19.
Et ils vécurent heureux
Les cinq cents dernières années ont connu une série époustouflante de révolutions. La Terre est devenue une seule sphère écologique et historique. L’économie a connu une croissance exponentielle, et l’humanité jouit aujourd’hui d’une richesse qui n’existait que dans les contes de fées. La science et la révolution industrielle ont donné à l’humanité des pouvoirs surhumains et une énergie quasi illimitée. L’ordre social a été entièrement transformé, tout comme la politique, la vie quotidienne et la psychologie humaine.
Sommes-nous pour autant plus heureux ? La richesse que l’humanité a accumulée au cours des cinq derniers siècles s’est-elle traduite par une satisfaction inédite ? La découverte de sources d’énergie inépuisables nous a-t-elle ouvert des réserves de félicité intarissables ? Pour remonter plus loin dans le temps, les quelque soixante-dix millénaires écoulés depuis la Révolution cognitive ont-ils rendu le monde plus agréable à vivre ? Le regretté Neil Armstrong, dont l’empreinte de pas demeure intacte sur la Lune qu’aucun vent ne balaye, fut-il plus heureux que le chasseur-cueilleur anonyme qui, voici 30 000 ans, laissa l’empreinte de sa main sur une paroi de la grotte Chauvet ? Sinon, à quoi rimait de développer l’agriculture, les cités, l’écriture, le monnayage, les empires, la science et l’industrie ?
Ce sont des questions que posent rarement les historiens. Ils ne se demandent pas si les citoyens d’Uruk et de Babylone étaient plus heureux que leurs ancêtres fourrageurs, si l’essor de l’islam a rendu les Égyptiens plus satisfaits de leur vie, ni en quoi l’effondrement des empires européens en Afrique a influencé le bonheur d’innombrables habitants. Ce sont pourtant les questions les plus importantes qu’on puisse poser à l’histoire. Les idéologies et les programmes politiques actuels reposent sur des idées assez minces quant à la source réelle du bonheur humain. Les nationalistes croient que le droit à l’autodétermination est la clé de notre bonheur. Les communistes postulent que tout le monde nagerait dans la félicité sous la dictature du prolétariat. Les capitalistes assurent que seul le marché peut assurer le plus grand bonheur du plus grand nombre en garantissant la croissance économique et l’abondance matérielle et en apprenant aux gens à compter sur eux-mêmes et à se montrer entreprenants.
Et si une recherche sérieuse devait infirmer toutes ces hypothèses ? Si la croissance économique et l’indépendance ne rendent pas plus heureux, quel est l’avantage du capitalisme ? Et s’il s’avère que les sujets des grands empires sont généralement plus heureux que les citoyens des États indépendants et que, par exemple, les Ghanéens étaient plus heureux sous la domination coloniale britannique que sous leur propre dictature ? Que faudrait-il en conclure sur la décolonisation et la valeur du droit des nations à disposer d’elles-mêmes ?
Ce sont là autant de possibilités hypothétiques, parce que jusque-là les historiens ont évité de poser ces questions et, à plus forte raison, d’y répondre. Ils ont étudié l’histoire d’à peu près tout – politique, société, économie, genre, maladies, sexualité, alimentation, habillement – mais se sont rarement donné le temps de se demander en quoi tout cela influence le bonheur.
Si peu ont étudié l’histoire du bonheur sur la longue durée, presque chaque chercheur ou profane a de vagues préjugés à ce sujet. Dans une approche courante, les capacités humaines se sont accrues tout au long de l’histoire. Comme les hommes se servent généralement de leurs capacités pour soulager les misères et combler les aspirations, il s’ensuit que nous devons être plus heureux que nos ancêtres du Moyen Âge, qui devaient être plus heureux que les chasseurs-cueilleurs de l’Âge de pierre.
Mais ce tableau progressiste est peu convaincant. On a vu que nouvelles aptitudes et nouveaux comportements ou talents ne rendent pas nécessairement la vie meilleure. Quand les hommes ont appris à cultiver la terre au cours de la Révolution agricole, leur pouvoir collectif de façonner leur milieu s’est accru, mais le sort de nombreux individus est devenu plus rude. Les paysans ont dû travailler plus dur que les fourrageurs pour vivoter avec une alimentation moins variée et moins nourrissante tout en étant bien davantage exposés à la maladie et à l’exploitation. De même, l’essor des empires européens a considérablement accru la puissance collective de l’humanité en faisant circuler idées, technologies et cultures et en ouvrant de nouvelles voies au commerce. Mais tout cela n’était pas vraiment une bonne nouvelle pour des millions d’Africains, d’indigènes d’Amérique ou d’aborigènes d’Australie. Compte tenu de la propension notoire des hommes à abuser de leur pouvoir, il semble naïf de croire que plus de pouvoir implique nécessairement plus de bonheur.
Certains critiques adoptent une position diamétralement opposée. Pour eux, il existe une corrélation inverse entre les capacités humaines et le bonheur. Le pouvoir corrompt, comme on dit, et en gagnant toujours plus de pouvoir, l’humanité a créé un monde froid et mécanique mal adapté à nos besoins véritables. L’évolution a adapté nos esprits et nos corps à la vie des chasseurs-cueilleurs. La transition agricole, puis industrielle, nous a condamnés à une vie contre nature où nos inclinations et instincts naturels ne sauraient s’exprimer pleinement, et où nos envies les plus profondes ne sauraient donc trouver satisfaction. Rien, dans le confort de la vie bourgeoise urbaine, ne saurait approcher l’excitation sauvage et la joie pure d’une bande de fourrageurs amateurs de mammouths qui ont fait bonne chasse. Chaque invention nouvelle nous éloigne un peu plus du jardin d’Éden.
Les romantiques soulignent en particulier que le monde de nos sens s’est considérablement appauvri par rapport à celui de nos ancêtres. Les anciens fourrageurs vivaient dans l’instant présent, attentifs au moindre bruit, aux goûts, aux odeurs. Il y allait de leur survie. Nous autres, en revanche, sommes horriblement distraits. Nous pouvons aller au supermarché, où nous avons le choix entre des milliers de produits. Mais, quoi que nous choisissions, il est probable que nous l’avalerons à la hâte devant la télé, sans vraiment prêter attention au goût. Nous pouvons aller en vacances dans des milliers d’endroits plus stupéfiants les uns que les autres. Mais, où que nous allions, nous jouerons probablement avec notre Smartphone au lieu de voir réellement les lieux. Nous n’avons jamais eu autant le choix, mais à quoi bon ce choix quand nous avons perdu la capacité d’y faire réellement attention ?
Reste que ce romantisme qui s’obstine à voir le côté sombre de chaque invention est aussi dogmatique que la croyance au progrès est inéluctable. Peut-être avons-nous perdu le contact avec notre chasseur-cueilleur intérieur, mais ce n’est pas si mal. Au cours des deux derniers siècles, par exemple, la médecine moderne a réduit la mortalité infantile de 33 % à moins de 5 %. Peut-on douter que cela ait largement contribué au bonheur non seulement des enfants qui seraient morts autrement, mais aussi de leurs familles et amis ?
Les plus nuancés s’en tiennent à une voie moyenne. Jusqu’à la Révolution scientifique, il n’existait pas de corrélation claire entre pouvoir et bonheur. Sans doute les paysans du Moyen Âge étaient-ils plus misérables que leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs. Dans les tout derniers siècles, cependant, les hommes ont appris à utiliser leurs capacités à meilleur escient. Les triomphes de la médecine moderne n’en sont qu’un exemple. Parmi les autres acquis sans précédent, il faut citer la chute sensible de la violence, la quasi-disparition des guerres internationales et la quasi-élimination des grandes famines.
Là encore, cependant, c’est simplifier à outrance. Premièrement, l’optimisme se fonde sur un tout petit échantillon d’années. La majorité des êtres humains n’a pas commencé à jouir des fruits de la médecine moderne avant 1850 et la forte chute de la mortalité infantile est un phénomène du xxe siècle. Les grandes famines ont continué à détruire une bonne partie de l’humanité jusqu’au milieu du siècle dernier. En Chine communiste, lors du Grand Bond en avant de 1958-1961, entre 10 et 50 millions d’êtres humains sont morts de faim. Les guerres internationales ne sont devenues rares qu’après 1945, essentiellement du fait de la menace nouvelle d’un anéantissement nucléaire. Dès lors, même si les toutes dernières décennies ont été un âge d’or sans précédent pour l’humanité, il est trop tôt pour savoir si cela représente un changement fondamental des cours de l’histoire ou un éphémère tourbillon de bonne fortune. Quand on juge la modernité, il n’est que trop tentant d’adopter le point de vue d’un Occidental de la classe moyenne au xxie siècle. N’oublions pas les points de vue d’un mineur gallois du xixe siècle, d’un opiomane chinois ou d’une aborigène de Tasmanie : Truganini n’est pas moins importante qu’Homer Simpson.
Deuxièmement, il n’est pas exclu que le court âge d’or du dernier demi-siècle ait semé les germes d’une catastrophe future. Durant les dernières décennies, nous avons perturbé l’équilibre écologique de notre planète d’une multitude de façons, avec des conséquences qui ont tout l’air d’être fâcheuses. De nombreux éléments laissent penser que nous détruisons les fondements de la prospérité humaine dans une débauche de consommation téméraire.
Enfin, nous ne pouvons nous féliciter des réalisations sans précédent du Sapiens moderne que si nous faisons l’impasse sur le sort de tous les autres animaux. Une bonne partie de la richesse matérielle tant vantée qui nous préserve de la maladie et de la famine a été accumulée aux dépens des singes de laboratoire, des vaches laitières et des poulets de tapis roulants. Au cours des deux derniers siècles, des dizaines de milliards ont été soumis à un régime d’exploitation industrielle dont la cruauté est sans précédent dans les annales de la planète Terre. Si nous acceptions juste un dixième de ce que réclament les défenseurs des droits des animaux, l’agriculture industrielle moderne pourrait bien être le plus grand crime de l’histoire. Quand nous évaluons le bonheur global, on a tort de compter le seul bonheur des classes supérieures, des Européens ou des hommes. Peut-être a-t-on également tort de ne penser qu’au bonheur des êtres humains.
Comptabiliser le bonheur
Nous avons jusqu’ici traité du bonheur comme s’il était largement un produit de facteurs matériels tels que la santé, le régime alimentaire et la richesse. Si les gens sont plus riches et se portent mieux, ils doivent être aussi plus heureux. Mais est-ce réellement si évident ? Philosophes, prêtres et poètes ruminent depuis des millénaires sur la nature du bonheur et beaucoup ont conclu que les facteurs sociaux, éthiques et spirituels n’ont pas moins d’effet sur notre bonheur que les conditions matérielles. Malgré la prospérité, peut-être les citoyens des sociétés d’abondance souffrent-ils beaucoup de l’aliénation et du manque de sens ? Et peut-être nos ancêtres moins à l’aise trouvaient-ils beaucoup de satisfaction dans la communauté, la religion et leur lien avec la nature ?
Dans les dernières décennies, psychologues et biologistes ont relevé le défi d’une étude scientifique de ce qui rend réellement heureux. L’argent, la famille, la génétique ? La vertu, peut-être ? La première étape consiste à définir ce qu’il faut mesurer. Suivant la définition généralement acceptée, le bonheur est le « bien-être subjectif ». Dans cette optique, le bonheur est une chose que je ressens en moi, un sentiment de plaisir immédiat ou de contentement à long terme du cours que suit ma vie. Mais si c’est une chose ressentie intérieurement, comment la mesurer de l’extérieur ? Nous pouvons vraisemblablement y parvenir en demandant aux gens de nous dire ce qu’ils ressentent. Les psychologues ou les biologistes qui veulent évaluer le bonheur qu’éprouvent les gens leur donnent des questionnaires à remplir et comptabilisent les résultats.
Un questionnaire type sur le bien-être subjectif demande aux personnes interrogées de noter de 0 à 10 leur accord avec des propositions du style : « Je suis satisfait de ma situation », « Je trouve la vie très gratifiante », « Je suis optimiste quant à l’avenir » et « La vie est belle ». Le chercheur additionne ensuite les réponses et calcule le niveau général de bien-être subjectif du sujet.
On se sert de questionnaires de ce genre pour corréler le bonheur à divers facteurs objectifs. Une étude pourrait ainsi comparer un millier de gens qui gagnent 100 000 dollars par an à un millier d’autres qui en gagnent 50 000. S’il observe que le premier groupe a un indice moyen de bien-être subjectif de 8,7, et le second de 7,3 seulement, le chercheur peut raisonnablement conclure à l’existence d’une corrélation positive entre la richesse et le bien-être subjectif. En bon français, l’argent fait le bonheur. On peut employer la même méthode pour voir si les habitants des démocraties sont plus heureux que ceux des dictatures ou si les gens mariés sont plus heureux que les célibataires, les divorcés ou les veufs.
Cela donne des bases aux historiens qui peuvent alors examiner la richesse, la liberté politique et les taux de divorce dans le passé. Si les gens sont plus heureux dans les démocraties, et les gens mariés plus heureux que les divorcés, l’historien est fondé à soutenir que la démocratisation des toutes dernières décennies a contribué au bonheur de l’humanité, alors que le nombre croissant des divorces indique une tendance contraire.
Cette approche n’est pas exempte de défauts, mais avant d’en pointer les failles, il vaut la peine de s’arrêter sur les conclusions.
L’une d’elles, intéressante, est que l’argent est bel et bien une source de bonheur. Mais uniquement jusqu’à un certain point : au-delà, il a peu de sens. Pour les gens cloués au bas de l’échelle, plus d’argent signifie un plus grand bonheur. Si vous êtes une mère célibataire américaine qui gagne 12 000 dollars par an comme femme de ménage et que vous gagnez soudain 500 000 dollars au loto, probablement connaîtrez-vous une poussée significative et durable de votre bien-être subjectif. Vous allez pouvoir nourrir et habiller vos enfants sans vous endetter davantage. Mais si vous êtes un cadre supérieur à 250 000 dollars par an et que vous en gagniez un million, ou que votre conseil d’administration décide subitement de doubler votre salaire, la poussée risque fort de ne durer que quelques semaines. Si l’on en croit les données empiriques, cela ne changera pas grand-chose à ce que vous ressentez à la longue. Vous achèterez une chouette voiture, emménagerez dans un palais, prendrez l’habitude de boire du château Pétrus plutôt que du cabernet de Californie, mais tout cela vous paraîtra bien vite routinier et ordinaire.
Un autre constat est que la maladie diminue le bonheur à courte échéance, mais n’est une source de détresse à plus long terme que si l’état de la personne ne cesse de se dégrader et entraîne une douleur permanente et débilitante. Les gens auxquels on diagnostique des maladies chroniques comme le diabète passent généralement par une phase de déprime, mais si la maladie n’empire pas ils se font à leur nouvel état et évaluent leur bonheur au même niveau que les bien-portants. Imaginez que Lucie et Luc, jumeaux appartenant aux classes moyennes, acceptent de participer à une étude du bien-être subjectif. Ils rentrent du labo de psychologie quand un bus heurte la voiture de Lucie. Bilan : fractures multiples et une jambe définitivement amochée. Alors que les sauveteurs la retirent de la carcasse de sa voiture, le téléphone sonne. C’est Luc, qui crie qu’il a gagné le jackpot de 10 millions au loto. Deux ans plus tard, elle claudiquera et il sera beaucoup plus riche, mais quand le psychologue viendra pour l’étude de suivi, probablement donneront-ils tous deux les mêmes réponses que le matin de ce jour fatidique.
Il semble que la famille et la communauté aient plus d’impact que l’argent et la santé sur notre bonheur. Les gens qui ont des familles solides et qui vivent au sein de communautés serrées où l’entraide est de règle sont sensiblement plus heureux que les gens dont les familles sont dysfonctionnelles et n’ont jamais cherché (ou trouvé) de communauté. Le mariage est particulièrement important. Des études répétées ont constaté l’existence d’une relation très étroite entre couples bien assortis et bien-être subjectif élevé, et entre mariages ratés et misère. Cela est vérifié indépendamment des conditions économiques et même physiques. Un invalide impécunieux entouré d’une épouse aimante, d’une famille dévouée et d’une communauté chaleureuse peut fort bien se sentir mieux qu’un milliardaire aliéné, sous réserve que la pauvreté de l’invalide ne soit pas trop sévère, et qu’il ne souffre pas d’une maladie dégénérative ou douloureuse.
Dès lors, on ne saurait exclure la possibilité que l’immense amélioration des conditions matérielles au cours des deux derniers siècles ait été annulée par l’effondrement de la famille et de la communauté. Les habitants du monde développé comptent sur l’État et le marché pour presque tout ce dont ils ont besoin : vivres, toit, éducation, santé, sécurité. Il est donc devenu possible de survivre sans famille élargie et sans amis véritables. Une personne habitant un grand immeuble est entourée de milliers de gens où qu’elle aille, mais elle pourrait bien ne jamais mettre le pied chez ses voisins et ne pas savoir grand-chose de ses collègues de travail. Ses amis aussi pourraient bien être de simples camarades de bistrot. De nos jours, les amitiés se réduisent souvent à parler et à s’amuser ensemble. On retrouve un ami au pub, on lui passe un coup de fil, on lui envoie un e-mail, et l’on peut vider ainsi sa colère après ce qui s’est passé au bureau ou partager nos points de vue sur le tout dernier scandale politique. Mais comment connaître réellement une personne sur la seule base des conversations ?
À la différence des camarades de bistrot, les amis de l’Âge de pierre avaient besoin les uns des autres pour survivre. Les êtres humains vivaient en communautés très soudées, et les amis étaient des gens avec qui on partait chasser le mammouth. On survivait ensemble à de longs périples et à des hivers rigoureux. Si l’un tombait malade, on prenait soin de lui et, en cas de pénurie, on partageait ses derniers morceaux de nourriture. Ces amis se connaissaient plus intimement que bien des couples de nos jours. Combien de maris peuvent dire comment leur femme se conduira s’ils sont chargés par un mammouth enragé ? Le remplacement de ces réseaux tribaux précaires par la sécurité des économies et des États-nourrices modernes présente d’immenses avantages. Mais la qualité et la profondeur des relations intimes en a probablement souffert.
Toutefois, le constat de loin le plus important est que le bonheur ne dépend pas vraiment des conditions objectives : richesse, santé ou même communauté. Il dépend plutôt de la corrélation entre conditions objectives et attentes subjectives. Si vous voulez un char à bœufs et que vous en obtenez un, vous êtes satisfait. Si vous voulez une Ferrari neuve et que vous n’obtenez qu’une Fiat d’occase, vous êtes frustré. C’est bien pourquoi, le temps passant, gagner à la loterie a le même impact sur le bonheur des gens qu’un accident de voiture qui vous laisse invalide. Quand les choses s’améliorent, les espérances s’envolent, au point que même des améliorations spectaculaires des conditions objectives peuvent laisser insatisfaits. Si les choses se dégradent, les espérances se réduisent, au point que même une maladie grave pourrait bien vous laisser aussi heureux qu’auparavant.
Peut-être direz-vous qu’on n’avait pas besoin d’une bande de psys et de leurs questionnaires pour le découvrir. Voici des milliers d’années que les prophètes, les poètes et les philosophes ont découvert qu’être satisfait de ce que l’on a déjà importe bien davantage que d’obtenir plus de ce que l’on désire. C’est quand même épatant que la recherche moderne, à grand renfort de chiffres et de graphiques, en arrive aux mêmes conclusions que les Anciens.
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L’importance cruciale des espérances humaines est lourde de conséquences pour comprendre l’histoire du bonheur. Si le bonheur ne dépendait que de conditions objectives, telles que la richesse, la santé et les relations sociales, il eût été relativement facile d’en étudier l’histoire. Qu’il dépende d’attentes subjectives achève de compliquer la tâche des historiens. Nous, modernes, avons à notre disposition tout un arsenal de tranquillisants et d’analgésiques, mais nos attentes en matière d’aises et de plaisir, et notre intolérance à toute forme de gêne ou d’inconfort, ont pris tant d’ampleur que nous pouvons bien souffrir de la douleur plus que n’en ont jamais souffert nos ancêtres.
Cette forme de raisonnement est difficile à accepter. Le problème est un sophisme bien ancré dans notre psychè. Quand nous essayons de deviner ou d’imaginer dans quelle mesure les autres sont heureux, ou l’étaient jadis, nous nous imaginons immanquablement dans leurs souliers. Or, cela ne fonctionne pas, parce que cela revient à plaquer nos espérances sur les conditions matérielles des autres. Dans les sociétés d’abondance moderne, il est devenu courant de prendre une douche quotidienne et de changer de vêtements. Les paysans du Moyen Âge passaient des mois sans se laver et ne changeaient pour ainsi dire jamais d’habits. La seule pensée de vivre ainsi, crasseux et empestant, nous révulse. Apparemment, nos paysans s’en fichaient. Ils étaient habitués au contact et à l’odeur d’une chemise sale. Non qu’ils eussent aimé se changer, mais qu’ils ne le pouvaient pas ; ils avaient ce qu’ils voulaient. Côté habillement, ils étaient satisfaits.
Quand on y pense, ce n’est pas si étonnant. Après tout, nos cousins chimpanzés se lavent rarement et ne changent jamais d’habits. Et que nos chiens ou chats domestiques ne se douchent ni ne se toilettent tous les jours ne nous répugne pas. Nous les caressons, les serrons dans nos bras et les embrassons quand même. Dans les sociétés d’abondance, les enfants en bas âge aiment rarement se doucher, et il faut des années d’éducation et de discipline parentale pour adopter cette discipline censément attrayante. Tout cela est affaire d’attentes.
Si ce sont les attentes qui déterminent le bonheur, il est fort possible que les deux piliers de notre société – les médias et la publicité – épuisent à leur insu les réserves de contentement de notre planète. Dans un petit village, voici cinq mille ans, un jeune de dix-huit ans devait se trouver canon, vu qu’il n’y avait que cinquante autres hommes : pour la plupart des vieux, balafrés et ridés, ou des gosses. De nos jours, un adolescent a toute chance de se sentir mal dans sa peau. Même si les copains d’école sont mochards, ce n’est pas à eux qu’il se compare, mais aux stars de cinéma, aux athlètes et aux mannequins qu’on voit tous les jours à la télé, sur Facebook ou sur les panneaux d’affichage géants.
Peut-être le malaise du Tiers Monde n’est-il pas simplement l’effet de la pauvreté, de la maladie, de la corruption et de l’oppression politique mais aussi celui de la simple exposition aux normes du Premier Monde ? L’Égyptien moyen risquait beaucoup moins de mourir de faim, d’épidémie ou de violence sous Hosni Moubarak que sous Ramsès II ou Cléopâtre. Jamais la situation matérielle des Égyptiens moyens n’avait été aussi bonne. On aurait pu croire qu’ils allaient danser dans les rues en 2011, pour remercier Allah de leur bonne fortune. Au lieu de quoi ils se révoltèrent pour renverser Moubarak. Ce n’est pas à leurs ancêtres du temps des pharaons qu’ils se comparaient mais à leurs contemporains occidentaux aisés.
Si tel est le cas, même l’immortalité pourrait nourrir le mécontentement. Supposons que la science trouve des remèdes à toutes les maladies, des thérapies efficaces contre le vieillissement et des traitements régénérateurs qui gardent les gens indéfiniment jeunes. Il en résultera très probablement une épidémie de colère et d’anxiété. Ceux qui ne pourront s’offrir les nouveaux traitements miraculeux – l’immense majorité des gens – seront fous de rage. Tout au long de l’histoire, les pauvres et les opprimés se consolaient à l’idée que la mort, au moins, était équitable : les riches et les puissants mourront eux aussi. Les pauvres auront du mal à avaler qu’ils sont promis à la mort alors que les riches resteront à jamais jeunes et beaux.
L’infime minorité de ceux qui ont les moyens de s’offrir les nouveaux traitements ne sera pas euphorique non plus. Ils ne manqueront pas de raisons de s’inquiéter. Si les nouvelles thérapies peuvent prolonger la vie et la jeunesse, elles ne peuvent ressusciter les morts. Que c’est affreux de se dire que moi et ceux que j’aime nous sommes promis à la vie éternelle… à moins qu’un camion ne nous renverse ou qu’un terroriste ne nous réduise en charpie ! Des gens a-mortels ont toute chance d’acquérir une forte aversion pour le risque, si infime soit-il, et la souffrance liée à la perte d’un conjoint, d’un enfant ou d’un ami proche sera insupportable.
Bonheur chimique
Les sociologues distribuent des questionnaires sur le bien-être pour établir ensuite des corrélations avec des facteurs socio-économiques comme la richesse et la liberté politique. Les biologistes utilisent les mêmes questionnaires, mais établissent des corrélations avec des facteurs biochimiques et génétiques. Leurs conclusions sont troublantes.
Pour les biologistes, notre univers mental et émotionnel est régi par des mécanismes biochimiques façonnés au fil des millions d’années de l’évolution. Comme tous les autres états mentaux, notre bien-être subjectif n’est pas déterminé par des paramètres extérieurs tels que le salaire, les relations sociales ou les droits politiques, mais par un système complexe de nerfs, de neurones, de synapses et de diverses substances biochimiques comme la sérotonine, la dopamine et l’ocytocine.
Gagner au loto, acheter une maison, décrocher une promotion ou même trouver le grand amour n’a jamais rendu personne heureux. La seule et unique chose qui rende les gens heureux, ce sont les sensations plaisantes du corps. Quelqu’un qui vient de gagner au loto ou de trouver l’amour et saute de joie ne réagit pas réellement à l’argent ou à l’objet de son amour, mais aux hormones qui font ribote à travers son système sanguin et au déchaînement des signaux électriques entre les différentes parties de son cerveau.
Malheureusement pour ceux qui espèrent créer le paradis sur terre, notre système biochimique interne paraît programmé pour maintenir le bonheur à des niveaux relativement constants. Il n’y a pas de sélection naturelle pour le bonheur en tant que tel : la lignée génétique d’un ermite heureux s’éteindra avec la transmission à la génération suivante des gènes de deux parents anxieux. Bonheur et misère ne jouent un rôle dans l’évolution que dans la mesure où ils encouragent ou découragent la survie et la reproduction. Dès lors, il n’y aurait pas lieu de s’étonner que l’évolution nous ait façonnés pour n’être ni trop malheureux ni trop heureux. Elle nous permet de jouir d’une poussée momentanée de sensations agréables, mais celles-ci ne durent jamais éternellement. Tôt ou tard, elles refluent et laissent place à des sensations déplaisantes.
Par exemple, l’évolution a assuré des sensations plaisantes pour récompenser les hommes qui répandent leurs gènes en ayant des rapports sexuels avec des femmes fécondes. Si la sexualité ne s’accompagnait pas de ce plaisir, peu d’hommes s’en donneraient la peine. Dans le même temps, l’évolution a veillé à ce que cet agrément retombe rapidement. Si les orgasmes duraient éternellement, les mâles très heureux mourraient de faim, faute d’intérêt pour la nourriture, et ne se donneraient pas la peine de chercher d’autres femmes fécondes.
Certains chercheurs comparent la biochimie humaine à un système d’air conditionné qui garde la température constante, que survienne une vague de chaleur ou une tempête de neige. Les événements peuvent bien changer momentanément la température, le système d’air conditionné ramène toujours la température au même point fixe.
Certains systèmes d’air conditionné sont réglés à 25°, d’autres à 20°. Les systèmes de bonheur conditionné diffèrent aussi d’une personne à l’autre. Sur une échelle de 1 à 10, certains naissent avec un système biochimique allègre qui permet à leur humeur d’osciller entre 6 et 10 pour finir par se stabiliser à 8. Une personne de ce genre est parfaitement heureuse, qu’elle vive dans l’aliénation d’une grande ville, perde tout son argent dans un crash boursier ou se découvre diabétique. D’autres sont affligés d’une biochimie lugubre qui oscille entre 3 et 7 et se stabilise à 5. Une telle personne reste déprimée même si elle jouit du soutien d’une communauté soudée, qu’elle gagne des millions au loto ou qu’elle a une santé de champion olympique. En fait, jamais notre triste sire ne pourra dépasser le niveau 7 de bonheur, même s’il gagne 50 millions le matin, découvre le remède du SIDA et du cancer à midi, fait la paix entre Israéliens et Palestiniens dans l’après-midi et le soir retrouve son enfant disparu des années plus tôt. Quoi qu’il arrive, son cerveau n’est pas fait pour l’exaltation.
Pensez un instant à votre famille et à vos amis. Probablement en connaissez-vous qui sont toujours relativement joyeux, quoi qu’il arrive. Mais d’autres sont d’éternels ronchons, indépendamment des cadeaux que le monde dépose à leurs pieds. Nous avons tendance à croire que nous serions les plus heureux du monde si seulement… nous changions de travail, nous nous mariions, nous terminions ce roman, achetions une voiture neuve ou remboursions notre hypothèque. Mais si notre désir est comblé, nous ne semblons pas le moins du monde plus heureux. Acheter une automobile et écrire un roman ne change en rien notre biochimie. Tout cela peut la secouer un instant, mais elle ne tardera pas à retrouver son point fixe.
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Comment concilier cela avec les données psychologiques et sociologiques indiquées plus haut – par exemple, que les gens mariés sont en moyenne plus heureux que les célibataires ? Pour commencer, il s’agit de corrélations : la relation de causalité peut être à l’opposé de ce que certains chercheurs ont supposé. Certes, les gens mariés sont plus heureux que les célibataires ou les divorcés, mais cela ne signifie pas nécessairement que le mariage engendre le bonheur. Il se pourrait bien que le bonheur soit la cause du mariage. Ou, plus justement, que la sérotonine, la dopamine et l’ocytocine poussent au mariage et le soutiennent. Ceux qui naissent avec une biochimie joyeuse sont généralement heureux et satisfaits. Ils font des conjoints plus attrayants, et ont donc plus de chances de se marier. Ils sont aussi moins susceptibles de divorcer parce qu’il est beaucoup plus facile de vivre avec un conjoint heureux et satisfait qu’avec un partenaire déprimé et frustré. Dès lors, il est exact que les gens mariés sont plus heureux que les gens seuls, mais une femme seule encline à la morosité par sa biochimie ne serait pas nécessairement plus heureuse si elle mettait le grappin sur un mari.
En outre, la plupart des biologistes ne sont pas des fanatiques. Pour eux, le bonheur est essentiellement déterminé par la biochimie, mais ils admettent que des facteurs psychologiques et sociologiques ont aussi un rôle. Notre système d’air mental conditionné garde une certaine liberté de mouvement à l’intérieur de frontières prédéterminées. Il est presque impossible de franchir la barrière émotionnelle la plus haute et la plus basse, mais un mariage ou un divorce peut avoir un impact dans l’entre-deux. Qui est né avec un niveau moyen de bonheur de 5 ne dansera jamais dans la rue. Mais un bon mariage peut lui permettre de se hisser de temps à autre au niveau 7 et d’éviter le marasme du niveau 3.
Si nous acceptons l’approche biologique du bonheur, l’histoire n’a qu’une importance mineure, puisque la plupart des événements historiques n’ont eu aucun impact sur notre biochimie. L’histoire peut changer les stimuli externes qui font secréter la sérotonine : elle ne change pas les niveaux de sérotonine qui en résultent, et ne saurait donc rendre les gens plus heureux.
Comparez un paysan français du Moyen Âge à un banquier parisien moderne. Le paysan vivait dans un gourbi sans chauffage qui donnait sur la porcherie ; le banquier loge dans un luxueux penthouse pourvu des gadgets les plus récents et avec vue sur les Champs-Élysées. Intuitivement, on s’attendrait à ce que le banquier soit beaucoup plus heureux que le paysan. Or, gourbis, penthouses ou Champs-Élysées ne déterminent pas vraiment notre humeur, la sérotonine, si. Quand le paysan du Moyen Âge acheva la construction de son gourbi, ses neurones secrétèrent de la sérotonine, la portant au niveau X. Quand, en 2013, le banquier paya la dernière échéance de son merveilleux penthouse, ses neurones secrétèrent une même dose de sérotonine, la portant à un même niveau X. Le cerveau n’a pas conscience que le penthouse est bien plus confortable que le gourbi. La seule chose qui importe, c’est que la sérotonine est maintenant au niveau X. En conséquence, le banquier ne serait pas un iota plus heureux que son quadrisaïeul, le paysan pauvre du Moyen Âge.
Cela vaut pour la vie privée, mais aussi pour les grands événements collectifs. Prenez l’exemple de la Révolution française. Les révolutionnaires avaient de quoi s’occuper : ils coupèrent la tête du roi, donnèrent la terre aux paysans, proclamèrent les droits de l’homme, abolirent les privilèges et firent la guerre à l’Europe entière. Mais rien de tout cela ne changea la biochimie des Français. De ce fait, malgré tous les chambardements politiques, sociaux, idéologiques et économiques produits par la Révolution, son impact sur le bonheur des Français fut modeste. Ceux qui avaient gagné une biochimie enjouée à la loterie génétique étaient tout aussi heureux avant la révolution qu’après. Ceux qui avaient hérité d’une biochimie morose se plaignirent de Robespierre et de Napoléon avec la même aigreur qu’ils se plaignaient avant de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
Mais alors, quel bien a fait la Révolution française ? Si les gens n’en sont pas devenus plus heureux, à quoi riment tout ce chaos, la peur, le sang et la guerre ? Jamais les biologistes n’auraient pris la Bastille. Les gens pensent que telle révolution politique ou telle réforme sociale les rendra heureux, mais leur biochimie ne cesse de leur jouer des tours.
Il n’y a qu’un seul développement historique qui ait une réelle importance. Aujourd’hui que nous comprenons enfin que les clés du bonheur sont entre les mains de notre système biochimique, nous pouvons cesser de perdre notre temps en combats politiques et réformes sociales, en putschs et en idéologies, pour nous focaliser plutôt sur la seule chose qui puisse nous rendre vraiment heureux : manipuler notre biochimie. Si nous investissons des milliards pour comprendre la chimie du cerveau et mettre au point des traitements appropriés, nous pouvons rendre les gens bien plus heureux que jamais, sans nécessité d’une quelconque révolution. Le Prozac, par exemple, ne change pas le régime mais, en relevant le niveau de sérotonine, il arrache les gens à leur dépression.
Rien ne résume mieux l’argument biologique que le fameux slogan New Age : « Le bonheur commence en soi. » Argent, statut social, chirurgie plastique, belle maison, pouvoir : rien de tout cela ne vous apportera le bonheur. Le bonheur durable ne saurait venir que de la sérotonine, de la dopamine et de l’ocytocine[1].
Dans Le Meilleur des mondes, le roman dystopique qu’Aldous Huxley publia en 1932 à l’apogée de la Grande Dépression, le bonheur est la valeur suprême, et les médicaments psychiatriques remplacent la police et le scrutin au fondement de la politique. Chaque jour, chacun prend sa dose de « soma », un produit de synthèse qui rend les gens heureux sans nuire à leur productivité et à leur efficacité. Il n’y a pas de guerre, de révolution, de grèves ou de manifestations pour menacer l’État mondial qui gouverne la Terre entière, parce que tout le monde est suprêmement satisfait de ses conditions présentes, quelles qu’elles soient. La vision d’Huxley est bien plus troublante que celle du 1984 de George Orwell. Le monde d’Huxley paraît monstrueux à la plupart des lecteurs, mais il est difficile d’expliquer pourquoi. Tout le monde est heureux tout le temps ! Qu’est-ce qui ne va pas ?
Le sens de la vie
Le monde déconcertant d’Huxley repose sur l’hypothèse biologique que bonheur égale plaisir. Être heureux, ce n’est ni plus ni moins qu’expérimenter des sensations physiques plaisantes. Notre biochimie limitant le volume et la durée de ces sensations, il n’y a qu’un moyen de faire en sorte que les gens connaissent un niveau élevé de bonheur sur une longue période : c’est de manipuler leur système biochimique.
Certains chercheurs contestent toutefois cette définition du bonheur. Dans une étude célèbre, le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman a demandé aux gens de raconter une journée de travail typique, épisode par épisode, en précisant chaque fois à quel point ils en concevaient plaisir ou déplaisir. Dans la façon dont les gens voient leur vie, il a découvert ce qui a tout l’air d’un paradoxe. Prenez le travail qu’implique d’élever un enfant : Kahneman observe que, si l’on compte les moments de joie et les moments fastidieux, on a l’image d’une affaire assez déplaisante qui consiste largement à changer les couches, faire la vaisselle et affronter des crises de rage – toutes choses que personne n’aime faire. Et pourtant, la plupart des parents déclarent que leurs enfants sont leur principale source de bonheur. Est-ce à dire que les gens ne savent pas vraiment ce qui est bon pour eux ?
C’est une possibilité. Une autre est que ces conclusions démontrent que le bonheur n’est pas l’excédent de moments plaisants sur les moments déplaisants. Le bonheur consiste plutôt à voir la vie dans sa totalité : une vie qui a du sens et qui en vaut la peine. Le bonheur a une composante cognitive et éthique importante. « Pitoyable esclave d’un bébé dictateur » ou « éducateur affectueux d’une vie nouvelle », ce sont nos valeurs qui font la différence[2]. « Celui qui a une raison de vivre, disait Nietzsche, peut endurer n’importe quelle épreuve ou presque. » Une vie qui a du sens peut être extrêmement satisfaisante même en pleine épreuve, alors qu’une vie dénuée de sens est un supplice, si confortable soit-elle.
De tous temps, dans toutes les cultures, les gens ont éprouvé le même type de plaisirs et de peines, mais le sens qu’ils ont pu attribuer à leurs expériences a probablement varié amplement. Dès lors, l’histoire du bonheur pourrait bien avoir été beaucoup plus troublée que ne l’imaginent les biologistes. Et cette conclusion n’est pas nécessairement au bénéfice de la modernité. Évaluée minute par minute, la vie au Moyen Âge était certainement rude. Toutefois, si les hommes croyaient à la promesse d’une félicité éternelle après la mort, leur vie pouvait leur paraître bien plus riche de sens et précieuse qu’aux modernes sécularisés qui n’ont d’autre espoir à long terme qu’un oubli total et vide de sens. À la question « Êtes-vous satisfait de votre vie dans son ensemble ? », les gens du Moyen Âge auraient sans doute apporté une réponse très positive dans le questionnaire sur le bien-être subjectif.
Nos ancêtres du Moyen Âge étaient-ils donc heureux parce qu’ils trouvaient un sens à la vie dans des illusions collectives sur l’au-delà ? Oui. Tant que personne ne ruina leurs chimères, pourquoi pas ? D’un point de vue scientifique, pour autant qu’on puisse le dire, la vie humaine n’a absolument aucun sens. Les hommes sont le résultat de processus évolutifs aveugles qui n’ont ni fin ni but. Nos actions ne relèvent pas d’un plan divin cosmique. Si la planète Terre devait sauter demain matin, probablement l’univers suivrait-il son cours comme à l’ordinaire. Pour autant qu’on puisse le dire à ce stade, la subjectivité humaine ne manquerait pas. Dès lors, tout sens donné à la vie n’est qu’une illusion. Chercher un sens à sa vie dans l’au-delà, comme au Moyen Âge, n’était pas plus illusoire que de le trouver dans l’humanisme, le nationalisme ou le capitalisme à l’instar des modernes. L’homme de science qui dit que sa vie a du sens parce qu’il augmente le savoir humain, le soldat qui déclare que sa vie a du sens parce qu’il se bat pour défendre sa patrie, et l’entrepreneur qui trouve du sens dans le lancement d’une nouvelle société ne s’illusionnent pas moins que leurs homologues du Moyen Âge qui trouvaient du sens dans la lecture des Écritures, les Croisades ou la construction d’une nouvelle cathédrale.
Peut-être le bonheur consiste-t-il alors à synchroniser ses illusions personnelles de sens avec les illusions collectives dominantes. Dès lors que mon récit personnel est au diapason des récits de mon entourage, je puis me convaincre que ma vie a du sens et trouver mon bonheur dans cette conviction.
C’est une conclusion très déprimante. Faut-il vraiment s’illusionner pour être heureux ?
Connais-toi toi-même
Si le bonheur repose sur les sensations plaisantes que l’on éprouve, pour être plus heureux il nous faut réaménager notre système biochimique. S’il repose sur le sentiment que la vie a du sens, c’est en nous débarrassant de nos illusions que nous serons plus heureux. Y a-t-il une troisième voie ?
Les deux points de vue énoncés plus haut partent de l’hypothèse que le bonheur est une sorte de sensation subjective (de plaisir ou de sens) et que, pour juger du bonheur des gens, il suffit de leur demander ce qu’ils ressentent. Pour nombre d’entre nous, cela paraît logique puisque le libéralisme est la religion dominante de notre époque. Le libéralisme sanctifie les sentiments subjectifs des individus au point d’en faire la source suprême de l’autorité. Tout est déterminé par ce que chacun de nous ressent : ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est beau ou laid, ce qui devrait être ou ne devrait pas être.
La politique libérale se fonde sur l’idée que les électeurs savent à quoi s’en tenir, et que nous n’avons pas besoin d’un Big Brother qui vienne nous dire ce qui est bon pour nous. L’économie libérale repose sur l’idée que le client a toujours raison. L’art libéral proclame que la beauté est dans l’œil du spectateur. Quant aux étudiants des écoles et universités libérales, on leur apprend à penser par eux-mêmes. « Just do it ! », nous exhortent les publicités. Films d’action, drames, feuilletons à l’eau de rose, romans et rengaines populaires ne cessent de nous le seriner : « Restez fidèle à vous-même ! » « Écoutez-vous ! » « Suivez votre cœur ! » C’est Jean-Jacques Rousseau qui en a donné la formulation la plus classique : « Tout ce que je sens être bon est bon ; tout ce que je sens être mauvais est mauvais. » Les gens élevés depuis leur plus tendre enfance à grand renfort de slogans de ce genre sont enclins à croire que le bonheur est un sentiment subjectif et que chacun est le mieux placé pour savoir s’il est heureux ou misérable. Mais cette vue est le propre du libéralisme. Tout au long de l’histoire, la plupart des religions et des idéologies ont déclaré qu’il existe des étalons objectifs du bien, du beau et de ce qui devrait être. Elles ont regardé d’un œil méfiant les sentiments et préférences de l’homme ordinaire. À l’entrée du temple d’Apollon à Delphes, une inscription accueillait les pèlerins : « Connais-toi toi-même ! » Sous-entendu, l’homme moyen ignore son vrai moi ; de ce fait, probablement ignore-t-il aussi le vrai bonheur. Freud aurait sans doute acquiescé[3].
Tout comme les théologiens chrétiens. Saint Paul et saint Augustin savaient parfaitement que, si on les interrogeait, la plupart des gens préféreraient coucher que prier Dieu. Cela prouve-t-il que le sexe soit la clé du bonheur ? Pas selon saint Paul et saint Augustin. Cela prouve seulement que l’humanité est pécheresse par nature, et que les êtres humains se laissent aisément abuser par Satan. D’un point de vue chrétien, l’immense majorité des gens sont plus ou moins dans la même situation que les héroïnomanes. Imaginons un psychologue qui entreprenne d’étudier le bonheur chez les drogués. Il les sonde et observe qu’ils déclarent, tous sans exception, qu’ils ne sont heureux que lorsqu’ils se shootent. Le psychologue aurait-il l’idée de publier un article expliquant que l’héroïne est la clé du bonheur ?
L’idée qu’il ne faut pas se fier aux sentiments n’est pas l’apanage du christianisme. Du moins pour ce qui est de la valeur des sentiments, Darwin et Dawkins pourraient trouver un terrain d’entente avec saint Paul et saint Augustin. Selon la théorie du Gène égoïste, la sélection naturelle amène les gens, comme les autres organismes, à choisir ce qui est bon pour la reproduction de leurs gènes, même si cela n’est pas bon pour eux à titre individuel. La plupart des mâles passent leur vie à trimer, s’inquiéter, rivaliser et se battre, plutôt que de jouir d’un bonheur paisible, parce que leur ADN les manipule à ses propres fins égoïstes. Comme Satan, l’ADN se sert de plaisirs fugitifs pour tenter les gens et les mettre en son pouvoir.
De ce fait, la plupart des religions et des philosophies ont adopté une approche du bonheur très différente de celle du libéralisme[4]. La position bouddhiste est particulièrement intéressante. Le bouddhisme a en effet attribué à la question du bonheur plus d’importance, peut-être, qu’aucune autre confession. Depuis 2 500 ans, les bouddhistes ont systématiquement étudié l’essence et les causes du bonheur, ce qui explique l’intérêt croissant de la communauté scientifique pour leur philosophie et leurs pratiques de méditation.
Le bouddhisme partage les intuitions élémentaires de l’approche biologique du bonheur, à savoir que le bonheur résulte de processus qui se produisent à l’intérieur de son corps, non pas d’événements survenus dans le monde extérieur. Toutefois, partant de la même intuition, le bouddhisme en arrive à des conclusions très différentes.
Selon le bouddhisme, la plupart des gens identifient le bonheur à des sentiments plaisants, et la souffrance à des sentiments déplaisants. De ce fait, les gens attachent une importance immense à ce qu’ils ressentent et sont avides de connaître toujours plus de plaisirs et d’éviter la douleur. Quoi que nous fassions au fil de notre vie – nous gratter la jambe, pianoter la chaise ou livrer des guerres mondiales –, nous essayons juste de nous procurer des sensations agréables.
Le problème, selon le bouddhisme, c’est que nos sentiments ne sont rien de plus que des vibrations fugitives, qui changent à chaque instant, telles les vagues de l’océan. Voici cinq minutes, j’étais joyeux et déterminé, mais ces sentiments ont disparu, et je pourrais bien me sentir triste et abattu. Si je veux connaître des sentiments plaisants, il me faut donc être constamment à leur poursuite, tout en chassant ceux qui sont désagréables. Même si j’y réussis, tout est aussitôt à recommencer, sans que je sois jamais récompensé durablement de ma peine.
À quoi rime de remporter des prix aussi éphémères ? À quoi bon s’acharner à décrocher une chose qui disparaît presque sitôt apparue ? Selon le bouddhisme, la racine de la souffrance n’est ni le sentiment de peine ni celui de tristesse, voire d’absence de sens. La véritable racine est plutôt cette poursuite incessante et absurde de sensations éphémères qui nous mettent dans un état permanent de tension, d’agitation et d’insatisfaction. Du fait de cette poursuite, l’esprit n’est jamais satisfait. Quand bien même il éprouve du plaisir, il n’est pas content, parce qu’il a peur qu’il ne dure pas et voudrait tant que cette expérience se prolonge et s’intensifie.
Les gens sont libérés de la souffrance non pas quand ils éprouvent tel ou tel plaisir fugitif, mais quand ils comprennent l’impermanence de leurs sensations et cessent de leur courir après. Tel est l’objectif des pratiques de méditation bouddhistes. Qui médite est censé observer de près son esprit et son corps, suivre l’apparition et la disparition de tous ses sentiments et comprendre combien il est absurde de les poursuivre. Quand la poursuite cesse, l’esprit est détendu, clair et comblé. Toutes sortes de sentiments ne cessent de naître et de passer – joie, colère, ennui, concupiscence –, mais dès l’instant où vous cessez de courir après, vous pouvez les accepter pour ce qu’ils sont. Vous vivez dans l’instant présent au lieu de fantasmer sur ce qui aurait pu être.
La sérénité qui en résulte est si profonde que ceux qui passent leur vie dans la poursuite frénétique de sentiments plaisants ne peuvent guère l’imaginer. On peut les comparer à un homme qui passerait des décennies sur le rivage à étreindre certaines « bonnes » vagues et à essayer d’empêcher qu’elles ne se désintègrent mais tenterait de repousser les « mauvaises » pour empêcher qu’elles ne s’approchent de lui. Il se tient sur la plage à longueur de journée, jusqu’à devenir fou devant la vanité de son exercice. Il finit par s’asseoir sur le sable et se contente de regarder le sac et le ressac des vagues. Que c’est paisible !
Cette idée est si étrangère à la culture libérale moderne que quand les mouvements occidentaux New Age ont découvert les intuitions bouddhistes, ils les ont traduites en termes libéraux, les mettant ainsi sens dessus dessous. Les cultes New Age assurent souvent : « Le bonheur ne dépend pas de conditions extérieures. Il dépend uniquement de ce que nous éprouvons au fond de nous. Que les gens cessent de poursuivre des buts extérieurs comme la richesse et le statut, et se mettent plutôt en phase avec leurs sentiments intimes. » Ou, plus succinctement : « Le bonheur commence en soi. » C’est exactement ce que disent les biologistes, mais plus ou moins le contraire de ce que disait Bouddha.
Bouddha convenait avec la biologie moderne et les mouvements New Age que le bonheur est indépendant des conditions extérieures. Son intuition majeure, et autrement plus profonde, est que le vrai bonheur est aussi indépendant de nos sentiments intérieurs. Plus nous attachons d’importance à nos sentiments, plus nous leur courons après, plus nous souffrons. Bouddha recommandait de cesser de poursuivre les objectifs extérieurs, mais aussi les sentiments intérieurs.
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Bref, les questionnaires relatifs au bien-être subjectif identifient notre bien-être à nos sentiments subjectifs, et la poursuite du bonheur à la poursuite d’états émotionnels particuliers. Pour maintes philosophies et religions traditionnelles comme le bouddhisme, en revanche, la clé du bonheur est de connaître la vérité sur soi, de comprendre qui ou ce que l’on est. La plupart des gens s’identifient à tort à leurs sentiments, à leurs pensées, à leurs goûts et dégoûts. Quand ils sont fâchés, ils pensent : « Je suis en colère. Voici ma colère ! » En conséquence, ils passent leur vie à éviter certaines espèces de sentiments et à en poursuivre d’autres. Jamais ils ne se rendent compte qu’ils ne sont pas leurs sentiments et que la quête incessante de tel ou tel sentiment ou sensation les piège dans la misère.
Si tel est le cas, c’est toute notre intelligence de l’histoire du bonheur qui pourrait bien être fourvoyée. Peut-être n’est il pas si important que les attentes des gens soient comblées et qu’ils éprouvent des sensations plaisantes. La question essentielle est de savoir si les gens savent la vérité sur eux-mêmes. Quelle preuve avons-nous que les gens d’aujourd’hui comprennent cette vérité un tant soit peu mieux que les fourrageurs d’antan ou les paysans du Moyen Âge ?
Voici quelques années à peine que les chercheurs se sont penchés sur l’histoire du bonheur, et nous n’en sommes qu’au stade des hypothèses initiales et de la quête de méthodes de recherche appropriées. Il est beaucoup trop tôt pour tirer des conclusions rigides et clore un débat à peine amorcé. Ce qui importe, c’est de connaître autant d’approches que possible et de poser les bonnes questions.
La plupart des livres d’histoire se concentrent sur les idées des grands penseurs, la bravoure des guerriers, la charité des saints et la créativité des artistes. Ils sont intarissables sur les structures sociales qui se tissent et s’effilochent, sur l’essor et la chute des empires, sur la découverte et la propagation des techniques. En revanche, ils n’ont rien à dire quant à l’influence de tout cela sur le bonheur et la souffrance des individus. C’est la plus grosse lacune de notre intelligence de l’histoire. Nous ferions bien de commencer à la combler.
[1]. Sur la psychologie et la biochimie du bonheur, voici de bons points de départ : Jonathan Haidt, The Happiness Hypothesis : Finding Modern Truth in Ancient Wisdom, New York, Basic Books, 2006 ; R. Wright, The Moral Animal : Evolutionary Psychology and Everyday Life, New York, Vintage Books, 1994 ; M. Csikszentmihalyi, « If We Are So Rich, Why Aren’t We Happy ? », American Psychologist, 54:10, 1999, p. 821-827 ; F. A. Huppert, N. Baylis et B. Keverne (éd.), The Science of Well-Being, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Michael Argyle, The Psychology of Happiness, 2e édition, New York, Routledge, 2001 ; Ed Diener (dir.), Assessing Well-Being : The Collected Works of Ed Diener, New York, Springer, 2009 ; Michael Eid et Randy J. Larsen (dir.), The Science of Subjective Well-Being, New York, Guilford Press, 2008 ; Richard A. Easterlin (éd.), Happiness in Economics, Cheltenham, Edward Elgar Pub., 2002 ; Richard Layard, Happiness : Lessons from a New Science, New York, Penguin, 2005.
[2]. Daniel Kahneman et al., Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011 ; Inglehart et al., « Development, Freedom, and Rising Happiness », p. 278-281.
[3]. Paradoxalement, alors que les études psychologiques du bien-être subjectif s’appuient sur la capacité de chacun à diagnostiquer correctement son bonheur, la raison d’être fondamentale de la psychothérapie est que les gens ne se connaissent pas réellement, et qu’ils ont parfois besoin de l’aide de professionnels pour se libérer de conduites autodestructrices.
[4]. D. M. McMahon, The Pursuit of Happiness : A History from the Greeks to the Present, Londres, Allen Lane, 2006.