossible de localiser l’endroit et les langues utilisées. Est-ce l’avenir qui s’annonce sous ces couleurs ? Qui peut laisser advenir une horreur pareille sans réagir ?
Compter les rayures ou quoi que ce soit d’autre n’est plus efficace. Il me faut maintenant de la musique. Puisée dans la même liste d’œuvres, surgie comme l’autre jour de nulle part, la seule qui écarte mes visions : cette fois, il me faut l’adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler, puis les Métamorphoses de Richard Strauss. J’essaie de comprendre pourquoi la musique a soudain resurgi dans ma vie. Et pourquoi ces œuvres seules reviennent à ma mémoire. Alors que, depuis que mes troubles ont commencé, il y a maintenant quelque vingt ans, je n’écoutais plus une seule note…
Dès mon atterrissage à Kennedy, je guette en vain un message d’Yse. J’hésite à lui téléphoner ou à lui écrire. Je lui envoie juste quelques points de suspension pour lui signifier que je pense à elle et ne sais trop que dire de plus… J’appelle Pedro Morales à São Paulo. Je lui explique que je dois en effet reporter mon voyage, prévu pour la semaine prochaine, en raison du mariage de mon fils à la date fixée pour la tenue de son séminaire. Il le prend mal : il en était déjà informé par la presse, il m’en avait parlé et j’avais démenti ; j’avais donc annulé l’hôtel il y a déjà plusieurs jours sans avoir eu alors le courage de l’en prévenir ? Ce n’est pas bien ! Je lui assure que ce n’est pas vrai : mon fils vient tout juste de me faire part de son mariage et je ne suis pour rien dans l’annonce prématurée d’une annulation que je n’avais pas encore décidée. Il ne me croit évidemment pas. Comment lui faire admettre l’impossible ? Qui le croira jamais ?
En traversant en taxi le New Jersey pour gagner Princeton, je constate que, même ici, le climat a changé. Partout des drapeaux : sur les façades des maisons, au fronton des églises, en devanture des magasins, aux carrefours. En écoutant la radio, je comprends que, ce matin, le président Obama a demandé au Congrès de l’autoriser, en vertu du traité de San Francisco et de celui de 1960, à engager la flotte du Pacifique dans des affrontements avec tout ennemi du Japon, et à engager celle de la Méditerranée en soutien des forces terrestres américaines déjà présentes à Diyarbakir, capitale du Kurdistan turc, et à Erbil, capitale du Kurdistan irakien, dont le gouvernement annonce qu’il mobilise plus d’un million d’hommes pour parer à toute éventualité face aux Syriens et aux Iraniens. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, de plus en plus déstabilisé par la corruption de son administration, de ses ministres et de ses plus fidèles partisans, décrète la mobilisation générale. Les Russes préviennent qu’ils feront jouer leurs alliances avec leurs amis iraniens et syriens contre les Turcs et les Irakiens, et donc contre les Américains. On apprend que l’envoyé du secrétaire général de l’ONU, Mark Diffenthaler, se trouve à Ankara après s’être rendu à Erbil, Diyarbakir, Damas et Téhéran, et qu’il s’apprête à rentrer à Genève pour annoncer une nouvelle initiative sur la question kurde.
Un professeur de Harvard tente d’expliquer les différences entre les diverses tribus et langues de ces régions que les Américains ne connaissent nullement. Il rappelle que certaines villes disputées aujourd’hui par toutes les armées existent depuis six millénaires, et que les peuples dont il s’agit ont une très longue, immémoriale histoire. En particulier le peuple kurde, qui fut le pire ennemi des anciens Grecs sous le nom de Mèdes. Ce à quoi l’on assiste, dit-il, n’aurait pas eu lieu si l’on avait créé en 1920 un État national kurde, comme le prévoyait le traité de Sèvres, signé au lendemain de la Première Guerre mondiale entre les puissances alliées et le sultan Mehmed VI ; traité déchiré l’année suivante par le gouvernement kémaliste et remplacé, trois ans plus tard, par celui de Lausanne.
Un autre spécialiste, professeur à l’université Johns Hopkins, explique qu’il est de l’intérêt vital des Américains de ne pas laisser le chaos s’installer dans cette région, en raison des risques de contagion à l’Égypte et aux émirats du Golfe, ce qui menacerait les intérêts pétroliers des États-Unis à un moment où les réserves de gaz de schiste sur leur territoire se révèlent nettement moins prometteuses que prévu.
L’économiste new-yorkais Nouriel Roubini, bien connu pour son pessimisme, prédit que le déficit américain va se remettre à croître et que le dollar va plonger. La présidente de la Fed, Janet Yellen, déclare qu’elle relèvera, si nécessaire, les taux d’intérêt. Dans son blog quotidien du New York Times, le prix Nobel d’économie Paul Krugman explique qu’une telle hausse bloquerait toute velléité d’investir et entraînerait l’effondrement de la fragile reprise actuelle, non seulement aux États-Unis, mais dans le reste du monde ; par ailleurs, il dénonce les fortunes que la tension internationale va générer, en particulier parmi les actionnaires des entreprises d’armement.
En Asie, le nouveau Premier ministre japonais, l’extrémiste Shintaro Ishihara, annonce que la propriété des îles Senkaku va être bientôt transférée au gouvernement régional de Tokyo, et qu’elles seront aménagées en base militaire. Le président chinois Xi Jinping réplique qu’une telle action constituerait, de la part du Japon, une véritable déclaration de guerre. À Pékin, d’immenses manifestations se sont déroulées, hier, pour la récupération de l’archipel contesté. L’Indonésie, particulièrement menacée par la pollution marine venue de la centrale nucléaire de Fukushima, prend le parti de la Chine.
Le secrétaire général des Nations unies propose ce matin comme solution intermédiaire que ces îles soient provisoirement transférées à une fondation humanitaire japonaise, et que la question soit ensuite soumise à la Cour internationale de justice. Chinois et Japonais rejettent cette option.
La France, dont l’essentiel des troupes opérationnelles se trouve encore en Afrique de l’Ouest, envoie son seul porte-avions au large des côtes libanaises. Le président français reçoit aujourd’hui les dirigeants de l’opposition. Jusqu’ici tout à la crise qui secoue l’euro, les médias européens commencent à s’intéresser à ces deux conflits exotiques qui, à ce jour, ne réussissaient pas à faire leur une. Enfin l’Inde, demeurée jusqu’ici extérieure à l’un et l’autre foyers de crise, semble gagnée par la violence : à la suite de l’assassinat par de jeunes musulmans de quatorze pèlerins, à proximité de la ville sainte de Vârânasî, des échauffourées entre hindous et musulmans y ont fait plusieurs centaines de victimes. Décidément, le monde entier paraît sur le point de s’embraser.
Vers 18 heures, ce 10 février, alors que mon taxi pénètre enfin sur le campus de l’Institute for Advanced Study de Princeton, la radio de la voiture diffuse Perfect Day, de Lou Reed, la chanson préférée de Larry.
Au cimetière, plus personne évidemment. Je demande l’emplacement de la tombe de Larry. Facile à reconnaître. Beaucoup de fleurs. Elle jouxte celle de sa femme, Edna, cette violoncelliste italienne de l’Orchestre symphonique de New York, morte il y a quinze ans. Elle était très amie de Martha, l’épouse de Mark, par qui je l’ai rencontrée. Martha est-elle venue ? Non, sans doute. Elle n’était pas restée proche de Larry après la mort d’Edna.
Que faire à présent ? Aller chez lui ? Retrouver ses enfants ? Je ne suis pas sûr d’être le bienvenu. Je préfère garder Larry pour moi seul.
En entrant dans le très confortable appartement que j’occupe ici, je trouve, déposées sur mon bureau par le concierge, les éditions originales de Lewis Carroll que Larry a dû demander qu’on me fasse porter. Que des merveilles. Ne pas pleurer… Réussir, pour Larry.
Je m’enferme pour préparer l’audition d’après-demain. La création d’un département d’ethnomathématique à Princeton : est-ce bien cela que je veux faire de ma vie ? Ou est-ce, encore une fois, ce que d’autres ont voulu pour moi ? J’entends encore Yse : « Notre vie, disent-ils… »
Yse, qui me laisse sans nouvelles et qui me manque tant. Larry… Lors de notre ultime conversation, il m’avait dit : « Si tu ne souhaites pas vraiment ce poste, ils le sentiront, et tu ne l’obtiendras pas. » Pour lui, je dois l’obtenir, quitte à le refuser ensuite. Pour me soustraire enfin à toutes ces décisions dictées d’ailleurs.
12 février, 6 heures du matin. Mon audition dans trois heures. En allumant mon portable, je trouve un message de Che et un autre d’Yse. Je sursaute de bonheur. Même message : « Je pense à toi. » Che ajoute : « Je suis fier de toi », et Yse : « Je pourrais être amoureuse de toi. » Elle, amoureuse ? Impossible ! Elle ne cherche qu’à me préparer à ce qu’elle aura à me demander. Mais quoi ? Et puis… Pourquoi pas ? Elle ? M’aimer ? Trop beau ? Je jubile… N’y pas penser, me lever, bouger. Je réponds à Che : « Merci d’être là. » Et à Yse : « Je pourrais aussi vous aimer. » Me revient à l’esprit la phrase de Nietzsche que Larry aimait tant à citer : « Première pensée de la journée : que puis-je faire pour faire plaisir à quelqu’un ? » Aujourd’hui, c’est à lui, Larry, que je dois faire plaisir. Le tour d’Yse viendra demain…
Neuf heures : je pénètre dans la bibliothèque de l’université. Devant moi, un aréopage impressionnant : le président de l’université, les membres du conseil d’administration, les responsables de la fondation et du mécénat, quelques grands donateurs, les gestionnaires, mes pairs du département de mathématiques, quelques professeurs d’autres disciplines. Trois rapporteurs.
L’enjeu est, pour eux, d’importance : il s’agit, à l’occasion de la création d’un nouveau département, de choisir entre quatre projets. Je passe en premier.
Un charnier sous la neige. Des cris. Des soldats qui courent en tous sens et frappent des enfants. Des vieillards qui supplient. Un grand bûcher. De très hautes flammes. La fournaise. Mes visions reviennent, plus précises encore. Au plus mauvais moment. Je ne vais pas pouvoir ouvrir la bouche. Les voix sont plus distinctes, les uniformes plus faciles à observer, mais rien n’est encore identifiable. Compter… Non, compter ne me calme plus. Panique. Entendre de la musique. Je convoque en ma mémoire l’air final de la Maréchale dans Le Chevalier à la Rose : « Marie Theres’ ! / Hab’ mir’s gelobt. » Comment se fait-il que ces paroles me reviennent en allemand alors que je ne parle pas cette langue ?
Mes visions s’estompent et s’éloignent. Je regarde l’auditoire, surpris par mon long silence. Et commence…
D’abord rappeler que mon objectif n’est pas d’exposer ici des solutions à des problèmes, ni des résultats de recherche, mais un programme de travail destiné à des chercheurs qui seront associés à un nouveau département à créer au sein de la faculté, lequel serait nommé « département d’ethnomathématique ». Puis rendre hommage à Larry Snower, mon maître (ils étaient tous à ses obsèques, pas moi…), à qui je suis redevable de l’orientation de ma carrière, en particulier de mon intérêt pour les fractales, dès ma thèse soutenue en 1993, puis pour l’ethnomathématique à mon retour à Princeton après un passage comme professeur assistant à l’université de l’Ohio. Je sens planer une sourde hostilité : comment osé-je rendre hommage à quelqu’un que je n’ai pas même accompagné jusqu’à sa dernière demeure ? Je passe outre.
Je rappelle que la faculté de médecine de l’université a décidé, il y a trois ans, après maintes discussions, de créer un département en charge des médecines traditionnelles, et qu’elle s’en porte fort bien, puisque de nombreuses autres universités de l’Ivy League ont suivi depuis lors son exemple ; que plusieurs centaines de chercheurs se sont portés candidats à ce département ; que dix-huit entreprises y ont déjà été créées, et plus de cent brevets déposés.
J’explique qu’il en ira bientôt de même en mathématiques, car il existe, en de multiples endroits du monde, des mathématiques fondamentales théorisées bien avant et autrement que leurs homologues occidentales ; des mathématiques qui élaborent et manient les concepts autrement que les nôtres ; parfois même beaucoup mieux. De très nombreuses civilisations – pas seulement l’égyptienne ou l’athénienne – ont fondé leur pensée sur l’idée que tout était réductible à des nombres. Des modes de calcul s’y sont développés pour mesurer le monde, résoudre des problèmes concrets tels que ceux de l’urbanisme, de la mesure du temps, de l’astronomie. Je souligne qu’il est urgent de faire revivre ces savoirs pour y trouver, comme en médecine, des sources d’inspiration aidant à résoudre des problèmes d’une brûlante actualité.
J’explique que l’ethnomathématique étudie comment les hommes ont inventé diverses façons de compter en utilisant les lettres, comme chez les Romains, ou des nombres de base 60, comme en Mésopotamie, ou encore de base 20, comme chez les Mayas ; ou en utilisant les espaces entre leurs doigts, comme les Yukis de Caroline du Nord, ce qui revient à se fonder sur une base 8. Je rappelle comment tous ces peuples ont conçu des jeux mathématiques qui renvoient à des théorèmes sophistiqués, comme les chemins eulériens, ou des jeux raffinés, comme les échecs ou le gô. Des jeux qui, tous, font appel à une capacité d’anticiper la réaction des autres, de deviner une fraction de l’avenir, synthétisée par le comportement des autres joueurs…
J’explique ensuite (en recourant à des notions beaucoup plus abstraites que celles dont je me suis servi à Genève il y a exactement vingt-deux jours : que de choses se sont passées depuis lors…) que les Africains ont inventé et utilisé une forme mathématique très particulière, les fractales, bien avant que le Français Benoît Mandelbrot ne les théorise, voici quarante ans. Je souligne que j’ai pu moi-même me rendre sur le terrain, en Afrique, grâce à une bourse de cette même université. Je montre que si les Chinois se servent surtout de l’octogone dans leur architecture, c’est que le nombre huit est la clé de leur système de prophétie (tout comme il l’est pour les chrétiens). Pour leur part, les Africains usent souvent, aux mêmes fins, des fractales. Je cite d’innombrables cas que je n’ai pas évoqués dans mon exposé genevois : les villages de Logone Birmian et Banyo, au Cameroun ; de Labbe Zanga, au Mali ; de Batammaliba, au nord du Ghana. Je rappelle qu’on trouve aussi des fractales dans des meubles et des paravents au Niger ; dans les bois sculptés des Bakinba du Zaïre ; dans les sculptures des Dogons au Mali ; dans les spirales du Ghana ; dans les têtes d’antilope des Kumbas, au Burkina Faso ; dans les tissus mandiako et mbuti, en RDC ; dans les parures nuptiales des Fulani, au Mali ; dans les étoffes rituelles des Tang et des Mitsogo, au Gabon ; dans les dessins lusona, en Angola.
Le chantier ainsi ouvert reste considérable. Cette nouvelle chaire s’emploiera, par un programme méthodique, à explorer les structures de l’architecture traditionnelle, en particulier en Afrique, en Amérique centrale, au Cambodge, au Bhoutan et dans les sociétés d’Océanie. Ces connaissances héritées des Anciens pourront être ultérieurement appliquées à l’architecture et à l’urbanisme modernes, débouchant sur une croissance urbaine économe en énergie et en ressources naturelles.
J’explique ensuite comment le code bamana, code de la divination chez les Bambaras et les Ifos du Nigeria (qu’on retrouve aussi dans l’ancienne Égypte et à Malagasy, en Inde), a réémergé bien plus tard, en Europe, chez Raymond Lulle, puis chez Leibniz, puis dans l’informatique moderne dont il constitue le fondement.
Et maintenant, le plus difficile : les théories du temps. Devant moi, aucun spécialiste de la physique de pointe. Presque personne, dans cette salle, ne connaît la façon dont les chercheurs, depuis un siècle, ont remis en question la conception intuitive du temps.
Je m’aventure donc avec prudence : on pourrait aussi étudier de même manière la conception du temps chez les Anciens, leurs théories sur le souvenir, la mémoire, l’avenir, le pressentiment, la prophétie, la prédiction, la divination, la prescience ; sans pour autant verser dans l’obscurantisme ou la sorcellerie.
J’explique : depuis Einstein, nous savons que l’espace et le temps forment quatre dimensions d’un même univers ; que celui-ci peut être représenté comme un tissu tendu, que viennent déformer planètes ou étoiles, qui sont comme des boules posées sur ce tissu. Ainsi, la présence de la Terre déforme le tissu de l’espace-temps, forçant la Lune à graviter autour d’elle. La physique quantique démontre que ce phénomène s’explique par une interaction gravitationnelle générée par l’échange de particules élémentaires. La théorie de la relativité et la physique quantique décrivent par là un moyen de déformer l’espace-temps ; et donc de faire en sorte que le temps se replie sur l’espace, ce qui revient à voyager en lui. La théorie le confirme : si la relativité restreinte interdit le retour dans le temps, en particulier la causalité inversée, la relativité générale indique au contraire qu’il existerait des configurations, dites « tunnels de ver », dans lesquelles il serait possible de revenir avant son moment de départ. Dans un article publié dans la Physical Review de juillet 2007, un physicien israélien, Amos Ori, a même décrit un modèle théorique permettant de voyager dans le passé sous certaines conditions initiales restant à définir. D’autres physiciens ont identifié des possibilités nouvelles, notamment l’utilisation de ce qu’ils appellent la « matière exotique », pour déformer l’espace-temps de façon à changer le sens de l’écoulement temporel. Même si la plupart des physiciens, comme Stephen Hawkins, soutiennent que le voyage dans le passé ne se fera jamais (sinon, on aurait déjà reçu la visite de nos descendants !), d’autres mathématiciens pensent que ce retour sera un jour possible, au moins jusqu’à la date d’invention du processus l’ayant permis. Autrement dit, si l’on découvre en 2100 comment revenir dans le passé, on pourra, en 3000, revenir jusqu’en l’an 2100, mais pas avant. Ce qui permettrait, en 2100, de tout savoir sur les deux siècles à venir ! Je ne leur explique pas, faute de temps, que tout cela se retrouve dans la théorie des fractales. Par ailleurs, les neurosciences progressent à grands pas, de leur côté, dans l’étude de la perception du temps – passé, présent, futur. Elles commencent à expliquer comment le cerveau perçoit en avance des événements futurs.
Si aucune théorie, aucune pratique d’un peuple premier ne donne à penser qu’il pouvait voyager dans l’avenir pour le modifier, certaines sagesses anciennes conduisent au moins à remettre en question la distinction entre présent et futur. Bien avant Einstein, elles ont perçu la relation entre temps et espace, et théorisé l’infiniment petit et l’infiniment grand. Bien avant Schrödinger, elles ont établi que le temps n’a pas de réalité indépendante de son observateur ; et, bien avant Eddington, elles ont compris que le futur n’est pas immuable, que nous ne nous y faufilons pas pour rejoindre un avenir qui serait déjà écrit. Bien avant les anciens Grecs, et encore bien davantage avant saint Augustin, des pensées anciennes savaient que la nature du temps ne peut se concevoir sans une réflexion sur la nature des nombres (irrationnels, « transcendants » ou « imaginaires »).
Pour donner un tour plus concret à mon exposé, je prends, sans trop m’étendre, l’exemple de la pensée hindouiste, ainsi que me l’a suggéré Larry ; j’explique le concept de siddhi (accomplissement), et j’évoque les « supra-savoirs » qu’il permet d’obtenir, dont l’un ouvrirait sur la faculté de voyager dans le passé et dans l’avenir.
En définitive, toutes ces sagesses professent que le temps n’est présent, passé ou avenir qu’en fonction du degré de conscience de l’observateur. Elles posent en outre des questions qu’on retrouve encore aujourd’hui dans les recherches les plus avancées : le temps a-t-il eu un commencement ? Si c’est le cas, que s’est-il passé avant ce début du temps ? Si ce n’est pas le cas, comment concevoir un temps infini dans le passé ? Et puis encore : qu’est-ce que l’instant ? Est-il différent de l’événement qui s’y déroule ? Peut-on empêcher le passé d’avoir eu lieu ?
Ces sagesses anciennes devraient donc permettre d’accomplir nombre de progrès dans notre connaissance, encore très sommaire, du voyage dans le temps. Elles ne pourront naturellement jamais permettre de modifier l’avenir, autrement que par l’action des hommes dans le présent. Mais elles pourraient conduire à des progrès considérables, en ouvrant à des pratiques mêlant mathématiques, physique, neurosciences et savoirs traditionnels. Et répondre à des questions comme : quel rapport entre les théories de la conscience et celles de la prescience ? entre les pratiques de la méditation et les neurosciences ? entre les processus neuronaux de création de concepts et les pratiques chamaniques ?
En conclusion, l’ethnomathématique n’est pas un prétexte destiné à servir le « politiquement correct » en s’intéressant aux cultures ancestrales des minorités, surtout afro-américaines, mais elle peut favoriser de réelles avancées dans la connaissance du monde.
Ce département pourrait se consacrer dans ses premières années aux problèmes du temps et de l’urbanisme ; puis traiter de l’astronomie, de la théorie des ensembles, de l’algèbre, de l’arithmétique. J’énonce enfin le budget dont j’aurai besoin. Je termine en expliquant qu’un tel département, créé au sein de la faculté de mathématiques de Princeton, constituerait une première mondiale, laquelle permettrait sans conteste de faire des découvertes aujourd’hui encore inconcevables. Celles-ci seraient à l’évidence utiles au rayonnement de l’université et donc propices à conforter son financement.
Je me tais, face aux membres du jury qui me remercient d’un geste ou d’un sourire aimable. Ils doivent maintenant auditionner les trois autres candidats, dont deux venus de l’extérieur. Chacun plaidera pour la création d’un département d’un tout autre genre. L’université n’a pas aujourd’hui les moyens d’en financer plus d’un.
Je sors serein de mon exposé. Pour la toute première fois, j’ai sincèrement envie d’obtenir ce poste. Pour Larry, mais aussi parce que je me suis convaincu moi-même de l’importance du projet : comme toujours, je ne comprends bien ce que j’enseigne qu’en l’enseignant.
Je regagne mon appartement, sur le campus, pour refaire ma valise : je repars ce soir même pour Paris, puis Lyon. Si l’université accepte ma proposition, je reviendrai ici et déménagerai pour une grande demeure hors du campus. Si Yse me rejoint… Plus question de rien imaginer sans elle… Je ne devine rien… Suis-je vraiment prescient ? C’est trop bête de s’emballer ainsi… Je réécoute en boucle Perfect Day, de Lou Reed. À nouveau, la musique répond en moi à un besoin. Depuis quand s’était-elle éloignée de moi ? Vingt ans au moins ? Depuis ma rencontre avec Tina. Est-ce elle qui m’a rendu la musique étrangère ? Ou bien serait-ce à l’occasion de mon retour à Princeton ? Mes visions ont commencé à se manifester au moment précis où la musique s’éloignait. Serait-ce donc quand Tina est entrée dans ma vie ? Mais pourquoi ? Ce retour de la musique va-t-il me débarrasser de mes visions ? Pourquoi s’agit-il de ces œuvres-là en particulier ? Et pourquoi vois-je encore des flammes ? Pourquoi pensé-je dans le même temps à la Russie ? Est-elle l’épicentre du désastre à venir ? Serait-ce de la prescience ? Ne plus penser.
Faire ma valise. Repartir pour Lyon. Malgré la tempête de neige, les vols sont maintenus, moyennant de gros retards.
Yse me manque infiniment. Résister. Je regarde sans cesse mon téléphone. Elle ne m’appelle pas. Ne pas chercher à la joindre. J’appelle Che :
– Juste pour te dire qu’en raison du temps qu’il fait à New York, mon avion n’atterrira pas à l’heure prévue, mais je serai quand même là demain !
– J’espère bien !
– Tout est prêt pour ton mariage ? Toujours le 16 ? Dans quatre jours…
– Tu sais, ce sera on ne peut plus simple. Une brève cérémonie à la mairie, point final. Pour toi, tout s’est bien passé ?
– Quoi donc ?
– Mais ton audition ! Tu ne pensais qu’à cela, à Lyon !
– Tu es injuste ! J’étais tout le temps avec toi.
– C’est vrai. Disons que ça occupait le temps que je ne te prenais pas ! Ça s’est déroulé comme tu le souhaitais ?
– Très bien. En tout cas, ils m’ont écouté. Et j’étais si persuasif que je me suis convaincu moi-même ! Je crois que j’aimerais bien, en définitive, obtenir ce poste. Dis-moi, pour ton mariage… ta mère vient accompagnée ?
– Non. Je l’ai persuadée de venir seule. Je n’aurais pas trouvé cela très décent.
– Tu es gentil. Mais si c’est mieux pour elle de venir accompagnée, cela ne me dérange pas… C’est une vieille histoire, maintenant.
– Tu es libéré d’elle ? Tant mieux ! Tu es à nouveau amoureux ?
– C’est possible… C’est possible…
– Oh, comme j’en serais heureux ! Tu sais, j’ai raconté à maman ce qui t’est arrivé, à Lyon.
– Quoi ? Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
– Tes visions. Elle m’a encore demandé si j’avais les mêmes que toi. Elle craint que ce ne soit héréditaire.
– Comment ça ?
– Elle estime que ces visions sont la manifestation d’un secret de famille, et que tu me l’auras transmis.
– Un secret de famille ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Elle n’en sait trop rien, mais cela l’inquiète.
– Ta mère s’inquiéterait pour moi ? Première nouvelle ! Tu lui as répondu quoi ?
– Je lui ai dit que tu te soignais désormais par la musique. Elle m’a demandé laquelle. Quand j’ai dit que c’était du Mahler et du Strauss, elle a paru étonnée. Elle m’a demandé des précisions. J’ai dit qu’il s’agissait en particulier de l’adagietto de la Cinquième de Mahler, du dernier acte du Chevalier à la Rose et des Métamorphoses de Strauss. C’est bien cela ? Elle a paru surprise : « Tu es sûr ? Ça alors ! » Tu peux m’expliquer pourquoi elle a semblé abasourdie ?
– Pas du tout. Je n’ai jamais écouté de musique et encore moins parlé musique avec elle ! D’ailleurs, c’est depuis qu’elle est entrée dans ma vie que je n’en écoute plus, et que, coïncidence ou pas, les visions ont commencé. J’ai même pensé qu’elle y était pour quelque chose…
– Certainement pas ! La preuve en est que tes visions n’ont pas cessé quand nous sommes nés, ni quand She est morte, ni quand vous vous êtes séparés !
– Elle n’a peut-être fait que déclencher un phénomène latent… Du reste, tout s’accélère depuis peu. Les visions se font de plus en plus précises, sonores, horribles… comme si cela voulait signifier que ce qu’elles montrent devient de plus en plus imminent.
– Ne gâche pas ma fête ! Dans quatre jours, je me marie et n’ai aucune envie de penser à la guerre ou à tout ce que racontent les journaux. Je ne les lis plus, d’ailleurs, et tu ferais bien d’en faire autant ! À demain, je te laisse : encore pas mal de choses à faire !
Je boucle mon appartement et quitte Princeton pour gagner l’aéroport. Reviendrai-je ? Pas si le département n’est pas créé.
Tandis que mon taxi parcourt les routes enneigées du New Jersey et que je résiste encore à appeler Yse, cinq mails aussi insolites que farfelus me parviennent en rafale, décrivant des bouleversements à venir dans mon agenda :
Le professeur Gédéon Strauss, mon collègue et ami de l’Université hébraïque de Jérusalem, m’écrit que je n’aurais pas dû accorder une interview au Jerusalem Post pour annoncer mon prochain voyage dans sa ville, le 25 février. C’est lui que j’aurais dû prévenir en premier lieu ! Or il n’est pas prévu que je m’y rende…
Cynthia Lauder, ethnologue australienne, m’écrit de Canberra, où je dois aller fin mars étudier la symbolique mathématique des peintures aborigènes, pour s’étonner ne pas avoir été informée que je reportais mon voyage, comme annoncé par moi au Canberra Herald.
Un mathématicien tchèque, Klaus Havel, m’apprend que, d’après un journal local, j’aurais annulé ma venue à Prague, dans son université, prévue pour juin.
Horst Telher, grand mathématicien allemand, est surpris de lire dans la Frankfurter Zeitung que je ne viendrai pas en juillet à Heidelberg participer au séminaire où je devais être le « discutant ».
Enfin un professeur moscovite, vexé de ne pas l’avoir reçue, me transmet une interview que j’aurais donnée à un journal russe, le Kommersant, pour faire part de l’annulation de ma venue, prévue en septembre, à l’occasion de la publication de la traduction de mon essai sur Les Théories topologiques des fractales.
Et chaque fois que tel ou tel événement scientifique plutôt confidentiel figure dans les médias, c’est parce qu’il est associé à l’annonce de ma mort ou de quelque mystérieux empêchement. Pour ce qui est de Jérusalem, le journal israélien précise que je m’y rendais « pour préparer mes propres obsèques » ! Qui sait même que j’y ai acheté un caveau ? ! À chaque fois, on laisse aussi entendre que je viens de partir toutes affaires cessantes pour… Vârânasî, en Inde.
Vârânasî ? Quelle idée ! Absolument aucune raison d’y aller. Au surplus, ce n’est pas vraiment le moment, avec les émeutes et les massacres qui viennent de se dérouler dans la région !
Qui se mêle ainsi de jouer avec mon emploi du temps ? Qui peut trouver plaisir à se faire passer pour moi partout à travers le monde ? Je ne vois personne capable de faire ça. Hormis Yse, peut-être ? Mais elle n’est pas au courant de tous ces détails !… Pourquoi Mark m’a-t-il demandé de me méfier d’elle ?
Elle me manque. Pour la première fois depuis que Tina m’a quitté, voilà que quelqu’un me manque. Je me défends de penser à elle, à ses caresses… Téléphoner ? Lui écrire ? Ne pas y succomber. Écrire incite à exprimer des sentiments. Ne pas écrire aide à supporter l’absence.
Alors que j’approche de Kennedy Airport, mon téléphone vibre. Je sursaute : Yse, qui m’appelle sur FaceTime. Décidément, elle s’annonce toujours en pensée avant même d’appeler. À moins que je ne pense si souvent à elle que son appel soit à tout moment prévisible ?
Je la vois très bien sur mon nouveau téléphone 5G. Elle semble chez elle, à Genève, installée dans un grand fauteuil, à peine vêtue d’une courte robe noire. Elle dit :
– Bonjour, toi. J’espère que je t’ai manqué comme tu m’as manqué… Tu aurais pu me donner de tes nouvelles.
– Je n’ai pas osé. Sinon, je t’aurais déjà appelée mille fois…
– Tu m’aurais fait mille fois plaisir… Comment s’est passée ton audition ?
– Bien. J’ai pu exposer mes idées. De façon beaucoup plus théorique qu’à Genève il y a trois semaines. Seulement trois semaines : tu te rends compte ?
– Mille ans, en fait. Voilà, maintenant, j’ai vraiment besoin de toi. Et lui aussi.
– Qui, lui ?
– Mon frère ! Il a besoin de toi d’urgence.
C’était bien cela… Son frère… Mais ? J’interroge :
– Comment le sais-tu ?
– Il me l’a dit, hier.
– Tu lui as parlé hier ? Je croyais qu’il avait disparu depuis un an.
Elle semble hésiter.
– Oui. Il a repris contact avec moi…
Elle hésite encore et ajoute :
– Il n’a jamais rompu, en fait.
Elle m’a donc menti ? Tout ce qu’elle m’a dit est donc faux ? Rien n’est plus certain. Ce Jonasz est-il d’ailleurs son frère ?
– Comment puis-je croire le reste ? Comment te croire quand tu me parles d’amour ?
Elle semble accuser le coup. Ai-je visé juste ? Elle répond, sèche :
– Si tu penses cela, on ne se voit plus. Reste dans ta petite vie. Je m’arrangerai autrement.
Non, non, pas ça… J’ai eu tort.
– Yse, s’il te plaît, je ne voulais pas dire cela. Mais comprends ma surprise…
– Je ne pouvais pas tout te dire, la première fois. Au reste, toi non plus, tu ne m’as pas dit toute la vérité !
– Comment ça ?
Elle s’approche de la caméra et sourit :
– Tu veux que je te parle d’Evlyn et de votre week-end à Rome pendant que je t’attendais à Paris ? De la tentative de suicide de ton fils ? De ton absence à Princeton, aux obsèques de ton meilleur ami ?
– Comment es-tu au courant de tout cela ?
– Peut-être bien que tu me l’as dit, peut-être bien que je l’ai deviné. Peut-être parce que mon frère…
– Ton frère ! Comment aurait-il su ?
– Peu importe… Tu as toujours les deux foulards que je t’ai laissés ?
– Oui. Je les ai gardés… Pourquoi ?
– Ils te serviront bientôt. Ils seront comme un signal…
– Un signal ?
– Dans la légende de Tristan et Yseut, une voile blanche annonce qu’Yseut accepte de secourir Tristan ; la voile noire indique qu’elle refuse de lui venir en aide.
– Qu’arrive-t-il, alors ?
– Il y a bien des versions. Disons que dans l’une la voile est noire par suite d’un malentendu, et Tristan se suicide. Yseut meurt de chagrin. Mais il est d’autres variantes…
– Quel rapport avec nous ?
– Quand on se retrouvera, je sais que tu devras aussi choisir un des deux foulards… Je ne sais pas encore pourquoi… Bien des choses se seront passées d’ici là… Pour l’instant, il te faut d’abord aller voir mon frère. Toi seul peux l’aider. Il a besoin de toi pour vivre avec sa prescience, l’orienter vers le bien, ne pas en souffrir. C’est très urgent. Tu sais combien c’est douloureux d’être « prescient ». Tu sais à quel point cette faculté isole celui qui sait et ne peut dire. Toi seul peux lui expliquer comment la maîtriser, l’orienter dans la bonne direction.
Ne pas lui dire que, dans une salle de cours, je les vois tous morts : tous les auditeurs. Ne pas lui dire… que la prescience est insupportable.
Je reprends :
– Tu exagères mes pouvoirs. Mais toi, tu es « presciente » ! Pourquoi ne t’en occupes-tu pas toi-même ?
Elle éclate de rire :
– Moi, « presciente » ? Les femmes le sont toutes ! Il leur suffit d’un peu de curiosité. Mais ma prescience à moi est limitée aux événements personnels et ne s’exerce qu’avec quelques minutes d’avance… Plus c’est loin dans le temps, plus c’est vague… La tienne, la sienne embrassent bien davantage. Vous visualisez tous deux l’avenir du monde, n’est-ce pas ? Va le retrouver, je t’en prie, c’est devenu urgent : je sens qu’il va commettre une énorme bêtise.
– Où est-il ? En Inde ? Ou bien était-ce encore un autre mensonge ?
– Il est à Vârânasî.
Vârânasî ! Là où les messages reçus tout à l’heure ont annoncé à l’unisson que j’allais me rendre. Ce n’est pas possible ! Qui joue à ce jeu avec moi ?
– À Vârânasî ?
– Cela t’étonne ? Pourquoi ?
– Pour rien.
– Vas-y ! Je l’ai convaincu de te rencontrer.
J’hésite : quel piège me tend-elle ? Sans doute serait-ce pure folie. Mais cela m’aiderait peut-être à débrouiller cet écheveau d’énigmes ? Pourquoi pas ? Après le mariage de Che ? Pour une fois, oser faire quelque chose d’imprévu ? Non, cela n’a aucun sens. Ma vie est ailleurs…
Elle insiste et minaude, comme une fillette capricieuse :
– Tu iras ? Si tu n’y vas pas, je ne te verrai jamais plus…
Elle s’éloigne de la caméra, découvre ses jambes, laisse glisser une bretelle de sa robe et murmure :
– J’aimerais que tu sois là.
– Comme j’aimerais y être, moi aussi… Tu as parlé de nous à Mark ? Tu renonces à lui ou à moi ?
– La bigamie ne t’amuse pas ? Ça tombe bien : moi non plus ! Écoute, il est vrai qu’au début je jouais avec toi, parce que j’avais besoin de toi. Et je ne joue plus. Je romprai avec Mark. Il rentre demain de sa tournée au Kurdistan. J’ai l’impression que ça s’est mal passé. Il m’a dit qu’il est en grave désaccord avec le secrétaire général. Il avait une drôle de voix, bouleversée. Il m’a proposé de partir dans deux jours pour gravir le Cervin. Cela nous prendra deux jours au moins. Bien plus difficile que notre promenade dans l’Eiger. J’irai, et lui dirai après que tout est fini entre nous.
Un pincement de jalousie. Je n’en montre rien.
– Sur quoi porte son désaccord avec le secrétaire général ?
– Je ne le lui ai pas demandé. Tu n’es pas heureux de ma décision ? Je vais le quitter. Tu ne dis rien ? Il a prétendu qu’il allait s’occuper d’autre chose que du Kurdistan. Il ne m’a pas expliqué quoi.
– Vous avez un guide, au moins ?
– Pas besoin de guide ! C’est Mark, le guide : c’est un formidable alpiniste.
– Vous partez quand ?
– Après-demain. Nous serons au sommet d’ici à quatre jours.
Le jour du mariage de Che.
– Oui, le jour du mariage de ton fils.
– On dirait que tu lis dans mes pensées. Comment fais-tu ?
– Cesse de poser ce genre de questions… Tu iras voir mon frère à Vârânasî après le mariage de ton fils, n’est-ce pas ? Il dit qu’il ne peut te voir qu’avant la fin de février. Après, il ne garantit plus rien. J’ai peur qu’il ne fasse…
– Quoi donc ?
– Je ne sais pas. Je ne vois rien… J’ai peur, c’est tout. Tu iras, n’est-ce pas ? Après, nous serons toujours ensemble…
– Écoute, je ne sais pas si j’irai, on en reparlera. Fais attention à toi durant cette ascension. Tu as vraiment besoin d’accompagner Mark ?
– Ta prescience te dit que je risque un accident ?
– Je ne vois pas ces choses-là. Je ne discerne que l’imminence d’une catastrophe mondiale… Tu me donneras de tes nouvelles en rentrant ?
– Je te rappellerai, pour te dire où rencontrer Jonasz…
– Je ne t’ai pas encore dit que j’acceptais d’aller le voir !
Elle tend la main vers moi. Nos doigts se frôlent sur l’écran de mon téléphone.
Mon taxi est arrêté à l’aéroport devant la porte d’enregistrement des avions d’Air France. Le chauffeur se retourne et semble s’impatienter.
Sur l’écran, Yse me sourit. Un doux silence s’instaure. Je lui dis :
– Je n’ai pas envie de te perdre une nouvelle fois.
Elle murmure :
– Connais-tu Harold Garfinkel ?
– Non. Qui est-ce ?
– Un sociologue américain mort il y a quatre ans. C’était l’un des rares penseurs de l’habitude.
– Pourquoi me parles-tu de lui ?
– Parce que tu me dis que tu n’entends pas me perdre une nouvelle fois. Cela me rappelle qu’il écrivait qu’il ne fallait pas s’installer dans des habitudes, que « toute rencontre doit être une première fois ». Alors, quand tu me dis que tu n’as pas envie de me perdre une nouvelle fois, je te réponds que j’aimerais te rencontrer « pour une autre première fois ». Ça te va ?
Oui, c’est cela, très chère Yse, c’est décidé : notre vie ne sera plus désormais qu’une succession de premières fois.
Un peu plus tard, dans le salon d’attente, juste avant l’embarquement, un appel d’Evlyn, pour une fois sur Skype. Je décroche. Elle est au théâtre Hébertot, à Paris, où elle répète. Elle dit, toute souriante :
– Je ne te dérange pas ? J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle pour toi. Tu préfères laquelle d’abord ?
– La mauvaise.
– Finalement, je ne sais trop laquelle sera pour toi la bonne ou la mauvaise ; tu trouveras peut-être que ce sont toutes les deux de mauvaises nouvelles.
– Dis toujours !
– Je te les livre en vrac. Primo, je suis enceinte. Secundo, ce n’est pas de toi.
Je pense aussitôt : de qui ? du directeur du théâtre de Vidy ou de son mari ? d’un autre encore ? Elle reprend :
– Alors ? Laquelle, pour toi, est la plus mauvaise ?
Je lâche, pour une fois sincère :
– À bien y réfléchir, ce sont l’une et l’autre de bonnes nouvelles.