7

Eh bien, mes curieux, je ne rentrais ni au lycée ni au séminaire mais au collège Saint-Joseph de Dijon, la grande boîte bourguignonne catholique. Quand j’y repense, et j’y repense sans cesse, je trouve que cela montre bien le rôle des femmes dans notre ancienne civilisation. C’était mes femmes qui avaient ainsi gagné la partie. J’échappais comme elles le désiraient à l’enseignement laïque des « maîtres-sans-Dieu », et sans entrer dans « la fabrique à curés », ainsi que mes grands-pères nommaient le séminaire, je restais néanmoins sous l’influence de la soutane. Je crois bien que ma grand-mère Tremblot espérait de toute son âme que ces bons pères allaient me travailler au corps et surveiller de près mes moindres manifestations mystiques pour m’emberlificoter.

C’est ainsi que, la rentrée étant fixée au 2 octobre, je dus abandonner l’idée de la chasse. Pourtant, avant de partir pour la pension je pus faire encore « l’ouverture ».

C’était un exercice que je n’appréciais pas particulièrement, car ce jour-là tous les chasseurs partaient en guerre dès le lever du soleil. On les entendait canarder toute la journée et on en rencontrait partout. Le père Tremblot, aristocrate jusqu’au bout des moustaches, c’était le comte Arthur lui-même qui l’avait dit, appelait cette kermesse la « chienlit », ou bien encore « la foire aux pétoires ». Habituellement, il affectait ce jour-là d’avoir à arracher des pommes de terre afin de n’aller pas se faire plomber les fesses par tous ces « pignoufs en chaleur », se réservant pour des chasses savantes et solitaires. Mais cette année-là, sachant que je devais « aller pensionnaire » le surlendemain au grand collège, nous fûmes les premiers à pousser cartouche en canon et voici comment :

Nous étions partis avant l’aube, sous pluie battante, pour nous trouver au cœur du buisson au lever du soleil, heure fatidique prescrite par les règlements de chasse. Nous montions en silence par le travers des grands pâturages. Le Vieux portait en bandoulière le fusil, non encore chargé comme il se devait. Il avait, j’en suis sûr, le ferme propos de ne se mettre en chasse qu’à l’heure réglementaire, j’en aurais parié la portion de fromage de tête qui ballottait dans ma musette, mais alors que nous montions dans les chardons, en haut des pâtures, je tombai en arrêt sur un joli levreau de six livres qui me regardait. Il était blotti au ras d’un revers de motte, au pied d’un chardon sec, dont il avait exactement la couleur. Ses oreilles couchées sur son échine ressemblaient à deux feuilles de bouillon-blanc fanées et duveteuses, ses yeux noirs et brillants se confondaient avec les quelques baies de yèble que septembre commençait à mûrir par-ci par-là. Pour le voir, il fallait être le chéri du Bon Dieu. Même la chienne, qui naviguait devant nous à gauche, ne l’avait ni vu ni senti.

Je m’étais arrêté, le geste pétrifié, l’haleine coupée. Il me regardait, je le regardais.

La chienne et le vieux continuaient à monter en fracassant les chardons secs et moi j’étais là, la patte en l’air comme un épagneul en arrêt, le bâton immobile, l’œil rivé sur celui du capucin. Un geste, un simple cillement des paupières, et le charme serait rompu, et perdu cet instant inoubliable.

On aurait dit que ce lièvre me disait : « Reste ! Mais reste donc beuzenot ! Ne t’en va pas user tes fonds de culotte sur les bancs de leurs Ecoles ! Tu vois bien qu’ici c’est la vie, la vraie vie, la seule vie ! »

La pluie s’était arrêtée et même un fin vent du nord semblait vouloir nous amener une belle éclaircie qui se déchirait au-dessus du Morvan, étalé devant nous. La chienne était déjà au bois, battant l’orée, buissonnant furieusement. Sans doute venait-elle de flairer la sortie et les détours de ce lièvre qui était venu se remettre là et que je tenais au bout de mon regard.

Le Vieux, lui, s’était arrêté. Il s’était retourné et allait me héler mais, m’ayant regardé attentivement, il comprit. Avec des gestes coulés, il mit lentement l’arme au poing, écarta les jambes, cassa son fusil, prit deux cartouches dans sa cartouchière, les engagea. Je ne voyais pas tout cela, mais je le devinais car si j’avais tant seulement remué la prunelle d’un millimètre, la bête eût jailli de son gîte. Je n’entendis même pas le clac du verrouillage du fusil, le lièvre et moi nous ne faisions plus qu’un. Nous tentions tous deux de prolonger cette hypnose, moi pour le plaisir, lui pour mieux préparer sa fuite.

Le Vieux, impitoyable, lança le traditionnel « hardi dessus ! ». Nos muscles se détendirent ensemble, mon bâton fouetta l’air, le lièvre eut un bond énorme, fit son quatre et prit du champ. La charge de plomb l’atteignit alors qu’il avait toute sa vitesse au faîte du mamelon ; il fit la culbute et tout se tut. C’était le premier coup de fusil de cette saison-là.

A ce moment-là, je vis que le soleil levant éclairait tout le Morvan. En riant, le Vieux ramassait l’animal et le faisait pisser, pendant que notre Tambelle revenue au coup de feu sautait de joie autour de lui, et c’est alors que j’entendis Tremblot dire tout bas à la chienne : « As pas peur ! la prochaine fois que tu es en chaleur, je te fais couvrir par le petiot. Une fameuse portée de chiens d’arrêt que ça fera ! »

Ainsi était-il le vieux Tremblot.

Mais l’affaire n’était qu’ébauchée. En effet, sur le coup de midi, nous arrivions sur la place de l’église. Il y avait grand bruit à l’auberge. Les autres chasseurs étaient déjà là, pérorant et se provoquant. Ils nous virent passer et il nous fallut faire halte pour commencer le deuxième acte de cette journée de chasse. Acte plus important que le premier, car le premier avait été celui de l’action, le deuxième devait être celui de la parole, toujours prioritaire chez les Gaulois. Celui-là silencieux et tout intime, celui-ci grandiose et merveilleux, comme on va voir.

Le Vieux sortit le lièvre de sa grande poche, le jeta sur une table parmi les bouteilles de vin rouge, et cria :

— Celui-là, regardez-le bien !…

Ils s’approchèrent car ils voyaient bien que le Tremblot avait quelque chose à raconter. J’étais resté dehors car les enfants pas plus que les femmes n’entraient jamais au café et, par la porte, je regardais mon grand-père. Il remonta sa cartouchière en bombant le torse d’un air important, son œil se plissa et voici le récit qu’il fit (on l’opposera à celui que je viens de faire en toute objectivité) :

— On montait par les pâtures, commença-t-il d’un ton détaché, il n’était pas encore six heures du matin, mon fusil en bandoulière, pas chargé. Moi, les mains dans les poches. La chienne muguetait par là. Tout par un coup, je vois mon gamin qui s’arrête raide comme keule42 l’œil au sol. Cré vains dieux, que je me dis, le gamin tiendrait un lièvre en arrêt que ça ne m’étonne-rait pas. Tout doucement je prends l’arme, je la casse, je mets deux cartouches de cinq, je referme le fusil, prêt que j’étais à tirer. Mais voilà, il était six heures du matin seulement et le soleil était encore loin derrière la montagne ! Vous me connaissez : plutôt mourir que de tirer un lièvre avant l’heure réglementaire ! (Rires.) Alors, que je dis au petiot, tâche de tenir l’arrêt un bon moment. Tu me le feras sauter quand le soleil sera là.

« Je m’assieds, la chienne revient près de moi, je la prends au collier pour la maintenir.

« Une demi-heure, qu’il me fallait attendre ! Alors je sors le casse-croûte, la chopine, je bois, je mange. Le gamin me tenait toujours l’arrêt. Puis je m’étends. Je regarde passer la nuée et voilà-t-il pas que je m’endors ? Combien de temps que j’ai dormi ? Une heure ? Deux heures ? Tout d’un coup la chienne me réveille en me léchant le nez. Bon Dieu, que je me dis, mon lièvre et mon petiot ?

« Eh bien, vous me croirez si vous voulez, le petiot était toujours là, le lièvre aussi, l’un regardant l’autre ! Alors je me lève, je saute sur le fusil, je crie " sus ! ", le lièvre déboule, fait son quatre et je l’aligne gentiment au moment qu’il rentrait au bois. »

Le grand-père s’est arrêté, les autres buveurs ne disent mot, attendant la chute, car ils savent que le Vieux connaît son métier de conteur.

— Au moment que je fais pisser le capucin, reprend-il, voilà onze heures qui sonnent au clocher !… Cinq heures ! Oui, cinq heures que le petiot avait tenu l’arrêt ! On n’avait plus qu’à rentrer !

Le grand-père se penche vers moi et crie :

— Rentre dire aux femmes que j’arrive, qu’elles peuvent tremper la soupe !

Et alors, mais alors seulement, une grande ragasse de rires éclate comme un bruit de feu de brousse poussé par le vent à travers une sapinière. On les entend depuis chez nous.

De la confrontation de ce récit avec la vérité, ma vérité, j’ai tiré bien des leçons. La veille de m’envoyer en pension pour tout un hiver, le Vieux, je crois, venait de me léguer l’héritage le plus précieux. Vous comprendrez ça comme vous voudrez, vous qui m’écoutez.

 

 

 

Trois jours après, je faisais mon entrée au grand collège. Immense bâtisse couverte d’ardoises tristes et pédagogiques comme les frères Quatre-Bras43 savaient les faire construire autour de 1870 : un long corps de bâtiment de cinq étages avec large escalier central et perron de pierre, flanqué de deux ailes immenses. De longs et larges couloirs vitrés sur lesquels donnaient les classes. Cuisines et réfectoires en sous-sol.

Cet énorme établissement, mi-couvent mi-caserne, donnait froid dans le dos aux garçons que leurs parents amenaient là, un beau jour d’octobre et qu’ils laissaient seuls le soir pour un trimestre entier. Cette solitude au milieu de six cents camarades accablait la plupart d’entre eux. Moi, la solitude m’a toujours été légère et favorable, depuis longtemps je la cherchais et elle me donnait les meilleurs moments de ma vie. Quand on est seul, on est libre d’imaginer tout ce qu’on veut, on rêve à sa guise, on se sent bien, sans doute parce que la pensée n’est pas polluée par celle des autres, car la pollution commence là.

Dès la première étude, sous les abat-jour des becs de gaz qui nous baignaient d’une lumière verdâtre, je vis l’immense profit que je pourrais tirer de ces longs silences et des heures passées à suivre des cours qui ne m’intéressaient pas. Je veux parler de ceux de mathématiques, les mathématiques étant des exercices proposés à ces pauvres gens qui n’ont pas d’imagination.

Dès le deuxième jour, alors que, non sans étonnement, j’entendais mon voisin de droite et mon voisin de gauche pleurnicher dans leur pupitre, je vis l’emploi que je pourrais faire des délicieux moments d’oisiveté et de la liberté d’esprit que me procurait cette vie conventuelle. Je collai côte à côte une dizaine de feuilles de cahier et commençai sans plus attendre la réalisation d’un travail gigantesque qui consistait à dresser la carte des bois et des friches, des pâturages et des ruisseaux, des chemins et des écarts des dix communes qui formaient mon pays. La façon dont je réalisai ce travail eût bien étonné un cartographe, car je ne prenais pas de points de repère géodésiques pour avoir une trame sur laquelle viendraient s’entrelacer les chemins, les cours d’eau et les limites. Non, cela c’était la façon scientifique d’opérer, donc réservée aux ilotes, aux pauvres d’esprit. Moi je partais du village que j’avais situé au centre de mon grand papier et je marchais devant moi, indiquant tout ce que je rencontrais sur ma route. Un jour je suivais un itinéraire, un autre jour un autre itinéraire et ainsi de suite, traçant ainsi une étoile aux multiples branches dont notre maison était le centre. C’était la carte cordiale de ma vraie patrie.

Après trente jours de ces pérégrinations imaginaires dans mon pays, j’en avais à peu près couvert toute la surface sur ma carte, les forêts figuraient en vert avec le quadrillage des layons et des lignes, en noir, les sommières en gris, les sentiers en pointillés, les sources, ruisseaux, abreuvoirs, rivières en bleu et enfin, en traits rouges, les grands passages du « noir » et les coulées des renards, chats sauvages et autres sauvagines, réseau dont l’intérêt était pour moi capital. Chaque jour, j’ajoutais un détail retrouvé. Bien entendu, je négligeais les routes, que je ne signalais que pour mémoire. Fort heureusement, nos régions n’en étaient pas très riches !

Nous n’avions pas encore fini d’étudier le premier acte à’Athalie et le dixième théorème de géométrie plane que je me trouvais déjà en possession d’une carte assez satisfaisante de mes propriétés, car je possédais tout cela pour l’avoir parcouru, regardé et retenu dans ma tête et dans mon cœur.

Un mois de claustration, de cette claustration tant redoutée, avait suffi (à quelque chose malheur est bon !) à me faire admettre cette définition de la liberté et de la richesse, que j’inscrivis à l’intérieur de mon pupitre et que je savais par cœur pour l’avoir trouvée je ne sais où, peut-être dans mes propres rêveries :

 

Toute chose t’appartient que tu peux amasser dans ta mémoire et conserver dans ton cœur.

 

Je devais y ajouter un peu plus tard, lorsque nous fîmes connaissance des épicuriens et des stoïciens, et cette richesse-là, rien ni personne ne pourra jamais te l’arracher.

Enfin, cette phrase d’Epictète :

 

Considère-toi comme homme libre ou comme esclave, cela ne dépend que de toi.

 

La carte ainsi obtenue était un prodigieux monument de subjectivité. Ainsi les terriers de garenne ou de renard, les repaires des chats sauvages y étaient indiqués soigneusement, les moindres bourbiers que l’on nomme chez nous des mouilles, où les sangliers viennent se vautrer à plaisir, y figuraient avec une grande précision ainsi que les roches, les éboulis, les grands arbres, foyards, chênes et tilleuls sacrés, que l’on appelait les « Ancêtres », et qui pouvaient se vanter d’avoir vu passer les hommes d’armes de Charles le Téméraire et, qui sait ? les convois de la croisade de saint Bernard partant de Vézelay et gagnant, par le travers de nos monts, ces pauvres régions barbares situées au sud de Mâcon, brûlées de soleil, où les guettaient les punaises, la peste et les pires malandres.

Sur ma carte, j’avais noté aussi les fermes isolées, les huis, les écarts perdus dans les reliefs sylvo-pastoraux qui donnent à nos régions une physionomie si particulière. Ainsi ce plan s’allongeait-il singulièrement vers le sud-est, où se trouvait la maison de la petite Kiaire ! Je n’en avais oublié ni la source, ni le lavoir, ni le déversoir, ni le petit bief, retenu par une vanne en planches, où jadis rouissait le chanvre et dans lequel trempaient maintenant les joncs et les osiers au moment des attachages.

Aux études libres, je plongeais dans mon pupitre, j’y dépliais ma carte et j’y lançais des chasses forcenées qui se développaient selon le vent qui soufflait ce jour-là et si la bête de traque m’emmenait du côté de la petite Kiaire, je ne dédaignais pas d’abandonner les chiens, pour sortir du couvert et descendre renifler de près les bâtiments où elle vivait. Sa chienne, qui m’avait tout d’abord aboyé, venait me faire fête après m’avoir flairé et la petite Kiaire m’apparaissait alors dans la bouchure, avec ses larges joues rondes et piolées44, ses yeux noisette et le duvet ambré qui dorait sa peau de « beurotte » (ainsi appelait-on les brunes à peau mate).

J’entendais même sa voix et, aussi sûr que j’étais le fils de ma mère, je respirais son odeur de beurre et de lait.

Le pion qui surveillait l’étude, un pauvre étudiant long comme un jour sans pain, vint un jour voir ce qui se passait de si mystérieux dans ce pupitre relevé. Il vit la carte et s’amusa fort de l’usage que j’en faisais ; il lut aussi la phrase : Toute chose t’appartient que tu peux amasser dans ta mémoire et conserver dans ton cœur.

Il sourit, haussa gentiment les épaules en disant :

— Évidemment !

Exclamation pour moi sibylline, car je pénétrais pour la première fois dans le monde prétentieux des adverbes en « ment », inconnus de nous, paysans.

Le soir même, le préfet des études prit prétexte de venir diriger la prière du soir dans notre classe pour me demander d’ouvrir mon pupitre. Il lut la phrase en émettant un grognement jovial. Cet homme était un frère défroqué. A la séparation de l’Église et de l’État, il avait préféré quitter l’Ordre plutôt que de gagner le Pérou où ses Frères, chassés de leurs écoles par le gouvernement, avaient choisi de s’exiler. Il avait quitté son nom de frère Rambien, pour reprendre son nom de famille. On disait même qu’il s’était marié à une religieuse « déshabillée », comme nous disions, et leur fils était élève dans notre établissement où lui-même enseignait les mathématiques.

Il lut la phrase et cligna de l’œil, puis se moucha avec fracas, il étudia longuement ma carte en me posant des questions sur ma famille, sur mon village, sur notre genre de vie, enfin sur la chasse. Le vocabulaire de la vénerie ne l’épouvantait pas, bien au contraire. Il semblait même tout heureux de l’employer. Pour finir, il me dit :

— Tu peux chasser tant que tu voudras, mais pas au jour et aux heures de fermeture ! Et ici la chasse est fermée pendant les cours et les études !

Là-dessus, de sa voix de basse taille, il attaqua : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Et la voix monotone du lecteur de semaine, toute fluette, commença la prière du soir :

Mettons-nous en la présence de Dieu et adorons son Saint Nom… Très sainte et très auguste Trinité, Dieu seul en trois personnes, etc.

Cette prière du soir durait près de vingt minutes avec ses quatre oraisons puis le Pater, l’Avé, le Confiteor, le Credo, le Souvenez-vous, les actes de foi, d’espérance et de charité et souvent, en latin, le Salve Regina et une courte litanie. Nous alternions les répons avec le lecteur de semaine. A la fin tout le monde dormait tout en marmottant machinalement ces textes émaillés d’exclamations et d’oraisons jaculatoires : « O très pieuse Vierge Marie ! O mon Seigneur mon Dieu ! O clemens ! O dulcis Virgo Maria ! », placées là pour nous réveiller sans doute, et j’aimais ces heures douces de prières machinales si propices à l’évasion.

Au-delà des arbres du parc, se devinaient les lumières de la ville et ses bruits inquiétants. Moi, inondé de grâce sanctifiante, j’étais dans les friches en train d’attendre la passe des bécasses. Après quoi, dans le plus grand silence, nous montions en rang au dortoir où le couvre-feu, annoncé à la cloche, nous surprenait au lit alors que la plupart d’entre nous dormaient déjà à poings fermés, dans l’odeur fade de la literie fatiguée de quatre-vingts jeunes garçons.

 

 

Ainsi reclus, j’avais contact tous les mardis avec mon pays, c’était Jean Lépée qui venait m’apporter un petit colis envoyé par ma grand-mère.

Jean Lépée était le messager du village, il partait chaque semaine ; dans son chariot bâché, tiré par sa jument et sa mule, et il parcourait les villages de la Montagne en prenant les « commissions » de tout un chacun : les œufs, les fromages, les volailles, qu’il portait au marché de Dijon. Il faisait ainsi les quarante kilomètres qui nous séparaient de la capitale. Par tous les temps, on le voyait se mettre en chemin comme tous les messagers de l’Auxois. A Dijon, il passait la nuit à l’Hôtel du Sauvage, un grand caravansérail qui logeait à pied, à cheval et en voiture, il y laissait son chariot et ses bêtes. Il parcourait la ville pour livrer à domicile et faire les « commissions » dont on l’avait chargé. Il repartait le lendemain soir, voiture pleine, en chantonnant, et roulait toute la nuit pour arriver tard dans la matinée, toujours content.

C’est ainsi que nos régions étaient alors desservies et reliées à la ville.

Jean Lépée arrivait donc le mardi au collège, il me faisait appeler au parloir, il n’osait pas s’y asseoir dans les fauteuils de velours rouge et m’attendait debout, sa casquette à oreilles sur la tête, son gilet court bien boutonné sous sa veste de guingan noir, le pantalon de velours brun vissé autour de ses petites jambes un peu torses, le nœud de tresse noire noué à la diable autour de son col cassé. Il m’embrassait et me demandait : – Alors, ça rentre ?

Il voulait parler des leçons. Puis il me donnait les nouvelles du village et des fermes de la montagne, en vrac et au petit bonheur, à pleines brassées. Ah ! cré vains dieux que ça sentait bon autour de lui ! C’était un parfum de mousseron et de fumée de bois. L’odeur des gens heureux. Il me remettait le petit mannequin où ma grand-mère avait mis un pot de confitures, un petit pot de miel, du miel de nos abeilles, un saucisson cru bien sec de notre cochon, tantôt un sac de noisettes, tantôt une poche de noix, sept pommes, une pour chacun des jours de la semaine, et un fromage gras frais entre deux feuilles de platane. Enfin, un peu humectées par le petit-lait, deux missives, l’une de ma mère, l’autre de ma grand-mère, qui disaient exactement la même chose :

« N’oublie pas ta prière. Évite les mauvaises fréquentations. Sois respectueux avec tes professeurs. »

Cette façon de me faire parvenir la correspondance leur économisait une enveloppe et un timbre, ce qui était très important.

Ce qui les inquiétait le plus, c’était de savoir si j’allais bien à la selle, et, une fois sur deux, ils m’envoyaient de ces gros pruneaux que nous faisions sécher dans le four à pain après la fournée. C’étaient nos grosses prunes dorées, picotées comme œuf de perdrix, qu’on appelle chez nous « la Sainte-Catherine ». On les avait récoltées fin septembre. Elles m’amenaient, elles aussi, ces odeurs de fruits secs, de miel et de fumée de bois qui étaient, je m’en rendais compte maintenant, le parfum spécifique de la demeure du maître bourrelier.

Lui, le père Tremblot, savait à peine écrire, bien qu’il eût été deux ans pensionnaire chez les frères ignorantins qui, aux environs de 1875, tenaient une école libre et gratuite rue Berbizey à Dijon.

Le vieux Joseph avait un caractère si prompt et un sang si bouillant qu’il n’avait jamais pu former ses lettres. Lorsqu’il lui arrivait de vouloir coucher sur le papier quelques idées, il commençait une phrase mais ne la finissait jamais, tant il lui paraissait long d’aller jusqu’au bout. Parfois il m’écrivait pour ajouter quelques précisions aux racontars des femmes, mais il mangeait la moitié des mots, formait bien sa première lettre, gribouillait la seconde et ne s’occupait plus des suivantes. Par la suite même, il n’écrivait des mots que leurs initiales et souvent les remplaçait par des graffiti qui déchiraient tout bonnement le papier. Cela venait de ce qu’il voulait écrire aussi vite qu’il agissait et que pour s’exprimer il ne pouvait supporter ni les contraintes de l’orthographe ni la lenteur de l’écriture.

Ces missives ne me causaient qu’une joie très relative, car elles étaient indéchiffrables, aussi fut-il convenu que ce serait ma grand-mère qui se chargerait de toute la correspondance et elle remplissait alors deux grandes pages d’une écriture élégante, quoique malhabile, en me racontant d’abord, et par le menu, toutes les cérémonies religieuses de la petite paroisse et la façon dont les autels étaient ornés. Elle excellait aussi à rapporter les petits potins du village et les quelques lettres que j’ai conservées valent bien le meilleur de la mère de Sévigné, exception faite de quelques impropriétés de termes, qui d’ailleurs ne manquaient pas de saveur.

Le grand-père lui dictait ensuite ce qu’il avait à me dire, que la grand-mère accommodait à sa sauce. Ce genre de collaboration donnait des pages d’un accent et d’une couleur qui font honneur au génie descriptif bourguignon.

C’est ainsi que j’ai reçu, numéro par numéro, comme un feuilleton bien découpé, le compte rendu des travaux de la terre et de la saison de chasse et de pêche. Je m’amusais à discriminer, dans cette prose qui sentait la pomme d’api, le chenil et la sacristie, la part de chacun des deux écrivains. Mais le curieux, c’était de voir, dans la prose de la vieille femme bigote, ce qu’étaient devenues les séquences glorieuses, brutales, goulues, cruelles, sarcastiques et grandioses de mon grand-père, et le comble de la joie pour moi, c’était de reconstituer, au moyen de ce texte policé de vieux chanoine, les phrases caustiques et truculentes du braconnier.

 

 

Trois jours seulement après la rentrée, le 4 octobre, je reçus une lettre qui me contait la vendange de notre petite vigne. La première vendange à laquelle je ne participais pas. Cette vendange était un des quatre événements capitaux de l’année familiale. Pourtant la vigne n’était pas plus large que le cul d’un benaton et il était bien rare que nous en récoltions plus d’une feuillette. Voilà pour la quantité ; quant à la qualité !… Une fois tous les cinq ans nous en tirions un vin convenable à des gosiers de l’Auxois : un petit vin blanc assez proche de celui des Arrière-Côtes, fruité et coquin, mais les autres années, plus on mettait d’eau, meilleur il était ! Et encore fallait-il bien se cramponner à la table pour l’avaler.

C’était ce que nous appelions, dans le pays, du « vin de trois », que certains orthographiaient abusivement « vin de Troyes ». Cette appellation, très peu contrôlée, venait de ce qu’il fallait être trois pour le boire : un qui le buvait effectivement, et les deux autres, les plus vigoureux, pour tenir le buveur.

Peu importait : on cultivait quand même la vigne ! Chaque famille avait ainsi, aux endroits les plus escarpés de la commune, dans les pierrailles des éboulis, sous les roches, deux ou trois ordons à piocher, à tailler, à attacher, à sulfater (depuis ces sacrés vains dieux de phylloxéra), et à récolter. Travail assez exténuant et bien disproportionné avec le résultat. Mais, au prix des pires peines, on maintenait « son » cépage, le nôtfe était du pinot, s’il vous plaît, de l’antique et noble pinot que le « mal noir » avait dédaigné.

La grand-mère me racontait donc comment, par un temps « affreux », on avait « coupé » une ballonge de raisins, les pieds dans la boue glacée, car les froids avaient pris, le matin même, sur une bonne pluie de la veille. Elle ne me faisait grâce d’aucun détail, faisait le décompte des grumes pourries qu’il avait fallu enlever, une à une, aux petits ciseaux à broder, signalait que le grand-père s’était fait un tour de rein en voulant porter trop vite un benaton trop plein.

Elle me racontait comment il avait fallu attendre longtemps au pressoir banal, tout le monde ayant fait la vendange le même jour pour profiter de la première semaine de lune, et enfin avouait que tout cela ne ferait jamais qu’un « brûle-gésier », un « décape-tripe », tout juste bon à ronger son bouchon !

Mais le Vieux avait décidé en conséquence qu’il champagniserait sa piquette, en mettant une cuillerée de sucre candi par bouteille et en attachant solidement le bouchon avec une « muselière » de fil de laiton à faire les collets !

Je savais que cette décision énergique nous vaudrait, en avril, des salves furieuses, dans la cave, les bouteilles prenant malin plaisir à éclater au moment de la montée de la sève ! Mais on avait fait la vendange l’honneur était sauf, et l’on pourrait boire, aux jours de liesse, les bouteilles rescapées qui, posées sur la table, laisseraient, gravés dans le bois à jamais, de beaux ronds francs, témoins d’un ardent millésime !

En lisant cette lettre, je revoyais la petite vigne perchée au-dessus du lavoir, la venelle étroite, entre les murets de pierres sèches, par laquelle on remontait au village entassé au sommet de la haute colline qui garde le défilé de la vallée de la Vandenesse ; je revoyais la montée qui conduit à la petite place où l’on attendait son tour au pressoir banal, car chacun possédait là une vigne tellement petite qu’elle ne justifiait pas l’achat d’un pressoir personnel. Depuis le haut Moyen Age, on faisait ainsi le vin à Châteauneuf, chacun pressant sa vendange, dans l’ordre des arrivées, sur ce très vieil instrument communautaire, dans les vieilles halles…

… Je revoyais cela et le parfum du moût me montait au nez…

 

Par le canal de la Tremblotte, le Tremblot entreprit de me raconter aussi, dans chaque lettre, toutes les chasses, une par une. On ne connaît rien à la joie de vivre lorsqu’on n’a pas lu ces récits-là. C’est à cette lecture que j’ai eu l’idée la plus claire de ce qu’est, de ce que devrait être la littérature. C’est là que j’ai pris moi-même le goût d’écrire.

Je ne saurais les reproduire tous ici, car ainsi réunis, ils lasseraient par la façon minutieuse dont les sites y étaient décrits. Il faudrait avoir sous les yeux une carte d’état-major et connaître par le menu ces pays-là, car on ne comprend bien une chasse que lorsqu’on sait comment les moindres brins d’herbe y sont plantés. Ma grand-mère écrivait donc par exemple :

«… Les hommes sont allés à la chasse hier et je cède la plume à ton grand-père qui va te raconter ça…»

Suivait, de la même écriture, un récit d’une autre veine, qui m’amenait de puissantes bouffées d’air des hautes friches :

«… Donc, contait le Vieux, nous chassions hier.

« Belle réunion. Quinze fusils. Cinq chiens… seulement, les deux du notaire, deux fameuses carnes, comme tu sais, et deux des miens, Soleil et Mireau, le fils de notre défunte Armonica, ces deux-là tu ne les as pas vus chasser ; rapport qu’ils étaient trop jeunes à la saison passée. Au petit matin, je relève trois beaux cochons à la fontaine du Vaujun à moins de cent cinquante mètres de la dernière ligne où j’étais placé, le 23 janvier dernier. Je les sens au nez, je me dis : " Bon ! Ceux-là sont bien ! " Je trouve plus loin une rentrée de mère avec cinq petits de trois semaines, sous les sapins…

« Je ne vais pas plus loin. Ils sont dans le grand roncier, que je me dis, laissons-les téter leur goutte bravement. Enfin j’en entends grogner une petite bande en revenant sur le Bois-Marquis. Je m’arrête de marcher pour les laisser bauger tranquilles. C’est par ceux-là que nous commencerons. Et je m’en retourne au rendez-vous qui se faisait sur le chaumeau de la Lapinière, où je retrouve mes hommes bien avoinés qui replient leur casse-croûte et en route.

« J’en place huit sur la sommière de la Grande Vendue, trois au bord des friches au cas où mes bêtes tenteraient de gagner la vallée de l’Ouche, et je place mon reste en deuxième ligne dans le petit ravin où je t’ai fait voir ton premier chevreuil. J’attaque seul du côté des roches, à l’endroit où la grande mousseronnière rentre dans les genévriers.

« C’est le Mireau qui rencontre le premier. Un coup de voix et un débuché de tous les diables, à croire qu’on lève un troupeau de châtrons de dix-huit mois. J’en vois trois qui se défilent dans le taillis où j’ai tué le grand chat sauvage de l’an passé, je sonne l’hallahou pour le grand Fernand qui est de ce côté-là et je suis la chasse qui descend vers la Fontaine-aux-Loups. Quand tout par un coup je tombe sur les deux corniauds du notaire qui tenaient un mâle au ferme dans la bouerbe de la petite mare. Dans l’eau jusqu’au garrot, le cochon s’amusait à repousser les chiens. Mais voilà que mon sanglier se retourne et, d’un coup de boutoir, m’éventre net la chienne du notaire. Le sanglier se relève et démarre, j’envoie mon coup de fusil au moment où il passait l’éboulis ; d’un coup, il se dresse en ragognant45 et retombe en arrière jusqu’à rouler dans l’eau où il reste étendu raide.

« Belle bête : deux cents livres, pas moins. Là-dessus, voilà le notaire qui arrive. C’est son habitude de se déplacer, par curiosité. Il voit la bête, il s’en approche, lui donne un coup de pied dans le ventre et se met à danser dessus en lui disant : " Ha, ha ! tu as vu ce que c’est que de se trouver devant le père Tremblot ! "

« Puis il aperçoit tout d’un coup sa chienne étendue en sang sur la mousse.

« " Ma Trompette ! Vous l’avez tuée, charogne ! – C’est le quartenier qui l’a occise ", que je lui réponds.

« On se penche sur la Trompette qui perdait ses boyaux tout fumants. Pauvre bête par-ci, bonne bête par-là. On la croyait blessée. Pas du tout, elle était bel et bien crevée !… Pas grande perte : elle n’avait pas plus de nez que mon sabot !

« Quand l’oraison funèbre est dite et que le notaire a remis son mouchoir dans sa poche, on se relève et on regarde la mare : plus de sanglier ! Oui mon biaise, la mare était vide et on voyait des traces de boue qui remontaient dans les forts et l’animal que le notaire lui avait dansé sur le flanc était reparti au plus raide de la pente et on ne l’a jamais revu.

« A la deuxième attaque, on tuait un joli mâle de cent quarante. A la troisième, un autre de cent vingt, mais on n’a pas revu mon quartenier de deux cents livres que j’avais tué. J’en suis sûr puisque le notaire lui avait dansé sur le ventre !…»

Voilà les lettres que je recevais de chez moi. Naturellement, j’y ajoutais mentalement les « sacrés » et les « milliards de vains dieux » convenables.

 

 

Et ces lettres cachées dans des colis de victuailles me mettaient l’imagination en chaleur : j’étais un prisonnier, j’étais Vercingétorix dans Mamertine, j’étais le Masque de fer à la Bastille, j’étais Monte-Cristo au château d’If, et c’était merveilleux.

C’est ainsi que j’appris des choses graves dans le courant de l’hiver, la grand-mère Daudiche était malade, ce qui était dans l’ordre des choses, elle avait passé quatre-vingt-dix ans et la maladie n’est pas la mort, et enfin par comparaison avec les ancêtres dont on me parlait sans cesse, quatre-vingt-dix ans me semblait être un âge encore bien tendre pour mourir. La Nannette la soignait avec des infusions, des décoctions et de l’intrait de pervenche, cette fameuse Vinca major qui luttait si efficacement contre les ramollissements du cerveau.

J’avais donc confiance. Du moment que la mémère Nannette s’en occupait, la mémère Daudiche avait encore de beaux jours devant elle.

Mais un jour, hélas, ma grand-mère m’apprit aussi que la petite Kiaire était malade. C’était plus grave. Et ce n’était pas une indigestion ! Non. Elle avait tout à fait perdu l’appétit, maigrissait, toussait. J’avais vu plusieurs grandes filles perdre l’appétit, maigrir, tousser et puis mourir : c’était un rhume mal soigné qui leur était « retombé sur la poitrine ». On me disait qu’on lui faisait boire de « l’eau de clou », c’est-à-dire de l’eau dans laquelle on laissait rouiller une poignée de clous. On m’affirmait aussi qu’on lui faisait manger des escargots et des limaces crus et qu’elle faisait de la chaise longue.

Tout cela était très mauvais signe, je le savais bien. La chaise longue, les limaces crues, « l’eau de clou » étaient d’obscurs présages qui ne trompaient pas l’arrière-petit-fils de la guérisseuse Nannette.

Sans plus tarder, j’écrivis à la petite Kiaire une lettre où je lui décrivais par le menu tous les moulins que nous ferions, aux vacances, dans le ruisseau. Je lui disais aussi que je priais pour elle. Je remis ma lettre au père censeur, comme il était réglementaire de le faire. Il me fit appeler et m’informa que ma lettre était censurée, car la personne à qui elle était destinée ne figurait pas sur la liste donnée par mes parents.

— Qui est cette petite Kiaire ? me demanda-t-il.

— C’est une jeune fille, mon père.

— Une parente sans doute ?

— Non, mon père.

— Alors une amie de vos parents ?

— Oui, mon père.

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix-huit ans.

— Elle a donc quatre ans de plus que vous.

— Oui, mon père presque cinq ! Il réfléchit un moment, puis :

— Si nous laissons passer cette lettre, notre responsabilité est gravement engagée, vous le comprenez, mon fils ?

— Oui, mon père.

— C’est pourquoi nous la retiendrons, jusqu’à ce que vos parents nous autorisent à la faire parvenir à sa destinataire.

— Ce sera peut-être trop tard, mon père, dis-je, la voix défaillante, elle est très malade !

— En êtes-vous si sûr ?

— Oh ! oui, mon père, elle va bientôt mourir.

— Nous allons donc prier pour elle tous les deux, mon fils, si vous le voulez bien.

— Oh, oui, mon père.

Le père censeur était aussi mon confesseur. C’était un prêtre séculier, non pas un frère. Je l’avais choisi à cause de ses lorgnons, qui donnaient à son regard une sévérité de très bon aloi. Il m’entraîna dans son bureau, s’assit dans son grand fauteuil alors que je m’agenouillais sur le prie-Dieu où je venais à confesse toutes les semaines et, ayant enfoui son visage dans ses deux grandes mains blanches, il commença à réciter des Avé auxquels je répondis.

Je crois bien que le chapelet tout entier y passa, mais pour la petite Kiaire j’en aurais récité vingt, trente, surtout, qu’il faisait notamment plus chaud dans le bureau du censeur que dans la salle d’étude. J’étais bien content aussi de faire comprendre à mes éducateurs que je ne pouvais plus être prêtre, étant par ailleurs en relations sérieuses avec une grande jeune fille.

Par la suite, dans chaque lettre, comme pour me changer les idées, la grand-mère me racontait des histoires agréables, me disait qu’elle avait vu « monsieur le Comte, Charles-Louis », mon camarade, qui lui avait demandé de mes nouvelles et l’avait chargée de me transmettre son amical souvenir, ou bien qu’elle avait vu mes camarades du village qui m’enviaient bien d’être dans une grande école pour y préparer un bel avenir !

Mon bel avenir ! Mais je lui tournais le dos ! Mon avenir était dans les pâturages, dans les bois où les derniers de la classe jouaient à la tarbote en gardant les vaches, en attendant d’aller à la charrue ou d’apprendre à raboter les planches. Leur école avait le ciel pour plafond, et que me restait-il à moi, condamné aux études à perpète ? Une journée de liberté par semaine, celle de la grande promenade, pour reprendre respiration, comme une carpe de dix livres qui vient happer une goulée d’air à la surface d’un plat à barbe, oui, voilà l’impression que je me faisais.

Devant moi, je le pressentais sans bien l’imaginer avec précision, s’étendait une vie où je ne vivrais vraiment qu’un jour sur sept, comme tous les gens des villes et des usines, le jour de la grande promenade des bons petits citadins châtrés.

 

 

La « grande promenade » avait lieu le dimanche après messe chantée. On terminait le repas à midi et demi tout au plus, et en rang, deux par deux et par groupe de trente environ, on sortait des murs d’enceinte, on traversait les bas quartiers et tout de suite passé le port du canal de Bourgogne, on atteignait le vignoble des Marcs-d’Or.

Dijon a cette chance prodigieuse de se pelotonner dans le creux au pied des monts. Deux pas à gauche, et l’on est dans le ravin de la combe à la Serpent, avec de chaque côté, les buis, les roches, l’herbe rase d’un premier plateau, et puis plus haut, le premier chaînon des monts boisés qui plongent, trente kilomètres plus à l’ouest, sur ma vallée natale. C’était de ce côté-là que nous traînions le surveillant, comme de jeunes chiens en laisse tirent le piqueur vers les voies fraîches. Le rêve pour moi c’était de joindre la « Combe à la Serpent » et remonter vers la chaume à la Crâs, terre promise que je contemplais toute la semaine depuis les fenêtres de nos dortoirs, par-dessus le faubourg Raines.

Dès les premières promenades, j’y avais vu des crottes de lapin et de lièvre, et même une fois, au-dessus de Gouville, des passées de sangliers. Aussitôt j’avais dit à mes codétenus que nous allions poser par là des collets. J’avais donc demandé à quelques externes de m’apporter du petit fil de laiton recuit et j’avais fabriqué une douzaine de « cravates ». Le dimanche suivant, nous les posions sur des passages indiscutables et selon toutes les règles.

 

Hélas, il n’était pas question d’aller visiter les collets le lendemain. Ce n’est que le dimanche suivant que nous pouvions les retrouver et encore, pour cela, avait-il fallu diablement insister et ruser auprès du surveillant, encore un autre étudiant fatigué qui n’aimait pas marcher (la race en commençait à naître).

Sur les douze collets tendus, un seul avait été honoré. Malheureusement le lapin qui s’y était fait prendre commençait alors à ressembler à ce que Baudelaire décrit dans La Charogne, que je venais de lire en cachette dans un livre formellement interdit par la censure ecclésiastique. Cette bête pourrie, perdue pour tous et inutilement sacrifiée à ma réputation d’homme des bois me dégoûta du procédé. Je résolus de ne plus tendre de collets, sauf s’il m’était possible de les aller visiter le lendemain matin. J’y pensai longtemps et voici la solution que j’adoptai.

Nous tendîmes les collets dans la soirée du dimanche, en fin de promenade et le lundi matin je me levai à quatre heures. Je m’habillai sans bruit dans l’obscurité du dortoir et je sautai le mur d’enceinte en montant sur le toit d’une remise. Au pas de gymnastique, je mis une bonne heure pour gagner les friches braconnières, où je trouvai un lapin cravaté qui gigotait encore ; je le mis dans ma blouse, et toujours courant comme dératé, je revins au collège où je pénétrai tout simplement par la grande porte en me mêlant aux externes qui arrivaient pour la cloche de huit heures.

J’expliquai mon absence à la messe de sept heures, à l’étude du matin et au réfectoire par une fameuse colique qui m’aurait tenu aux cabinets pendant plus de deux heures.

— Pas étonnant, gronda le surveillant général, la purée était piquée hier soir.

On me trouva la mine battue ; pardi ! je venais de courir douze kilomètres en tous terrains et de sauter le repas du matin ! A la vérité, ce petit déjeuner ne me manquait pas beaucoup, car à Saint-Joseph, il était comparable au brouet de ces Spartiates dont nous venions d’apprendre, fort à propos, l’étonnante et admirable frugalité. Quoi qu’il en fût, j’avais un lapin mort dans mon pupitre. Je l’y avais caché, il y faisandait certes, mais je ne pouvais que le montrer aux camarades à la sauvette, et c’était tout. Maigre récompense de tant de dons athlétiques et cynégétiques.

On sait que le gibier mort par strangulation et non saigné se gâte vite, il fallait donc le faire disparaître sans traîner. Or, l’école Saint-Joseph était alors ceinte d’un terrain appelé pompeusement « parc », où l’on trouvait charmilles et branches mortes. Après un repas de midi on profita de la grande récréation qui avait lieu avant la reprise des cours et avec mes trois mousquetaires les plus fidèles, nous nous esquivâmes. On fit un joli brasier au plus profond de la très belle grotte de Lourdes que les Frères exilés y avaient reconstituée en pierres percées et, sous les yeux d’une Immaculée Conception en plâtre, on fit rôtir mon garenne, embroché sur une baleine de parapluie trouvée dans le tas d’ordures de l’école.

Il fut dévoré sans sel, ni poivre, ni pain, entre une heure et deux heures de l’après-midi et personne n’en sut jamais rien.

Si je relate tout ça, mes cadets, c’est pour le plaisir de raconter, certes, et ceux qui sauront pourront y trouver par-dessus le marché les traits d’une civilisation. Pour moi, je me souviens très bien avoir alors médité sur toutes ces choses découvertes dans la promiscuité du collège et emberlificotées par les imprévus de la vie, et de m’être fait une philosophie d’ensemble qu’il serait peut-être bon de vous révéler car elle est aussi un signe des temps.

Notamment, j’avais fait cette remarque que les groupes de promenade se constituaient au gré des affinités, car on pouvait « choisir sa promenade ». Tous les poètes, tous les rêveurs, tous les « littéraire », comme on disait, choisissaient comme moi le groupe qui devait gagner les espaces rupestres, sylvestres, champêtres, les zones imprécises et inutiles, sans clôture, sans chemin, sans ciment et sans bitume. Les forts en mathématiques, au contraire, se trouvaient tous dans le groupe qui se traînait en ville sur le macadam et cherchait à voir passer des automobiles pour les compter, fourrer leur nez dans le capot si par bonheur l’une d’elles venait à tomber en panne.

A tort ou à raison, je vis dans ce clivage naturel, quoique manichéen, le partage spontané de l’humanité en deux, dès l’enfance ; d’un côté, les gens inoffensifs, de bonne compagnie, un tantinet négligents, mais dotés d’imagination, donc capables de savourer les simples beautés et les nobles vicissitudes de la vie de nature, et, de l’autre, les gens dangereux, les futurs savants, ingénieurs, techniciens, bétonneurs, pollueurs et autres déménageurs, défigureurs et empoisonneurs de la planète.

Certes, ce n’est que quelques années plus tard que je devais découvrir ce paradoxe bien celte, énoncé par mon frère celte Bernard Shaw : Les gens intelligents s’adaptent à la nature, les imbéciles cherchent à adapter à eux la nature, c’est pourquoi ce qu’on appelle le progrès est l’œuvre des imbéciles.

Je ne voudrais pas exagérer mes mérites d’adolescent mystique et imaginatif, mais, vrai, tout naïf que j’étais, je vis avec une grande netteté se dessiner le monde de l’avenir, celui que, tout compte fait, j’allais hélas être obligé de me farcir. Oui da ! dans ma petite tête de potache, petit-fils de pedzouille et pedzouille moi-même, j’ai pensé : « Si on continue à donner aux rigoureux minus, aux laborieux tripatouilleurs de formules, aux prétentieux négociateurs d’intégrales, le pas sur les humanistes, les artistes, les dilettantes, les zélateurs du bon vouloir et du cousu main, la vie des hommes va devenir impossible ! »

Et je ne croyais pas si bien dire ! Mais, qui, à l’époque, ne m’eût pas considéré comme un plaisantin ? Aujourd’hui, pourtant, parce que l’on se désagrège dans leur bouillon de fausse culture, que l’on se tape la tête contre les murs de leurs ineffables ensembles-modèles, que l’on se tortille sur leur uranium enrichi comme des vers de terre sur une tartine d’acide sulfurique fumant, que l’on crève de peur en équilibre instable sur le couvercle de leur marmite atomique, dans leur univers planifié, les grands esprits viennent gravement nous expliquer en pleurnichant que la science et sa fille bâtarde, l’industrie, sont en train d’empoisonner la planète, ce qu’un enfant de quinze ans, à peine sorti de ses forêts natales, avait compris un demi-siècle plus tôt. Il n’y avait d’ailleurs pas grand mérite car, déjà à cette époque, ça sautait aux yeux comme le cancer sur les tripes des ilotes climatisés. Et, que l’on me pardonne, il m’arriva de vouloir, déjà à cette époque, arrêter le massacre, endiguer le génocide généralisé, mettre un terme à la fouterie scientifique et effondrer le château de cartes des fausses valeurs.

Et comment ? me direz-vous.

Ah ! là, je vais vous faire bondir d’horreur devant votre ordinateur familial et ménager, auquel vous demandez vainement la recette perdue de l’omelette au lard : je préconisais tout simplement l’inquisition ! Oui, il m’était venu l’idée, en regardant jouer les hommes et les institutions dans mes livres d’histoire, que le même danger avait toujours menacé l’humanité en somme : la réussite des cuistres !

L’Inquisition, la Sainte Inquisition m’apparaissait, tout bien pesé, comme une institution de protection de l’humanité contre ce danger. Oui, une réaction d’autodéfense de la société médiévale contre les gens trop malins, les sorciers et les apprentis sorciers.

Un chevalier de l’extrapolation abusive, un Nicolas Flamel quelconque venait-il à découvrir un mécanisme de la cellule ou une structure de l’atome, un autre réussissait-il à imaginer tel merveilleux appareil à polluer le monde, on le prévenait d’avoir à arrêter ses mirifiques travaux ; s’il persistait, c’était le bûcher en place de Grève. Terminé ! Rien d’étonnant alors à ce que l’avion de bombardement, la mitrailleuse, les gaz asphyxiants, la dioxyne, les déchets radioactifs, les dérivés sulfonés de l’azote non biodégradable, etc., aient mis si longtemps pour voir le jour. Que n’avait-on persévéré dans cette voie !

 

 

Mais voilà que le grand-père que je suis se fâche tout rouge pour défendre a posteriori le pur et perspicace gamin de quinze ans qu’il fut il y a plus d’un demi-siècle. Les psychanalystes verront sans doute, dans cette attitude, une manifestation sénile de la rivalité qui opposa jadis le premier de sa classe en « Humanités », votre serviteur, et le premier en « Sciences » qui est devenu, comme on pouvait s’en douter, grand saboteur de la planète ; et justement je m’en souviens très bien, le lendemain même du lapin de garenne rôti dans la grotte de Lourdes, le fort en maths de la classe passa au tableau noir devant un quarteron de pignoufs indifférents, et là, je le vis décortiquer une équation du deuxième, troisième ou quatrième degré, je ne sais plus au juste et c’est sans importance. Le professeur bâillait bleu, blet d’admiration. Moi, je trouvais ça affreux et bougrement inquiétant.

Il était là, devant le tableau, et vous torturait les X et les Y, vous les mélangeait, vous les pressurait, vous les triturait, vous les superposait, vous les intervertissait, et selon qu’il leur donnait une valeur égale, supérieure ou inférieure à zéro, la courbe qu’il dessinait, je ne sais trop pourquoi, montait ou descendait sur l’échelle des abscisses. C’était effroyable !

Ce vide prétentieux, ce néant stérile et compliqué a duré vingt minutes et j’ai alors pensé : « Si on laisse ce gars-là en liberté dans la nature, eh bien, la nature est foutue, et nous avec ! »

Je ne croyais pas si bien dire ; il est devenu ingénieur bien entendu et il s’est mis dans le crâne de concevoir de dangereuses âneries, comme ces barrages qui ont noyé je ne sais combien de villages, de maisons, de jardins, de vergers où avaient vécu cent générations de paisibles sous-développés. Sa dernière trouvaille a été l’installation sur la mer de plates-formes flottantes pour perforer le fond de l’océan et y faire gicler le pétrole. Eh bien, pour gicler, on peut dire qu’il a giclé, son pétrole. Il y en a maintenant, au moment où je raconte, une grande tache grasse sur la mer du Nord et jusque sur les côtes de Norvège et je ne sais trop où ; c’est à pleine benne qu’on y ramasse les maquereaux et les dorades crevés, le ventre en l’air ! Et ce n’est que le commencement !

Vrai, on a fusillé et guillotiné des charretées de gens qui n’en avaient pas tant fait !

Je vous le demande, n’eût-il pas mieux valu raisonnablement neutraliser, en temps voulu, les futurs inventeurs de la mitrailleuse, comme le suggérait ma bonne grand-mère, et à plus forte raison les artisans de la fission de l’atome ou même du moteur à explosion ? Quelle économie d’atrocités aurait-on faite !…

Arrivé à ce point de mon raisonnement, je suis bien sûr effrayé par mes conclusions et surtout bouleversé en pensant qu’à quinze ans déjà, un bon petit élève des frères des écoles chrétiennes pût avoir d’aussi cruelles pensées, trois années seulement après cette « Première communion » pour laquelle il avait juré de pratiquer, quoi qu’il pût arriver, l’amour total, le pardon total et le partage en Jésus-Christ, et de renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres…

… Mais les pompes et les œuvres de Satan, n’étaient-ce pas précisément les mathématiques ? La science ? Symbolisée par cet arbre de science, au cœur du paradis terrestre où Satan incite l’homme à cueillir le fruit « défendu » d’où vient tout le malheur des hommes ? Quel symbole !

Non, vraiment, l’on ne peut pas dire que nous n’étions pas prévenus !

Mais où diable vont m’entraîner ma haine des mathématiques et mon goût pour billebauder ?

 

 

 

Aux vacances j’avais deux façons de regagner mes friches et mes bois. D’abord le train : la ligne Paris-Lyon-Marseille traversait nos monts par le plein travers, obligée qu’elle avait été de grimper comme elle avait pu dans les combes jusqu’à la haute ligne de partage des eaux entre Seine et Rhône. Là, elle passait sous la crête, par le fameux tunnel de Blaisy-Bas ; je pouvais donc prendre l’omnibus et descendre, après le tunnel, à la gare de Blaisy-Bas. Appelée ainsi par les techniciens parce qu’elle est la gare la plus élevée de toute la ligne de Paris à Vintimille. Là une patache, celle du père Manzat, assurait la desserte des hautes vallées de la Brenne et de la Vandenesse. C’était en somme la dernière diligence, avec ses rideaux de cuir, sa galerie à bagages, sa bâche et son postillon : le bon père Manzat en personne, recouvert de sa peau de bique.

L’attelage montait lentement les bois de Savranges et gagnait Sombernon par la crête, c’était moderne et rapide. Pensez, avec l’arrêt casse-croûte à l’auberge tenue par le même père Manzat, on ne mettait qu’un peu plus de quatre heures pour faire les quarante kilomètres qui séparent Dijon de mon village. L’hiver, bien sûr, par les grandes neiges et le verglas, il fallait s’habiller comme un saint Georges. Le vent soufflait dur dans la berline lorsqu’elle prenait l’étroit plateau qui sépare les deux versants, car c’est à cet endroit que le monde du Nord et le monde du Midi se rencontrent et se disent leurs quatre vérités. Il arrivait même qu’il fallût descendre pour marcher derrière la voiture et la pousser dans les derniers lacets.

Quoi qu’il en fût, le train était trop coûteux pour nous. Pensez : deux francs cinquante de Dijon à Blaisy ! Deux millimes et demi de nos francs d’aujourd’hui !

L’autre solution était gratuite, mais beaucoup moins rapide, c’était la route. On pouvait toujours en toute saison partir le balluchon sur l’épaule. Les rouliers et les messagers se suivaient dans les deux sens au pas lent de leurs chevaux ; on sautait dans un chariot, puis dans un autre, et puis on marchait en chantant si aucun roulier ne se présentait. Mais ma mère m’interdisait cette façon de cheminer, c’était celle des magniens46, des colporteurs, des compagnons-passants et autres, qui se déplaçaient ainsi depuis des millénaires, et pour lesquels on fermait les portes des maisons, même les lucarnes, et on rentrait les filles.

Heureusement, il y avait le Jean Lépée. J’allais à L’Hôtel du Sauvage, je trouvais le Jean Lépée en train de trier et de charger ses colis au milieu du va-et-vient des autres messagers dans la cour de l’auberge. Souvent il emmenait des cuirs et des croupons pour mon grand-père et cela remplissait la carriole d’un bon parfum de tanin. Quand le chargement était fini, je me pelotonnais sur un siège qu’il m’installait entre les caisses de sucre et de chicorée, tout près de sa banquette, pour pouvoir jaser sous la bâche ronde. On partait par le boulevard de Sévigné, le pont de l’Arquebuse, le pont des Chartreux ; après quoi, c’était la campagne. On remontait l’Ouche au pas des mulets ; on saluait au passage les autres messagers qui nous croisaient.

Les rouliers faisaient claquer leur fouet par mépris pour notre petit attelage. Eux, ils commandaient de la voix et du perpignan à deux ou trois couples de percherons harnachés à pompons et à sonnailles avec des licous à trente grelots. Nous, on n’avait que trois petites sonnettes dont le grésillement faisait bien pauvre à côté de leur concert, mais Jean Lépée compensait cela par une conversation de haute qualité.

On croisait aussi de plus en plus souvent des voitures automobiles qui effrayaient les mulets ; les rouliers leur criaient des injures terribles, s’en prenant au gouvernement qui laissait circuler de pareils dangers publics sur la route et souhaitaient qu’un gouvernement socialiste vienne bien vite arrêter tout ça et interdire aux « gros » d’écraser le populo. Manière de parler, je disais en montrant les bolides :

— Il n’y aura bientôt plus moyen de circuler !

Et Jean Lépée souriait.

— Bah ! p’t’être ben, p’t’être ben, mais p’t’être ben aussi que c’est mieux, c’est mieux comme ça, c’est la vie !

— Comment ? Vous ?… Jean Lépée, qui êtes toujours sur la route, vous admettez ça ?

— Pourquoi pas ? Pourquoi pas ? C’est bien drôle de les voir passer, c’est la vie !

— Mais ils vont vous rejeter au fossé ! Et avec quoi vous gagnerez votre vie ?

— Bah ! p’t’être ben p’t’être ben, c’est la vie ! c’est le progrès, faudra ben s’y faire !

Jean Lépée était un des plus grands philosophes que j’aie jamais connus. S’il était à la pêche et qu’on lui demandât : « Ça mord ? », il répondait : « Un peu, un peu, y a pas à se plaindre. – Mais, Jean, votre bourriche est encore vide ? – Oui, oui, j’ai bien encore rien pris, mais ça ne va pas tarder, le vent tourne. »

Je l’ai vu rentrer fin bredouille. Il disait à ceux qu’il rencontrait : « Bonne journée ! Bonne journée ! » S’il pleuvait, ça faisait pousser ses salades. S’il faisait sec, ça faisait mûrir ses nèfles. La vie était merveilleuse autour de lui.

Le chariot avançait en balançant sa lanterne au rythme des mulets endormis qui marchaient par cœur. Ils s’arrêtaient pour pisser, on descendait en faire autant ; ils repartaient avant qu’on ait fini, on les rattrapait cinq cents mètres plus loin. Ça dégourdissait les jambes. Si on s’endormait, ils continuaient tout seuls, ils connaissaient bien sûr le trajet par cœur. La campagne était immense et le temps était infini.

Lorsque c’était nécessaire, on faisait le voyage de jour, c’était pour livrer dans les fermes et dans les villages à l’écart. On suivait les petites routes, on s’arrêtait ici ou là ; j’aidais à décharger, on avait les nouvelles qu’on transmettait à notre tour ; souvent on invitait des trimardeurs à monter pour faire un brin de route ; ceux-là en savaient des choses ! En me les montrant Jean Lépée me disait :

— Mon métier, il est bien beau : je me promène, j’écoute ! J’écoute le monde à longueur de route blanche.

Car la route était blanche et les automobiles y soulevaient un grand nuage de poussière blonde.

Il me mettait au courant de son commerce et de sa culture, car il faisait le foin et l’avoine de ses mulets, cultivait ses pommes de terre, ses betteraves et une luzerne pour ses vaches et ses lapins, élevait ses poules, engraissait un cochon. Entre ses voyages on le voyait passer, la pioche ou la faux sur l’épaule, pour gagner son champ sur la hanche de la montagne. Lorsqu’il interrompait son travail, il s’asseyait à l’ombre de son tilleul, un bel arbre au-dessus des roches qui dominaient toute la région. « Je me chairete, disait-il, et je regarde. » Il pouvait regarder pendant des heures entières, d’où son intelligence claire et son grand bonheur.

Pendant que roulait le chariot je l’observais en pensant : « Voilà ce que c’est que cette " réussite " dont tout le monde parle, voilà un homme qui a réussi ! » et je le lui disais :

— Monsieur Jean, vous, on peut dire que vous avez réussi ! Il répondait :

— Boh ! Oui ! Oui ! peut-être, p’t’être ben ! J’ai pas à me plaindre. C’est la vie !

— Je voudrais bien vous imiter.

— Boh ! p’t’être, p’t’être ben, c’est pas difficile : y’a qu’à faire comme moi.

— Mais c’est que voilà, Jean, on m’envoie aux écoles pour être ingénieur.

— Ah ! t’es pas obligé d’être reçu à tes examens ! répondait-il en clignant de l’œil, un œil bourguignon gros comme une groseille au fond de son orbite.

— Ce ne serait pas bien de ma part, répondais-je alors, ma famille fait des sacrifices pour moi, ce serait mal les payer que de tricher exprès.

— Boh ! p’t’être ben, p’t’être ben ! On cause comme ça pour causer, hein ! Mais on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs ! Si tu es ingénieur un jour, c’est sûr tu ne pourras plus jamais être heureux comme moi, faut choisir ! Et puis, tu veux que je te dise, on ne pourra plus jamais être messager comme moi dans le temps qui vient, j’y vois gros comme La Cloche. (La Cloche était le plus grand hôtel de Dijon. 250 chambres, je crois.) Il hochait la tête et concluait :

— Le jour vient où tout sera bien emberlificoté. Un temps de silence, puis : Boh ! mes mulets me mèneront bien jusque-là.

— Quel âge ont-ils vos mulets ?

— Boh ! dans cinq ans faudra pas leur en demander plus !

— Et dans cinq ans vous pensez qu’il n’y aura plus de messagers dans nos vallées ?

— P’t’être ben, p’t’être ben, enfin j’y crois, oui, j’y crois.

— Et alors ?

— Eh bien… c’est le Progrès ! Faudra ben que tout le monde s’y fasse ! Et puis si tu veux que je te le dise ; j’ai eu ma bonne part de bonne vie. Ce ne serait pas raisonnable d’en demander davantage. J’aurais honte de ne pas être satisfait, moi qui te parle.

— Si bonne que ça votre vie, monsieur Jean ?

— Ah ! meilleure encore que tu ne peux imaginer, va ! Pense donc : trop jeune pour la guerre de 70, trop vieux pour celle de 14 ! Ah ! la chance qu’elle a eue ma génération !…

— Vous n’avez jamais fait la guerre, Jean ?

— Jamais ! Comme ton grand-père Tremblot. On a le même âge tous les deux ! On a vu passer les Alboches pendant l’hiver terrible de 70-71, on est allé galopiner autour de leurs bivouacs, on a même mangé avec eux les saucisses qu’ils faisaient griller au bout de leurs baïonnettes, les saucisses de l’intendance allemande !… Que nos mères étaient même aux cent coups : elles croyaient que la nourriture qui venait d’Allemagne empoisonnait tout net les petiots Français.

— Et elles étaient bonnes les saucisses boches ?

— Pardi, et pourquoi qu’elles auraient été mauvaises, il n’y a qu’à Nolay qu’on fait du bon joudru47 !

Il rit et il continue son récit…

— La guerre de 14 est venue, on avait cinquante-deux ans, on nous a seulement mis un képi rouge, une capote de dragon et un vieux fusil de territorial entre les pattes. Avec ton grand-père, au mois d’août, on nous a envoyés défendre la ligne de chemin de fer Paris-Lyon-Marseille, à la hauteur de Turcey près du moulin Lambert.

— Et vous vous êtes battus ?

— D’abord je me suis jamais battu de ma vie ! Ça sert à quoi de se battre ? Et puis contre qui donc qu’on se serait battu ? Contre les vipères. Ça oui ! C’est pas croyable ce qu’il y a de ces bêtes-là le long des rails, au chaud sur le ballast ! Et contre les escargots aussi ! J’en ai jamais tant mangé de ma vie ! Hi ! Hi ! On vivait de ça, de lièvres que ton grand-père prenait au collet et de truites qu’on chopait à la main dans l’Oze ! Hi ! Hi ! du bon temps, oui, oui, du bon temps qu’on s’est payé. Tu vois bien que le Bon Dieu me foudroierait tout net si je me plaignais.

— Et vous avez gardé la ligne de chemin de fer pendant toute la guerre ?

— Ah ! ouatte ! ça a duré sept ou huit mois. D’autres sont venus nous relever, on est rentré à pied chez nous et j’ai repris la route avec mon chariot. Tu vois ! Toute ma bougresse de vie ça a été comme ça, toujours au meilleur endroit : une bonne place pour commencer chez des bourgeois, où je faisais tout ou à peu près, ensuite je me suis trouvé une femme comme on ne peut pas en trouver de meilleure, la Françoise. On s’est mariés, on a eu trois beaux enfants. Ça fait trente-cinq ans que je fais le messager, bien tranquille. Il réfléchit un instant, puis : Ah ! oui, pour sûr le Bon Dieu me patafiolerait si je ragognais.

— Le Bon Dieu, le Bon Dieu ?… Comment vous le voyez le Bon Dieu, Jean ?

Le chariot roule, la mule lève la queue, elle ralentit et pète longuement, on voit son anus qui se gonfle, puis qui s’entrouvre, et un beau crottin luisant sort en un chapelet de petites pelotes bien moulées, alors qu’une bonne odeur d’avoine digérée entre sous la bâche avec celle des harnais. C’est autre chose que le remugle de notre grand collège surpeuplé avec ses becs de gaz mal réglés. C’est autre chose aussi que la ville qui pue.

Jean Lépée digère ma question :

— Le Bon Dieu, ah ! voilà qui demande longue réflexion. On ne peut pas parler de ça à la dandinette, à brûle-pourpoint.

Il me répondra peut-être demain ou après-demain, lorsque, étant allé dans les roches pour surveiller les grandes tanières des chats sauvages, je le verrai assis sous son tilleul. Aujourd’hui il préfère y réfléchir tout à son aise.

 

 

C’est ce jour-là, et comme par un fait exprès, que nous avons vu, devant nous, les jambes arquées et la besace de la Gazette qui sortait du fossé et nous regardait venir.

— Salutas, Gazette !

— Honneur à vous les Gaulois !

— Te voilà sur la grand-route à cette heure ? Moi qui croyais que tu ne prenais que les sentiers, que la route n’était pas digne de tes sabots ?

— Mais je t’attendais, messager !

— Bien de l’honneur que tu me fais ! Allez, monte ! On va toujours te faire un bout de chemin.

En grimpant dans la carriole, le vieux chemineau eut bien du mal à nous cacher le bras qu’il disait avoir perdu à la bataille d’Alésia, alors qu’avec un parti d’Insubriens francs-tireurs de la Montagne, dont un de mes ancêtres, paraît-il, il cherchait à débloquer son camarade Vercingétorix assiégé sur le plateau d’Alésia.

Il parvint à s’installer. Tout aussitôt Jean Lépée lui dit, en clignant de l’œil :

— Gazette, tu tombes tout juste comme Pâques après Carême : le petiot me demandait comment je voyais le Bon Dieu, et je ne savais pas lui dire.

La Gazette dont le fumet avait rempli d’un coup le petit réduit, sous la bâche, commença par dire :

— T’aurais pas un reste de bidon qui traînerait encore par-là ?

Jean Lépée tira de sa cantine le bidon de soldat, un reste de pain rassis et une tête de lapin enrobée de sauce figée. La Gazette prit le bidon, le soupesa, fit la grimace :

— Je vois bien que sans moi tu n’arriverais jamais à le vider, dit-il.

Il essuya le goulot d’un revers de sa manche sale et but une longue lampée. A travers sa grande barbe, on voyait son leutot48 qui remontait et redescendait le long de son cou comme la valve d’une pompe à deux effets. Il riboula des yeux en disant dans sa moustache perlée de vin rouge :

— Cré milliard de loups-garous ! Deo Grattas ! rendons grâce à Dieu d’avoir fait les raisins et les vignerons qui les cultivent !

Puis il sortit son couteau, ouvrit la grande lame avec ses dents et se mit à décortiquer sa tête de lapin de telle façon que l’on voyait bien qu’il n’en était pas à son coup d’essai.

— Justement, lui dit Jean Lépée, le Bon Dieu qui a fait les raisins, comment que tu le vois, toi qui es le vicaire des alouettes, le prophète des étourneaux, le pape des escargots ?

La Gazette se cala le dos contre un estagnon d’huile de navette du moulin de Bligny, ferma les yeux, sa bouche sourit, et d’une voix incroyablement fluette et délicate, il se mit à dire sur le ton de l’enfant qui récite :

— Pour moi (il disait « po moé »), le Bon Dieu, c’est un très grand et très bel homme, avec des poils de barbe bien plantés régulièrement dans sa peau rose ! Oui ! Et un grand nez bien droit au milieu de Sa Très Sainte Figure sans rides. Oui ! Et de très grands cheveux bien rangés en mèches frisottées. Oui ! Il a des grandes mains, des très grandes mains avec des doigts (il prononçait des « doué ») minces et lisses comme des fuseaux. Oui ! Il est entortillé dans un drap plein de plis drôlement retroussés…

On peut remarquer que la Gazette nous décrivait là le Beau Dieu du tympan de la basilique de Vézelay ou bien celui d’Autun, tout simplement, mais après avoir bu une deuxième lampée, il continuait sur un ton plus chaud :

— … Dieu ? Il parle pas, il chante ! Il chante, cré loup-garou et ça fait danser des anges parfumés qu’il a faits lui-même à son goût, pour le plaisir de ses grands yeux noisette, des anges lisses comme des demoiselles !

La Gazette but une troisième goulée, puis continua :

— … Il est assis dans un très grand fauteuil de velours rembourré, et les anges lui apportent à manger. Et il mange ! Il mange sans s’arrêter, parce qu’il peut manger sans attraper d’indigestion, lui. Pardi, sa panse est grande comme l’univers ! Il peut avaler des mondes et des mondes sans s’arrêter, il a toute l’éternité… Les anges lui versent des tonneaux de passetougrain dans la bouche et quand il avale, cré milliard de loups-garous, ça fait le bruit de la cascade du Goulou ! Oui !… C’est le repas de Dieu !

La Gazette vient de s’étaler sur un sac de riz, le ventre débridé, la mine épanouie et savoure sa phrase finale comme un verre de ce passetougrain divin.

— Comédien ! murmure Jean Lépée, tout ébaubi. Le visionnaire inspiré continue.

— … Pendant ce temps-là, de sa main, Dieu fait tourner les étoiles et le soleil autour de la terre.

Je ne puis laisser passer cette erreur grossière et je lui coupe la parole.

— Mais non, Gazette c’est la terre qui tourne autour du soleil !

Il se redresse alors, furieux, me fixe de ses petits yeux verts écarquillés.

— Pas possible ? Alors dis-moi voir, petiot, pourquoi on dit que le soleil se lève ou qu’il se couche ? Même dans les almanachs qui sont pourtant faits par des savants, on dit « le soleil se lève à 6 heures, le soleil se couche à 7 h 32 ». On ne te dit jamais que c’est la terre qui se couche, hein ! c’est donc ben lui qui bouge !

C’est prodigieux d’entendre rêver et ergoter ce vieux fou qui parcourt toute la Bourgogne, et (c’est lui qui le dit) lui conserve figure et lui maintient souffle. Il se met à grignoter les joues du lapin et en deux aspirations convenables lui gobe l’œil droit, puis l’œil gauche qu’il savoure longuement. L’attelage avance sous les grands nuages qui roulent sur les montagnes, le chemi-neau raconte Dieu. Son œil est plissé et sa voix semble rire. Saurai-je jamais s’il parle sérieusement ou bien s’il vaticine pour éviter la réponse difficile ? Avec les Bourguignons on ne sait jamais. Tant pis.

Je reviens à cette grave question que posent ces automobiles et sur le sort réservé aux pauvres voitures bâchées des messagers, à leurs mules et à eux-mêmes.

— Mais si ces automobiles vous jettent au fossé, monsieur Jean, qu’est-ce que vous deviendrez, vous ?

— Moi ? Eh bien, j’irai aux pissenlits, aux mousserons, aux morilles, aux jaunettes, j’irai aux ételles, j’irai à la pêche dans le barrage, dans le canal, dans la rivière et puis après, j’irai à la pêche dans l’étang du Paradis. Saint Pierre est en train de m’y amorcer un sapré bon endroit pour le brochet, marche ! Pas vrai, Gazette ? On les abandonnera à leur triste sort avec leurs moteurs et leurs faucheuses !

La Gazette est repu, le rouge à ses pommettes et à son nez, et le voilà qui, pour payer son écot, va nous donner les nouvelles. Il suce un à un ses doigts brillants de graisse et commence :

— Le Jeannot Beurchillot vient d’acheter une Cormick ! (il veut dire une faucheuse mécanique McCormick)… Le Bastien d’Es Commes vient d’acheter une Cormick !… Le Treubeudeu de la Maladière vient d’acheter une Cormick !… Le Popaul Mâchuré vient d’acheter une Cormick !… Le « Terrible Chien » des Pâtis vient d’acheter une Cormick…

— Mais qu’est-ce que c’est que cette litanie que tu nous chantes, Gazette ? fait le Jean Lépée.

— Fils, c’est la litanie de la fin ! Le psaume des morts !

— Quelle fin ? Quelle mort ?

— Tu n’as pas compris, beuzenot, que chaque fois qu’un croquant achète une machine Cormick, ça tue dix faucheurs ?

— Ça supprime leur peine, Gazette, mais ça ne les tue pas ; c’est eux qui conduiront la Cormick.

La Gazette lève l’index et le majeur de sa main droite, le pouce sur les deux autres doigts repliés :

— Un seul conduira la Cormick ! mais les neuf autres ? hein ? Qu’est-ce qu’ils feront les neuf autres ? Tu veux que je te le dise ? Ils iront à Dijon, à Paris, esclaves dans les usines ! Et les villages deviendront vides comme des coquilles d’escargots gelés. Le ventre des maisons se crèvera, qu’on ne verra plus que les côtes de leurs chevrons ! Et eux qu’est-ce qu’ils deviendront, là-bas, dans la ville ? Des mendiants de l’industrie, des mécontents-main-tendue, des toujours-la-gueule-ouverte !… Ça a commencé quand on a construit le chemin de fer en 1850, la Montagne, les Arrière-Côtes, le Morvan, le Châtillonnais se sont trouvés tout vidés comme une peau de lapin.

Jean Lépée explique :

— Bah ! c’est que leur pays était peut-être trop pauvre pour nourrir tout le monde ?

Alors la Gazette se dresse debout, lève sa main comme le Christ au tympan de Montceaux-l’Étoile et furieux :

— Trop pauvres ? Trop pauvres nos pays de bonheur ? Si c’est pas malheureux d’entendre ça ! Pauvre, la Bourgogne ? Qu’on pourrait y engraisser toute la France dedans ?

Un cahot de la route le déséquilibre, il retombe sur son sac de grains, et on rit pendant qu’il continue ses prophéties. On monte ainsi les derniers raidillons qui vont nous amener sur le faîte du toit du Monde occidental. Au sommet, c’est la vallée natale qui va s’écarter, à nos pieds, franchement ouverte sur le bleu foncé du Morvan. Cette vallée où l’on est « si bien que dans le chaud d’une fille ». Y venir ainsi tous les trois mois, après un trimestre de collège citadin me la fait voir toute neuve, les choses et les gens. J’ai oublié à quel point ces choses et ces gens sont drus, vigoureux, particuliers, à nuls autres pareils, ni comment ils me ressemblent. Je retrouve même cette façon de s’exprimer qui fait que mes rédactions, mes dissertations sont lues à toute la classe et même, à mon grand étonnement, à toute l’école réunie dans la salle des fêtes pour la proclamation des notes trimestrielles.

Je m’en souviens bien, c’est cette fois-là que le vieux la Gazette, Pape des escargots, s’est levé, et alors que nous traversions la voie romaine au fin dessus de l’Agelot, nous a demandé de le déposer là. Il devait suivre, paraît-il, cette voie romaine, prendre ensuite la piste gauloise qui suit la grande Vouivre et gagner les hauteurs de Sussey-le-Maupas, où se dresse le menhir de Pierre-Pointe. Il avait affaire sur cet itinéraire sacré, paraît-il.

C’est une fois descendu de voiture qu’il s’est appuyé au palonnier et nous a dit, en patois cette fois, je traduis :

— Vous m’avez fait parler de si tellement de choses que j’en ai oublié de vous dire encore ceci : Bientôt y aura un service de « tobus » qui fera Dijon-Saulieu. C’est ta mort, messager !

Et enfin :

— La petite Kiaire est morte hier tantôt ! La poitrine qui l’a emportée !

Il s’est signé, a remonté sa besace d’un coup d’épaule, puis a attaqué le raidillon qui regagne la fameuse voie romaine.

 

 

Jean Lépée ruminait et digérait le « tobus » qui l’assassinait, puis hochant la tête :

— Boh ! le vieux fou raconte tellement de couenneries !

Moi, je pensais à la petite Kiaire qui venait de mourir. Non, cela ne m’étonnait pas ; je savais que l’eau rouillée, les limaces crues, la chaise longue, ça conduisait les grandes filles au cimetière. Je m’attendais à cette nouvelle depuis si longtemps que je n’eus pas le choc que j’imaginais. C’était plutôt comme une grande paix qui m’inondait, la paix dans laquelle j’étais certain que la petite Kiaire baignait maintenant.

 

 

Le lendemain de mon arrivée en vacances, ce fut donc l’enterrement de la petite Kiaire. La mémère Daudiche, qui geignait dans son fauteuil, répétait : « Mais, mon Dieu, pourquoi donc que ce n’est pas moi qu’on enterre aujourd’hui plutôt que cette pauvre petiote ? » ou bien : « C’était mon tour, pas le sien ! Que le Bon Dieu se trompe donc, des fois ! »

Mon grand-père avait emprunté la jument des frères Roux et l’avait attelée au char à banc ; à midi nous partions tous assez en avance pour ne pas faire trotter la jument, elle était vieille et fragile des bronches. Il y avait la montagne à passer. Sur l’autre versant, en redescendant sur la ferme, on vit le groupe des gens en noir dans la cour et les chars à banc alignés dans le chemin et cela nie donna un frisson que je passai en récitant des Je vous salue Marie, à tout hasard. C’était une recette qu’on nous donnait au collège : « Dans les difficultés, réciter au moins trois Je vous salue Marie et les ennuis s’évanouissent. »

On enleva le mors de la jument pour lui permettre de manger tranquillement le picotin de foin que lui apportait l’Ernest. Tout de noir vêtu, le pauvre homme avait les yeux rouges et reniflait sans arrêt. On embrassa tout le monde et lorsqu’on chargea le cercueil sur la charrette et que l’attelage sortit de la ferme, j’eus un grand déchirement dans la poitrine ; c’était la dernière fois que la petite Kiaire passait le petit pont sur le ruisseau.

Le char à banc funèbre tiré par la Volga, l’alezane préférée de Kiaire, allait devant, précédé du prêtre et des trois enfants de chœur. Les gens suivaient à pied. On ne prenait les porteurs qu’à l’entrée du village car il y avait trois kilomètres à faire.

Quand on passa sur le pont de la Serrée, n’y eut-il pas un récri de chien courant dans le versant ? Je regardai mon grand-père, il avait dressé sa grande oreille rouge et ses yeux brillaient. Il me regarda et cligna de l’œil. J’avais compris ; c’était notre Mirette qui, nous voyant partis, avait cassé sa corde, nous avait suivis de loin et s’était mise au bois.

Elle venait de lever, c’était sûr ! Le vieux Tremblot se rapprocha de moi. Je lui murmurai :

— C’est la Mirette.

— Pardi, la charogne, souffla-t-il, elle vient de nous lever un chevreuil, oui !

Tous les hommes du cortège avaient cessé de bavarder, on les voyait les mains au dos, le nez au vent, se jetant entre eux des coups d’œil complices ; tout le monde avait reconnu un chevreuil à la façon dont la chasse se déroulait. Une chasse où les deux bêtes se livraient voluptueusement, prenant chacune la joie qui lui revenait. Il y avait eu un grand départ à toute Vitesse sur la hauteur, suivi d’un silence, puis, d’une longue haleine, un concert bien appuyé d’enthousiasme.

Tout le monde commentait dans sa tête la tactique du chevreuil, moi le tout premier : « Tiens voilà qu’il fait son retour !… Tiens il recoupe la voie ! Il connaît son métier, c’est un vieux mâle, c’est sûr !… Tiens le voilà maintenant qui se forlonge et prend ses distances, on le retrouvera au Gros-Châgné dans un rien de temps ! »

De fait, on sentait que les deux acteurs, le chevreuil et la chienne, dont tout le monde avait reconnu la voix et l’allure, s’efforçaient de faire le spectacle pour nous, gens du cortège ; le chevreuil, surtout, qui vraiment se faisait battre dans un mouchoir, pour le plaisir. Peut-être était-ce en honneur de la petite Kiaire ? Toujours est-il que le voyage funèbre me parut trop court. Par moments, on croyait que la bête de chasse était sortie de la vallée, qu’elle avait changé de versant, mais au tournant suivant on entendait à nouveau la voix de la Mirette répercutée par un écho trompeur, tantôt devant nous, tantôt à gauche, tantôt à droite ; on arriva ainsi au village sans y avoir pris garde.

J’avais remarqué depuis le début un grand et solide garçon, rougeaud de figure qui conduisait la charrette, il sanglotait à faire frémir. Lorsqu’il arrêta l’alezane à la porte du village et que le cercueil fut pris en charge par les porteurs, ses sanglots redoublèrent ; il suivit tout le reste de la cérémonie comme accablé. Quelque chose me choquait en lui. Je détestais son chagrin. A un moment, je n’y tins plus : à une vieille dame que je connaissais, je demandai qui il était ; d’une voix étranglée, elle répondit : « Mais mon pauvre enfant, c’était son fiancé ! »

A partir de ce moment je ne pris plus part à cette cérémonie qui ne m’intéressait plus. Je ne m’occupai plus que d’écouter la belle chanson de Mirette dont la voix de plus en plus ardente nous parvenait jusque dans l’église. Elle domina même la voix du chantre au moment où il entonna In Paradisum. C’était un symbole. Je m’esquivai adroitement et je ne participai pas au repas des obsèques qui, comme de coutume, suivait la cérémonie. Lorsqu’on s’aperçut de mon absence, c’est mon grand-père qui expliqua : « Vous avez bien entendu la chasse, eh ben ! c’est ma Mirette qui avait cassé sa corde et s’était offert un galop aux trousses d’un chevreuil qui ne demandait pas mieux. Alors le petit est parti pour rattraper la chienne. Il va bien la rallier, n’ayez pas peur ! »

Et tout le monde s’était mis à parler de chasse, chacun racontant une histoire de son répertoire, la plus drôle possible, tant pour le plaisir de raconter que pour changer les idées à la pauvre famille en deuil. Mon grand-père n’était pas le dernier, il savait qu’on l’invitait aux repas d’enterrement parce qu’il était capable de vous faire rire un régiment de veuves en viduité.

Moi, j’étais en effet aux trousses de notre Mirette, mes beaux souliers noirs étaient couverts de boue et mous comme des serpillières, mais je ne m’en souciais guère et je passais ma rage à crier : « Mirette ! Mirette ! Tia ! » Je m’arrêtais, pour écouter, puis je repartais. Le chevreuil nous emmena ainsi fort loin, jusque dans les bois de Jaugey. Je sortais là de mes zones habituelles. Depuis belle heurette je ne voyais plus ni les rochers ni les ravins familiers ; certes, je faisais mes brisées pour retrouver mon chemin au retour, mais la passion de la poursuite et la beauté de la voix de Mirette me tiraient en avant à travers le taillis comme un chien tire un aveugle, tant et si bien que lorsque Mirette se tut, ayant perdu la voie du chevreuil probablement, je compris que j’étais égaré, car toute ardeur retombée, je ne reconnaissais plus rien autour de moi.

Je n’avais plus qu’à me fier à ma chienne. Elle rallia, langue pendante, pattes sanglantes, et me vint lécher la main, l’œil battu par ses heures d’orgasme cynégétique. Je lui laissai prendre la tête, pensant qu’elle s’orienterait mieux que moi, mais ouiche ! elle aussi tournait en rond dans le bois qui s’assombrissait, le soir venant.

Enfin, trouvant un petit ruisseau, nous le suivîmes, elle, pataugeant dans l’eau glacée pour tirer la fièvre de ses pattes, et moi, sachant très bien que l’eau coule vers le bas, donc vers la vallée et les maisons.

Une demi-heure plus tard (on n’avançait pas vite dans le gaulis serré) je crus rêver : nous débouchions dans une petite combe profonde où la forêt dévorait et digérait lentement un hameau de pierres grises ; certains toits étaient effondrés et même de jeunes frênes s’élançaient de l’intérieur de plusieurs maisons éventrées, d’autres étaient encore intactes ou presque, quoique moussues et couvertes de petites joubarbes rouges. Une espèce de sentier nous prit et nous conduisit près d’un lavoir brisé où coulait l’eau d’une source captée entre deux roches, elle remplissait un petit lavoir et, au-delà, elle se perdait dans le cresson, le baume de rivière et la menthe, et divaguait dans un verger mangé de ronces, d’épines noires et d’herbes plates.

Face à la vallée perdue, les quelques maisons ouvraient l’œil mort de leurs fenêtres. Un beau silence recouvrait tout ça, De temps en temps, le grand cri féroce d’un couple de circaètes qui planaient très haut dans le ciel. A côté d’un seuil, un banc de pierre où l’on voyait des coquilles de noix brisées. Sur un perron s’ouvrait une porte béante.

Je n’avais jamais vu ces maisons qui dormaient sous un édredon de ronces et de troènes au milieu des bois, sur le bon versant d’une combe mystérieuse, et même, je n’en avais jamais entendu parler. C’était la Belle au Bois dormant, j’en étais le Prince charmant. Je m’aventurai dans une ruelle, entre deux murets éboulés, et j’entrai dans la première maison. Je n’eus pas grand-peine, car elle n’avait plus de porte. Mirette s’était mise à grogner. Les dalles de la grande salle étaient couvertes de gravats et, sur une table, des loirs dévoraient un chapelet d’oignons secs ; une chaise bancale veillait au coin de la cheminée où les cendres étaient encore tièdes sous une marmite noire.

J’appelai. Personne ne répondit. Pourtant je sentais une présence humaine. Dans un réduit se trouvait tout un tas de petites bûchettes d’aulne, bien sèches, grosses comme des petits crayons, et tout à côté une de ces longues serpes dont quelques fendeurs de merrains se servaient encore à cette époque. Il était tard.

Par peur d’être surpris par la nuit dans les bois, je n’allai pas plus loin, bien que je sentisse parfaitement comme un regard qui suivait chacun de mes pas et surveillait le moindre de mes gestes.

Mirette s’était orientée. Elle partit à fond de train aussitôt que je le lui demandai et je la suivis au pas de gymnastique ; un peu plus loin je ne pus m’empêcher de me retourner pour voir encore ce petit hameau mort, au centre de sa combe, au meilleur endroit de l’adret. Parmi les immensités forestières, le bruissement de la source montait jusqu’à nous. Les maisons recevaient encore le dernier rayon de soleil alors que tout le reste de la vallée était déjà dans l’ombre, preuve que ceux qui les avaient construites connaissaient bigrement bien leur affaire. Les murs étaient beaux comme ceux d’une cathédrale avec des équarries verticales et d’un seul jet.

Je me souviens bien avoir pensé « ça sent le moine ! », puis m’adressant à ma chienne qui se léchait les pattes : « Tu vois, Mirette, rappelles-toi bien de ça, c’est ici que je viendrai finir mes jours ! » Oui, je me souviendrai toute ma vie de cette phrase-là. Mirette battit de la queue, vint me renifler la braguette et, d’une traite, m’emmena jusqu’à la ferme où les chars à banc, un à un, s’en allaient.

J’ai retrouvé les miens, les hommes solidement à table, à boire un gamay raide comme la justice, les femmes debout autour de la bassine à échauder, essuyant une bonne centaine d’assiettes, car tout le monde avait mangé le pot-au-feu et l’omelette au lard.

Je fus soulagé lorsque je vis que le grand garçon rougeaud n’était plus là et j’entrai avec Mirette. La conversation roulait justement sur les chiens. Elle cessa et nous fûmes accueillis par des cris. Je dus raconter la fin de chasse, puis notre retour, mais je ne parlai pas de ma trouvaille, ce hameau abandonné dans la plus belle des combes de toute la Bourgogne chevelue. Je voulais le conserver pour moi tout seul. Oui, pour moi tout seul.

Ce n’est qu’au retour dans la voiture alors que nos femmes récitaient leur chapelet en l’entrecoupant de réflexions personnelles sur le chapeau de la Sidonie ou la robe de la Marie, que m’étant installé sur le siège du cocher, à côté du Vieux, je lui fis le récit de mon aventure. Il m’écouta, puis avec une tape terrible sur ma cuisse s’écria :

— Mais t’es tout simplement tombé sur la Combraimbeû ! Ton hameau, c’est tout bonnement la Peuriotte, mon garçon, et le gars qui croquait des noix sur le banc et qui fendait des allemottes, c’était le père Baptiste ! Heureux qu’il ne t’ait pas reçu à coups de gouge ou à coup de cognée. Il est malin, il est peût comme un quartenier ! il a mieux fait de s’aller cacher !

Alors j’appris que la Peuriotte était une de ces nombreuses granges que les moines cisterciens aux Xe et XIe siècles avaient piquées aux meilleurs endroits près d’une bonne source et qui leur avaient servi de centres de défrichage de la forêt gauloise.

— Je savais bien que ça sentait le moine par là ! m’écriai-je, tout flambard.

— Haha ! Ça se sent au nez ! On les sent de loin les moines blancs ! ricana le Vieux, qui continua son commentaire. Pleure pas mon garçon, là où ils mettaient le pied ceux-là, c’était le bon coin, la bonne exposition solaire, la terre profonde, l’eau claire et permanente, bois et pierres à portée de main, et tout ça à l’écart des grands passages, car sur les grands chemins passent plus de pillards que de chrétiens !

— Mais, si c’était si bon, pourquoi tout cela est-il retourné à la ronce ? demandai-je.

Le Vieux ravala sa salive et rassembla ses souvenirs.

— Boh ! c’est toute une histoire. Ces fermes-là, qu’on appelait les Granges, ont été de sacrées bonnes fermes jusqu’en 1870. Il y avait du monde à la Peuriote ! Moi qui te parle, j’y ai vu cinq feux ! On y montait encore faire les graissages pendant mon apprentissage et il en fallait des harnais là-haut ! Sept chevaux de file pour labourer ! Mais aussi fallait voir les gaillards qui vivaient là ! Quand ils descendaient dans la vallée pour les fêtes, ils faisaient la loi !… Et puis voilà qu’on a construit le chemin de fer du côté de Blaisy, puis du côté d’Epinac. Il fallait des terrassiers, des rouliers, des chevaux pour les charrois de pierres et de matériel ; les jeunes sont allés se louer et ils ne sont pas revenus : c’est plus facile de descendre que de monter ! Ils ont suivi les chantiers jusqu’à Dijon, Chalon, Mâcon ou à Tonnerre et Paris. Ils ont été pris par la ville, le chemin de fer, l’industrie, les grands ateliers, les administrations, les bureaux qui s’installaient autour des gares. Ils y ont pris femme, des étrangères, des filles de la plaine, qui les ont châtrés et on ne les a jamais revus. Les vieux sont restés, mais à leur mort tout est mort avec eux, mais le vieux Baptiste Catet, un qu’est revenu tout seul, n’a jamais accepté d’être commandé par un contremaître ou par une femme et de mettre son cul sur une chaise. Il vit là-haut comme un sanglier, il s’amuse encore à fabriquer des allemottes.

— Des allemottes ?

— Oui, des allumettes ! Et des fameuses ! Elles prennent du premier coup, celles-là, marche ! C’est comme celles de la Poloche ! C’est autre chose que celles de la Régie !…

Le soir, avant de m’endormir, j’ai repensé à tout ça, et les phrases de la Gazette s’animèrent : « Tu veux que je te dise ? Ils iront à Dijon, à Paris, esclaves dans les usines, et les villages deviendront vides comme des coquilles d’escargots gelés, et le ventre des maisons se crèvera, qu’on ne verra plus que les os de leurs côtes ! »

J’avais eu sous les yeux le tableau dépeint par la Gazette et je comprenais maintenant la phrase de notre professeur de géographie : « Ces régions de la montagne bourguignonne vidées de leurs hommes et que l’on appelle " le désert français " ! » Alors j’ai décidé que lorsqu’on me demanderait de quelle région j’étais originaire, je répondrais fièrement : « Du désert français. »

J’avais doublement perdu cette raison de vivre qui s’appelait la petite Kiaire. Je venais d’en retrouver une autre, deux fois plus exigeante, qui avait nom : Peuriote.

 

 

 

En arrivant en vacances, je retrouvais l’atelier de sellerie, la belle odeur de cuir frais, celle de la sueur de cheval qui imprégnait les croupières et les colliers en réparation, celle aussi de la poix, dont je vous ai donné la recette par pure gourmandise. Rien que des odeurs vivantes. Je retrouvais surtout la filasse brute qui m’attendait, il n’y avait plus de ligneul, le Vieux disait : « Je ne sais vains dieux pas comment ça se fait, je suis en retard de ligneul ! Au travail, petiot ! »

En vérité bien d’autres choses étaient en retard et je savais bien pourquoi. Le Vieux entreprenait trop de choses. Pensez, il cultivait son champ, faisait le foin de la vache, ses deux jardins, coupait ses vingt stères d’affouage dans les bois communaux, entretenait sept petits vergers, dont deux qu’il tenait de sa famille, situés en haut de Châteauneuf, à six kilomètres du village, avec sa petite vigne qu’il faisait tout seul, à la pioche. Je n’ai pas encore parlé de son rucher, une vingtaine de ruches en paille, des cabotins anciens qu’il rêvait de transformer en ruches en bois de type Dadant. Tout cela en plus de son métier de bourrellerie, de la chasse et de son élevage de chiens. C’était les femmes, ma mère, mes deux arrière-grand-mères et ma grand-mère qui s’occupaient du reste, car ce n’était pas tout : la basse-cour, les lapins, le cochon et la vache, c’était pour elles.

Après moisson, nous glanions avec acharnement, ramassant épis après épis, pour les volailles. En définitive, qu’achetait-on ? Cinq livres de plat de côtes ou de rondin par semaine, pour le pot-au-feu et chaque mois un litre de caillette pour emprésurer dix litres de lait par jour, car notre vache, une montbéliarde, nous donnait en moyenne vingt à vingt-trois litres quotidiens. On faisait des fromages gras, de gros fromages qui mûrissaient dans le cellier et qu’on lavait à l’eau salée tous les soirs ; ils devenaient roses et mauves sur leur feuille de platane étalée. Le petit lait servait à faire la pâtée du cochon et à me désaltérer en été.

Nous mangions au moins un fromage de quatre livres dans le journée, soit frais, soit passé, c’est-à-dire mûri à cœur et couvert d’une peau rougeâtre qui se ridait à la surface et dont les grand-mères conduisaient la fermentation en le lavant à l’eau plus ou moins salée ou bien la ralentissaient en temps voulu avec des ablutions d’eau-de-vie.

Enfin, dès mon arrivée, je retrouvais la crème. Je n’avais pas encore quitté mes affreux souliers et mis mes chers sabots que déjà l’on me coupait une grande tartine de pain, on en bouchait les trous avec des tampons de mie et on l’enduisait d’une couche d’un bon centimètre d’une crème, épaisse comme une pâte de chou, un peu de poivre, une pincée de sel, parfois une gousse d’ail émincée pour tuer les vers. « Et voilà ta collation, gamin, ça va te changer du collège ! »

De fait, ça me changeait tellement de cette bonne cuisine diététique sans beurre ni graisse du collège, que la nuit même de mon arrivée, je commençais une indigestion magistrale qu’on appelait « embarras » et que ma mémère Nannette faisait passer en m’administrant une cuillerée de farine de blé délayée dans un demi-verre d’eau. Le remède est tellement efficace que j’en donne ici la formule, c’est un service à rendre à l’humanité ; j’en demande pardon à ce « Corps médical » que les recettes de la mémère Nannette mettraient sur la paille si je les publiais toutes.

Cette épreuve passée, le foie ainsi mis en garde, on revenait à la crème. La crème partout, dans toutes les soupes, même dans la potée, dans les légumes, les épinards, les carottes, les faviauds49, même les pommes de terre frites avec un petit filet de vinaigre et une petite chiée de persil. Essayez et vous m’en direz des nouvelles ! Comme le répétaient souvent mes deux grands-pères en chœur, en parlant de leur temps :

— Ah ! coquin ! C’était pas la noce tous les jours ! On avait plus de crème, de lard et de poulet que de bouilli !

Le bouilli c’était le pot-au-feu. C’était le grand luxe, parce que très rare puisqu’il fallait l’acheter chez le boucher. Souvent, quand on louait un commis et qu’on convenait du prix, il y mettait une condition rédhibitoire : pas plus de quatre jours de lard et de volaille par semaine. Combien d’Auxois ont quitté la terre et gagné la ville, chassés par le régime lard, volaille, crème ? Les statistiques ne le diront jamais.

Pour moi, c’était une clause que je ne pouvais imposer à mes femmes qui m’eussent traité d’ingrat. Alors, toujours bon petit, soucieux de ne pas faire de peine à ses bons parents, j’ingurgitais lard, volaille et crème. De la crème dans toutes les sauces, même et surtout dans les civets, mais aussi dans les matelotes, les meurettes, les pochouses. De la crème dans les carpes au four, dans les œufs à la poêle, dans les œufs durs aux épinards, dans les champignons, tous ces plats appelés plats maigres et réservés aux jours de noire pénitence. De la crème dans la volaille, de la crème pour déglacer le jus des rares grillades, de la crème dans les fromages, même les fromages gras frais, pourtant fabriqués avec du lait non écrémé, du lait « à 60 % de matière grasse », comme disent maintenant les technocrates. De la crème dans la salade où elle remplaçait l’huile, de la crème dans la pâte à brioche ! Que voulez-vous, en Auxois, ils étaient trop pauvres pour acheter de l’huile et donc obligés de se débrouiller avec les moyens du bord, ingénieux qu’ils étaient et accoutumés, comme disaient les mémères, « ai tôt fare d’avou ren », à tout faire avec rien ! Il faut dire qu’une fois que l’estomac et le foie avaient repris leurs bonnes habitudes, au bout de trois ou quatre jours, tout ça passait très bien, surtout qu’en même temps je reprenais les travaux d’honnête homme.

Quand j’arrivais en juillet, c’était les piochages de pommes de terre et de betteraves, souvent même le fauchage du foin et la fenaison qui n’étaient pas terminés. On avait beau prendre un journalier comme le Denis Cornu ou l’Emile Laurent, le Vieux avait pris du retard en mai, et mai c’est le mois où la terre attend le jardinier comme une enfant de Marie attend l’époux : il faut s’en occuper et ne pas se contenter de lui en promettre.

Ensuite, la récolte du miel me tombait dessus comme gabelou en cave, et croyez-moi, on y prend de bonnes suées, aux ruches, dans les vergers bien exposés au plein soleil, aux calendes ou aux ides d’août, avec le masque sur la figure ! Et, pourtant, en même temps ; il fallait rendre les journées de cheval et de voiture que les frères Roux nous avaient avancées. Ce sont là des dettes qu’il ne faut pas laisser traîner sous peine de perdre réputation.

Aux vacances de Noël, c’était autre chose : le bûcheronnage. A celles de Pâques, les bêchages, les débardages de bois avec trois juments de file dans les fondrières de la montagne, et, en tout temps, deux heures de scie par jour pour débiter, dans le bûcher, le bois pour la journée. Voilà des exercices qui vous remettent bravement la bile en place et vous font le foie complaisant.

Et tout ça ne nous empêchait pas chaque jeudi de trouver trois heures pour aller au lac chercher la carpe ou le brochet avec mes deux grands-pères. Mes deux compagnons, diablement bien accompagnonnés, posaient la pioche ensemble et disaient : « Et maintenant on va aller se reposer un peu. » Nous avions un barquot, une espèce de ponton plat, lourd comme un cuirassé de ligne, avec une plate-forme à l’avant pour lancer l’épervier ; le travail consistait à tremper la cuillère, de grosses cuillères qu’on taillait dans le cuivre de certaines douilles d’obus de la guerre de 1914 rapportées dans les musettes, et que l’on galbait au petit marteau, aux veillées.

On faisait trois fois le tour du lac en traînant nos deux cuillères montées sur fil d’acier au bout de trente mètres de cordonnet. Comme le lac faisait ses cinq kilomètres de tour, sur une dizaine de kilomètres je traînais donc, à l’aviron, mon cuirassé et mes deux grands-pères. C’était ça le repos en question. C’est là que j’ai pris les pectoraux, les deltoïdes et les dentelés qui ont, paraît-il, séduit ma femme, un peu plus tard.

Lorsqu’on avait en bourriche les poissons nécessaires pour assurer le maigre du vendredi, on revenait amarrer le barquot dans les roseaux et on rentrait. Ce n’était pas une partie de plaisir, mais une tâche hebdomadaire.

Pour la carpe on ne se donnait pas tant de peine, on posait cinq ou six lignes de fond appâtées à la pomme de terre ou au ver, sur un coup amorcé d’une poignée de graines de chanvre, le chènevis, ce haschich du poisson, ce stupéfiant des cyprins.

Il suffisait de venir à l’aube le vendredi matin pour enlever les engins et prendre les bêtes en charge, souvent des carpes de douze ou quinze livres qu’on farcissait à l’oseille et au lard et qu’on laissait dorer au four avec un petit hachis d’échalote, en les noyant de crème, bien sûr, au moment de servir :

 

Crème et oseille font sauce sans pareille.

Crème et échalote font truite d’une âzerote50.

 

Ah ! ces vendredis de pénitence j’en ai encore l’eau qui me remonte au gosier. J’en avais même quelques remords, car enfin, n’était-ce pas hypocrisie que de prétendre marquer la mort du Christ en faisant les deux meilleurs repas de la semaine, sous couleur de mortification ?

Mais j’étais seul à voir ainsi les choses. Quand je faisais cette réflexion, on me répondait :

— Quoi que tu vas chercher là ? Le Bon Dieu veut qu’on fasse maigre, eh ben, on fait maigre et voilà tout.

— Vous êtes bien sûres que la crème est maigre ?

— Pardi, s’écriaient les grand-mères en levant les bras au ciel, si la crème n’était pas maigre, alors…

Elles voulaient probablement dire : « Si l’Église avait condamné la crème, jamais le christianisme n’aurait pu s’implanter si solidement en Gaule, surtout chez les Mandubiens de l’Auxois. »

Il m’était arrivé de poser la question au curé, l’abbé Boiteux, c’était un saint homme qui s’imposait des mortifications extraordinaires comme de manger son brouet sans fourchette et sans cuillère, à même l’écuelle comme les pourceaux. Quand je lui avais posé la question, il avait réfléchi un instant, puis m’avait dit : « Mon Dieu ! La crème est un condiment indispensable, on peut donc l’utiliser sans pécher. » Il faut dire que le curé Boiteux était lui-même mandubien de la tribu des Insubriens, puisque né à Verrey-sous-Drée à vingt kilomètres au nord-est de chez nous.

Il ajoutait pourtant, l’air contrit d’avoir à parler si durement…

«… Toutefois, si l’on prend vraiment plus de plaisir à consommer un plat avec crème que le même plat sans crème, je crois qu’il doit être agréable à Dieu que nous nous contentions du second. »

Ne pas pécher, premier échelon. Être agréable à Dieu, échelon supérieur dans la poursuite du salut, et gage d’un fauteuil rembourré à la droite du Père. C’est ainsi qu’on aurait pu formuler notre christianisme bourguignon…

 

 

Et puis, enfin, en revenant en vacances, je retrouvais aussi le gibier. Non pas la chasse puisque malencontreusement les autorités avaient fixé les vacances scolaires pendant les mois de fermeture de la chasse, sauf celles de Noël, mais la vie du sauvage dans les bois et les friches ; je pouvais aller l’y surprendre et la renifler et je ne m’en privais pas. Par les camarades retrouvés, qui, eux, n’avaient pas perdu le contact, j’étais vite mis au courant des allées et venues des sangliers migrants et des sédentaires. Ce qui m’intéressait le plus, c’étaient les seconds, ceux qui s’étaient installés chez nous, notamment les laies, celles qui avaient mis bas dans nos bois et qui y promenaient leurs marcassins ; celles-là on les connaissait comme la truie de maître Jeannot et on ne manquait pas d’aller leur rendre visite, aussitôt qu’on trouvait une heure entre le chargement d’un chariot de foin et le sciage du bois. On filait là où elle avait ses aîtres ; on la voyait rarement par corps, mais on avait toujours le plaisir de compter les petites pinces des marcassins gravées dans la boue des mouilles, de caresser de la main les « frâchis », c’est-à-dire les branches et les mousses froissées des bauges encore chaudes, et cela vous redonnait du cœur.

Pour en avoir aperçu une par deux fois, je l’avais appelée Mélanie ; les copains avaient trouvé cela très drôle, car c’était le nom d’une fille de ferme, Marie-couche-toi-là-cœur-sur-la-main. Moi, je l’avais baptisée Mélanie à cause de sa couleur : elle était noire comme du charbon. Comme on voit j’étais déjà bien gâté par cette culture greco-latine qui me séparait de mon clan.

Mais revenons aux marcassins : on les sentait quelquefois au nez et, au comble de l’émotion, on entendait la mère ragogner après ses petits comme pour leur dire : « Allons, allons les enfants, ne vous écartez pas, je vous interdis de traîner par là, ça sent l’homme. » On supputait leur nombre, leur âge, leur sexe, on calculait le moment où ils quitteraient la livrée rayée pour devenir des « noirs », des ragots, donc des bêtes de compagnie, donc des bêtes de chasse dignes d’intérêt et l’on revenait à l’amble, ce pas trotté qui nous faisait couvrir sans effort deux lieues gauloises en une demi-heure comme les bagades51 de Sacrovir.

Il ne nous échappait pas qu’à côté de ces sédentaires passait un grand nombre de migrants ; la bête de compagnie est un grand voyageur, sautant en une nuit de forêt d’Othe en Arrière-Côte. Un peu avant l’aube, ils choisissent, pour faire étape, un bon champ de pommes de terre, s’y arrêtent, vous retournent une centaine de pieds de treuffes et ensuite se trouvent une remise au plus fort des prunelliers pour y digérer et dormir pendant le jour.

C’est ainsi que le grangier de la montagne en se levant à la petite aube pour aller épancher sa première vessie, s’aperçoit que toute une ouvrée de sa culture est retournée, là-haut, en bordure du bois. Ce sont cent kilos de treuffes qu’il n’aura pas besoin d’ensacher, le malheureux ! Alors, de fureur, la nuit suivante, il décroche le fusil, il va se placer dans un creux de vieux chêne où il attendra l’arrivée des peutes bêtes. C’est ce qu’on appelle l’« affût » et c’est ce qui explique que, dans la nuit, on entend quelquefois un coup de fusil souvent redoublé, qui se répercute dans les combes forestières à l’infini. C’est tout simplement un croquant qui défend son bien les armes à la main.

Tout cela qui occupait mes pensées pendant les heures de mathématiques m’avait donné l’idée d’affûter moi-même. Et pourquoi pas ? Il me suffisait de repérer l’endroit, de choisir une nuit de lune montante ou de pleine lune et de m’aller poster au bon endroit au bon moment.

 

C’est ainsi qu’ayant combiné mon coup, je décidai de passer à l’action sans en parler à personne.

Un beau soir d’août, en cachette, je sortis le fusil de mon père de l’armoire où il dormait dans un linceul de chiffons gras. Je me préparai cinq cartouches de neuf grains que je cachai sous mon lit et, ne sachant trop comment m’organiser, je me levai avec la lune et gagnai dès avant minuit l’affût de mon choix. C’était à l’orée d’une clairière où s’alignaient côte à côte deux champs de treuffes et un d’avoine déjà bellement grainée. J’avais avisé un gros genévrier noir, creux comme un beignet, je m’y installai et je me mis à compter les heures qui sonnaient aux clochers du pays d’Arnay, les vents étant à l’ouest.

J’en comptai quatre sans que rien ne se fût passé, je commençais à m’engourdir tout à fait, lorsqu’à trois heures et demie, j’entendis, à la corne du bois, le grognement attendu, puis le bruit si beau des branches frôlées, des feuilles froissées dans le gris de l’après-aube. Cré vains dieux ! J’étais tellement bandé que mon fusil remonta tout seul à mon épaule, je vis alors une tache noire énorme qui entrait dans le champ et, autour d’elle, des petits frémissements de l’avoine qui signalaient la présence d’autres animaux plus petits. C’était Mélanie ! Mélanie et ses sept nourrissons. J’eus un moment de dépit car il était bien certain que je ne pouvais pas tirer, on ne tue pas une laie suivie, mais pour autant je ne perdis pas ma nuit d’attente car je vis comment une harde de sangliers peut saccager une culture. D’abord Mélanie, de cinq ou six mouvements de hure, retourna dix pieds de pommes de terre et j’entendis les treuffes craquer sous sa dent. Comme une mère poule, elle appelait ses petits, crachait les pommes de terre déjà mâchées, que les marcassins venaient grignoter, puis elle les entraîna dans l’avoine.

Elle était à trente mètres de moi à peine et je la vis donner son enseignement : elle prenait dans sa gueule une poignée de plusieurs épis d’avoine, fermait le bec, et comme on égrène un épi de plantin, elle tirait la touffe en travers et le grain lui restait dans le groin. Elle le croquait alors avec un « gnon gnon gnon » de plaisir, leur disant ainsi : « Gamins, voilà comme on mange l’avoine, rien que le grain qui se prend dans les dents et vous reste dans la bouche ! C’est bon ! gamins, essayez ! » et ils essayaient les bougres en poussant des petits cris de plaisir.

Avouez que tout cela valait bien de se constiper de la détente. Je me maîtrisai donc et ne tirai point ; j’en eus plus de bénéfice que d’avoir cédé à la tentation, car je gagnai de ce prodigieux acte de volonté la volupté de m’être dominé. Une découverte précieuse et la certitude de pouvoir désormais m’imposer n’importe quel sacrifice et, en conséquence, un vif sentiment de confiance et d’admiration pour moi-même, ce qui est, ma foi, bien agréable et bien roboratif. Bref, j’étais devenu un homme ! Merci Mélanie !

 

 

 

Ce retour trimestriel au pays rythmait la formation de mon caractère commencé dès le ventre de ma mère, au creuset de la race, continué dans le berceau d’où j’avais vu vivre une maison, une vraie maison d’homme, sorte de placenta agrandi et perfectionné qui me protégeait longuement contre les entreprises du Peût. Une maison où je baignais encore dans les humeurs féminines puisqu’elle était pleine de ces femmes dont petit à petit je me séparais pour me rapprocher du mâle qui, maintenant, me subjuguait.

Au lieu d’aller à l’herbe aux lapins et à la cueillette des simples avec les Nannette et les Daudiche, c’étaient les gros travaux. Au lieu de la petite faucille, c’étaient la serpe, la cognée et la pioche des hommes, car si les cultivateurs s’équipaient petit à petit d’engins mécaniques comme la terrible faucheuse, la moissonneuse, et même la moissonneuse-lieuse, qui vous liait les gerbes d’une ficelle solidement nouée, nous autres, artisans, tout petits possédants terriens, nous travaillions encore avec les vieux outils, la superficie de notre avoir foncier, cinq ou sept hectares, n’aurait pas justifié l’achat de ces engins, pas plus que les dimensions de nos lopins n’en eussent même permis l’utilisation. C’était donc encore pour couper l’herbe : la faux ; pour les céréales : la faux à versoir et même encore la grande faucille ; pour gratter la terre : bêche, bigot, saclot, vesou (que je pourrais aussi écrire « besou », car le mot, celtique, se prononce avec un B qui est bien près du V, comme on sait).

Ainsi, pendant que les mémères, faucille en main droite et mitaine en main gauche, s’en allaient couper le séneçon, la chicorée, le panais ou les orties des canards, le long des sentiers, nous, les hommes, allions à la feuille. « Faire de la feuille », c’était récolter le branchage des frênes, et parfois des chênes et des peupliers, en vert, au moment où les feuilles étaient en plein épanouissement, à la mi-août, à en faire de gros fagots que l’on rentrait bien vite dans les hangars à l’abri du soleil ; elles y sécheraient à l’ombre, sans devenir cassantes, et serviraient de nourriture pour les bêtes, ruminants et rongeurs ; pendant tout l’hiver.

C’était disait-on le fourrage du pauvre, la luzerne des pedzouilles, de ceux qui n’avaient pas assez d’herbage pour y faire leurs provisions de foin ou de légumineuses. Mais c’était aussi bien autre chose, car, je le redis, la feuille de frêne ainsi que son écorce, que les lapins, les moutons, les chèvres et même les vaches mangeaient jusqu’à l’aubier, ont des propriétés si mirifiques que l’on en conservait pour en faire tisanes et boissons, sirop et macération vineuse pour les hommes.

On faisait ainsi deux cents, trois cents, quatre cents fagots de feuilles qui, liés de deux mancennes, s’empilaient bien vite à l’ombre, dans la partie la plus aérée des hangars. Il fallait que la feuille ne fût ni jaune ni brune, mais encore verte. Déshydratée, pas brûlée. L’hiver, on jetait un fagot par jour dans le clapier, un ou deux aux brebis. On en retirait le lendemain un faisceau de branches rongées jusqu’au cœur, blanches comme squelette, qui servaient encore à allumer le feu. Il y avait beau temps que nos pères avaient découvert que si rien ne se crée, rien ne se perd, marche !

Les vieux faisaient donc les fagots qu’on emmenait à l’ombre sans tarder. Moi, perché sur les arbres de nos pâtures, je passais le plus clair de mon été à les tondre ras comme Titus.

Je découvrais, de là-haut, la vallée, et dans le ciel ou dans le branchage, bien des sujets d’étonnement et d’admiration.

Je dominais toute la région et mon raisonnement en prenait de l’ampleur. Je ne pouvais qu’admirer, par exemple, cette économie rigoureuse qui permettait à mes vieux de tirer de la nature toutes ces richesses.

Pour un peu, ils eussent rasé les œufs. Chaque fleur, chaque rameau, chaque racine, chaque écorce avait de la valeur. Ils savaient très bien que les plus belles feuilles de frêne devaient être prélevées pour les femmes, pour rejoindre dans le placard aux herbes, celles de la menthe, de la pariétaire, du sorbier, du sureau, du troène, du liseron, du peuplier aussi et du colchique.

Mais pourquoi les énumérer puisque toutes celles qui nous entouraient avaient leur vertu ? Je ne parlerai que des pousses de cassis recueillies au moment de la taille, et des feuilles récoltées à tout instant et qui notamment mêlées au frêne donnaient une boisson délicieuse qui, pour être magique, ne demandait que d’être additionnée d’une pincée d’ulmaire, cette reine-des-prés, impératrice de nos armoires, et d’un peu de sucre. On pouvait la boire chaude et sucrée, mais surtout bien fraîche au plus chaud des moissons.

Voilà ce que je retrouvais, tous les trois mois en arrivant au village. Après absence, retrouver son terroir et sa race, c’est se retrouver soi-même et comprendre avec émerveillement de quelle façon on est particulier. Et ça vous renforce solidement dans vos singularités dont on voit naître, très loin, les plus profondes racines.

Ce qui m’a le plus frappé dans ces singularités, c’était celle qui consistait à ne se plaindre jamais, à aborder l’adversité et le malheur, car nous les connaissions aussi, sans avoir l’air tellement d’y croire. Je sais que lorsqu’on veut dépeindre les temps « sous-déve-loppés » comme on dit maintenant, il est de bon ton de sortir un gros tas de couleur noire sur sa palette et d’avoir le mouchoir à portée de la main, surtout si on se propose de représenter la vie à la campagne. Bien que Zola fût interdit au collège et figurât en caractères gras au catalogue de la Censure ecclésiastique, j’avais pourtant lu Germinal et La Terre et j’avais abordé à mon grand étonnement des mondes inconnus où se mouvaient des êtres étrangement accablés. J’avais aussi lu Jacou le Croquant d’Eugène Leroy et quelques autres ouvrages que les professeurs classaient dans l’« école réaliste », « paupériste » ou « misérabiliste » et qui, malheurëusement, servent de référence aux jeunes gens d’aujourd’hui quand ils veulent se faire une idée de la vie à la campagne au temps de la civilisation lente.

Peut-être comptiez-vous que, pour que mon témoignage soit pris au sérieux, j’allais moi aussi vous montrer les croquants de ma jeunesse ployant sous le faix de la ramée, en serrant les poings et reniflant tristement leur, morve au fond de leur cheminée enfumée ? Eh bien, camarades, vous en serez frustrés, je ne vous le montrerai pas car je ne l’ai jamais vu moi-même. Aucun de mes ancêtres, et Dieu sait si j’en avais autour de moi vous le savez, ne m’a jamais parlé de cela. Certes tous ces gens grattaient la terre, le bois, le fer avec des outils qui semblent bien lourds et bien rudes aux mains des informaticiens et des psychosociologues d’aujourd’hui. Ils mangeaient du lard salé, veillaient à la lueur d’un misérable feu de bûches, chaussaient de vulgaires sabots de bois bourrés de paille, le plus souvent sans chaussettes, mais puis-je gentiment vous affirmer que manier l’outil est une joie, que le sabot est la meilleure, la plus saine et la plus pratique des chaussures, que le pied nu y est plus à l’aise que dans une chaussure fermée, que la sieste du médio dans la paille de la grange vaut largement la sirène de la reprise du service de l’usine modèle et que la veillée au fond de la cheminée fut un des grands moments de ma vie. Et que tout ça réuni, que j’ai connu, constitue un mode de vie que l’ilote des grands ateliers, des usines et des bureaux modernes a bien raison de nous envier maintenant.

Alors, trêve de plaisanterie ! Soyons sérieux ! J’aurais certainement une page très émouvante et très appréciée, si je pleurnichais en vous racontant comment l’écolier que je fus fit tous ses devoirs à la lueur d’une bougie ou, au mieux, d’une lampe Pigeon, ce qui est vrai, qu’il dut, l’hiver, casser la glace pour faire sa toilette dans trois litres d’eau, que le pot de chambre, lui-même, était gelé dans la table de nuit, qu’après avoir appris les leçons, il devait écaler les noix, dégermer les pommes de terre, fendre du bois, brouetter le fumier. Mais, franchement, j’aurais belle mine ! Car sont-ce là des misères, je vous le demande ? Un bourguignon salé a-t-il jamais considéré cela comme des vicissitudes de la vie. Il est possible qu’ailleurs, chez des tribus moins clairvoyantes et à coup sûr un peu dégénérées, tout cela soit dommage et cause d’amertume et de griefs, mais pas chez nous, que je sache ! Surtout pas pour les vieilles générations qui avaient bien trop belle envie de vivre heureuses et satisfaites, quoi qu’il puisse arriver.

Bref ! je dis cela par avance pour répondre aux jamais-contents qui ne manqueront pas de dire que, parlant du temps d’avant l’électricité, j’ai poussé complaisamment le tableau au rose.

Il y avait certes dans notre village une famille nécessiteuse, c’est ainsi qu’on la qualifiait. L’homme était manœuvre, faucheur, piocheur, bêcheur, bûcheron, scieur de bois à la petite journée. Il partait le matin avec sa bâche à pommes de terre vide, qui était tout à la fois son imperméable, sa veste, son pardessus et son sac à provisions. Il la portait, pliée en coussin sur 1 épaule gauche, pour y poser le manche de l’outil. Pleuvait-il ? Il dépliait son sac, et rentrait un des coins pour y loger sa tête. On aurait cru voir un moine avec sa capuche et sa coule, couleur de terre. Le soir lorsqu’il rentrait, le capuchon était plein d’herbe à lapins, de fruits sauvages ou de légumes glanés par-ci, par-là.

Lorsqu’il ne trouvait plus de travail chez les particuliers, il était toujours sûr d’en trouver au château, à gratter les allées. Il fauchait les grandes pelouses, car c’était un chevalier du dard, comme on disait : un maître faucheur. L’hiver, il fendait le bois, approvisionnait les énormes poêles de faïence, qu’on appelait les phares, et les grandes cheminées.

Il n’y a jamais eu de chômeur au village, car aussitôt que la morte-saison arrivait, on occupait les journaliers au château à de menus travaux. Sa femme était lavandière. Elle allait chez les gens pour « couler la bue » et rincer en rivière. Ils travaillaient fort tous deux, mais leur pauvreté venait de ce qu’ils avaient neuf ou dix enfants. Je n’ai jamais su exactement leur nombre, bien qu’ils eussent été mes meilleurs camarades de braconne et de chapardage. Mais, il en arrivait tous les ans de nouveaux. Non que la femme fît une grossesse annuelle, car, disait-elle, le moule était cassé, mais parce que, selon la coutume auxoise et morvandelle, elle prenait des « enfants de l’Assistance », ce qui lui rapportait quelques sous. Ils vivaient à douze ou treize dans une de ces masures qui me paraissaient méprisables, mais que les gens de la ville nous achètent aujourd’hui à prix d’or et dont ils sont très fiers.

Pour me punir, jusqu’à ma onzième année, on me menaçait d’être mis en pension « chez la Yéyette », c’était son nom. Et, j’aurais bien voulu, car il régnait chez elle, grâce à son infernale marmaille une frairie permanente, dans cette crasse, cette malpropreté et ce somptueux désordre paysans qui furent pour moi le paradis. J’allais volontiers me mêler à leurs jeux et aussitôt arrivé près d’eux, je quittais bien vite mes sabots et mes chaussons pour courir pieds nus, comme eux, et ainsi patauger, de préférence dans la boue, et les ruisseaux, et surtout dans le fumier.

Qui n’a pas couru pieds nus dans le fumier ne sait pas ce que c’est que la joie de vivre, le fumier frais surtout, somptueux, qui fume dans la fraîcheur du matin et vous entre, bien tiède, entre les orteils. Voilà l’image que j’ai de la misère de cette époque dans nos pays. Je ne peux pas vous en dire davantage, sans inventer mensonge.

 

 

 

Vers les seize ans, en cachette, il m’arriva de donner à lire Germinal et La Terre, à mes chers amis les enfants de la Yéyette. Ils m’ont rendu les livres en faisant une drôle de grimace. Lorsque je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient, l’un d’eux m’a répondu :

— Bof !…

Et comme j’ai insisté :

— Qu’est-ce qui ne te plaît pas là-dedans ?

Il a encore fait :

— Bof !…

Et puis, comme lorsqu’on mange une grappe à pleines dents et qu’on y trouve une chenille pourrie, il a fait mine de cracher en disant :

— C’est des histoires sales !

Hé oui, il avait exprimé tout bêtement ce que je ressentais moi-même : c’était de la littérature sale. Et même ce que Zola nous dépeignait était faux. Pour nous, c’était des menteries, des menteries sales. Au contraire, les livres d’André Theuriet et d’Erckmann-Chatrian, voilà qui nous dépeignait bravement la vie, telle qu’elle était, telle qu’elle était digne d’être vécue ! Toutes les œuvres de ces deux hommes-là étaient dans les bibliothèques de l’école, et nous les avions toutes lues plusieurs fois avant l’âge du certificat d’études. Dans la bibliothèque de l’école, il y avait aussi un Anatole France, et lorsque j’avais rapporté à la maison L’île aux pingouins, les femmes m’avaient confisqué le livre parce qu’il leur semblait bien que celui-là était à l’Index, comme Zola, et qu’il fallait non seulement ne pas lire ce livre, mais même ne pas l’ouvrir comme si c’eût été l’enfer, et que, la couverture une fois soulevée, tous les diables risquaient de vous empoigner et de vous entraîner dans le feu éternel.

Les femmes, toujours les femmes (décidément, elles jouaient bien alors un rôle prépondérant dans la vie de notre société, la vie de famille, la vie du cœur, la vie de l’esprit, la vie de l’âme. La vraie vie). Les femmes, donc, avaient l’œil sur nos lectures. On ne pouvait lire que ce qui n’était pas interdit par l’Index. Mais comme elles ne possédaient pas le catalogue de ce fameux Index, et qu’elles ne l’avaient même jamais vu, et qu’en conséquence elles risquaient, si elles ouvraient un livre, de tomber, à leur insu, sur une mauvaise lecture, elles s’abstenaient tout à fait de lire. Et je suis même sûr qu’elles allaient jusqu’à considérer la lecture comme un péché, un péché contre la vertu théologale de prudence, la plus considérable. La Prudence, mère de toutes les vertus.

La lecture était de mauvais genre. La lecture était dangereuse. La lecture distrayait la femme de son rôle quotidien qui exigeait une totale tranquillité et une parfaite disponibilité de l’esprit. Elles ne lisaient donc jamais, sauf un épais in-octavo, relié pleine peau, un peu grignoté par les souris. La Vie des saints et une Imitation de Jésus-Christ, qui portait la date MLCCXXXX et, bien entendu, leur missel de première communion, un copieux volume qui leur servait de livre de messe et dont elles savaient par cœur toutes les oraisons, en latin.

Je me demandais si elles comprenaient ce latin et j’en doutais, car elles le prononçaient avec l’accent auxois qui est le moins latin de tous les accents bourguignons, et Dieu sait qu’ils sont pourtant les plus antilatins qui soient, sans le moindre accent tonique et avec, sur les pénultièmes, une sorte de « longue » interminable.

En outre, elles prononçaient les « us » et les « um » comme on prononce aujourd’hui autobus et maximum. Bref, ce charabia ne ressemblait pas plus au latin qu’au volapük !

Aussitôt qu’elles voyaient entre mes mains un livre autre que mes livres d’école, elles me l’arrachaient. Elles allaient demander au curé, si c’était un « bon livre ». S’il connaissait ce livre, il tranchait. S’il ne le connaissait pas, il se référait, disait-il, à ce fameux Index. Si c’était un mauvais livre, il le gardait et je ne sais trop ce qu’il en faisait. Je crois bien qu’il le brûlait, ce qui était normal, car même caché au plus sombre d’un grenier, ne conservait-il pas sa nocivité, et ne risquait-il pas d’être découvert cinquante ans plus tard par le premier curieux venu qui serait alors contaminé ! Mieux valait donc le brûler tout de suite.

Elles participaient ainsi, avec le curé, à une lutte antipollution qui était d’autant plus énergique, qu’elles défendaient de toute contamination notre esprit et notre âme, nos deux biens les plus précieux.

Un jour, cela me revient, je peux bien le dire ici, j’avais trouvé je ne sais où, une Bible, un fort beau volume imprimé en un superbe elzévir. Elle me fut retirée prestement (j’avais quinze ans), car bien que l’Ancien Testament ne fût pas, et pour cause, à l’Index, la Bible était une lecture dangereuse. Ce livre, base de notre foi, au dire de certains, et de ce fait entouré d’un profond respect, n’était-il pas le compendium de toutes les horreurs que peuvent inventer les hommes : adultère, assassinat, mensonge, prévarication, simonie, scandale, tuerie, massacre, génocide même ? Est-il bon, je vous le demande, de laisser sous les yeux des gens, surtout des jeunes, ces récits épouvantables où l’on voit par exemple un grand et digne vieillard barbu engrosser sa bonne, ou bien un rusé ambitieux acheter à un foutu gourmand son droit d’aînesse avec un plat de lentilles et, de surcroît, tromper son père aveugle au moyen d’un subterfuge grossier qui fausse tout dès les origines ? Ou encore des espèces de voyous qui vendent tout simplement leur petit frère comme on vend un agneau ou un goret à la foire ? C’est pourtant ce qu’on lit dans la Bible. Alors à quoi pensaient les parpaillots en faisant de cet énorme et soporifique bouquin, au demeurant filandreux comme bavette, leur livre de chevet ?

Les grands-pères, eux, lisaient une page ou deux par veillée, les soirs d’hiver, de l’Histoire de France de Michelet, mais les enfants n’y avaient point accès car, pour être l’histoire de notre cher pays, ce livre n’en était pas moins dangereux, par la façon dont il mettait facilement sur le compte du sentiment et de la passion ce qui dans l’histoire de la France, fille aînée de l’Église comme on sait, venait tout droit de la Providence.

Aussi les grands-pères retirant leur pince-nez le soir, après lecture, rangeaient-ils soigneusement leur Michelet, sous clef. Je devais bien entendu retrouver notre Jules Michelet au collège. Il était au programme du baccalauréat, et ils nous fallait bien l’étudier, mais nos bons maîtres tournaient la difficulté en nous faisant sur cet auteur une fiche donnant un résumé de sa vie et de ses œuvres, suivi de quelques considérations qui, apprises par cœur, devaient nous suffire pour faire la dissertation des épreuves du baccalauréat.

D’ailleurs Michelet n’était pas seul, Victor Hugo aussi était de cette charrette avec Sainte-Beuve, Auguste Comte, Baudelaire, Verlaine, Voltaire, Renan, surtout Renan, et tant d’autres beaux esprits que nous ne connaissions que par les fiches que les bons pères avaient pris la peine de composer pour nous.

Je n’avais jamais lu les romans de Victor Hugo pas plus Les Misérables que Bug Jargal, ils étaient à l’Index. Cela ne m’a pas empêché de faire, au bac, un seize en dissertation française ! J’avais tout bonnement récité par cœur le texte que le très-cher-frère-Romuald avait pondu, vers 1900, sur la rhétorique de l’antithèse chez Victor Hugo. J’aurais pu tout aussi bien tartiner six pages sur la conception du rire chez Bergson, ou sur le bon sens chez Molière ou comparer le socialisme de Lamennais à celui de Karl Marx, sans avoir jamais lu ni Le Rire, ni L’Esclavage moderne, ni Le Capital, car les Frères ignorantins avaient tout prévu et préparé un schéma pour chacun des sujets posés au baccalauréat depuis 1892 dans la plupart des académies de France, avec des références et des citations complètes que nous devions apprendre par cœur. Je dois dire là-dessus, pour être un témoin sérieux, que les élèves de notre collège décrochaient en français les meilleures notes de l’académie, ce qui semblerait prouver que le système avait du bon.