Rome
Nous atterrissons à Rome le samedi 7 février vers les 13 heures. Evlyn déborde de tendresse.
À la villa Médicis, place de la Trinité-des-Monts, nous attend la principale chambre d’hôte, immense et inconfortable, au premier étage, avec vue sur les austères jardins de la villa. Qu’est-ce que je fais là ?
Le lit est en proportion de la taille de la chambre. Je pense à Yse. Si nous faisons l’amour, cet après-midi ou bien cette nuit, Evlyn et moi, c’est à Yse que je penserai.
Nous sortons déjeuner à l’hôtel Hassler, de l’autre côté de la place. Le restaurant de l’hôtel, au décor suranné, installé au dernier étage, est presque vide. Deux tablées d’Américains. Un groupe de Chinois. En fond sonore, l’ouverture de Luisa Miller… Un signe ?
Au dessert, Evlyn m’annonce qu’elle est prête à quitter son metteur en scène de mari et à renoncer au théâtre pour m’accompagner à Princeton. C’était donc cela, la « bonne surprise » dont elle voulait me faire part ? Une des plus célèbres actrices françaises prête à sacrifier sa carrière pour moi ? Je ne peux y croire. Elle mourrait d’ennui, perdue au milieu des compagnes de professeurs… Et puis je ne l’aime pas. Elle me plaît, elle est inventive au lit, je l’adore, mais je ne l’aime pas. Nos univers sont si différents que je ne puis imaginer une conversation prolongée avec elle. Elle ne s’intéresse ni à la science, ni à la politique, ni à l’ethnologie, et si je m’intéresse à tous les théâtres, elle-même ne s’intéresse qu’aux pièces et aux metteurs en scène qui peuvent lui offrir un rôle.
Elle me prend la main, guettant ma réponse. Je la retire silencieusement. Nul besoin de mots pour qu’elle comprenne mon refus. Elle sourit, se cale dans son fauteuil, fixe sur moi un regard perçant, dur, si dur que je ne parviens pas à le soutenir…
Pourquoi me sens-je coupable ? Après tout, je ne lui ai rien promis !
Nous repartons vers la villa, de l’autre côté de la place. Quelques mètres difficiles à franchir…
Nous aurions mieux fait de descendre à l’hôtel. Je me sens mal. Jamais je n’aurais dû venir à Rome, j’aurais dû annuler ce week-end alors qu’il en était encore temps et quitter Evlyn sur un coup de téléphone. Je n’aime pas ce sentiment d’aliénation, quand on réalise qu’on se trouve quelque part parce qu’on n’a pas eu le courage d’être ailleurs.
Evlyn sort en silence. Je reste seul dans la chambre tout l’après-midi. Pas envie de travailler. Je devrais pourtant préparer mon audition de la semaine prochaine.
J’allume le téléviseur et zappe jusqu’à obtenir des informations en italien. Après avoir raconté les ultimes frasques d’un ex-président du Conseil emprisonné pour avoir violé la petite-fille de son meilleur ami, la chaîne diffuse des images des premiers accrochages, au Kurdistan irakien, entre troupes turques, syriennes, kurdes et irakiennes. On parle de l’arrivée prochaine en Italie de vagues de migrants venus d’Irak et de Turquie. En Asie centrale, les troupes russes et kazakhes se massent à la frontière iranienne. En Extrême-Orient, la situation semble encore se dégrader avec l’entrée en scène de l’Indonésie, qui n’entend pas rester à l’écart d’un conflit régional.
L’écran se brouille. Malaise. Réapparaît l’image du massacre déjà entr’aperçue la veille tandis que je parlais avec Yse. Cette fois plus précise : des soldats massacrent des femmes. J’entends leurs cris. Vision fugitive, comme un souvenir remontant à la surface. Prémonition ? Prescience de ce qui menace en ce moment même au Kurdistan ? Pourquoi ai-je encore cru voir de la neige, foulée par des victimes et des bourreaux ? Écouter Verdi. Luisa Miller. Chanter l’ouverture dans ma tête. Tout se calme. Je songe aux fractales : mes visions sont comme elles ; images successives, de plus en plus précises.
L’après-midi s’éternise. Qu’est-ce que je fais là ? J’aurais mieux fait de rester un jour de plus avec Che ; ou de partir plus tôt pour Princeton travailler à mon audition. En parler à Larry.
Je l’appelle par FaceTime. Longue sonnerie. Je suis sur le point de raccrocher quand lui-même décroche, mais il refuse la visioconférence. Est-il encore à l’hôpital ?
– Pardon de te déranger. Tu veux que je te rappelle ?
– Non, non. Alors ? Tu as fait bon voyage ? Tu es arrivé à New York ?
Voix à peine audible.
– Pas encore.
– Oh ! Vraiment ? J’espérais pourtant te voir aujourd’hui.
– Je serai là demain, après-demain au plus tard. Promis.
– Après-demain… Tu es encore à Lyon ?
J’élude :
– Tu souffres ?
– Peu importe… Je fais quelques rangements et prépare l’après. Justement, je parlais de toi avec Lucio.
– Lucio est là ?
– Oui, mes deux fils sont là. Dis-moi : te souviens-tu de ma collection d’éditions originales de Lewis Carroll ?
– Bien sûr, pourquoi ?
L’intégrale des œuvres, dont la célèbre et rarissime première édition anglaise d’Alice, celle de 1866 avec les illustrations de John Tenniel. Elle lui a valu d’être en butte à une rumeur de pédophilie. D’ordinaire, il n’aime pas trop qu’on lui en parle.
– Elle sera pour toi.
– Mais… ? Pourquoi veux-tu t’en défaire ?
– À ma mort ! Elle sera bien mieux chez toi que chez mes enfants. Elle te portera chance, tu verras.
– Ne parlons pas de ça. Tu nous enterreras tous !
– Tu sais très bien que ce n’est pas vrai. Tu dois même le savoir mieux que personne !
Croit-il, lui aussi, que je suis capable de deviner la date de sa mort ? Je hausse les épaules. Il insiste :
– Tu les garderas, n’est-ce pas ? J’y tiens.
– Le jour venu, tes enfants aimeront les garder.
– Eux ? Non, je leur en ai parlé. À part l’Italie et la bouffe, rien ne les intéresse. Surtout pas moi. Ils ont définitivement choisi le clan de leur mère.
– Tu es injuste. Quant à leur mère, italienne ou pas, c’était d’abord la plus grande violoncelliste que j’aie jamais entendue ; et tes enfants t’aiment autant qu’ils l’ont aimée.
– C’est ce qu’ils disent. Mais ils n’ont jamais pris le temps de venir me voir. Ils ne répondent même pas à mes mails, en général. Et la preuve que je vais très mal, c’est qu’ils sont là !
– Tous les deux ? Lucio et Mauro ?
– Oui, ils ont débarqué hier soir. On a parlé de ces livres. Ils seront mieux chez toi. Je te les ferai porter, c’est plus sûr.
– Tu m’as déjà fait le plus beau des cadeaux : grâce à toi, j’ai compris que les mathématiques ne sont pas seulement un jeu de l’esprit, mais peuvent contribuer à comprendre et à réparer le monde. Tu m’as mis sur la piste de l’ethnomathématique. Et c’est encore grâce à toi que j’ai la chance de pouvoir proposer, dans cinq jours, la création de ce département. Mon programme de travail ne serait rien sans toi. Justement, je voudrais en parler avec toi.
– Pour cela, tu devrais être là !
– J’arrive. Mais, tu sais, avec ces événements…
Il m’interrompt :
– Dis-moi plutôt où en sont tes amours ?
Qu’a-t-il deviné ? Voit-il où je suis ? Non… nous ne sommes qu’au téléphone. Je balbutie :
– C’est assez confus…
Il éclate d’un rire difficile :
– N’oublie pas ce que dit Gilgamesh : « Fais le bonheur de la femme serrée contre toi, car elle est l’unique perspective des hommes. »
– Ce que je pressens de l’avenir me dit que les hommes n’ont pas beaucoup de perspective !
– Ne sois pas si pessimiste ! Ce monde survivra à la nouvelle barbarie qui s’annonce. Les Justes finissent toujours par l’emporter. Rappelle-toi ceci : le temps est l’allié des Justes.
Il raccroche. Je reste un long moment devant l’écran noir, chassant l’idée que c’est probablement la dernière fois que je lui parle…
Evlyn rentre ; elle a dévalisé les magasins. Elle parle sans cesse, comme pour ne pas laisser s’installer entre nous un silence embarrassant. On lui a recommandé un restaurant dans l’ancien quartier juif, près du Trastevere, on y sert les meilleurs artichauts du monde… Nous y allons d’un pas léger. Elle sait que j’ai compris qu’elle va me quitter. Nous parlons de tout et de rien. Nous rions de moments communs. Nous n’avons pas du tout le même souvenir de notre rencontre. Qui le premier a parlé à l’autre, dans cette soirée il y a trois ans au Quai Branly ? Qui le premier a rappelé l’autre ? Elle m’explique qu’elle repartira demain, plus tôt que prévu, pour Londres où elle doit retrouver son agent. Elle va y créer une pièce d’un nouvel auteur français inconnu. Je ne suis pas dupe. Nous rentrons vite à la villa Médicis, où nous nous endormons côte à côte. Je n’ose pas la prendre dans mes bras. L’a-t-elle espéré ? Je pense à une phrase de mon grand-père : « Il faut aimer les autres comme soi-même, mais ne pas leur faire croire que cet amour leur est exclusivement réservé. »
Le lendemain, dimanche 8 février, au réveil, Evlyn n’est plus là. Elle ne me manque pas. Impossible de me faire servir un petit déjeuner, si ce n’est dans la salle à manger du directeur, et en sa compagnie… Aucune envie de lui parler. Je traîne. Rentrer à Paris pour y voir Yse ? Non. Partir au plus tôt pour New York, où m’attend Larry. Mon audition est pour jeudi prochain. Il est vraiment temps d’y aller. Il doit bien y avoir un vol direct depuis Rome. En effet : je réserve. Départ à 16 heures de Fiumicino. Je serai à 22 heures à Princeton. J’irai tout de suite voir Larry. Je pars pour l’aéroport.
Dans le taxi, je feuillette distraitement les nouvelles sur le net. Le gouvernement japonais de M. Abe est renversé : pas assez belliciste. Sur décision du président chinois, la mobilisation partielle devient générale. Les États-Unis, l’Australie, tous les pays de l’ASEAN déclarent qu’en cas de déclenchement des hostilités, ils feront jouer leurs alliances et se rangeront aux côtés de l’armée japonaise. Les combats dans le Kurdistan syrien et irakien font rage. L’armée de Damas est entrée ce matin dans le sandjak d’Alexandrette, rattaché à la Turquie.
Pourquoi pensé-je soudain à Mark, qui m’en avait naguère si longuement parlé ? Où est-il, aujourd’hui, le secrétaire général adjoint des Nations unies ? Dans la région ? On ne parle plus de lui…
Les nouvelles européennes ne sont pas meilleures. En Espagne, en Italie, en France, l’extrême droite, qui a remporté l’an dernier les élections européennes, réclame maintenant un embargo sur les produits chinois et russes. Après ses homologues portugais et espagnol, le nouveau gouvernement italien, dirigé par Beppe Grillo, se dit prêt, si nécessaire, à prendre une participation dans trois banques que la BCE vient de déclarer en faillite.
À la rubrique « faits divers », un meurtrier en série arrêté à Padoue raconte que ses parents l’ont violé quand il avait deux ans et qu’il ne l’a su qu’à vingt ans, quand il a été hospitalisé pour troubles psychiatriques. En Toscane, un jeune homme a été retrouvé nu, amnésique, ne parlant que l’anglais, dans un parc près de Florence ; il ne se souvient de rien, mais devient prolixe quand on l’interroge sur les événements des douze mois à venir ; il cite le nom du prochain président américain : le général Petraeus, dont nul n’a pensé jusqu’ici qu’il pourrait être candidat.
Prescience encore ?
J’arrive à l’aéroport. Je me précipite au guichet d’enregistrement. Mon téléphone sonne. Yse ? Est-elle vraiment venue à Paris ? J’hésite à décrocher.
– Désolée, j’ai roulé moins vite que prévu. Je viens seulement d’arriver à Paris. On se retrouve chez vous !
– Je suis encore à Rome.
– Vous plaisantez ? Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez pas fait cela !
Pourquoi ai-je l’impression qu’elle n’est pas le moins du monde étonnée ?
– Désolé. Je n’ai pas pu.
– Vous savez que j’ai besoin de vous, là, maintenant.
– Désolé. Je dois partir d’urgence pour Princeton. Je vais y aller directement depuis Rome. Je me trouve d’ailleurs en salle d’embarquement.
Devine-t-elle mon mensonge ? Je suis seulement dans la file d’attente de l’enregistrement.
Sa voix devient sèche :
– Non ! Vous venez à Paris. Maintenant. Vous partirez pour New York demain depuis Paris. Je vous attends. C’est important. Pas seulement pour moi. Pas seulement pour vous. Venez !
J’hésite. Larry doit s’impatienter. Si je ne pars que demain, je ne le verrai que mardi. Il semblait si pressé… Je m’entends pourtant répondre à Yse :
– Très bien. J’arrive. On se retrouve où ?
– Je vous attends chez vous.
– À tout à l’heure, je…
Elle a déjà raccroché.
Au même moment, je reçois un message de Mark : « Méfie-toi d’Yse. Ne tombe pas dans le même piège que moi. Les femmes, ce n’est plus de notre âge. Je t’embrasse. »