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Dès mon premier hiver parisien, je fis une pneumonie très bien réussie car elle fut « double », paraît-il. Et un séjour de six semaines à l’Hôtel-Dieu, à l’ombre de Notre-Dame de Paris dont je ne parlerai pas plus longuement, je n’ai pas entrepris ici de conter les mémoires d’un assisté ni celles d’un étudiant pauvre à Paris, car je n’ai jamais voulu qu’on me considère ni comme l’un ni comme l’autre. Tout ce que je puis dire, c’est que ce séjour de six semaines dans cet univers concentrationnaire me fit sentir que le petit paysan des Hauts-de-Bourgogne était peu fait pour la vie collective. Ce n’était pas dans ma race, je pense, et rien ne m’y avait préparé. Au contraire, tout avait été fait depuis mon enfance, on l’a vu, pour faire de moi ce que le collectivisme généralisé d’aujourd’hui nomme « inadapté social ».

Je n’avais jusqu’alors été soigné pour mes maladies infantiles qu’au plus profond du lit à baldaquin, derrière les longs rideaux à ramages qui faisaient comme une petite chambre forte dans la salle commune, elle-même donjon imprenable au centre de la maison-forteresse où la médecine n’était admise, et avec quelle méfiance, qu’à la toute dernière extrémité.

J’y étais défendu par le réseau farouche de mes protecteurs naturels, mes quatre vestales phytothéra-peutes, qui venaient sur la pointe des pieds m’apporter la tisane qu’il fallait, à l’heure qu’il fallait, et tout cela au cœur d’un pays singulier de la Gaule chevelue, qui avait été, qu’on veuille bien s’en souvenir, le dernier bastion contre l’intrusion des gens méthodiques et organisés (Alésia, 52 av. Jésus-Christ) et qui, quoi qu’il puisse arriver, il est indispensable de le rappeler, resterait géographiquement le Toit du Monde occidental.

D’un seul coup, me trouver en pays étranger avec trois ou quatre cents autres ilotes, dans un univers aseptisé, rationnel et hautement médicalisé, me semblait être pire que le mal dont on y prétendait me guérir. Ah ! que le vieux Tremblot l’avait bien dit, chez le marquis : la plus terrible des maladies, c’est d’être le 483 entre le 482 le 484 en face du 487 dans la salle n° 2 dans l’établissement collectif ! Là où on vous pique les fesses sans même vous en demander la permission, pour vous inoculer, de force, des produits hétérogènes et franchement inacceptables. Crever dans la solitude, même misérable m’a toujours paru être préférable à survivre, même confortablement, au milieu du troupeau ! Voilà tout au moins les réflexions que me suggéra, alors, cette expérience.

Bref, je devais être vigoureux, car je triomphai à la fois de la maladie, de la médecine et de l’hippogriffe de la collectivité. De telle sorte qu’un jour, heureux comme grive en ordon, je pris l’express à la gare de Lyon (voir la tour de l’horloge me fut déjà bénéfique, je le sentis) avec dans la poche les lettres de ma famille où le grand-père avait pris la peine de rédiger, de sa main, une phrase (mais quelle phrase !) que voici :

Guéris-toi bien vite ! Joue-leur la belle, à tes foutus Parigots. Les fusils sont graissés, les chiens sont au mieux, il y a du noir comme jamais, et trébin de lapins. Je t’attends pour commencer les fournottières avant que les chats sauvages ne nous les dévorent tous.

Cette phrase demande quelques explications à l’usage du Français moyen d’aujourd’hui qui ne connaît plus très bien sa langue maternelle. « Du noir », veut dire du sanglier. Trébin veut dire « beaucoup », c’est tout simplement le superlatif « très beaucoup », inusité en français classique, et c’est bien dommage, car il nous manque lourdement, il oblige à employer des adverbes prétentieux, comme énormément, formidablement. Quant à « fournottière », c’est un piège, une sorte d’estrapade rustique, construite en lauzes, devant le terrier de l’animal. En sortant, la bête fait basculer une lourde pierre qui l’éreinte, c’est-à-dire lui brise les reins. Enfin, le « chat sauvage » c’est tout simplement le Félix sylvestris, le plus grand félin gaulois, qui loge dans les crevasses de nos roches. Un fameux prédateur, aujourd’hui protégé pour des raisons écologiques, et dont notre région est avec certains cantons jurassiens et savoyards le dernier refuge.

 

 

Je débarquai donc à la gare de Blaisy par un grand froid avec mes trois musettes bourrées de linge sale et mon pantalon vissé. C’étaient les dernières musettes de guerre de mon père, elles nous avaient évité la dépense somptueuse d’une valise. J’avais plus l’allure d’un conscrit sans le sou que d’un étudiant de la très haute Ecole des très Hautes Études commerciales. Mais si j’avais provoqué des sourires à la gare de Lyon, ici je passais complètement inaperçu. Je ressemblais à n’importe quel Mandubien en déplacement, tout bonnement. Le Vieux m’attendait avec le petit char à banc et la nouvelle jument des frères Roux. Une fière trotteuse. Il m’enfouit sous un tas de peaux de bique et de couvertures, en compagnie de quatre chaufferettes garnies de braise, l’une sous les pieds (« Tins chauds tes ertauls, te serai faraud » : tiens tes pieds chauds tu seras bien portant.), l’autre dans le dos, la troisième sous ma fesse gauche, la quatrième sous ma fesse droite.

On traversa en flèche le village vide entre les lourdes maisons, retranchées contre le froid. La montée dans les bois fut une marche triomphale sous de grandes arches de diamant. Le givre étincelait de partout et les ruisseaux grondaient, mais le plateau était battu par un vent qui faisait siffler les graminées glacées des friches.

Enfin après deux heures de trot, on arriva en vue de la grande descente qui, en zigzag, conduisait au village. Le panorama était clair et rose comme un gâteau de sucre. Seuls émergeaient le clocher noir et les cheminées fumantes au-dessus des pâturages en pente, avec leurs abreuvoirs gelés, brillants comme des lames, et, pour couronner le tout, les bois, mes chers bois où, sur la gauche, montait une petite fumée bleue qui devait être celle du chantier du Denis Cornu.

J’étais à bout lorsque nous arrivâmes, mais rien que la vue des maisons bien closes et des ormes du lavoir me remit du baume dans le cœur. Les femmes attendaient, la goutte au nez. Je fus bien embrassé et le grand-père m’entraîna dans la grande cuisine.

— Viens boire un de ces vains dieux de brûlots ! me dit-il.

Il prit l’eau-de-vie, en remplit une écuelle à soupe, y versa douze morceaux de sucre, y mit le feu et me dit, bien avant que les flammes ne fussent toutes éteintes :

— Avale ça, bordel de dieux de l’Olympe ! Avale ça sans broncher !

— Mais pas avec le feu dessus, tout de même ! protestait ma grand-mère.

— Bois ça, que je te dis ! Avec les flammes ! Ça revorche le mal !

Je bus mon demi-litre d’eau de vie bouillante. Je fis un bon petit repas composé d’une bécasse (c’était l’époque de la chasse à la croule), encadrée d’une soupe épaisse et d’un fromage bien coulant, puis j’allai me coucher.

Je venais de grimper dans mon lit et je commençais à transpirer, ce qui était le signe que le mal sortait de mon corps, lorsque, du haut de mes couettes empilées, je vis ma grand-mère ouvrir discrètement le placard aux eaux sacrées.

C’était une petite armoire aménagée dans la soupente de l’escalier. Elle contenait, sur le rayon inférieur, une dizaine de litres d’eau bénite, stockés là pour les besoins urgents, en cas d’extrême-onction et de décès, et aussi pour les aspersions rituelles destinées éventuellement à chasser « Celui » dont les vieilles femmes ne prononçaient jamais le vrai nom et qu’elles nommaient, par prudence, le Chien, le Peût, le Peût Chien, ou l’Autre ; ma mère, dégagée de ces superstitions ridicules, ne craignait pas de l’appeler le Diable, tout bonnement. Il n’était, à ma connaissance, jamais venu à la maison, ni dans l’étable ni même au clapier. Il ne risquait pas d’y venir car nous avions des âmes drues, vigilantes et joviales qui l’eussent découragé de rien entreprendre. D’ailleurs nous le tenions pour quantité négligeable, ce qui est la meilleure façon de le tenir en lisière ! Autant dire que jamais personne n’avait donc eu besoin de cette eau bénite mais tous les ans, le Jeudi saint, nous n’en faisions pas moins provision, comme tout le monde « en cas de quelque chose »…

Sur le rayon supérieur, il y avait une petite bonbonne de trois litres qui portait une étiquette pieusement calligraphiée : « Eau de Lourdes. »

C’était en effet de l’eau recueillie à la Source miraculeuse, sous le Rocher sacré, auprès de la Grotte de la Dame, tous éléments bien chers au cœur des Gaulois ! Elle nous avait été rapportée par les heureux paroissiens qui avaient eu la chance d’aller au pèlerinage diocésain et dont c’était la fonction d’approvisionner les autres, qui ne pouvaient faire le voyage. C’était la coutume depuis environ 1860, les apparitions ayant eu lieu en 1858 je crois. Avant cette date, nous conservions ainsi l’eau de Notre-Dame-d’Étang, une Dame trouvée de la région, mais la petite sainte bigourdane, Bernadette Soubirous, avait rejeté très loin dans les ténèbres de l’oubli ces vieilles guignes, à vrai dire un peu païennes !

Ma grand-mère prit donc cette bonbonne, m’en versa un verre que je dus boire, par-dessus mon brûlot, avant de m’endormir.

— Pas la peine, je suis guéri, lui dis-je.

— Mon pauvre enfant ! On se croit guéri et puis un jour on fait une rechute, et… rappelle-toi la pauvre petite Kiaire, justement à ton âge : dix-neuf ans ! Il y a déjà cinq ans, Mon Dieu !…

Je bus pendant qu’elle soupirait, puis :

— Crois-moi mon petit : il vaut mieux se mettre sous la protection de la Sainte Vierge !

Le lendemain matin, j’étais dispos. Mon grand-père a toujours conservé la conviction qu’il m’avait personnellement guéri d’une pneumonie double au moyen d’un brûlot d’eau-de-vie de prune en flammes…

… Et ma grand-mère est sûre de m’avoir sauvé avec de l’eau de Lourdes.

Le Feu, et l’Eau ! Valeurs sûres !

Pour moi, je sais que, de ma vie, je n’ai aussi bien dormi que cette nuit-là, bercé par le chant des grands ormes dénudés, dans le lit de plume recouvert de l’édredon rouge, après avoir changé trois fois de chemise, tant la sueur m’inondait. Cette sueur, de toute évidence, c’était le mal qui sortait de mon corps !

Dès le matin du lendemain, on me faisait voir, à peine levé, les chiens et le fusil ; c’était à croire que je n’avais contracté cette affection pulmonaire que pour retourner caresser mes bêtes et palper cet inestimable joyau. Dans la cuisine, j’entendais la voix de ma mère qui, machinalement, chantait une de ses vieilles rengaines dont voici quelques bribes :

 

De nos bois le silence, les bords d’un clair ruisseau

La paix et l’innocence des enfants du hameau

Ah ! voilà mon envie, voilà mon seul désir :

Rendez-moi ma patrie ou laissez-moi mourir !

 

Et les vieilles voix de la grand-mère et d’une voisine venue pour aider à tuer le cochon, redoublaient le couplet :

 

Rendez-moi ma patrie ou laissez-moi mourir !

 

Je me préparai pendant trois jours en démontant et en remontant l’arme, en la graissant avec soin, et en l’épaulant pour coucher en joue les moineaux qui venaient becqueter la pâtée gelée des poules. Cette pâtée que le grand-père dégelait en y jetant une chopine de vin chaud, pour contempler ensuite les poules saoules tituber sur la glace en hoquetant et en grommelant les pires injures, au grand scandale de ma grand-mère qui y voyait péché.

Le tableau de cette basse-cour en ribote devant le grand-père riant aux éclats mérite qu’on en parle. Il s’esclaffait en me bourrant de coups de coude :

— Regarde la grande jaune ! La charogne ! Regarde comme elle ferme les yeux de plaisir !

Et les poulailles ivres s’affalaient en gloussant pour gagner la genière où elles s’endormaient.

— Elles aiment ça ! marche ! Elles aiment ça ! disait le Vieux.

Dans la nuit, on entendait un grand tintamarre de ce côté-là, comme si le renard y était venu en visite. Ma grand-mère y courait avec le falot et revenait en disant :

— Non, Joseph, ce n’est pas raisonnable de mettre ces pauvres bêtes dans cet état : les voilà qui rendent partout !

J’entendais le Vieux rire dans ses draps, car il se couvrait même la tête, en disant :

— N’aie pas peur et garde-moi les œufs qu’elles vont faire demain matin. Ça fera une fameuse omelette, que tu n’auras pas besoin de beaucoup de feu pour la faire cuire !

Chose bizarre : les lendemains de cuite, bien que ce ne fût pas le temps de la ponte, toutes nos poules pondaient et l’on faisait l’omelette avec ces œufs issus du péché d’ivrognerie.

 

 

 

Je retrouvais aussi la maison avec ses grandes pièces glacées. On ne faisait du feu que dans la grande salle commune. Jamais dans les chambres, car cela donne la migraine au dormeur et la pituite aux enfants. Je retrouvais partout l’odeur de ces fruits que l’on y conservait tout l’hiver, étalés partout. Coings, pommes et poires sur toutes les armoires, sur toutes les commodes et même dessous, sur des claies de coudre tressé, car le cellier était plein comme un œuf d’entre les deux Notre-Dame. Les coings étaient alors bien mûrs, jaunes et dorés, et les femmes en faisaient une quarantaine de kilos de pâte qu’elles mettaient à sécher en bâtons roulés dans le sucre cristallisé. Avec la peau et les mucilages des mêmes coings, on fit de grands bocaux de gelée.

La gelée et la pâte de coing, voilà qui vous resserre le ventre lorsqu’il s’est un peu relâché ! Le coing ! Ce trésor dont plus personne ne fait rien maintenant.

Comme toujours, les femmes, augmentées de sept ou huit épaisseurs de jupons, glissaient silencieusement et emprésuraient le lait, lavaient les fromages, écrémaient, battaient le beurre, tricotaient, ravaudaient les vestes de chasse de mon grand-père et tout le linge de la famille, même les vieux torchons qui n’étaient plus que reprises, mais des reprises aussi fines que linon. Elles exploitaient aussi l’énorme trousseau qu’elles avaient ourlé, brodé elles-mêmes dès l’école des sœurs. Ce trousseau était si important que mes arrière-grand-mères ne l’avaient pas usé, tant s’en fallait, certains draps et certaines camisoles n’avaient même été dépliés que sept ou huit fois en soixante-quinze ans. Il faut dire que nous avions eu deux tissiers dans la famille, le père et l’oncle de mon arrière-grand-mère Nannette. Deux pauvres tisserands de village, noirs comme cafards et maigres comme leur canette, nourris de treuffes et de bouillie d’orge, mais qui avaient bourré les armoires de toutes les femelles de la famille. Je dors encore dix heures par nuit (merci à eux !) dans des draps qui sont sortis de leur métier il y a cent vingt-deux ans, garçon ! Des draps faits du chanvre de notre chènevière, du chanvre roui dans notre creux d’eau. Ils sont rêches comme une haire de chartreux et ça me fait des rêves de jeune homme. Même les machines à laver d’aujourd’hui n’arrivent pas à dégnaper ces draps-là, et Dieu sait pourtant qu’elles s’y entendent, les charaignes !

 

Nos femmes tenaient prêts aussi des vêtements pour la Gazette, qui pouvait arriver d’un moment à l’autre en trottinant, par les raccourcis du Terreplaine ou du Morvan de Saulieu, et se dirigeant vers Alésia ou le Mont-Saint-Vincent, toujours plein d’histoires et de nouvelles souvent imaginaires et qu’il nous débitait au coin du feu. Il avait ainsi, dans de nombreux villages de Bourgogne, un foyer où il pouvait troquer ses hardes usées jusqu’à la corde et durcies de bouerbe et de crotte, contre des vêtements de rebut que les femmes lui réservaient. Il exigeait que les boutons fussent cousus au fil de laiton recuit, celui avec lequel il faisait ses collets, et il acceptait toutes les sortes de chapeaux, même les hauts-de-forme où il fixait, avec un ruban, des poignées de fleurs ou des brins d’herbe et, l’hiver, une branche de genévrier toujours vert. Symbole éloquent.

Elles faisaient encore bien autre chose, les femmes : des chaussons neufs taillés dans les vieux pantalons, des pantalons coupés dans de vieilles daumères61, des jupes neuves tirées de vieux manteaux ! Elles faisaient ainsi tous les vêtements de toute la famille, sauf les roupanes de noces, mon costume de Première Communion et celui de mon départ pour Paris, qui venaient du tailleur du chef-lieu de canton. Mais tout le reste, tout ce que l’on portait sur le dos, sortait de leurs mains.

Elles tricotaient aussi, « aux cinq aiguilles », les chaussettes et les bas de tous, et « aux deux aiguilles » et « au crochet », les chandails, les passe-montagne, les fanchons, les épaulières, les pèlerines et les fichus.

Pour couper les étoffes, elles avaient de longs conciliabules pour déterminer s’il fallait prendre le tissu « de biais », ou « droit fil », et quand elles délibéraient ainsi, elles cessaient même de fredonner leurs romances : Si j’étais une dame ou Le Carnaval de Venise.

Un jour, dans un de ces silences, j’avais entonné, machinalement, la célèbre Nuit de Chine que j’avais entendu seriner par les « chanteurs de rues » sur le boulevard de Clichy à Paris, mais je n’avais pas pu aller plus loin que le deuxième vers :

 

Nuit de Chine, nuit câline, nuit d’amour

Nuit d’ivresse, de caresse…

 

Amour ? ivresse ? caresse ?… Pas de ça, Lisette ! Trois mots tout juste bons à vous précipiter en enfer, rien que pour les avoir écoutés, ou même simplement entendus ! On m’avait bien vite fait taire.

Elles avaient aussi voulu savoir ce qu’on disait « dans le poste », ce poste à galène que j’avais rapporté de Paris, mais elles avaient dû enlever le casque-écouteur, scandalisées de ce qu’elles venaient d’entendre. Il y avait de quoi : c’était, je crois, La Fille du bédouin et de la musique de jazz.

— Pouih ! Qu’est-ce que c’est que ce tintamarre de sauvages ? avait dit ma mère horrifiée. Et ma grand-mère avait refusé même de mettre le casque sur ses oreilles :

— … Que j’écoute ces horreurs, moi ? Ben, pour sur que non !

Et elles étaient retournées à leurs antiennes.

 

Je dois peut-être là-dessus quelques explications : leurs oraisons étaient alors savamment organisées et constituaient une sorte de croisade populaire qui s’appelait l’Apostolat de la prière.

C’était un vaste mouvement qui constituait, dans toute la province, une sorte de « Clearing office de l’eucologie ». Par exemple : si l’on arrivait à dire cent Avé Maria par jour, ou à réciter dix fois certaines prières composées à cet effet, on pouvait les négocier contre un certain nombre de « jours d’indulgences ». Et ces jours d’indulgences pouvaient être applicables à soi-même ou à une ou plusieurs « âmes du Purgatoire »…

Mais je vois bien que tout cela échappe à l’entendement de l’homme d’aujourd’hui, trop occupé à liquider ses complexes et à résoudre ses problèmes mécaniques quotidiens pour comprendre cette métaphysique. Je m’explique donc : Le Purgatoire est un lieu où se morfondent les âmes coupables de péchés véniels, et qui ont donc échappé à l’Enfer, mais qui sont cependant condamnées, par le Saint Tribunal, à deux ans, dix ans, cent ans, ou même trois cents ans de Purgatoire.

A cette époque, on pouvait, en adhérant à ce mouvement national de prières, gagner dix jours, vingt jours, même trois cents jours d’indulgences et les appliquer à une de ces pauvres âmes, abrégeant ainsi d’autant ses tourments. Car ce Purgatoire, je regrette d’avoir à vous le rappeler, ou même à vous l’apprendre, bande d’ignorants, est bel et bien un lieu de douleurs ! Douleurs temporaires certes, et incomparables aux atroces et perpétuelles souffrances de l’Enfer, mais bien pénibles quand même.

L’Apostolat de la prière était cette sorte de mouvement d’entraide, organisé par une sainte congrégation, qui, en outre, distribuait à ses adhérents, et par le canal de M. le Curé, un opuscule bleu, contre une modeste cotisation.

Nos femmes y adhéraient toutes pour venir en aide à tel ou tel défunt qui, elles en étaient sûres, se morfondait en Purgatoire, mais aussi pour bénéficier des prières des autres lorsqu’à leur tour elles y seraient emprisonnées, ce qui pouvait très bien arriver, même aux plus vertueuses. Supposez un instant que vous veniez à mourir en état de péché véniel, sans pouvoir recevoir l’Absolution et vous voilà précipité en Purgatoire ! Ne seriez-vous pas heureux, alors, d’en être tiré par un vivant qui, sur terre, prierait alors pour vous ?

Bref, je retrouvais la vie lente, traditionnelle, paisible, simple, affairée, grave et souriante que j’avais abandonnée pour le métro, le bitume parisien, les grands amphithéâtres, et les plus hautes spéculations économiques, politiques, philosophiques et financières… et l’horloge pointeuse.

Le grand-père, sa casquette de velours sur les oreilles, son passe-montagne roux ramassé sous sa moustache brûlée, sertissait ses cartouches, nourrissait ses chiens, curait la vache et le cochon, allait à l’eau, sciait et fendait le bois, car c’était lui qui avait hérité de mes travaux depuis mon départ pour la capitale.

Mais il avait voulu, lui aussi, coiffer le casque-écouteur et entendre la bonne parole « radiodiffusée », et en quelques instants, il avait appris tant de catastrophes et de menaçantes foutaises, qu’il avait piqué une colère noire. D’un seul coup, il avait été informé du krach de Wall Street, de plusieurs crimes odieux, de la chute du ministère, et enfin de l’arrivée de la Crise, la Grande Crise62, et il s’était mis à manger moins, à ne plus pouvoir s’endormir avant neuf heures du soir, à rabrouer son monde. On n’entendait plus son rire en hahaha ! Les femmes elles-mêmes n’osaient plus chanter cantique. Bref la famille sombra, en quelques jours, dans la plus noire des hypocondries, écrasée par la plus maligne des maladies épidémiques :

L’INFORMATION !

Le grand-père le comprit le premier. Un jour que le bavard du micro rendait compte de l’effondrement des cours, de « l’effroyable montée du chômage », des grèves et des premières occupations d’usines, je le vis se congestionner comme un coq-dinde amoureux, arracher les écouteurs, en faire, avec le fil de prise de terre, un paquet qu’il envoya directement dans les cendres de la cheminée en criant :

— … Mais qu’est-ce que j’en ai à faire de vos goguenettes et de vos parigoteries ?… Vous voyez pas que je vais en perdre salive avec leurs racontars ?… Vous voyez pas que ce sacré vains dieux d’appareil va me ruiner l’appétit et me gâcher mon bon temps ?… Allez allez, gamin ! va me jeter ça sur le fumier !…

Puis, se reprenant :

— … Non, pas sur le fumier. Ça serait encore capable de faire avorter mes salades !… Va mettre ça où tu voudras, mais ne me ramène jamais cette espèce d’encolpion dans notre maison !

Mon grand-père venait, sans peut-être s’en rendre compte, de prolonger sa vie de vingt ans et sans doute davantage. Et il reprit bien vite ses allées et venues et son air magnifique.

 

C’était très certainement en cette saison-là l’homme le plus occupé de la région. Des tilburys arrivaient. On entendait le cocher passer le licol dans l’anneau, et pendant que le cheval piaffait, recouvert de deux épaisseurs de couvertures, la porte s’ouvrait en grinçant.

Entrait alors l’homme, énorme dans sa peau de bique brune. Il poussait un grand :

— Salutas la compagnie !

Puis un bon rire qui n’avait rien à voir avec l’effondrement du franc.

Assis sur la cuisinière brûlante, le Vieux recevait et lui offrait « la goutte », cette eau-de-vie de nos prunes, qu’il bouillait lui-même à la diable dans la chambre à four, dans un alambic de contrebande fait d’une bassine à confitures, d’un entonnoir renversé en guise de dôme et d’un serpentin baignant dans une petite lessiveuse. Tout cela luté avec de la colle de pâte. Ou bien il débouchait une de ces bouteilles de marc que les propriétaires vignerons lui offraient chaque fois qu’il appuyait les chiens dans leur chasse.

J’étais, je l’ai déjà dit, grand amateur de barbes, moustaches, barbiches, mouches, gauloises et favoris, j’étais donc comblé vraiment, car tout ce que la région comptait comme poils, je l’ai vu défiler là. Les moustaches rousseaudes, blondasses, rougeaudes, de tous les éleveurs, marchands de bois et maquignons du canton se sont trempées dans notre eau-de-vie pour y faire fondre la glace pendante qui s’y était formée car au bout de chaque poil fleurissait un givre croustillant qui mettait dix minutes à disparaître et souvent, sous les narines, des mèches se trouvaient prises en stalactites jaunâtres qui eussent été écœurantes si, là-dessus, un bon nez flanqué de deux pommettes bien rouges n’avait brillé de malice et de santé.

Toutefois ma surprise fut aussi profonde que ma déception de voir que, depuis mon départ, bien des hommes avaient raclé leur couenne, comme on disait ! Rasés étaient-ils ! Rasés comme des curés. Chaque figure ressemblait à une paire de fesses, ils étaient devenus des Américains ! Et plus de la moitié avaient troqué le tilbury et le trotteur contre une automobile.

 

En plus, il ne me fallut pas longtemps pour constater que pendant mon absence, pourtant courte, plusieurs commis avaient quitté le pays, et que d’autres s’apprêtaient à le faire.

Lorsque je leur demandais pourquoi, ils répondaient :

— Le patron n’a plus besoin de moi : il vient d’acheter des machines agricoles qui font mon travail. Je n’ai plus qu’à m’en aller !

Et si j’en parlais au patron, il répondait :

— Bien obligé d’acheter des machines : les jeunes gens, les commis partent tous à la ville, à l’usine ! Ils s’imaginent que c’est le paradis, là-bas !

On ne savait trop qui il fallait croire.

Plusieurs transfuges disaient encore :

— Et puis ici, va-t’en trouver une fille. Si tu lui dis que tu es cultivateur, elle te rit au nez. Mais que n’importe quel chien galeux vienne lui raconter qu’il a trouvé une place en ville, elle lui saute au cou !… Je n’ai pas envie de rester vieux gars moi !

Là-dessus, j’en parlais aux filles. Pour savoir. Elles répondaient :

— … Bien sûr que je vais pas continuer à mener cette vie d’esclave au cul des vaches ! Moi je veux vivre ma vie ! Je veux aller vivre en ville !…

Sans doute se passait-il quelque chose « en ville », et toutes ces filles, ni meilleures ni pires que d’autres, voulaient y aller pour y fourrer leur nez et tortiller leurs fesses. Mais ce qui se passait, en réalité, c’était peut-être la lumière triomphante, le bruit glorieux, le cinéma, le tourbillon, mais surtout la récession, le chômage, la fameuse Crise, la Grande Crise, comme allaient l’appeler les économistes. Et, chose curieuse, plus le chômage prenait de l’importance, et plus les gens partaient grossir les rangs de ceux que la Gazette nous avait appelés « les mendiants-de-l’industrie », « les jamais-contents-main-tendue », « les toujours-la-gueule-ouverte ».

C’est ainsi que la vallée, en peu de temps, venait de perdre une cinquantaine d’habitants – des jeunes – et l’on sentait bien que ce n’était que le commencement.

C’était à vous en donner le vertige.

Mais moi-même ? N’étais-je pas parmi les fuyards, avec ma chasse au diplôme qui me conduisait, à coup sûr, à aller grossir le troupeau processionnaire et à me faire prendre dans la Grande Nasse de l’expansion industrielle.

 

 

 

J’en parlais avec Denis Cornu, le bûcheron-charbonnier, alors qu’il construisait ses meules à charbon dans le bois du Vôtu. Il fermait alors ses petits yeux, pour « se regarder en dedans » et m’écoutait.

— Denis Cornu, lui disais-je, qui est coupable ? l’industrie et ses machines agricoles ? les cultivateurs qui les achètent ?… Les bas salaires ici, les hauts salaires là-bas ?

Denis Cornu hochait sa petite tête d’oiseau :

— … Ce serait pas plutôt tout bêtement ces sacrées vains dieux de femmes, qui ont le feu aux fesses et qui vous mettront le monde cupoudsutète si on ne leur passe pas le mors et le bridon aussitôt que le poil leur pousse ?

On restait tous deux le regard perdu dans les lointains morvandiaux, moi, l’élève, et lui, le professeur, si différents des Demangeon, des Ripert, des Carré et autres que j’entendais à l’école des Hautes Études. Après un silence, il ajoutait :

— Tant vaut la femme, tant vaut le monde.

Encore un long silence pendant lequel je regardais une scille sortir de terre, puis :

— Quand lai fonne s’époulvaude, le monde s’envorne !

Ce qui veut dire à peu près : « Quand la femme s’émancipe, le monde va de travers », mais cette traduction ne rend pas, tant s’en faut, la subtilité du propos.

 

 

Étant un jour monté au bois, je m’aperçus, de là-haut, que le village changeait aussi de couleur. De gris et de brun qu’étaient les toits de lauzes et de tuiles plates, ils devenaient roses. Une à une les très lourdes toitures de pierre étaient remplacées par la tuile nouvelle. J’étais pour lors dans le chantier de Denis Cornu qui, ce jour-là, abattait dans le bois des Roches face au grand panorama. Je lui en fis la remarque et, clignant de l’œil sous son grand feutre noir, il répondit ! boutant sa chique dans sa bajoue droite :

— Cré mille lougarous ! C’est la mécanique !

Il voulait dire « la tuile mécanique ».

— C’est joli tout plein, ajouta-t-il, mais ça ne vaudra jamais la lave.

Pour lui la lave était la seule, la vraie couverture pour la maison des hommes. Cette énorme épaisseur de pierres plates empilées sur la tête des gens et des bestiaux, les protégeait des malandres qui viennent d’en haut et rabattaient sur eux les bienfaits qui sortent de notre mère d’en bas : la terre. Faute de couvercle, tous ces courants bénéfiques s’en vont èn l’air sans profiter à personne. En plus, cette couche de cinquante centimètres de dalles étalées sur les énormes charpentes de chêne vous faisait une maison bigrement facile à chauffer et lente à se refroidir. Sa maison, à lui, Denis Cornu, était et serait toujours couverte en lave et lorsqu’il travaillait au bois, il vivait toujours dans la cayute des bûcherons, faite par lui, selon les règles, de baliveaux de chêne, en faisceaux, recouverts d’une épaisse coquille de mottes de terre. Il m’expliqua, pour la centième fois peut-être, que les baliveaux de châgne assemblés en forme de cône (il insistait sur ce point) vous attrapaient les courants du ciel par la pointe pour vous les étaler dans la masse de la terre et tout cela formait une sacrée carapace protectrice. C’était la raison pour laquelle tous les bûcherons étaient des gens forts et que lui, Denis Cornu, abattait quotidiennement ses trois stères moulés à quatre-vingts ans. Il disait ça en tisonnant son brasier pour y déposer sa marmite sur un lit de braise rouge. Il avait toujours à la portée de sa main ses fourchettes et ses cuillères à long manche, sa grande poêle et sa cafetière magique, ses casseroles à rallonge, ses portemanteaux pliants, ses étagères escamotables, sa meule à pédales, sa couchette à bascule, sa serrure à secret et son xylophone mystérieux, qu’il appelait son « téléphone », et tout cet étonnant bric-à-brac dont il tirait un confort inattendu. En mâchant sa couenne de lard, il m’expliqua que j’avais été malade à Paris, c’était normal car là-bas, « je ne touchais plus la terre ».

— Chaque fois que tu marches dans les villes, hein ! disait-il, tu marches sur du goudron, sur du bitume, sur du ciment, jamais sur la terre, tu entends ? Jamais sur la terre ! Jamais sur l’herbe ! Alors plus rien ne passe entre la terre et toi. Tu ne reçois plus rien d’elle, tu dépéris, t’attrapes tous les malandres qui passent car sans elle, c’est fini ! Sans elle l’houme ce n’ast ren ! (L’homme ce n’est rien.)

J’étais tout ému de retrouver ce mysticisme cosmique, ce délire tellurien, cette piété géodésique et cette poésie qui sortait comme eau de source de sa bouche édentée, car Denis Cornu n’avait plus, depuis vingt-cinq ans, aucune dent, ce qui ne l’empêchait ni de casser les noix et les noisettes ni de faire sauter les bouchons, ni de ronger les os, ni de croquer une pomme avec ses gencives devenues dures comme molaire.