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Une journée dans la vie d’Adam et Ève


Pour comprendre notre nature, notre histoire et notre psychologie, il nous faut entrer dans la tête de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs. Pendant la quasi-totalité de leur histoire, les Sapiens ont été des fourrageurs. Les deux cents dernières années au cours desquelles des nombres toujours croissants de Sapiens ont gagné leur pain quotidien comme travailleurs urbains et employés de bureau et les dix mille années antérieures durant lesquelles les Sapiens ont vécu du travail de la terre et des troupeaux sont un clin d’œil en comparaison des dizaines de milliers d’années durant lesquelles nos ancêtres ont chassé et cueilli.

Suivant la psychologie de l’évolution, qui est aujourd’hui un domaine florissant, nombre de nos caractéristiques sociales et psychologiques actuelles ont été façonnées au cours de cette longue ère préagricole. Aujourd’hui encore, à en croire les spécialistes, nos cerveaux et nos esprits sont adaptés à une vie de chasse et de cueillette. Nos habitudes alimentaires, nos conflits et notre sexualité sont tous le fruit de l’interaction de nos esprits de chasseur-cueilleur et de notre environnement post-industriel actuel, avec ses mégalopoles, ses avions, ses téléphones et ses ordinateurs. Cet environnement nous assure plus de ressources matérielles et une vie plus longue qu’à aucune autre génération antérieure. De ce fait, cependant, nous nous sentons souvent aliénés, déprimés et pressurés. Si l’on veut comprendre pourquoi, soutiennent les spécialistes de psychologie de l’évolution, il nous faut sonder le monde du chasseur-cueilleur qui nous a façonnés, le monde qu’inconsciemment nous continuons d’habiter.

Par exemple, pourquoi nous gorgeons-nous d’aliments hypercaloriques qui ne font guère de bien à notre corps ? Les sociétés d’abondance actuelles sont en proie au fléau de l’obésité, qui se répand rapidement dans les pays en voie de développement. Pourquoi nous nous bâfrons de la nourriture la plus sucrée et la plus grasse que nous puissions trouver est une énigme qui disparaît quand on se penche sur les habitudes alimentaires de nos ancêtres fourrageurs. Dans les savanes et les forêts qu’ils habitaient, les douceurs étaient fort rares et la nourriture en général demeurait insuffisante. Il y a 30 000 ans, un fourrageur typique n’avait accès qu’à un seul type de produit sucré : le fruit mûr. Si une femme de l’Âge de pierre tombait sur un figuier, le mieux qu’elle pût faire était d’en manger le plus possible sur-le-champ avant que la bande de babouins du coin ne dépouille l’arbre entièrement. L’instinct qui nous pousse à engloutir des aliments très caloriques est profondément inscrit dans nos gènes. Nous pouvons bien habiter aujourd’hui de grands immeubles équipés de réfrigérateurs pleins à craquer, notre ADN croit encore que nous sommes dans la savane. C’est ce qui nous fait engloutir un pot entier de glace Ben & Jerry’s quand nous en trouvons un au congélo et un Coca géant pour la faire descendre.

Cette théorie du « gène de la goinfrerie » est largement acceptée. D’autres théories sont bien plus contestées. Par exemple, certains psychologues de l’évolution soutiennent que les anciennes bandes de fourrageurs ne se composaient pas de familles nucléaires centrées sur des couples monogames. Les fourrageurs vivaient plutôt en « communes » qui ignoraient la propriété privée, les relations monogames et même la paternité. Dans une bande de ce genre, une femme pouvait avoir des relations sexuelles et nouer des liens intimes avec plusieurs hommes (et femmes) en même temps. Tous les adultes de la bande coopéraient pour élever les enfants. Aucun homme ne sachant vraiment quels enfants étaient les siens, ils montraient une sollicitude égale pour tous les petits.

Cette structure sociale n’a rien d’une utopie de l’Ère du Verseau. Elle est amplement attestée chez les animaux, notamment parmi nos plus proches parents : les chimpanzés et les bonobos. Il y a même quelques cultures humaines actuelles qui pratiquent la paternité collective : par exemple, les Indiens Bari. Dans les croyances de ces sociétés, un enfant ne naît pas du sperme d’un seul homme, mais de l’accumulation du sperme dans la matrice d’une femme. Une bonne mère se fera un devoir de coucher avec plusieurs hommes, surtout quand elle est enceinte, afin que son enfant jouisse des qualités (et des soins paternels) du meilleur chasseur, mais aussi du meilleur conteur, du guerrier le plus valeureux et de l’amant le plus prévenant. Cela vous paraît idiot ? Ne perdez pas de vue qu’avant l’essor des études embryologiques modernes on n’avait aucune preuve que les bébés sont toujours engendrés par un seul père plutôt que par plusieurs.

Suivant les tenants de cette théorie de la « commune ancienne », les infidélités fréquentes caractéristiques des mariages modernes et le pourcentage élevé de divorces, sans parler de la pléthore de complexes psychologiques dont souffrent les enfants comme les adultes, résultent de l’obligation faite aux hommes de vivre dans des familles mononucléaires et d’avoir des relations monogames qui sont incompatibles avec notre logiciel biologique[1].

Beaucoup de chercheurs rejettent vivement cette théorie. La monogamie et la formation de familles nucléaires, insistent-ils, sont au cœur des comportements humains. Même si les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient tendance à être plus communautaires et égalitaires que les sociétés modernes, soulignent ces chercheurs, elles n’en comprenaient pas moins des cellules séparées, avec chacune un couple jaloux et les enfants qu’ils avaient eus ensemble. C’est précisément pour cela que les relations monogames et les familles nucléaires sont la norme dans l’immense majorité des cultures, que les hommes et les femmes sont très possessifs avec leurs partenaires et leurs enfants et que, même dans des États modernes comme la Corée du Nord et la Syrie, l’autorité politique passe de père en fils.

Pour trancher cette controverse et comprendre notre sexualité, notre société et notre système politique, il faut apprendre quelque chose des conditions de vie de nos ancêtres, examiner comment Sapiens vivait entre la Révolution cognitive d’il y a 70 000 ans et le début de la Révolution agricole, voici quelque 12 000 ans.

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Malheureusement, quelques incertitudes subsistent sur la vie de nos ancêtres fourrageurs. Le débat entre l’école de la « commune ancienne » et celle de la « monogamie éternelle » repose sur des preuves fragiles. Bien entendu, nous n’avons pas de traces écrites de l’âge des fourrageurs, et les données archéologiques consistent essentiellement en os fossilisés et en outils de pierre. Les artefacts composés de matériaux plus périssables – bois, bambous ou cuir – ne survivent que dans des conditions exceptionnelles. L’impression commune que les êtres humains préagricoles vivaient dans un Âge de pierre est une méprise fondée sur ce travers archéologique. Plutôt que d’Âge de pierre, il serait plus exact de parler d’Âge du bois, parce que la plupart des outils qu’utilisaient les chasseurs-cueilleurs étaient en bois.

Toute reconstruction de la vie des anciens chasseurs-cueilleurs à partir d’artefacts survivants est extrêmement problématique. Une des différences les plus flagrantes entre les anciens fourrageurs et leurs descendants agricoles et industriels est que les premiers avaient fort peu d’artefacts, et que ceux-ci jouaient un rôle relativement modeste dans leur vie. Au cours de sa vie, un membre typique d’une société d’abondance moderne possédera plusieurs millions d’artefacts – des voitures et des maisons aux couches jetables et aux packs de lait. Il n’est guère d’activité, de croyance ou même d’émotion qui ne passe par des objets de notre conception. Nos habitudes alimentaires passent par la médiation d’une ahurissante panoplie d’articles de ce genre – des cuillers et des verres aux laboratoires de génie génétique et aux cargos transocéaniques. Dans nos jeux, nous utilisons pléthore de jouets – des cartes en plastique aux stades de cent mille spectateurs. Nos histoires de cœur et de sexe recourent à toutes sortes d’adjuvants : bagues, lits, beaux habits, lingerie sexy, préservatifs, restaurants à la mode, salons d’aéroport, salles de mariage et traiteurs. Les religions introduisent le sacré dans nos vies à travers les églises gothiques, les mosquées ou les ashrams hindous, les rouleaux de la Torah, les moulins à prières tibétains, les soutanes des prêtres, les bougies, l’encens, les arbres de Noël, les boulettes de matzah, les pierres tombales et les icônes.

Ce n’est qu’au moment de déménager que nous prenons conscience de l’ampleur de ce barda. Les fourrageurs changeaient de maison tous les mois, toutes les semaines, voire chaque jour, trimbalant tous leurs biens sur leur dos. Il n’y avait pas de déménageurs, ni de chariots, ni même d’animaux de bât pour partager le fardeau. Aussi devaient-ils se contenter de l’essentiel. On peut donc raisonnablement penser que la majeure partie de leur vie mentale, religieuse et émotionnelle se passait d’artefacts. Dans cent mille ans, un archéologue pourrait se faire une idée raisonnable des croyances et pratiques de l’islam à partir de la multitude d’objets exhumés des ruines d’une mosquée. En revanche, nous avons du mal à essayer de comprendre les croyances et rituels des chasseurs-cueilleurs. C’est à peu près le même dilemme auquel se heurterait un historien futur qui voudrait dépeindre le monde social des ados du xxie siècle sur la seule base des courriers postaux – puisque leurs conversations téléphoniques, leurs mails, leurs blogs et leurs textos ne laissent aucune trace.

S’en remettre aux artefacts donne ainsi une image déformée de la vie des chasseurs-cueilleurs. Une façon d’y remédier consiste à examiner les sociétés modernes de fourrageurs, qui se prêtent à une étude anthropologique directe. Mais on a de bonnes raisons de se méfier de toute extrapolation des sociétés modernes de fourrageurs vers les sociétés anciennes.

Premièrement, toutes les sociétés de fourrageurs qui ont survécu dans les Temps modernes ont été influencées par les sociétés agricoles et industrielles voisines. Dès lors, il est risqué de supposer que ce qui est vrai d’elles l’était également il y a des dizaines de milliers d’années.

Deuxièmement, les sociétés modernes de fourrageurs ont surtout survécu dans des régions aux conditions climatiques difficiles et au terrain inhospitalier, peu propice à l’agriculture. Les sociétés qui se sont adaptées aux conditions extrêmes de régions comme le désert de Kalahari, en Afrique australe, sont sans doute un modèle très trompeur pour comprendre les sociétés anciennes de régions fertiles comme la vallée du Yangzi. En particulier, la densité de population d’une région comme le désert du Kalahari est très inférieure à ce qu’elle était autour du Yangzi, et ce facteur est lourd de conséquences pour les questions cruciales de la taille et de la structure des bandes humaines et des relations entre elles.

Troisièmement, la caractéristique la plus notable des sociétés de chasseurs-cueilleurs est précisément leur grande diversité. Elles diffèrent d’une région du monde à l’autre, mais aussi au sein d’une même région. Un bon exemple en est l’immense variété que les premiers colons européens découvrirent chez les aborigènes d’Australie. Juste avant la conquête britannique, entre 300 000 et 700 000 chasseurs-cueilleurs vivaient sur le continent dans un nombre de tribus compris entre 200 et 600 – chacune d’elles étant à son tour divisée en plusieurs bandes[2]. Chaque tribu avait sa langue, ses normes et ses coutumes. Autour de l’actuelle Adélaïde, en Australie méridionale, vivaient plusieurs clans patrilinéaires qui se réclamaient d’un ascendant paternel. Ces clans s’associaient en tribus sur une base strictement territoriale. En revanche, certaines tribus du nord de l’Australie donnaient plus d’importance à l’ascendant maternel, et l’identité tribale de la personne dépendait de son totem, plutôt que de son territoire.

Il tombe sous le sens que la diversité ethnique et culturelle des anciens chasseurs-cueilleurs était aussi impressionnante, et que les 5 à 8 millions de fourrageurs qui peuplaient le monde à la veille de la Révolution agricole étaient divisés en milliers de tribus séparées, avec des milliers de langues et de cultures différentes[3]. C’était, somme toute, un des principaux legs de la Révolution cognitive. Du fait de l’apparition de la fiction, même les populations de constitution génétique identique vivant dans des conditions écologiques similaires pouvaient créer des réalités imaginaires très différentes, qui se manifestaient à travers des normes et des valeurs elles-mêmes différentes.

Par exemple, on a toutes les raisons de penser qu’une bande de fourrageurs qui vivaient il y a 30 000 ans sur le terrain où se dresse aujourd’hui l’Université d’Oxford parlait une langue différente de celle qu’utilisait la bande qui fourrageait du côté de l’actuelle Université de Cambridge. Une bande pouvait être belliqueuse, l’autre pacifique. Peut-être celle de Cambridge vivait-elle en communauté quand celle d’Oxford reposait sur des familles nucléaires. Les Cambridgiens pouvaient passer de longues heures à sculpter dans le bois des statues de leurs esprits tutélaires, tandis que les Oxoniens célébraient leur culte par la danse. Peut-être les premiers croyaient-ils à la réincarnation, que les seconds tenaient pour une sottise. Les relations homosexuelles pouvaient être acceptées chez les uns, taboues chez les autres.

Autrement dit, tandis que les observations anthropologiques des fourrageurs modernes peuvent nous aider à comprendre certaines possibilités offertes aux fourrageurs, l’horizon des possibles était bien plus large, et nous demeure pour l’essentiel caché[4]. Les débats enflammés autour du « mode de vie naturel » d’Homo sapiens passent à côté de l’essentiel. Depuis la Révolution cognitive, il n’y a pas eu un seul mode de vie naturel pour les Sapiens. Il n’existe que des choix culturels parmi un éventail de possibles ahurissant.

La société d’abondance originelle

Quelles généralisations pouvons-nous néanmoins faire à propos de la vie dans le monde préagricole ? On peut dire, apparemment sans crainte de se tromper, que l’immense majorité vivait en petites bandes d’une douzaine d’individus, d’une centaine au plus, et que tous ces individus étaient des humains. Ce dernier point mérite qu’on y insiste parce que c’est loin d’être évident. La plupart des membres des sociétés agricoles et industrielles sont des animaux domestiqués. Ils ne sont pas les égaux de leurs maîtres, bien entendu, mais ils n’en sont pas moins membres. L’actuelle société néo-zélandaise se compose de 4,5 millions de Sapiens et de 50 millions de moutons.

Cette règle générale n’admettait qu’une seule exception : les chiens. Le chien est le premier animal qu’Homo sapiens ait domestiqué, et ce avant la Révolution agricole. Les experts ne sont pas d’accord sur la date exacte, mais nous avons des preuves incontestables de la domestication des chiens il y a près de 15 000 ans. Peut-être avaient-ils rejoint la meute humaine des milliers d’années auparavant.

On utilisait les chiens pour la chasse et le combat, mais aussi pour donner l’alarme contre les bêtes sauvages et les intrusions humaines. Au fil des générations, l’évolution concomitante des chiens et des hommes leur permit de communiquer fort bien les uns avec les autres. Les chiens les plus attentifs aux sentiments et aux besoins de leurs compagnons humains recevaient des soins et de la nourriture supplémentaires, et ils avaient de meilleures chances de survivre. Dans le même temps, les chiens apprirent à manipuler les hommes pour satisfaire leurs besoins. Une cohabitation de 15 000 ans forgea entre hommes et chiens un lien de compréhension bien plus profond qu’entre les hommes et toute autre espèce d’animal[5]. Les chiens morts étaient parfois inhumés cérémonieusement, comme les êtres humains.

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Premier animal domestique ? Tombe vieille de 12 000 ans découverte dans le nord d’Israël. Elle contient le squelette d’une femme de 50 ans et celui d’un chiot (en haut, à droite). Le chiot a été enterré à côté de la tête de la femme. Sa main gauche est posée sur le chien, comme pour indiquer un lien émotionnel. Il est bien entendu d’autres explications possibles. Peut-être le chiot était-il un cadeau destiné au portier de l’autre monde.

Les membres d’une même bande se connaissaient très intimement et, tout au long de leur vie, étaient entourés d’amis et de parents. La solitude et l’intimité étaient rares. Les bandes voisines se disputaient probablement les ressources, voire se combattaient, mais elles avaient aussi des contacts amicaux. Elles échangeaient des membres, chassaient ensemble, troquaient des articles de luxe rares, cimentaient des alliances politiques et célébraient des fêtes religieuses. Marque distinctive importante de l’Homo sapiens, cette coopération donnait à celui-ci un atout crucial sur toutes les autres espèces humaines. Les relations avec les bandes voisines étaient parfois assez étroites pour former une seule tribu, partageant une langue commune, des mythes communs, ainsi que des normes et des valeurs communes.

Reste qu’il ne faut pas surestimer l’importance de ces relations extérieures. Même si, en temps de crises, les bandes voisines se rapprochaient, et s’il leur arrivait de se rassembler pour chasser ou banqueter ensemble, elles passaient encore le plus clair de leur temps dans l’isolement complet et une indépendance totale. Le commerce se limitait surtout à des articles de prestige tels que les coquillages, l’ambre et les pigments. Rien n’indique qu’elles échangeaient des produits alimentaires de base tels que fruits ou viande, ou que, pour survivre, une bande devait importer les produits d’une autre. Les relations sociopolitiques restaient aussi sporadiques. La tribu n’était pas un cadre politique permanent, et même s’il existait des lieux de rencontre saisonniers, il n’y avait pas de villes ni d’institutions permanentes. L’individu moyen passait de longs mois sans voir ni entendre aucun autre humain que ceux de sa bande ; au cours de sa vie entière, il ne rencontrait pas plus de quelques centaines d’hommes. La population Sapiens était clairsemée sur d’immenses territoires. Avant la Révolution agricole, la population humaine de toute la planète était inférieure à celle du Caire aujourd’hui.

La plupart des bandes de Sapiens vivaient « sur la route », cheminant d’un lieu à l’autre en quête de vivres. Leurs déplacements étaient dictés par les changements de saisons, les migrations annuelles des animaux et les cycles de croissance des plantes. Habituellement, elles allaient et venaient sur le même territoire – de quelques dizaines à plusieurs centaines de kilomètres carrés.

À l’occasion, les bandes s’aventuraient hors de leur chasse gardée pour explorer de nouvelles terres : du fait de catastrophes naturelles, de conflits violents ou de pressions démographiques, ou encore à l’initiative d’un chef charismatique. Ces périples ont été le moteur de l’expansion humaine à travers le monde. Si une bande de fourrageurs se scindait tous les quarante ans, et que le groupe scissionniste avait migré vers un nouveau territoire à cent kilomètres plus à l’est, il aurait fallu dix mille ans pour couvrir la distance séparant l’Afrique de l’Est de la Chine.

Dans certains cas exceptionnels, quand les ressources alimentaires étaient particulièrement riches, les bandes établissaient des camps permanents. Les techniques pour sécher, fumer et (dans les régions arctiques) congeler la nourriture permettaient aussi de rester plus longtemps. Qui plus est, le long des côtes et des rivières riches en fruits de mer et en gibier d’eau, les hommes installèrent des villages de pêche : ce sont les premières implantations permanentes de l’histoire, bien antérieures à la Révolution agricole. Les villages de pêche ont pu apparaître sur les côtes des îles indonésiennes dès 45 000 ans. Sans doute est-ce la base à partir de laquelle Homo sapiens lança sa première aventure transocéanique : l’invasion de l’Australie.

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Dans la plupart des habitats, les bandes Sapiens se nourrissaient de façon irrégulière et opportuniste. Elles ramassaient les termites, cueillaient les baies, déterraient des racines, traquaient des lapins et chassaient bisons et mammouths. Nonobstant l’image populaire du « chasseur », la cueillette demeurait la principale activité du Sapiens et lui fournissait l’essentiel de ses calories ainsi que ses matières premières comme le silex, le bois ou le bambou.

Les Sapiens n’étaient pas seulement en quête de nourriture et de matériaux. Ils étaient aussi à l’affût de connaissances. Pour survivre, il leur fallait une carte mentale détaillée de leur territoire. Afin de maximiser l’efficacité de leur quête quotidienne de nourriture, ils devaient se renseigner sur les cycles de croissance de chaque plante et les habitudes de chaque animal. Il leur fallait savoir quels étaient les aliments les plus nourrissants, lesquels rendaient malade ou avaient des effets curatifs. Ils devaient connaître le cycle des saisons et savoir repérer les signes précurseurs d’un orage ou d’une sécheresse. Ils étudiaient chaque ruisseau, chaque noyer, chaque caverne d’ours et chaque gisement de silex du voisinage. Chaque individu devait savoir faire un couteau en silex, repriser un manteau déchiré, tendre un piège à un lapin, faire face à des avalanches, à des morsures de serpent ou à des lions affamés. Il fallait des années d’apprentissage et de pratique pour maîtriser chacune de ces compétences. Il suffisait de quelques minutes à un fourrageur moyen pour transformer un silex en pointe de lance. Vouloir en faire autant nous exposerait à un échec lamentable. La plupart d’entre nous n’ont aucune idée de la façon de faire sauter des éclats de silex ou de basalte et ne possèdent pas les talents moteurs nécessaires pour les utiliser précisément.

Autrement dit, le fourrageur moyen avait une connaissance plus large, plus profonde et plus variée de son environnement immédiat que la plupart de ses descendants modernes. De nos jours, la grande majorité des habitants des sociétés industrielles n’a pas besoin de savoir grand-chose du monde naturel pour survivre. Que faut-il vraiment savoir de la nature pour être informaticien, agent d’assurances, professeur d’histoire ou ouvrier ? Il faut être féru dans son tout petit domaine d’expertise mais, pour la plupart des nécessités de la vie, on s’en remet aveuglément à l’aide d’autres connaisseurs, dont le savoir se limite aussi à un minuscule domaine d’expertise. La collectivité humaine en sait aujourd’hui bien plus long que les bandes d’autrefois. Sur un plan individuel, en revanche, l’histoire n’a pas connu hommes plus avertis et plus habiles que les anciens fourrageurs.

De fait, tout indique que la taille du cerveau moyen des Sapiens a bel et bien diminué depuis l’époque des fourrageurs[6]. Survivre en ce temps-là nécessitait chez chacun des facultés mentales exceptionnelles. L’avènement de l’agriculture et de l’industrie permit aux gens de compter sur les talents des autres pour survivre et ouvrit de nouvelles « niches pour imbéciles ». On allait pouvoir survivre et transmettre ses gènes ordinaires en travaillant comme porteur d’eau ou sur une chaîne de montage.

Les fourrageurs maîtrisaient non seulement le monde environnant des animaux, des plantes et des objets, mais aussi le monde intérieur de leur corps et de leurs sens. Ils étaient attentifs au moindre frémissement d’herbe pour repérer la présence d’un serpent. Ils observaient attentivement le feuillage des arbres pour y découvrir des fruits, des ruches ou des nids d’oiseaux. Ils se déplaçaient moyennant un minimum d’efforts et de bruits et savaient s’asseoir, marcher et courir de la manière la plus agile et la plus efficace qui soit. L’usage varié et constant de leurs corps faisait d’eux de véritables marathoniens. Ils possédaient une dextérité physique qui est aujourd’hui hors de notre portée, même après des années de yoga ou de tai-chi.

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Si le mode de vie des chasseurs-cueilleurs différait sensiblement d’une région ou d’une saison à l’autre, dans l’ensemble les fourrageurs jouissaient apparemment d’un mode de vie plus confortable et gratifiant que la plupart des paysans, bergers, travailleurs et employés de bureau qui leur succédèrent.

Dans les sociétés d’abondance actuelles, on travaille en moyenne 40 à 45 heures par semaine ; dans le monde en voie de développement, la moyenne hebdomadaire peut aller jusqu’à 60, voire 80 heures. Les chasseurs-cueilleurs qui vivent de nos jours dans les habitats les moins hospitaliers – comme le désert du Kalahari – ne travaillent en moyenne que 35 à 45 heures par semaine. Ils ne chassent qu’un jour sur trois et ne glanent que trois à six heures par jour. En temps ordinaire, c’est suffisant pour nourrir la bande. Il est fort possible que les anciens chasseurs-cueilleurs habitant des zones plus fertiles que le Kalahari passaient encore moins de temps à se procurer vivres et matières premières. De surcroît, côté corvées domestiques, leur charge était bien plus légère : ni vaisselle à laver, ni aspirateur à passer sur les tapis, ni parquet à cirer, ni couches à changer, ni factures à régler.

L’économie des fourrageurs assurait à la plupart des carrières plus intéressantes que l’agriculture ou l’industrie. De nos jours, en Chine, une ouvrière quitte son domicile autour de sept heures du matin, emprunte des rues polluées pour rejoindre un atelier clandestin où elle travaille à longueur de journée sur la même machine : dix heures de travail abrutissant avant de rentrer autour de dix-neuf heures faire la vaisselle et la lessive. Voici 30 000 ans, une fourrageuse pouvait quitter le camp avec les siens autour de huit heures du matin. Ils écumaient les forêts et les prairies voisines, cueillant des champignons, déterrant des tubercules comestibles, attrapant des grenouilles ou, à l’occasion, détalant devant les tigres. Ils étaient de retour au camp en début d’après-midi pour préparer le repas. Cela leur laissait tout le temps de bavarder, de raconter des histoires, de jouer avec les enfants ou de traînasser. Bien entendu, parfois des tigres les attrapaient ou des serpents les mordaient, mais ils n’avaient pas à s’inquiéter d’accidents de la circulation ou de pollution industrielle.

La plupart du temps, dans la plupart des coins, le fourrage assurait une nutrition idéale. Ce n’est guère surprenant : le régime était le même depuis des centaines de milliers d’années, et le corps humain s’y était bien adapté. L’examen des squelettes fossiles nous apprend que les anciens fourrageurs étaient moins exposés à la famine ou à la malnutrition, et qu’ils étaient généralement plus grands et en meilleure santé que leurs descendants cultivateurs. L’espérance de vie moyenne tournait apparemment autour de 30-40 ans, mais c’était largement dû à la forte incidence de la mortalité infantile. Les enfants qui franchissaient le cap des premières années périlleuses avaient de bonnes chances de parvenir à 60 ans, voire, pour certains, à 80 ans et plus. Chez les fourrageurs modernes, les femmes de 45 ans gardent une espérance de vie de 20 ans de plus, et entre 5 % et 8 % de la population a plus de 60 ans[7].

Le secret de la réussite des fourrageurs, ce qui les protégeait de la famine et de la malnutrition, était la diversité de leur alimentation. Les paysans ont tendance à avoir une alimentation très limitée et déséquilibrée. Dans les temps prémodernes, notamment, la population agricole trouvait l’essentiel de ses calories dans une seule culture – blé, pommes de terre ou riz – à laquelle il manque des vitamines, des minéraux ou d’autres éléments nutritifs dont les hommes ont besoin. Dans la Chine traditionnelle, le paysan type mangeait du riz au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner. Avec un peu de chance, il espérait manger la même chose le lendemain. En revanche, les anciens fourrageurs consommaient régulièrement des douzaines d’autres aliments. L’ancêtre du paysan, le fourrageur, pouvait bien manger des baies et des champignons au petit déjeuner ; des fruits, des escargots et une tortue marine à midi ; et du lapin aux oignons sauvages le soir ! Cette diversité aidant, ils recevaient tous les nutriments indispensables.

De surcroît, n’étant pas à la merci d’un seul type d’aliment, ils étaient moins exposés si celui-ci venait à manquer. Les sociétés agricoles sont ravagées par la famine si une sécheresse, un incendie ou un tremblement de terre ruine la récolte annuelle de riz ou de pommes de terre. Les sociétés de fourrageurs n’étaient guère à l’abri des catastrophes naturelles et ont souffert de périodes de disette et de famine, mais elles étaient généralement capables de surmonter plus aisément ces calamités. Si elles perdaient certaines de leurs denrées alimentaires de base, elles pouvaient cueillir ou chasser d’autres espèces, voire se diriger vers une région moins touchée.

Les anciens fourrageurs souffraient aussi moins des maladies infectieuses. La plupart de celles qui ont infesté les sociétés agricoles et industrielles (variole, rougeole et tuberculose) trouvent leurs origines parmi les animaux domestiqués et n’ont été transmises à l’homme qu’après la Révolution agricole. Les anciens fourrageurs, qui n’avaient domestiqué que les chiens, échappaient à ces fléaux. De surcroît, dans les sociétés agricoles et industrielles, la plupart des gens vivaient dans des colonies de peuplement permanentes et peu hygiéniques – pépinières idéales des maladies. Les fourrageurs parcouraient leur territoire en petites bandes où aucune épidémie ne pouvait se développer.

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Une alimentation saine et variée, une semaine de travail relativement courte et la rareté des maladies infectieuses ont conduit de nombreux experts à parler des sociétés de fourrageurs préagricoles comme des « sociétés d’abondance originelles ». Mais on aurait tort d’idéaliser la vie de ces hommes. S’ils vivaient mieux que la plupart des habitants des sociétés agricoles et industrielles, leur monde pouvait être encore rude et impitoyable. Les périodes de pénurie et d’épreuves n’étaient pas rares, la mortalité infantile restait élevée, des accidents qui seraient mineurs aujourd’hui pouvaient facilement entraîner la mort. La plupart profitaient probablement de l’intimité des bandes en vadrouille, mais les malheureux en butte à l’hostilité ou à la moquerie de leurs comparses souffraient probablement beaucoup. Il arrive que les fourrageurs modernes abandonnent, voire tuent, les vieux ou les invalides incapables de suivre la bande. Les bébés ou enfants indésirables sont parfois tués, et il est même des cas de sacrifice humain d’inspiration religieuse.

Les Aché, peuple de chasseurs-cueilleurs qui vivaient dans les jungles du Paraguay jusque dans les années 1960, offrent un aperçu du monde des fourrageurs dans son côté sombre. Quand un membre apprécié de la bande mourait, la coutume des Aché voulait que l’on tue une fillette et que les deux soient enterrés ensemble. Des anthropologues qui ont interrogé les Aché rapportent un cas d’abandon d’un homme d’âge mûr malade, incapable de suivre les autres. Ils le laissèrent sous un arbre. Les vautours se perchèrent au-dessus de sa tête, dans l’attente d’un repas copieux. Mais l’homme récupéra et, marchant d’un pas vif, réussit à retrouver les siens. Son corps étant couvert de fientes d’oiseaux, cela lui valut le surnom de « Chiures de vautour ».

Quand une vieille Aché devenait un fardeau pour le reste de la bande, un des jeunes hommes se glissait furtivement derrière elle et la tuait d’un coup de hache dans la tête. Un Aché répondit à la curiosité des anthropologues en leur racontant ses premières années dans la jungle. « C’est moi qui tuais les vieilles. Moi qui tuais mes tantes… Les femmes avaient peur de moi… Maintenant, ici avec les blanches, je suis devenu faible. » Les bébés nés sans cheveux, jugés sous-développés, étaient tués sur-le-champ. Une femme raconta que son premier bébé fut tué parce que les hommes de la bande ne voulaient pas d’une autre fille. Une autre fois, un homme tua un petit garçon parce qu’il était « de mauvaise humeur et que l’enfant pleurait ». Un autre enfant fut enterré vivant parce que « c’était drôle et cela fit rire les autres enfants[8] ».

Mais gardons-nous de juger trop rapidement les Aché. Les anthropologues qui ont passé des années parmi eux rapportent que les violences entre adultes étaient rares. Hommes et femmes étaient libres de changer de partenaires à volonté. Ils souriaient et riaient tout le temps, n’avaient pas de hiérarchie ni de chef, et fuyaient généralement les personnalités dominatrices. Extrêmement généreux de leurs rares biens, ils n’étaient obsédés ni par la réussite ni par la richesse. Ce qu’ils prisaient le plus dans la vie, c’étaient les bonnes relations sociales et les amitiés de qualité[9]. L’élimination des enfants, des malades ou des personnes âgées était pour eux ce que l’avortement et l’euthanasie sont pour nombre d’entre nous. Il faut aussi rappeler que les Aché étaient traqués et tués sans merci par les fermiers uruguayens. La nécessité d’échapper à leurs ennemis explique probablement l’attitude exceptionnellement sévère envers quiconque pouvait peser sur la bande.

La vérité est que, comme toutes les sociétés humaines, la société Aché était très complexe. Évitons de la diaboliser ou de l’idéaliser sur la base de connaissances superficielles. Ils n’étaient ni anges ni démons : des hommes. Tout comme les anciens chasseurs-cueilleurs.

Fantômes qui parlent

Que pouvons-nous dire de la vie spirituelle et mentale des anciens chasseurs-cueilleurs ? Il est possible de reconstituer la base de l’économie fourragère avec une certaine assurance sur la foi de facteurs objectifs et quantifiables. Par exemple, nous pouvons calculer de combien de calories une personne avait besoin par jour pour survivre, combien de calories apportait un kilo de noix et combien de noix il était possible de récolter sur un kilomètre carré de forêt. Forts de ces indications, nous pouvons nous livrer à des conjectures solides sur l’importance relative des noix dans leur alimentation.

Mais les noix étaient-elles pour eux un mets de choix ou un produit de base banal ? Croyaient-ils que des esprits habitaient les noyers ? Trouvaient-ils leurs feuilles jolies ? Si un garçon qui fourrageait voulait entraîner une fille dans un coin romantique, l’ombre d’un noyer faisait-elle l’affaire ? Le monde de la pensée, des croyances et de la sensibilité est par définition bien plus difficile à déchiffrer.

La plupart des savants s’accordent à penser que les croyances animistes étaient répandues chez les anciens fourrageurs. L’animisme (du latin anima, « âme » ou « esprit ») est la croyance suivant laquelle presque chaque lieu, chaque animal, chaque plante, chaque phénomène naturel a une conscience et des sentiments, et peut communiquer directement avec les humains. Ainsi les animistes peuvent-ils croire que le gros rocher, au sommet de la colline, a des sentiments, des désirs et des besoins. Il pourrait en vouloir à certains de ce qu’ils ont fait ou se réjouir d’une autre action. Il pourrait avertir les gens ou leur demander des faveurs. Les hommes, quant à eux, peuvent s’adresser au rocher, histoire de l’amadouer ou de le menacer. Mais le rocher n’est pas le seul être animé ; ainsi en va-t-il également du chêne au pied de la colline, du ruisseau qui coule plus en aval, de la source dans la clairière, des buissons qui poussent tout autour, du chemin qui mène à la clairière, des souris des champs, des loups et des corbeaux qui viennent y boire. Dans le monde animiste, les objets et les choses vivantes ne sont pas les seuls êtres animés. Il existe aussi des entités immatérielles : les esprits des morts, les êtres amicaux et malveillants, ceux que nous appelons de nos jours les démons, les fées et les anges.

Pour les animistes, aucune barrière ne sépare les humains des autres êtres. Tous peuvent communiquer directement par la parole, le chant, la danse et les cérémonies. Un chasseur peut s’adresser à un troupeau de cerfs et demander à l’un d’eux de se sacrifier. Si la chasse réussit, le chasseur peut prier l’animal mort de lui pardonner. Si quelqu’un tombe malade, un shaman peut contacter l’esprit qui est la cause de la maladie et tâcher de l’apaiser ou de l’effrayer. Au besoin, il peut appeler d’autres esprits à la rescousse. Ce qui caractérise tous ces actes de communication, c’est que les entités auxquelles on s’adresse sont non pas des dieux universels, mais des êtres locaux : un arbre, un ruisseau ou un spectre particulier. De même qu’il n’y a pas de barrière entre les hommes et les autres êtres, de même il n’y a pas de hiérarchie stricte. Les entités non humaines n’existent pas simplement pour satisfaire les besoins de l’homme. Il n’y a pas non plus de dieux tout-puissants qui dirigent le monde à leur guise. Le monde ne tourne pas autour des hommes ni autour d’aucun autre groupe d’êtres en particulier.

L’animisme n’est pas une religion spécifique. C’est le nom générique de milliers de religions, de croyances et de cultes très différents. Ce qui les rend « animistes », c’est cette manière commune d’aborder le monde et la place que l’homme y occupe. Dire que les anciens fourrageurs étaient probablement animistes ou que la plupart des agriculteurs étaient théistes sont des affirmations du même ordre. Le théisme (du grec theos, « dieu ») est l’idée que l’ordre universel repose sur une relation hiérarchique entre les hommes et un petit groupe d’êtres éthérés que l’on appelle dieux. Il est certainement légitime de dire que les agriculteurs prémodernes étaient naturellement théistes, mais cela ne nous apprend pas grand-chose de précis. La rubrique générique « théistes » est très large : des rabbins juifs polonais du xviiie siècle aux puritains brûleurs de sorcières du Massachusetts au xviie siècle ; des prêtres aztèques du Mexique au xve siècle ou des Soufis iraniens du xiie aux guerriers Vikings du xe, aux légionnaires romains du iie et aux bureaucrates chinois du ier siècle. Chacun de ces groupes jugeait les croyances et pratiques des autres bizarres et hérétiques. Les différences de croyances et de pratiques entre groupes d’« animistes » étaient probablement tout aussi importantes. Sans doute leur expérience religieuse était-elle turbulente et riche en controverses, réformes et révolutions.

On ne saurait pourtant aller au-delà de ces généralisations prudentes. Toute tentative pour décrire les détails de la spiritualité archaïque demeure hautement spéculative, et l’on n’a pour ainsi dire aucune preuve. Quant au peu d’éléments que nous possédons – une poignée d’artefacts et de peintures rupestres –, ils se prêtent à des interprétations multiples. Les théories des chercheurs qui prétendent savoir ce qu’éprouvaient les fourrageurs en disent plus long sur leurs propres préjugés que sur les religions de l’Âge de pierre.

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Peinture de la grotte de Lascaux, autour de – 15 000/20 000 ans. Que voyons-nous au juste et quel est le sens de cette peinture ? Pour certains, il s’agit d’un homme à tête d’oiseau et le sexe en érection qui se fait tuer par un bison. Sous l’homme, se trouve un autre oiseau, lequel peut symboliser l’âme, délivrée du corps à l’instant de la mort. Si tel est le cas, la peinture ne représente pas un accident de chasse prosaïque, mais le passage de ce monde-ci à l’autre monde. Or, nous n’avons aucun moyen de savoir si ces spéculations sont fondées. Il s’agit d’un test de Rorschach qui nous renseigne plus sur les préjugés des chercheurs modernes que sur les croyances des fourrageurs anciens.

Plutôt que de faire une montagne d’un rien, d’échafauder des théories sur quelques reliques tombales, peintures rupestres, et statuettes en os, mieux vaut être franc et admettre que nous n’avons que des notions pour le moins nébuleuses sur les religions des anciens fourrageurs. Nous supposons qu’ils étaient animistes, mais cela ne nous éclaire guère. Nous ne savons pas quels esprits ils priaient, quelles fêtes ils célébraient, ni quels tabous ils observaient. Qui plus est, nous ignorons quelles histoires ils racontaient. C’est une des plus grosses lacunes de notre intelligence de l’histoire humaine.

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Empreintes de mains réalisées par des chasseurs-cueilleurs voici 9 000 ans dans la « Grotte aux mains », en Argentine. Ces mains mortes de longue date donnent l’impression de sortir du rocher et d’être tendues vers nous. C’est une des reliques les plus émouvantes du monde des anciens fourrageurs… mais personne ne sait ce qu’elle signifie.

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L’univers sociopolitique des fourrageurs est encore un domaine dont nous ne savons quasiment rien. Ainsi qu’on l’a expliqué, les spécialistes ne parviennent même pas à s’entendre sur la base : existence de la propriété privée, familles nucléaires et relations monogames. Probablement les bandes avaient-elles des structures différentes. Certaines étaient sans doute aussi hiérarchiques et violentes que le groupe de chimpanzés le plus hargneux, et d’autres aussi décontractées, paisibles et lascives qu’une bande de bonobos.

À Sounguir, en Russie, des archéologues ont découvert un site d’inhumation de 30 000 ans appartenant à une culture de chasseurs de mammouths. Une tombe contenait le squelette d’un homme de 50 ans, couvert de colliers de perles en ivoire de mammouth. Au total, la tombe en contenait autour de 3 000. La tête du mort était coiffée d’un chapeau orné de dents de renard. Ses poignets étaient ornés de 25 bracelets d’ivoire. D’autres tombes du même site étaient bien moins fournies. Les spécialistes en déduisirent que les chasseurs de mammouths de Sounguir vivaient dans une société hiérarchique et que le mort était peut-être le chef d’une bande ou d’une tribu formée de plusieurs bandes. Il est peu probable que quelques douzaines de membres d’une seule bande aient pu produire à eux seuls tant d’articles funéraires.

Les archéologues découvrirent ensuite une tombe encore plus intéressante, avec deux squelettes, enterrés en tête à tête. L’un était celui d’un garçon de 12-13 ans ; l’autre, celui d’une fillette de 9-10 ans. Le garçon était couvert de 5 000 perles d’ivoire et portait un chapeau à dents de renard et une ceinture de 250 dents (pour laquelle il avait fallu tuer au moins 60 renards). La fille était parée de 5 250 perles d’ivoire. Les deux enfants étaient entourés de statuettes et de divers objets d’ivoire. Un artisan qualifié (homme ou femme) avait probablement besoin de trois quarts d’heure pour préparer une seule perle. Autrement dit, le façonnage des 10 000 perles qui recouvraient les deux enfants, sans parler des autres objets, nécessitait 7 500 heures de travail délicat : largement plus de trois ans de travail pour un artisan chevronné !

Il est très peu probable qu’à un âge aussi jeune les enfants de Sounguir aient été des chefs ou des chasseurs de mammouths. Seules des croyances culturelles peuvent expliquer un enterrement d’une telle extravagance. Une première théorie est qu’ils devaient leur rang à leurs parents : peut-être étaient-ils les enfants du chef dans une culture qui croyait au charisme familial ou qui appliquait des règles de succession strictes. Selon une deuxième théorie, on aurait reconnu à la naissance dans ses enfants l’incarnation d’esprits de longue date disparus. Mais une troisième théorie soutient que l’enterrement des enfants est un reflet des conditions de leur mort, plutôt que de leur rang dans la vie. Ils auraient été rituellement sacrifiés – peut-être dans le cadre des rites d’inhumation du chef – puis placés dans leur tombe en grande pompe[10].

Quelle que soit la bonne réponse, les enfants de Sounguir sont parmi les premières preuves que, voici 30 000 ans, Sapiens pouvait inventer des codes sociopolitiques qui allaient bien au-delà des diktats de notre ADN et des formes de comportement des autres espèces humaines et animales.

Guerre ou paix ?

Pour finir, il y a l’épineuse question du rôle de la guerre dans les sociétés de fourrageurs. Certains spécialistes imaginent les anciennes sociétés de fourrageurs comme de paisibles paradis, et assurent que la guerre et la violence n’ont commencé qu’avec la Révolution agricole et la propriété privée, quand les gens se sont mis à accumuler. D’autres assurent que le monde des anciens fourrageurs était exceptionnellement cruel et violent. Les deux écoles de pensée se bercent de chimères, échafaudant des théories qui reposent sur de maigres restes archéologiques et l’observation anthropologique des fourrageurs actuels.

Les données anthropologiques sont fascinantes mais pour le moins problématiques. De nos jours, les fourrageurs vivent surtout dans des régions isolées et inhospitalières comme l’Arctique ou le Kalahari, où la densité de population est très faible et où les occasions de se battre contre d’autres populations sont limitées. D’autre part, les dernières générations de fourrageurs ont été de plus en plus soumises à l’autorité des États modernes qui empêchent les conflits de grande ampleur. Les savants européens n’ont eu que deux occasions d’observer de grandes populations, relativement denses, de fourrageurs indépendants : en Amérique du Nord, au nord-ouest, au xixe siècle, et dans le nord de l’Australie au xixe et au début du xxe siècle. Les Amérindiens comme les aborigènes d’Australie se distinguaient par une forte fréquence de conflits armés. La question demeure ouverte de savoir si c’était un état « intemporel » ou l’effet de l’impérialisme européen.

Les éléments archéologiques sont à la fois rares et opaques. Quelles traces parlantes peut laisser une guerre qui s’est déroulée il y a des dizaines de milliers d’années ? En ce temps-là, il n’y avait ni fortifications ni murs, pas d’obus, pas d’épées ni même de boucliers. Une pointe de lance a fort bien pu servir à la guerre, mais elle a pu tout aussi bien être utilisée à la chasse. Les ossements humains fossilisés ne sont pas moins difficiles à interpréter. Une fracture peut être le signe d’une blessure de guerre ou d’un accident. L’absence de fractures ou d’entailles sur un squelette ne prouve aucunement que son propriétaire ne soit pas mort de mort violente. La mort peut résulter d’une lésion des tissus mous qui ne laisse aucune trace sur les os. Qui plus est, dans la guerre préindustrielle, plus de 90 % des victimes mouraient de faim, de froid ou de maladie plutôt qu’elles n’étaient tuées par des armes. Imaginez une tribu qui, voici 30 000 ans, triomphe de sa voisine et la chasse du terrain fourrager convoité. Au cours de la bataille décisive, dix membres de la tribu vaincue sont tués. L’année suivante, cent membres de la tribu défaite mourront de faim, de froid ou de maladie. Les archéologues qui tombent sur ces cent dix squelettes sont tentés de conclure que la plupart ont été victimes d’une catastrophe naturelle. Comment pourrions-nous dire que tous ont été victimes d’une guerre sans merci ?

Dûment prévenus, nous pouvons maintenant nous pencher sur les découvertes archéologiques. Au Portugal, une étude a été menée sur quatre cents squelettes de la période qui précède immédiatement la Révolution agricole. Deux squelettes seulement présentaient des marques claires de violence. Une étude portant sur un échantillon équivalent de la même période en Israël a mis en évidence une seule fracture crânienne imputable à des violences humaines.

Une troisième enquête sur quatre cents squelettes de divers sites préagricoles de la vallée du Danube a dénombré dix-huit cas de violence. Dix-huit sur quatre cents, cela peut sembler assez peu ; en vérité, il s’agit d’un pourcentage très élevé. Si les dix-huit sont tous morts de mort violente, cela veut dire que les violences étaient à l’origine de 4,5 % des morts dans l’ancienne vallée du Danube. De nos jours, la moyenne mondiale n’est que de 1,5 % – guerre et crimes confondus. Au xxe siècle, 5 % seulement des morts ont été le fait de violences humaines – et ce dans un siècle qui a vu les guerres les plus sanglantes et les génocides les plus massifs de l’histoire. Si cette révélation est typique, l’ancienne vallée du Danube était aussi violente que le xxe siècle[11].

Les découvertes affligeantes de la vallée du Danube sont corroborées par une série de découvertes tout aussi déprimantes dans d’autres régions. Au Djebel Sahaba, au Soudan, a été découvert un cimetière vieux de 12 000 ans et réunissant cinquante-neuf squelettes. Dans les os ou à proximité de vingt-quatre squelettes, soit 40 % du total, on a retrouvé des fers de lance ou des pointes de flèche. Un squelette de femme portait douze traces de blessure. Dans la grotte d’Ofnet, en Bavière, des archéologues ont découvert les restes de trente-huit fourrageurs, essentiellement de femmes et d’enfants, dont les corps avaient été jetés dans des fosses. La moitié des squelettes, y compris ceux des enfants et des bébés, portaient des traces claires d’impacts d’armes humaines telles que des gourdins ou des couteaux. Les squelettes d’hommes plus âgés portaient les pires marques de violence. Toute une bande de fourrageurs fut probablement massacrée à Ofnet.

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Des squelettes indemnes d’Israël et du Portugal ou des abattoirs du Djebel Sahaba et d’Ofnet, lesquels représentent le mieux le monde des anciens fourrageurs ? Ni les uns ni les autres. La diversité des taux de violence chez les fourrageurs n’était probablement pas moindre que celle des religions et des structures sociales. Certaines régions et certaines périodes ont pu jouir de la paix et de la tranquillité quand d’autres furent déchirées par des conflits féroces[12].

Voile de silence

S’il est difficile d’avoir une vue d’ensemble de la vie des anciens fourrageurs, les événements particuliers nous demeurent largement hors d’atteinte. La première fois qu’une bande de Sapiens pénétra dans une vallée peuplée de Neandertal, les années suivantes ont bien pu connaître un drame historique à couper le souffle. Malheureusement, rien n’aura survécu d’une telle rencontre si ce n’est, dans le meilleur des cas, quelques os fossilisés et une poignée d’outils de pierre qui opposent le silence aux chercheurs qui les pressent de questions. Nous pouvons en tirer des renseignements sur l’anatomie, les techniques et l’alimentation, voire sur les structures sociales. Mais tout cela ne nous dit rien de l’alliance politique forgée entre bandes voisines de Sapiens, rien non plus des morts qui bénirent cette alliance, ni des perles d’ivoire secrètement données au sorcier local pour obtenir la bénédiction des esprits.

Ce voile de silence enveloppe plusieurs dizaines de milliers d’années d’histoire. Ces longs millénaires ont pu être jalonnés de guerres et de révolutions, de mouvements religieux extatiques, de théories philosophiques profondes et de chefs-d’œuvre artistiques incomparables. Les fourrageurs ont bien pu avoir des Napoléon conquérants à la tête d’empires d’une superficie équivalant à la moitié du Luxembourg ; des Beethoven doués qui manquaient d’orchestres symphoniques mais qui arrachaient des larmes au son de leurs flûtes de bambou ; et des prophètes charismatiques qui révélèrent les paroles d’un chêne local plutôt que d’un dieu créateur universel. Mais ce ne sont que conjectures. Le voile de silence est si épais qu’on ne saurait être sûr que de telles choses se soient produites – encore moins en donner une description détaillée. Les chercheurs ont tendance à poser uniquement les questions auxquelles ils peuvent raisonnablement espérer répondre. Sauf découverte d’outils de recherche encore indisponibles, comme des machines à remonter le temps où des séances de spiritisme avec de lointains ancêtres, nous ne saurons probablement jamais ce que croyaient les fourrageurs anciens, ni quels drames politiques ils connurent. Or, il est vital de poser des questions auxquelles on n’a pas de réponse. Sans quoi on pourrait être tenté de balayer d’un revers de main 60 000 ou 70 000 années d’histoire humaine sous prétexte que « les populations qui vécurent en ce temps-là n’ont rien fait d’important ».

La vérité est qu’elles ont fait des tas de choses importantes. Elles ont fait le monde qui nous entoure, bien plus largement que la plupart en ont conscience. Les marcheurs qui arpentent la toundra sibérienne, les déserts d’Australie centrale et la forêt tropicale amazonienne imaginent entrer dans des paysages immaculés, quasiment préservés de tout contact humain. Mais c’est une illusion. Les fourrageurs sont passés par là avant nous et ont produit des changements spectaculaires jusque dans les jungles les plus denses et les déserts les plus désolés. Le prochain chapitre expliquera comment les fourrageurs ont entièrement remodelé l’écologie de notre planète bien avant la construction du premier village agricole. Les bandes itinérantes de Sapiens conteurs d’histoires ont été la force la plus importante et la plus destructrice que le royaume animal ait jamais produite.

[1]. Christopher Ryan et Cacilda Jethá, Sex at Dawn : The Prehistoric Origins of Modern Sexuality, New York, Harper, 2010 ; Stephen Beckerman et Paul Valentine (éd.), Cultures of Multiple Fathers. The Theory and Practice of Partible Paternity in Lowland South America, Gainesville, University Press of Florida, 2002.

[2]. Noel G. Butlin, Economics and the Dreamtime : A Hypothetical History, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 98-101 ; Richard Broome, Aboriginal Australians, Sydney, Allen & Unwin, 2002, p. 15 ; William Howell Edwards, An Introduction to Aboriginal Societies, Wentworth Falls, N.S.W., Social Science Press, 1988, p. 52.

[3]. Fekri A. Hassan, Demographic Archaeology, New York, Academic Press, 1981, p. 196-199 ; Lewis Robert Binford, Constructing Frames of Reference : An Analytical Method for Archaeological Theory Building Using Hunter Gatherer and Environmental Data Sets, Berkeley, University of California Press, 2001, p. 143.

[4]. L’« horizon des possibles » désigne tout le spectre des croyances, pratiques et expériences ouvertes à une société particulière compte tenu de ses limites écologiques, techniques et culturelles. Chaque société et chaque individu n’explorent qu’une infime fraction de leur horizon de possibles.

[5]. Brian Hare, The Genius of Dogs : How Dogs Are Smarter Than You Think, Dutton, Penguin Group, 2013.

[6]. Christopher B. Ruff, Erik Trinkaus et Trenton W. Holliday, « Body Mass and Encephalization in Pleistocene Homo », Nature, 387, 1997, p. 173-176 ; M. Henneberg et M. Steyn, « Trends in Cranial Capacity and Cranial Index in Subsaharan Africa During the Holocene », American Journal of Human Biology, 5:4, 1993, p. 473-479 ; Drew H. Bailey et David C. Geary, « Hominid Brain Evolution : Testing Climatic, Ecological, and Social Competition Models », Human Nature, 20, 2009, p. 67-79 ; Daniel J. Wescott et Richard L. Jantz, « Assessing Craniofacial Secular Change in American Blacks and Whites Using Geometric Morphometry », in Modern Morphometrics in Physical Anthropology. Developments in Primatology : Progress and Prospects, Dennis E. Slice (éd.), New York, Plenum Publishers, 2005, p. 231-245.

[7]. Nicholas G. Blurton Jones et al., « Antiquity of Postreproductive Life : Are There Modern Impact on Hunter-Gatherer Postreproductive Life Spans ? », American Journal of Human Biology, 14, 2002, p. 184-205.

[8]. Kim Hill et A. Magdalena Hurtado, Ache Life History : The Ecology and Demography of a Foraging People, New York, Aldine de Gruyter, 1996, p. 164, 236.

[9]. Hill et Hurtado, Ache Life History, p. 78.

[10]. Vincenzo Formicola et Alexandra P. Buzhilova, « Double Child Burial from Sunghir (Russia) : Pathology and Inferences for Upper Paleolithic Funerary Practices », American Journal of Physical Anthropology, 124:3, 2004, p. 189-198 ; Giacomo Giacobini, « Richness and Diversity of Burial Rituals in the Upper Paleolithic », Diogenes, 54:2, 2007, p. 19-39 ; en français, « Richesse et diversité du rituel funéraire au Paléolithique supérieur », Diogène, 2006, no 214, p. 24-46.

[11]. On pourrait soutenir que les dix-huit Danubiens anciens ne sont pas tous morts des violences dont leurs restes portent les marques. Certains ne furent que blessés. Mais probablement est-ce compensé par les morts liées aux traumas touchant les tissus mous et aux privations invisibles qui accompagnent la guerre.

[12]. I. J. N. Thorpe, « Anthropology, Archaeology, and the Origin of Warfare », World Archaeology, 35:1, 2003, p. 145-165 ; Raymond C. Kelly, Warless Societies and the Origin of War, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2000 ; Azar Gat, War in Human Civilization, Oxford, Oxford University Press, 2006 ; Lawrence H. Keeley, War before Civilization : The Myth of the Peaceful Savage, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; Slavomil Vencl, « Stone Age Warfare », in John Carman et Anthony Harding (dir.), Ancient Warfare : Archaeological Perspectives, Stroud, Sutton Publishing, 1999, p. 57-73.