chapitre 11

Vârânasî

Dimanche 22 février vers 6 heures du matin : arrivée à Delhi par l’avion de nuit d’Air India. Premier voyage à l’est de l’Inde. Pendant le vol, pourtant paisible et confortable, impossible de dormir : les mêmes visions, de plus en plus précises. La guerre, décidément, prend tournure. À l’atterrissage, je consulte les dernières nouvelles sur ma tablette : au Kurdistan comme en mer de Chine, toutes les médiations ont échoué. Tous les prix Nobel de la paix se sont unis pour lancer un ultime appel à la raison. Nul ne les a entendus. Les armées se préparent ; les politiciens pérorent devant des foules que l’angoisse rend muettes. Plus aucun doute : le jeu des alliances va entraîner le monde dans la guerre, même si personne n’a vraiment envie de se battre, si ce n’est quelques milliers de fanatiques dans chaque camp.

À Delhi, deux heures à patienter dans un salon bondé de voyageurs harassés, en attente d’un départ pour les quatre coins de la planète. J’aurais aimé avoir le temps de découvrir cette ville dont je ne connais rien : le Fort Rouge, le palais du vice-roi. Dans ce salon, chacun semble anxieux ; beaucoup ont les yeux rivés sur les téléviseurs où défilent en boucle les images d’un discours du Premier ministre indien annonçant la mobilisation générale « pour protéger la nation de toute attaque, d’où qu’elle vienne ».

Deux heures de vol pour Vârânasî. La ville sacrée de l’Inde que je connais sous le nom de Bénarès depuis que, enfant émerveillé, j’en ai lu la description par Jules Verne dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours. J’imagine la même ville, mystique et délabrée. Surprise de découvrir à l’atterrissage un aéroport ultra-moderne. En descendant de l’avion, je téléphone à Che. Envie d’entendre sa voix. Il ne répond pas. J’appelle Yse… Elle ne répond pas davantage. Elle doit dormir, à l’hôpital. Je lui laisse un message lui promettant que, quoi qu’il arrive, je reviendrai près d’elle au plus vite. Si le monde va à sa perte, autant être auprès de ceux qu’on aime.

Un chauffeur du Nadesar Palace m’attend à la sortie de la douane avec une vieille limousine anglaise. Des véhicules militaires sont postés sur tout le trajet entre la sortie de l’aéroport et le centre-ville. Une ville où se mêlent, comme sur d’autres continents, taudis et gratte-ciel, mendiants et jeunes cadres. Des vaches rôdent sur les bas-côtés des routes cabossées. Des motos par milliers. Personne ne paraît respecter la moindre discipline. Conduire semble un sport mortel. Partout, les traces des récentes émeutes sont encore visibles : véhicules incendiés, boutiques pillées, barricades de pneus à demi calcinés. Pour autant, on ne sent plus aucune animosité entre les groupes qui se côtoient. Le chauffeur m’explique qu’il est fréquent d’assister ici à des éruptions de colère qui restent sans suite. Les communautés musulmanes et hindouistes coexistent en général plutôt bien. Il me dit que les événements et la crise internationale ont malheureusement chassé les touristes, et que j’ai bien fait de venir, car j’aurai moins de mal à trouver de bons guides (il en connaît d’ailleurs, et m’en propose). Une fois en ville, il me montre le Gange : il dessine ici un coude et remonte vers le nord, autrement dit vers Shiva dont le rôle, souligne mon chauffeur, est de mettre fin aux réincarnations, de libérer les âmes du cycle de vies, de leur permettre l’accès à la béatitude universelle. Pour les mêler aux trente-trois millions de noms de Dieu. Vârânasî est la seule ville au monde où les gens viennent spécialement pour mourir, dit-il avec fierté en agitant le bras hors de la portière.

Au cœur des embouteillages, le chauffeur vire brusquement à gauche en traversant une avenue au mépris du trafic. Nous nous arrêtons devant la grille d’un parc. Des gardes en uniforme fouillent le coffre et inspectent le dessous de la voiture. Ils nous font signe de passer après nous avoir offert des fleurs.

Nous pénétrons dans le parc d’un ancien palais du maharadjah. La limousine tourne à droite, puis s’arrête devant une nouvelle grille plus haute encore où d’autres gardes l’inspectent. La grille ouverte, nous nous enfonçons dans un petit bois de manguiers. Une fois viré à gauche, les arbres se font plus rares, dévoilant un palais blanc à deux étages. Le chauffeur immobilise la voiture sous un porche. Tout le personnel de l’hôtel semble réuni pour m’accueillir avec thé, gong et colliers de fleurs. On me conduit aussitôt au premier étage, sur une terrasse, à la suite « Lord Mountbatten », pleine de meubles anglais de style Chippendale. Au mur, des photos établissent que le dernier vice-roi des Indes y a fréquemment résidé.

Il est 11 heures du matin. Pas dormi du tout dans l’avion. Je m’allonge en demandant qu’on me réveille vers 16 heures.

 

15 h 30. Réveillé avant que le téléphone ne sonne. Trop de visions rendent mon sommeil insupportable. Douche glacée. Me changer. Il est bientôt l’heure de mon rendez-vous.

Je me renseigne sur le lieu de la cérémonie du Ganga Arti dont m’a parlé Yse. Dix minutes en taxi. La voiture traverse la place de l’Ahura Birr, où trône la statue d’un politicien de la ville. Une foule compacte va et vient en tous sens, sans aucune discipline. Des gens vêtus de jeans ou de saris, à moitié nus ou en costume occidental. Une foule bien différente de celle que j’ai fréquentée en Afrique : économe de gestes et silencieuse. D’innombrables véhicules nous croisent encore, sans respecter la moindre règle de sécurité. Nous empruntons ensuite Lahurabir Road, puis traversons le quartier musulman, jalonné d’échoppes débordant de coupons d’étoffe, de paniers d’épices et de fruits. Je dois descendre du taxi devant une insolite église chrétienne, Saint-Thomas, à l’orée du quartier hindouiste, à Girijaghar.

Je continue à pied en suivant le plan que m’a dessiné le concierge de l’hôtel. Bousculé à chaque pas, je déambule entre les poteaux de bois plantés au beau milieu de la rue, bric-à-brac des boutiques des deux côtés. Des mendiants me regardent fixement, main tendue, leurs cheveux broussailleux tombant sur les épaules. D’autres me frôlent, me défient. Des cyclistes se précipitent vers moi avant de m’éviter au tout dernier moment. J’emprunte Golden Temple Street et passe devant le temple, gardé par une dizaine de soldats surarmés. J’ai l’impression de m’être perdu. Je prends une longue venelle menant à un escalier dont les marches donnent sur une sorte de plate-forme surplombant le fleuve.

C’est là. J’en suis sûr.

Des rangées de chaises font face à une balustrade dominant une rampe qui descend en pente douce vers le fleuve. Autour de moi, des fidèles, quelques rares touristes. Deux musiciens jouent de la flûte, trois autres frappent des sortes de tambourins. Partout plane une odeur de camphre. Dos tourné au fleuve, des prêtres chantent une mélopée poignante. Comme Yse m’a demandé de le faire, je m’assieds sur une des chaises proches de la balustrade. Nul ne m’observe, semble-t-il, même si j’éprouve une sourde sensation de danger…

Au fil de l’eau, devant moi, je vois passer les cadavres de ceux qui ont tenu à venir mourir ici sans que leur famille ait les moyens de financer leur incinération. Les vivants installés autour de moi, je les vois à présent comme autant de cadavres, priant pour d’autres cadavres. Des morts veillant d’autres morts. Ma pire vision se concrétise-t-elle ? Était-ce bien cela que je pressentais ? Non… Je n’entends ni les cris ni le tir des mitrailleuses. Nous n’en sommes pas encore là.

Vais-je pouvoir maîtriser cette horreur ? Me maîtriser. Penser à autre chose. J’essaie encore de compter. Mais ce TOC ne me protège plus. Je fredonne à part moi le seizième quatuor de Beethoven, le dernier qu’il ait terminé. Je l’entends, malgré les mélopées qui m’entourent. Je me répète ce que le musicien avait mystérieusement écrit sur sa partition : « Muß es sein ? Es muß sein ! » (« Le faut-il ? Il le faut ! »).

Le faut-il ? Oui, il le faut.

La nuit tombe. Je me calme. La cérémonie touche à sa fin. Personne n’est venu à moi. Je me lève, hésitant. Serais-je venu pour rien ? ! Je me dirige vers la sortie. Yse… Où es-tu ? Comme tu me manques…

Dans la bousculade, une poigne puissante se pose sur mon épaule et l’étreint. J’essaie de me retourner. La main m’en empêche. J’entends dire en français, haut derrière moi :

– Avancez. Passez devant. Ne vous retournez pas.

Une voix d’homme, forte et maniérée à la fois. Les mêmes intonations qu’Yse. Nous quittons l’esplanade, reprenons la venelle qui m’a conduit jusque-là ; nous revenons au carrefour ramenant vers le centre-ville. Le chemin est faiblement éclairé par les quinquets des boutiques en bordure. Les gens sont encore très nombreux autour de nous. Je maîtrise tant bien que mal mes visions en chantant encore intérieurement le thème du dernier mouvement du seizième quatuor. Nous marchons ainsi un long moment parmi la foule. L’homme reste cramponné à mon épaule. La pesée de sa main me laisse supposer qu’il doit être beaucoup plus grand que moi. Il semble se laisser guider. Serait-il aveugle ?

Quand nous parvenons devant le marché au lait, il relâche la pression. Je marque un arrêt. Il m’ordonne :

– Continuez !

Je reprends ma marche sans me retourner, mais sans qu’il me tienne. J’entends bientôt un énorme rire dans mon dos :

– C’est bien ce que je pensais. Je ne voulais pas le croire ! Elle s’est trompée : vous n’êtes pas « prescient ». Pas du tout !

Il passe devant moi tout en marchant à reculons. Un colosse au crâne rasé. Les yeux clairs, brillants ; les mêmes qu’Yse, sauf que leur éclat est plus dur. Une vilaine balafre traverse son visage comme s’il avait reçu un coup de sabre. Une boucle d’or perce son oreille droite. Des favoris noirs rejoignent une fine moustache ; pas de barbe. Il porte une chemise blanche impeccable, un jean noir et des baskets de même couleur. Sur ses épaules, un châle à damier noir et blanc replié : un keffieh.

Il continue d’avancer à reculons, avec la légèreté et l’aisance d’un danseur. Je remarque que personne ne le touche, comme si les passants l’évitaient. Il reprend :

– Comment a-t-elle pu se persuader que vous étiez « prescient » ? Vous n’êtes même pas capable de prévoir les mouvements des gens autour de vous !

– Parce que ça servirait à ça, la prescience ?

– C’est bien le minimum, vous en conviendrez !

– Vous êtes donc Jonasz, le frère d’Yse ?

De nouveau, il s’esclaffe et joue des deux mains avec son foulard comme s’il cherchait à le nouer, sans le faire :

– Qui sait ? Chacun de nous porte plusieurs noms : père, fils, amant, frère, ami, selon celui ou celle à qui il s’adresse.

Ses mains suivent les voltes maniérées de son discours. J’insiste :

– Pour Yse, vous êtes bien Jonasz ?

– Pour Yse, je suis celui qu’elle veut que je sois, au moment où elle en décide.

Que veut-il dire par là ? Sont-ils vraiment frère et sœur ? Ou amants ? Ses mains s’agitent d’étrange façon, à la manière d’un beau parleur dans un salon mondain. Marchant toujours à reculons, il interroge :

– Et vous, vous êtes qui, pour elle ? Un nouvel amant ? Oui… Elle les choisit si mal depuis… La vue de tous ces morts vous a impressionné ? Quand j’assiste à ce spectacle, je songe à la phrase de Bossuet. Vous connaissez ?

Il s’arrête, lève les bras au ciel et déclame :

– « Les plus grands rois n’ont plus de rang que par leurs vertus, et, dégradés à jamais par les mains de la mort, ils viennent subir, sans cour et sans suite, le jugement de tous les peuples et de tous les siècles… »

Qu’est-ce que je fais là ? Yse, pourquoi m’as-tu envoyé ici ?

Il se range à mes côtés, marchant maintenant de face, se baissant pour me regarder dans les yeux.

– Alors, comme ça, elle vous envoie pour me convaincre d’arrêter ? La pauvre, elle sera bien déçue !

– Vous ne me demandez pas de ses nouvelles ?

Il éclate d’un rire hystérique.

– Parce que vous croyez que j’ai besoin de vous pour en avoir ? Et même pour savoir comment elle ira demain ? Elle n’a rien à craindre… Elle n’a d’ailleurs jamais rien risqué, en fait.

Un rire aigu ponctue encore chacune de ses phrases. Il me toise des pieds à la tête.

– Elle m’a raconté tant de choses sur vous. Je pensais que vous auriez davantage de charisme… Comment a-t-elle pu penser que vous pourriez me faire changer d’avis ?

Nous nous extrayons du lacis de ruelles et retraversons la vaste place Lahurabir encombrée de voitures, de charrettes et de cycles. Il progresse d’un pas vif, toujours sans un regard au trafic, comme s’il se savait intouchable. Nul ne le bouscule ni même ne le frôle. C’est un spectacle stupéfiant, d’une rare élégance. Il pénètre à grandes enjambées dans le parc du Gateway et salue les gardes, qui semblent le connaître. Il franchit le portail du Nadesar Palace sans même m’avoir demandé si j’y logeais.

Une fois sortis du verger de manguiers qui ceint le vieux palais transformé en hôtel, nous entrons dans le hall. Jonasz semble familier des hôtesses en sari et des concierges en tunique qui s’inclinent devant lui, mains jointes en signe d’hommage. Il traverse la salle à manger et laisse tomber son grand corps dans un ample fauteuil, face à la terrasse donnant sur la piscine et le parc. Il me fait signe de prendre place sur le siège qui lui fait face et commande deux thés sans me demander mon avis. La scène me rappelle ce premier dîner à Genève avec Yse où elle avait composé notre menu à sa guise. Yse… Qu’elle me manque ! Va-t-elle mieux ?

J’interroge :

– Pourquoi dites-vous que je ne suis pas « prescient » ? Parce que je n’ai pas su prévoir le comportement des passants que nous croisions ?

– Bien sûr ! C’est la moindre des choses qu’un « prescient » sache faire.

Tout en parlant, il décrit encore avec ses mains des moulinets de marionnettiste. Je rétorque :

– Je pense être « prescient » autrement, sur des sujets de bien plus grande importance.

– Parce que vous voyez des morts devant vous ? Parce que vous croyez prévoir une catastrophe ? Ce n’est pas ça, la prescience ! Elle suppose une activité d’une tout autre précision. Elle permet, par exemple, de connaître la date exacte de la mort de chacun de ceux que l’on croise. Vous savez cela, vous ?

– Non, mais vous, vous savez comment vont tourner les événements ? Vous savez si un conflit planétaire est en passe de se déclencher ?

– Bien sûr que je le sais ! Et pas besoin de prescience pour cela ! D’abord, des tas de gens, dans les universités du monde entier, vous expliqueront que, dès lors que s’enchaînent simultanément un cycle de Kuznets, un cycle de Juglar et un cycle de Kondratieff, la probabilité d’une guerre mondiale devient maximale. Or nous y sommes depuis le milieu de 2014. Attention, danger ! Demandez à vos collègues de Princeton ! Tiens, le professeur Yacine Ait-Sahalia est justement un excellent spécialiste de ces questions ! Rien à voir avec la prescience, cela relève tout juste de la statistique ! C’est rudimentaire. De même, les historiens savent qu’il existe des âges, des périodes, des phases. Les uns et les autres sont cependant incapables de prévoir l’essentiel : l’accident, la bifurcation, l’inattendu. Lequel avait prévu l’accession au pouvoir de Hitler ? celle de Staline ? l’assassinat de Kennedy ? la chute du mur de Berlin ? la crise des subprimes ? l’indépendance du Kurdistan syrien ?

Est-il fou ? est-il sérieux ? Où veut-il en venir ? Il continue d’une voix brusquement grave et assourdie, comme s’il ne se parlait plus qu’à lui-même :

– La vraie prescience est difficile à imaginer. Et davantage encore à vivre. La vraie prescience, malédiction du Ciel, force à voir l’avenir dans toute sa crudité, toute son horreur.

– Une telle faculté existe donc, selon vous ?

Il me regarde furtivement. On nous sert un thé parfumé. Il pose la main à plat sur la table. Je remarque qu’il compte lentement en repliant ses doigts. Est-il lui aussi arithmomane ? Souffre-t-il vraiment du don qu’il croit posséder ?

– Bien sûr qu’elle existe ! Mais ceux qui l’endurent doivent s’en cacher. Car la vraie prescience est intolérable non seulement pour celui qui en dispose, mais plus encore pour les autres.

– Comment cela ?

– Toutes les religions décrètent que seul Dieu, quel que soit Son Nom, est « prescient » ; et que les humains ne sont pas libres d’échapper au destin qu’Il nous assigne. Certaines croyances concèdent que les humains ont le choix de faire le bien ou le mal, que Dieu les juge pour cela en les envoyant au paradis ou en enfer, ou encore en décidant de leurs réincarnations. Les philosophes ont noirci des milliers de pages pour tenter de concilier libre arbitre de l’homme et toute-puissance de Dieu. Ils parlent de grâce, de prédestination, de fatalisme… Mais aucune croyance ne s’est aventurée à concevoir un homme doué du même pouvoir que Dieu : la connaissance parfaite de l’avenir. Encore moins du pouvoir de l’influencer. Aucune ne peut même en tolérer l’idée. Encore moins la pratique…

– On peut le comprendre. Nul ne sera jamais capable d’imaginer tous les détours de l’avenir, encore moins de l’infléchir. C’est inimaginable !

– Inimaginable ? Allons bon ! Vous ne connaissez pas vos classiques ! Les trois grands (il compte sur ses doigts tout en les nommant) : Frank Herbert, dans le Cycle de Dune (je l’apprécie, celui-là, même s’il confond prescience et jeu d’échecs) ; Isaac Asimov, avec sa Fondation et sa « psycho-histoire », qui croit pouvoir calculer mathématiquement l’avenir (et qui aimait tant les fractales, comme vous, n’est-ce pas ?) ; Philip K. Dick, qui imagine des policiers recourant à la prescience pour prévenir les crimes et qui raconte les aventures d’un « homme doré » percevant tous les événements deux minutes avant qu’ils n’adviennent.

Il se ressert une tasse de thé tout en comptant encore sur les doigts de son autre main. Je l’interromps :

– C’est du roman ! On ne saura jamais ! C’est impossible. Et ce n’est pas parce que des écrivains de science-fiction…

Il repose sa tasse, approche son visage du mien et réplique comme on tire à bout portant :

– Il y a tant de choses qu’on a longtemps crues impossibles et qu’on sait faire aujourd’hui : voler, guérir de la peste, parler et se voir à distance, aller plus vite que le pas du cheval. Il y a aussi bien des choses considérées comme scientifiquement impossibles auxquelles croient des milliards de gens : marcher sur l’eau, multiplier les pains, ressusciter les morts, se réincarner. Bien des savants pensent aussi qu’on pourra un jour lire dans les pensées d’un autre et scruter le détail des pulsions et de l’avenir de chacun.

Jonasz se cale au fond du fauteuil trop bas pour lui. Satisfait, il m’observe, goguenard.

Je rétorque :

– Je n’y crois pas une seconde ! Et si, par malheur, quelqu’un pouvait approcher un jour, même de loin, de tels pouvoirs, il deviendrait fou. Ce serait l’enfer que de tout voir, tout savoir, ne pouvoir rencontrer quelqu’un sans deviner quand et comment il va vivre, souffrir et mourir. Ne pas tomber amoureux sans savoir quand et comment l’histoire finira. Ne pas commencer quoi que ce soit sans en connaître l’issue.

Il me regarde intensément, frissonne et compte de nouveau, en pianotant sur l’accoudoir de son fauteuil à un rythme de plus en plus rapide, fébrile. Il murmure d’une voix altérée :

– C’est en effet un horrible enfer…

Je repense aux anticipations de mes actes parues dans la presse. S’il possède vraiment de tels pouvoirs, tout s’expliquerait ! Mais ce serait trop absurde… Je reprends :

– Personne ne pourra deviner à l’avance avec précision les événements à venir.

Jonasz hausse les épaules et se ressert du thé. La nuit est tombée. Plus personne autour de nous. Sauf un serveur en tenue d’apparat qui guette chacun de nos gestes.

– Pensez ce que vous voulez. Mais, au lieu de dénigrer, vous devriez apprendre. C’est votre métier, n’est-ce pas, de chercher à comprendre les théories du temps ? Et, pour comprendre, vous êtes au meilleur endroit.

– Au meilleur endroit ?

– Oui, il y a ici des maîtres qui possèdent toutes les techniques permettant de discerner la vraie nature de ce qui existe, de se représenter le présent dans ses dimensions cachées, dont passé et futur font partie.

– Cet aspect-là me passionne. C’est exactement ce que j’aspire à faire : relier les mathématiques occidentales à celles d’autres cultures, en particulier pour ce qui a trait aux conceptions du temps. Dites-m’en davantage.

– Vous pensez à votre département d’ethnomathématique ? Ne vous inquiétez pas : il sera créé et vous serez nommé à sa tête, même si je ne suis pas sûr que vous sera accordé le temps de vous en occuper.

– Je n’aurai pas le temps parce que je ferai tout autre chose ? ou parce que je serai mort ?

Il regarde au loin. Et, après un silence :

– Qui sait où nous serons dans une heure, vous et moi !

Il a dit cela placidement, peut-être avec un brin de tristesse. Pourquoi ? Je reprends :

– Parlez-moi de cet apprentissage. Vous dites que je pourrais apprendre beaucoup, ici, sur la prescience ? Quoi ? Où ? Comment ?

– Un peu de patience, cela ne s’assimile pas en quelques minutes. Il faut avoir des dons, parler sanskrit, lire et méditer longtemps. Plusieurs vies, même.

– Essayez tout de même !

Il regarde autour de lui comme s’il voulait vérifier que personne ne l’écoute. Il chuchote :

– Pour parler simple et m’en tenir à ce que je peux vous faire connaître, je dirai que la Connaissance absolue, le Pouvoir absolu, l’Amour absolu forment une sorte de Cœur/Cerveau plongé dans un océan où baigne l’Univers entier. Un océan dont nous ne sommes, vous comme moi, qu’une goutte. Quand nous nous trouvons à la crête d’une vague, nous en émergeons un court instant : c’est une de nos vies. Puis nous retournons au néant par l’effet de la force de gravité. Tous les faits passés et à venir qui peuvent affecter chacune de ces gouttes et les hisser sur la crête sont stockés dans ce Cœur/Cerveau intelligent et aimant. Un être humain ne peut à lui seul appréhender cette infinie complexité. Seul le peut le Voyant, s’il atteint aux super-pouvoirs.

– Quels super-pouvoirs ?

Sa voix se fait de plus en plus basse :

– Les super-pouvoirs des bodhisattvas. Ils permettent de recevoir la pensée des autres, d’embrasser, sans attachement ni obstacle, tous les objets connaissables appartenant au passé, au présent et au futur. Et d’approcher, avec des pratiques centrées sur le bouddha de la connaissance, Manjushri, des pouvoirs mêmes du Bouddha : se métamorphoser, voir et entendre à des distances quasi infinies, connaître la pensée d’autrui, soigner tous les maux, maîtriser ses propres vies antérieures et futures, et celles des autres.

– Et comment est-il possible d’atteindre à ces super-pouvoirs ?

Il hésite, puis me regarde avec un sourire ironique.

– Ah, on dirait que ça vous intéresse ! Ce n’est pourtant, je vous l’ai dit, qu’une malédiction. Comme il en va de toute chose désirable, il existe deux voies pour l’obtenir : l’honnête et la malhonnête. Laquelle préférez-vous ?

– Commencez par l’honnête.

– Je vous reconnais bien là ! L’honnête, celle qu’on appelle la « voie blanche », c’est la voie naturelle, compassionnelle, bénéfique. Elle passe par le biais de pratiques spirituelles étalées sur plusieurs vies, en particulier l’expérience yogique de l’éveil de la kundalini, la purification des nadis. Ces pratiques, répétées de vie en vie, permettent de devenir un « Être réalisé », disposant du pouvoir de lire l’avenir et d’influer sur lui. Mais l’Être réalisé n’utilise ce pouvoir que sur requête de l’Être suprême, et seulement pour la Réalisation suprême : l’Extase absolue. Autrement, cela entraînerait un phénoménal gaspillage d’énergie qui empêcherait la kundalini de monter dans le sahasrara. Vous comprenez ? La « voie blanche » n’est donc pas accessible à qui veut. Elle est l’aboutissement de plusieurs vies antérieures réussies, sages et sereines. Vous auriez beau vous y mettre, vous n’y arriveriez pas.

– Et la malhonnête ?

– Ah, vous y venez ? La « voie noire », c’est la voie que choisissent les impatients, ceux qui tiennent à être « prescients » en l’espace d’une seule vie. Elle implique des sacrifices personnels considérables (comme de rester sur une jambe pendant un an, de ne plus jamais faire l’amour, de prendre chaque matin une douche glacée sous une cascade, de marcher sans cesse sur des tapis de braises). Cela vous tente ?

Il joue avec son foulard et éclate d’un rire sonore qui fait se retourner le serveur, au bar. Je reprends :

– Et vous, quelle voie avez-vous suivie ?

– Yse a dû vous dire que dans notre famille…

– Une famille de « prescients », je crois. C’est donc la « voie blanche » ? Vous possédez ces « supra-savoirs » ? De naissance ?

Il hésite et me dévisage d’un air malicieux :

– Disons que je les ai… aperçus.

– Et c’est parce que vous les avez « aperçus » que vous avez pu lire dans mes pensées, puis vous faire passer pour moi, donner cette interview à l’Angkor Times faisant part de découvertes dont je ne m’étais encore ouvert à personne ? C’est aussi parce que vous êtes « prescient » que vous avez pu savoir que mon fils allait tenter de se suicider ? Sans oublier tout ce que j’ai lu ensuite : l’annonce de l’annulation de mon voyage au Brésil ? celle de la mort de Mark ? celle de ma venue à Vârânasî ? Vous savez même déjà que j’irai à Jérusalem, où je n’ai pourtant aucune envie d’aller ? Comment avez-vous pu savoir tout cela à l’avance ?

Il laisse échapper un soupir :

– Oh, ce n’est qu’une faible partie de ce que je puis faire…

– Mais il fallait pour cela entrer dans mon cerveau, voir les événements à venir avec quelques jours d’avance.

– Ce n’était pas si difficile : il y fallait juste un peu de prescience et beaucoup d’audace. Yse aurait pu le faire, avant, mais son don s’efface…

J’insiste :

– Pourquoi l’avoir fait ? Pourquoi avoir annoncé à l’avance des événements que, de toute façon, j’allais apprendre et sur lesquels je ne pouvais rien ?

– Vous ne devinez pas ? C’est pourtant simple. Pour vous mettre dans des dispositions d’esprit qui vous conduiraient à accepter de venir jusqu’ici. Mais, encore une fois, ce n’est rien : un « Éveillé » peut beaucoup plus. Y compris sur les événements du monde…

– Ah ? Vous prétendez être pour quelque chose dans la tension internationale ? dans la guerre au Kurdistan ? dans la bataille pour les îles de mer de Chine ? dans les émeutes qui se sont déroulées par ici ?

Un fin sourire, un murmure :

– L’humanité est en train de se suicider. Elle n’est plus qu’un ramassis d’enfants capricieux et monstrueux. Elle achève de détruire la nature. Elle ne vaut plus rien. Elle a gâché encore une fois tous les espoirs qu’on pouvait mettre en elle. Il faut qu’advienne une énorme catastrophe pour que les survivants mesurent le danger qu’ils courent et décident de se reprendre.

– Vous prétendez être derrière les forces qui exacerbent les « conflits jumeaux », comme on dit ?

– En tout cas, ces conflits sont là, à la fois improbables et menaçants. Ils sont comme les deux mâchoires d’une tenaille qui aurait pu tout broyer.

– Aurait pu ?

– Oui : je ne suis pas allé assez vite ; maintenant, il est trop tard.

– Trop tard ? Je ne comprends pas.

– Je n’ai plus le temps. La perspective d’une catastrophe va s’éloigner. Pour un moment… Un jour, elle reviendra et tout sera encore pire…

Étrange conversation sur la terrasse d’un palace. On vient nous apporter une nouvelle théière. Jonasz réclame des scones ; il s’en sert comme s’il n’avait rien mangé depuis trois jours. Un nouveau tic agite à présent sa main gauche, posée sur la table, près de sa tasse. Son index frappe à petits coups secs et rapides, comme s’il comptait. Je reprends :

– C’est parce qu’elle savait tout cela que votre sœur souhaitait tant que je vous rencontre ? Pour que je vous convainque de renoncer ? Pourquoi lui avez-vous répondu qu’il fallait que nous nous voyions aujourd’hui ? Que va-t-il se passer ?

Jonasz cesse de tambouriner.

– Quelque chose qui rendra vaine toute rencontre ultérieure.

– Qu’allez-vous faire ? Qu’avez-vous manigancé ? Vous allez déclencher une guerre mondiale ?

Il se lève et se dégourdit les jambes en arpentant la terrasse.

– Je n’ai pas ce pouvoir-là… Maintenant, les dés roulent et je ne connais pas la suite.

Un silence s’installe. Il me regarde de haut, me dévisage avec ironie et murmure le plus sérieusement du monde :

– Au fond, vous et moi sommes comme les personnages d’un roman.

– C’est-à-dire ?

– Seul l’auteur connaît la fin.

Où veut-il en venir ? Je risque :

– En général, l’auteur n’en sait rien lui-même. Arrivé à l’avant-dernier chapitre de son livre, il n’a souvent pas la moindre idée de la façon dont il va en terminer.

Jonasz semble apprécier ma réponse. Il agite les mains, joue encore avec son foulard. Il ne rit plus, revient s’asseoir et se fige :

– Ou, au contraire, il ne le sait que trop bien. Et c’est si profondément ancré en lui qu’il attend que cela remonte de son cœur à son esprit, puis de son esprit à sa main, pour le révéler enfin à ses lecteurs.

– Ce serait donc vous, l’auteur ? Le maître de la situation ?

– Je n’ai pas cette présomption. Je crois seulement qu’un roman n’est réussi que si l’auteur donne le sentiment de laisser vivre librement ses personnages ; et si, dans le même temps, il fait en sorte que nous, lecteurs, ayons toujours envie de tourner les pages, convaincus qu’il sait où il nous emmène.

– Vous savez où vous nous emmenez ? Vous savez où nous allons ?

Il éclate de rire. J’insiste :

– Vous savez, par exemple, quand, et comment, je vais mourir ?

Il me regarde droit dans les yeux.

– Oh, je sais ce que je veux bien savoir…

Puis il ajoute, en détachant les mots :

– Par exemple, je sais que moi, je vais mourir bientôt. Parce que cela, je veux le savoir.

Je reste muet. Puis je balbutie :

– Pour l’empêcher ?

Il hausse les épaules, reprend sa marche de long en large, ne me parlant que quand il est près de moi.

– Je ne l’éviterai pas.

– Ah ? Pourquoi ? Et comment allez-vous mourir ?

– D’un accident que je ne souhaite pas éviter.

– Pourquoi ? Quand ça ?

– Dans une trentaine de minutes. Devant votre hôtel. On vous ramènera mon corps. Vous vous occuperez de ma crémation. Je ne vous le demande pas : je sais que vous le ferez.

Je le contemple, sidéré :

– Mais… si vous savez qu’un accident vous attend en sortant d’ici, pourquoi y aller ? Il vous suffit de ne pas quitter l’hôtel et de rester dîner avec moi.

Il marche à nouveau, s’arrête, me regarde et répond sobrement :

– Ce n’est pas pour contester la qualité de votre conversation, qui est grande. Mais c’est ainsi. Je ne veux ni ne peux me placer en travers de mon destin. Ce n’est pas grave : je crois en la réincarnation. Ce que je ne puis achever maintenant, je le ferai dans une autre vie. Je provoquerai alors cette catastrophe qui assurera la renaissance de l’humanité. C’est consciemment que je décide donc d’aller au-devant de ma mort.

– Comme Teddy…

Il s’immobilise, intrigué :

– Vous le connaissez ?

Je murmure :

– Oui, un enfant de six ans, héros d’une nouvelle de Salinger. Un enfant qui sait quand chacun, y compris lui, va mourir et qui l’accepte sereinement, parce qu’il pense qu’il va se réincarner. Oui, je connais.

Il enchaîne :

– Ou comme Boèce, ce grand patricien du ive siècle, qui écrivit son chef-d’œuvre en prison en attendant son exécution.

– Consolation

– En effet. Décidément, votre conversation risque fort de me manquer…

– Vous seriez-vous senti obligé de venir mourir devant cet hôtel si je n’y étais pas venu ?

Il se rassied :

– Mais vous êtes venu. Et cela, je le savais…

– Je ne peux donc rien pour vous ? Yse m’a donc envoyé ici pour rien ?

Il se dresse à nouveau, les deux mains plaquées sur la table comme s’il craignait de tomber.

– Pas du tout ! Votre venue était essentielle pour… comment dites-vous ? Achever le dessin de la fractale ! La fractale de la vie…

– Si vous n’aviez plus qu’une heure à vivre, n’aviez-vous pas mieux à faire que de la passer avec moi ?

Il pose une main sur mon avant-bras, l’étreint et continue :

– Vous lui direz que je ne suis plus un danger pour le monde. Vous le lui direz, n’est-ce pas ? Promettez.

– De quelle façon lui dirai-je cela ?

Il semble hésiter, me regarde au fond des yeux, comme s’il ne comprenait pas ma question. Je relance :

– Comment pourrai-je raconter à Yse que je ne vous ai pas empêché d’aller mourir ? J’en serai incapable ! Et elle m’en voudra terriblement.

– Vous verrez, ça se passera très bien. Vos retrouvailles se dérouleront on ne peut mieux.

J’hésite, puis j’ose :

– Yse a dit que vous m’indiqueriez où la retrouver.

– En effet. J’allais oublier… Trouvez-vous après-demain mardi à Jérusalem.

– Elle sera à Jérusalem ? Pourquoi ? Elle peut désormais voyager ?

– Elle va bien. Juste quelques ecchymoses qu’elle désirait vous cacher… Elle vous retrouvera au cimetière du mont des Oliviers, près de votre future tombe. C’est bien là, n’est-ce pas ?

– Ma tombe ? Mais comment savez-vous ? Comment sait-elle ?

Il refait un geste maniéré des deux mains comme pour dire : « N’en parlons plus », et reprend :

– N’oubliez pas : après-demain, mardi 24 février 2015, à 17 heures précises. Soyez à l’heure. Une belle surprise vous y attendra.

– C’est donc vous qui m’avez aussi expédié ce message disant que j’irais bientôt sur ma propre tombe ? Tout comme vous aviez écrit tous les autres ? Yse m’a parlé d’un foulard blanc et d’un foulard noir ! Elle connaissait ce rendez-vous.

– Elle a encore parfois quelques très vagues visions de l’avenir, dont celle-là.

Il hausse les épaules, regarde le ciel et murmure :

– À présent, je dois y aller.

Je le retiens par la manche de sa chemise :

– Restez ! Défiez votre destin ! Il vous suffirait de dîner avec moi ce soir !

Il me considère avec une certaine colère, se dégage de mon emprise et joue avec son écharpe à damier. Il me dit, du ton dont on corrige un enfant pris en faute :

– Vous êtes un homme de bien, donc dangereux… Je vous hais aussi pour cela…

Il ajoute :

– Vous devriez, ce soir, faire le vide en vous et méditer. Sans plus penser à rien…

Il va pour m’embrasser, se ravise, recule, m’adresse un petit signe et s’éloigne sans se retourner. Je le regarde partir. Brusquement, j’y songe : il porte autour du cou un foulard noir et blanc. Quel rapport avec les deux foulards d’Yse ?

Rester là ? Non… Je me lève et je le suis de loin.

Arrivé sur la place devant l’hôtel, il traverse sans regarder, comme je l’ai vu faire tout à l’heure. Il évite une moto, une deuxième. Une voiture le contourne. Une grosse camionnette où s’entassent une dizaine d’ouvriers épuisés fonce sur lui, il l’esquive en se déplaçant sur la droite. Le chauffeur tente lui aussi de l’éviter, mais tourne le volant dans la même direction et le renverse ; une roue passe sur lui. Je me précipite. Il est inconscient, mais respire encore. Les gens s’attroupent et se chamaillent autour de lui. Les passagers de la camionnette insultent le chauffeur. Je sens que, si l’on attend l’ambulance, Jonasz mourra avant son arrivée. Je demande aux gardiens en faction devant l’hôtel de le transporter jusque dans ma chambre. Ils hésitent, puis l’installent dans la jeep de police et le ramènent à l’hôtel, malgré les protestations véhémentes des majordomes qui préféreraient le voir transférer à l’hôpital.

On le dépose sur le canapé dans le salon de ma suite. Il est si grand qu’il en dépasse. Son souffle ralentit. Affolés, les majordomes appellent l’hôpital. Il leur faut dix minutes pour joindre quelqu’un au téléphone.

Quand une ambulance arrive enfin, le médecin ne peut que constater le décès de Jonasz. Les employés de l’hôtel se disputent, hurlent, exigent de le faire transporter à la morgue ; je refuse. Pressé de voir disparaître le corps, le gérant de l’hôtel, qui semble bien le connaître, organise au plus vite la crémation pour demain matin, lundi 23 février, à la première heure.

Je veille Jonasz toute la nuit. Je l’entends encore me demander, il y a peu, de faire le vide en moi. De méditer sans plus penser à rien. C’étaient ses derniers mots.

Je contemple son corps avec affection. Pourtant, je le devine, cet homme voulait ma mort. Encore une intuition dont il me faudra me débarrasser. Il ne peut plus me nuire. Tant de pensées m’assaillent…

Prévenir Yse ? Pas tout de suite. Je le lui dirai de vive voix, à Jérusalem. Il l’a dit. Je suis sûr qu’elle y sera.

 

Le lendemain 23 février à l’aube, des volontaires de Manikarnika Ghat viennent me demander si j’ai de quoi payer le bûcher, soit l’équivalent de 400 euros. Ils me rasent les cheveux, ne me laissant qu’une petite mèche sur la nuque, puis m’habillent de blanc. Ils drapent le corps de Jonasz dans un linceul qu’ils recouvrent de fleurs, et l’emportent à bord d’une camionnette. Sans y réfléchir, je noue son foulard à damier autour de mon cou et les suis. Nous prenons le chemin que nous avons emprunté hier soir ensemble. Un chagrin sans cause précise m’envahit. Je ne pense qu’à Yse. Sait-elle déjà ? A-t-elle deviné ? Que lui dirai-je ? Quelle souffrance je pressens en elle…

Devant l’église Saint-Thomas, nous quittons la voiture. Une courte procession se forme. Nous continuons à pied, portant le corps sur une planche en bois. Nous descendons jusqu’à la rive du fleuve par un étroit chemin, à quelques mètres de la balustrade contre laquelle se tenait la cérémonie d’hier. Des hommes presque nus s’affairent à rassembler du bois à proximité d’une cheminée de brique. D’autres plongent le corps de Jonasz dans le fleuve, puis l’en retirent et le placent sur le bûcher. Un homme me tend une hachette. Je ne comprends pas ce qu’il attend de moi. Il me fait signe de fracasser le crâne de Jonasz sous le linceul : « Pour permettre à l’âme de sortir du corps et de monter au ciel », explique-t-il dans un mauvais anglais.

Je ne peux m’y résoudre. Je repousse la hachette, mais il insiste. Son regard est comminatoire.

Je frappe une fois. J’entends le craquement des os. Je ferme les yeux. Deux, trois, quatre, cinq fois. Je vais défaillir. Je n’en peux plus. Il me tend alors le maha shmashan puri, le « feu qui ne s’arrête jamais » ; j’embrase le bûcher. Je sens que je vais tomber.

Le bûcher. La fournaise. Les détonations du bois sec qui flambe. La chaleur. Le cadavre de Jonasz. Yse. Jonasz. Le bruit se transforme en vacarme. J’entends… Je vois… J’ai compris… Enfin… C’était donc ça ?