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Mon deuxième affût n’eut lieu que vingt-deux jours plus tard, à la fin du premier quartier suivant. Je l’avais soigneusement prémédité et je tenais à être seul. « Pour faire de grandes choses, sois seul, me disaient mes vieux, quand on est plusieurs à décider, ce sont les sottises qui s’additionnent et non pas les intelligences. »
Je quittai la maison sur le coup de minuit et demi et gagnai le lieu dit : « la Font de la Montagne ». Un revers où champs et forêts s’enlaçaient amoureusement, très loin des habitations des hommes. Un poste que je m’étais choisi à l’orée d’une corne de bois permettait de surveiller plusieurs emblavures et deux champs de pommes de terre, dans lesquels les sangliers venaient travailler souvent.
Au-delà, la vue embrassait l’étagement de ces sombres croupes de forêts qui cavalcadent jusqu’à tomber net sur le grand vignoble de la Côte-d’Or. Et je vous jure que rien que ce grand manteau forestier, recouvrant de longues formes de femmes couchées, sous le lever de la lune, valait le déplacement.
De ce côté-là aucun tintement de cloche, pas de village, rien que le grand silence. Le grand silence chuintant des arbres et le parfum des lichens exaspéré par la journée de chaleur.
Il pouvait être deux heures lorsque deux glapissements se firent entendre à l’est. Alors que le ciel venait de se couvrir et que tout devenait obscur, c’était un renard mâle qui rabattait un lièvre sur sa femelle postée, comme moi, en quelque lieu propice. Je le compris lorsque, la pluie s’étant mise à tomber, je pus suivre la chasse de maître Goupil sans en perdre un détour, car pour renseigner sa compagne, il donnait deux brefs coups de gueule à chaque crochet. Deux petits glapissements aigus, brefs et discrets, juste suffisants pour lui donner sa position et ses allures.
Puis cela se perdit dans les combes, mais, alors que tout redevenait majestueusement silencieux, j’entendis le léger « froutt froutt » d’un lièvre qui se dérobe. Je pensais que c’était la bête de chasse qui, les oreilles en arrière, s’approchait. Et j’en eus la certitude lorsque tout à coup à cent mètres de moi, il y eut une ruée brutale, fulgurante, puis un cri incroyablement aigu. C’était le cri d’agonie du capucin. Là, à une portée de fusil de moi, le couple de renards venait de réussir sa merveilleuse stratégie, maintes fois répétée et modifiée, mise au point inlassablement. Sa stratégie vitale. Et un lièvre venait de manquer la sienne. Tout prenait un sens, le plan universel se déroulait, et moi j’avais ma place dans ce plan. Chacun de nous, le lièvre, le couple Renard et moi étions là où il fallait que nous fussions.
Je bondis hors de mon poste et, courant comme un fou, je gagnai comme je pus le lieu de la courte lutte. Un coup de lune balayait le site. J’entendis le piétinement de la renarde qui s’éloignait sous le taillis. C’était perdu ! Elle traînait sans doute sa victime vers son charnier. Je me mis à courir à sa poursuite, déchiré par les épines. Comment pouvais-je espérer prendre le meilleur sur cette bête rusée dont les yeux y voyaient dans l’obscurité ? Mais, lancé, je butai tout à coup sur quelque chose de mou dans la mousse. Je me jetai à quatre pattes et mes mains tombèrent sur un corps chaud encore palpitant. C’était le lièvre que la renarde, effrayée par mon arrivée, avait tenté d’emmener, mais m’entendant la poursuivre, elle avait lâché prise et regagnait les forts.
Le lièvre pesait sept livres.
Je revins à mon poste et repris l’attente. L’aube pointait à peine lorsque six ragots entrèrent lentement dans les champs de luzerne, longèrent sans aucun bruit la bordure et se faufilèrent entre les rangs de pommes de terre. On aurait cru rêver tant ces animaux évoluaient en souplesse et en silence. Il y avait là, pourtant, quelque sept cents livres de viande bien rouge et bien ardente, mais, vrai, ils faisaient moins de bruit qu’une libellule.
Dans le gris du premier jour, on les voyait à peine. J’épaulai plusieurs fois mais, évaluant la distance, je ne tirai point. Ils étaient à cent soixante mètres. Que faire avec mon brave Idéal, dont la portée utile était de moins de cent mètres à coup sûr ? J’eus la sagesse de les contempler un instant, puis me levant et me rasant dans les broussailles, je tentai de me rapprocher d’eux pour réduire la distance, mais ils levèrent tous la hure du même coup et d’un seul mouvement sautèrent dans la hallier et disparurent.
Le retour fut plus difficile. Il faisait grand jour, et je devais rentrer dans le village un fusil et un lièvre, en pleine fermeture de chasse. Je démontais le fusil, je mis le canon dans ma veste sous le bras gauche, la crosse sous le bras droit, le tout retenu dans ma culotte par une ficelle qui me tenait lieu de ceinture, comme un vrai braco. Quant au lièvre, je le descendis jusqu’au sentier des jardins, je le cachai sous les tuiles d’une cabane que nous possédions là et je me hasardai près de la maison. Le grand-père était déjà à l’atelier en train de tirer le ligneul. Je pus gagner l’armoire, cacher le fusil et il ne me restait plus qu’à récupérer le lièvre sur le soir.
On m’attendait pour scier le bois, repiquer les poireaux, cueillir les fraises remontantes et je ne sais quoi encore. Je fis tout cela. Et enfin, je retournai à la cabane chercher mon lièvre.
Après avoir fait dix fois le tour de la maisonnette et soulevé les tuiles, je fus bien obligé d’admettre que mon lièvre s’était envolé. Un chat, peut-être, l’avait-il flairé et déniché ? Mais comme je revenais tout capon, je vis le père Vanney, le vacher du château, qui faisait mine, derrière une haie, de se renculotter, après avoir satisfait ses besoins. Quand je me retournai, il disparaissait dans une bouchure et je vis qu’il avait un gros dos. C’est-à-dire que la poche dorsale de sa veste était fort gonflée. C’était lui, sûr, qui m’avait joué le tour ; la boucle était bouclée, le lièvre levé, chassé, tué par le renard, retournait au renard. Le jeu continuait : le père Vanney, roux comme un renard, était, lui aussi, là où il fallait qu’il fût. Ainsi me fut dévoilée l’enivrante, la glorieuse incertitude de la braconne. C’était de jeu !