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Ainsi avec le Carême arrivaient les dernières chasses au bois ; je me souviens de l’une d’elles entreprise par un grand et dur soleil de mars, avec un vent à vous couper la figure par le milieu, le pénible vent d’est appelé ici : l’« hâle de mars » (prononcez l’âle de mâr, s’il vous plaît), qui vous dessèche en une nuit les mouilles de neige fondue et vous regrigne la peau comme celle d’un lézard gris.

Il y avait dix-neuf fusils, ce jour-là. Les dix-neuf bonshommes, rouges comme cornouilles, le col relevé, les mains aux poches, étaient montés par le sentier des bûcherons, sachant bien que, par ce vent, les sangliers étaient baugés dans les tailles du Petit-Bois tout simplement, d’où ils nous entendaient réciter nos leçons dans la salle de classe. De mémoire d’homme, ce grand froid venant de la trouée du Rhin, par-dessus la Vôge et la Comté, n’avait jamais soufflé sans qu’une bande de ragots ne se fût remisée dans les tailles de ce Petit-Bois, à une portée de cocorico du village.

C’était un jeudi, puisque j’avais eu l’audace, de mon propre chef, de rejoindre le jeune comte Charles-Louis. Je, l’a vais trouvé en grande conversation en anglais avec sa Miss, mais en me voyant, il l’avait promptement libérée, de sorte que sur le coup de neuf heures, le problème se posait de savoir si l’on sautait le mur du parc pour gagner les zones interdites, seules intéressantes comme on sait. Poser la question, c’était y répondre. Après avoir honnêtement tenté de me convaincre d’obéir aux consignes nobiliaires, le jeune comte décidait bientôt de se joindre aux prodigieux errements des jeunes manants.

 

 

Nous rejoignons le groupe de garçons du village, et nous gagnons aussitôt le fond des grandes pâtures en nous dérobant derrière les grandes haies vives. Et nous voilà dans les hauts pâturages. Mon plan est d’aller très loin vers l’est dans les grandes forêts qui se soudent à celles des Arrière-Côtes. Les bêtes une fois levées remonteront au vent ; si nous sommes bien placés nous les verrons comme le nez au milieu d’une figure.

Mais au grand soleil cru du matin succède, en rafales, une nuée noire qui plonge les forêts dans une grande obscurité. Le froid s’en fait plus vif et tout à coup, il se met à tomber une grêle furieuse qui se mue en une neige si épaisse qu’il nous est impossible d’avancer. On se groupe sous une cépée de sept chênes, tassés les uns contre les autres comme agneaux au bercail.

Demain, ce sera le 1er avril, Avril la douceur des bois et des mois, avril la douce espérance, comme dit le poète angevin. Ouiche ! On voit ben qu’il est pas bourguignon celui-là. Tout à l’heure, c’était le soleil d’été ou presque, et nous voici maintenant au pire de la Sibérie ! La tourmente tourbillonne et nous environne si bellement que plus personne n’est capable de connaître sa gauche de sa droite. On n’entend que le vent. Ni récri de chien, ni corne, ni hallahou. Rien ! Seulement le grincement de deux baliveaux qui, comme nous, se soutiennent en geignant sous la ragasse35.

Tout à coup, un hurlement terrible à trois cents mètres de nous ; tous mes jeunes duvets se dressent sur ma peau qui se met en chair de poule, et ce n’est pas de froid, garçon ! Le hurlement infiniment long, comme celui d’un chien à la mort, part sur ma gauche et glisse vers ma droite. C’est un : « Hou !… Hou !…» sur deux notes longues. La bête qui fait ça court trop vite et a trop de souffle pour être une vraie bête. Un de nous murmure : « C’est la Dahut. »

Nous sommes tombés sur l’insaisissable Dahut, cette fille folle d’amour, qui, depuis « le temps des grosses pierres », court les bois à la recherche d’un garçon, mais que personne n’a jamais vue, car aussitôt qu’un être humain la regarde, elle se transforme en une espèce de bête refouse36, galeuse, affreuse. C’est à sa capture qu’on convie les commis un peu simplets, mais attention ! celui qui la verra sous sa forme de fille folle d’amour tombera raide mort, ce qui donne à l’aventure un certain air de chevalerie. Pas de doute, c’est Elle qui court toute nue dans la tourmente de neige. Les plus hardis d’entre nous lancent un « vains millards de millards », à la mesure de notre peur, les autres claquent des dents.

Seul le jeune comte ne tremble pas, peut-être parce que sang bleu ne saurait mentir. Mais tout à l’heure, il nous avouera qu’il ne sait pas qui est la Dahut, alors le beau mérite de ne trembler pas !

Le hurlement nous encercle complètement puis revient sur ses pas, plus près cette fois, puis retourne encore : « Hou… ! Hou… ! », et tout à coup, nous voyons déboucher nez au sol, Parpaillot, le chien du Jacotot, qui passe, vif comme une flèche, dans le sous-bois, donnant consciencieusement son coup de gueule : « Hou !… Hou !…» et chacun de nous de faire le fanfaron :

— Eh ! j’avais ben reconnu sa voix ! Vains dieux, yen a pas deux comme celle-là !

Moi, je suis mortifié. Oui, j’ai encore beaucoup à apprendre pour reconnaître la voix d’un chien qui rapproche.

Quatre chiens passent maintenant, qui rallient Parpaillot et, à moins de cent mètres, un débuché fracassant se fait. D’abord un bruit de char d’assaut, puis la clameur féroce de cinq vautraits bien en gorge qui empaument. Le jeune comte a redressé le nez, ses narines aristocratiques se dilatent, son œil de patricien se fait brillant. Il dit, haletant : « Ça y est ! », en même temps que je crie : « C’est parti ! », et tous ensemble : « Hallahou ! Hallahou ! », ce cri deux ou trois fois millénaire qui annonce le débuché du sanglier.

Après l’émotion, on plastronne : on les a presque vus ! Si on était allé cent mètres plus loin, on se butait dans eux, cré vains dieux !

Sur le chemin du retour, un retour glorieux et désinvolte, je triomphe : « Je vous avais ben dit qu’ils étaient là ! je les sentais au nez !…»

… Mais personne, non personne ne fait allusion à la Dahut.

 

 

Je crois bien me souvenir que ce fut pour moi la dernière chasse de la saison, et d’ailleurs cette année-là devaient se produire deux événements qui allaient ébranler le monde comme on verra.

D’un coup les bourgeons éclatèrent, les cultivateurs firent en hâte leurs derniers labours en retard et leurs ultimes semailles d’avoine, et ce fut Pâques et la suite. Un Pâques tardif qui expliquait que l’hiver avait traîné en longueur, car « Pâques tard fait long hivar », ce qui justifiait la rigueur du Carême.

D’ailleurs le seul nom de Carême me donnait le frisson tout au long de l’échiné. Déjà la Chandeleur avait sonné le premier glas des chasses, mais passé Carême entrant, il n’y avait plus guère de chance de découpler, la passe à la bécasse ou encore celle des ramiers pouvaient encore régaler le chasseur solitaire, bon tireur, qui s’allait poster aux heures du crépuscule au revers des chaumes, aux ensellements de la montagne, ou dans le gaulis des hauts versants ; mais pour moi, gamin sans fusil, sans permis, c’était le début d’une saison vide. Passe encore si le grand-père m’emmenait avec lui à cette chasse à l’espère où il faut se tenir coi et raide comme bûche, pendant les vingt-deux minutes que le soleil met pour s’éteindre derrière le Morvan.

Cette immobilité, si dure pour un garçon, était certes récompensée par des parfums inédits, des silences grandioses et par des bruits de village sur le point de s’engourdir tout au fond de la vallée, et puis aussi par l’arrivée, au moment où le corps commence à se raidir, d’un vol de quelques groupes, espacés et hésitants, de ce bel oiseau aux ailes circonflexes, jaillissant du taillis et rasant les courtes cimes des nerpruns pour plonger dans les combes déjà noires de nuit.

Et l’herbe se mit à pousser, surveillée de près par tous ces gens des derniers versants du Haut-Auxois, pour qui herbe (ils disent « harbe ») est synonyme de grande richesse, synonyme de travail aussi, car aussitôt que l’harbe aura grainé commencera la fauchaison.

 

 

 

 

Les faucheur s’arriveront par équipe de deux, de cinq, de six avec leur dard, cette grande faux démontée qu’ils portent en bandoulière. Dans une musette, leur rechange, le marteau et la petite enclume à embattre la faux, une carotte de tabac à chiquer ou une tabatière faite d’un tronçon de corne de vache ou encore une courte pipe.

Ils arrivent comme des hirondelles, on ne sait ni quand ni comment. Hier soir, ils n’étaient pas encore là et, ce matin à quatre heures, ils sont alignés en biais dans le pré, et l’on entend le bruit bien rythmé des lames mordant l’herbe humide tout comme s’ils n’avaient pas quitté l’andin depuis les fauchaisons de l’année passée.

Ce sont d’ailleurs les mêmes, secs comme pessaux37, grillés de soleil dans leur chemise de chanvre blanc, grand chapeau noir en tête et ceinture de flanelle rouge, bleue ou grise tournée autour de la taille pour éviter les chauds-réfrédis et les tours de rein et soutenir la culotte de velours d’Amiens.

Ils avancent en cadence, versant l’andin d’un grand geste magnifique ; par moments, ils se redressent tous ensemble, mettent la lame en l’air, passent tous le bras gauche sur le dos de la lame comme on prend un camarade par l’épaule et, de la main droite, sortent la pierre du gouet, cet étui de corne, de bois ou de cuir où elle est maintenue humide par une poignée d’herbes mouillées. Du même geste, les voilà qui font chanter l’acier par le mouvement de cette pierre oblongue.

C’est merveilleux de voir cet orchestre dirigé par le premier, le plus vieux, le chef de rang, l’Émile, maigre comme un poulet coureur, le cou rouge tendu de veines et de fanons, la moustache filasse, l’œil bleu-vert, la lèvre mauve.

Je ne connais pas la couleur des cheveux de ces hommes car je ne les ai jamais vus tête nue. Même pour s’asseoir à table, ils gardent leur chapeau noir enfoncé Jusqu’aux deux oreilles. Une seule fois furtivement, l’Emile a retiré son chapeau en public, c’était pour y cracher sa chique, il l’a bien vite ensuite remis sur sa tête, j’avais à peine eu le temps d’apercevoir un dessus de crâne déplumé, blanc comme lait, au-dessus de sa figure de dindon rouge.

C’est nous les enfants qui leur portons la collation de dix heures : du pain, du lard, du fromage blanc à la crème avec une gousse d’ail et une pincée de ciboulette, une cruche de vin vert coupé d’eau. D’ailleurs, plus on met d’eau, meilleur il est le vin que récoltent les cultivateurs.

Je m’assois à côté de l’Émile car c’est lui qui, fauchant le premier, ouvre l’herbe et voit partir les lièvres devant sa terrible lame. Il me les signale car j’en tiens la statistique sur un petit calepin en notant l’endroit où ils étaient remisés. Les jours de classe, j’attends la pause de midi. Je les trouve tous assis par terre à l’ombre, la petite enclume plantée entre les jambes écartées, travaillant la faux à petits coups précis du « marteau à embattre ». Cela donne un bruit de tocsin fêlé qui fait caqueter les pintades, alors que l’angélus du médio38 sonne neuf coups, suivi du grand carillon de la babillarde, et que l’un des faucheurs ne manque pas de dire : « Tiens, voilà le bedeau qui se pend. »

Ils vont ensuite tous s’aligner sur les bancs de la longue table où le maître tient le haut bout, les femmes servent et tout cela mange à grand bruit, les coudes au milieu de la table et le nez trempant dans l’assiette. Une belle tablée !

Oui une belle tablée sur laquelle va tomber en un instant la première nouvelle qui est à l’origine du plus grand séisme que la terre ait jamais connu. Cela ne vous apparaîtra peut-être pas si grave que cela tout d’abord, mais quand vous aurez fini de m’écouter conter mon histoire, vous conviendrez bien avec moi qu’un grand coup de tonnerre vient de claquer devançant la catastrophe, comme ces épars qui, sans crier gare, vous annoncent le pire des orages au beau milieu d’une journée heureuse et pleines d’abeilles.

Riez, vous ne rirez plus quand vous m’aurez suivi jusqu’au bout.

— Et cette sacrée nouvelle, demanderez-vous, allez-vous enfin nous la bailler ?

Je vais vous la dire, camarades, et écoutez-la bien parce qu’elle va tout mettre « cupoudsutéte », comme on dit chez nous, « cul par-dessus tête » comme disent les gens convenables.

Elle va tellement tout renverser que vous n’y retrouverez plus rien du tout ! Vous ne vous y retrouverez même pas vous-même cinquante ans plus tard, si Dieu vous prête vie jusque-là.

Dehors, on vient d’entendre un grand bruit de poules effarouchées. Les chiens hurlent, les dindons gloussent en fureur, les jars soufflent et, par-dessus ce tintamarre, une voix de châtré, une voix de trompette bouchée, une trompette de Jéricho qu’on aurait graissée au vin rouge et qui hurle : « Tiais ! Tiais ! Outu chereigne ! Vade rétro, satanas ! Tiais ! Tiais ! Fuyez barbares ! Disparaissez patafiaux !… Place au vicaire des blaireaux ! Au chanoine des sauterelles ! Laisser passer le pur confesseur des alouettes ! »

Dans la salle, où tout le monde lape son assiette de soupe au lard, un grand silence amusé se fait, le maître dit :

— Tiens voilà le restant de la colère de Dieu qui nous arrive !

Puis :

— Allez, entre Gazette, viens te chaireter !

C’est la Gazette. Il entre. D’un revers d’épaule, il laisse tomber sa sordide besace, lève le bras, ouvre la bouche et psalmodie, de sa voix de salicional :

— … Benedicat vos ommipotens Deus…

De sa seule main, car il se dit manchot, il trace dans l’air trois signes de croix en disant :

— … Pater, et filius et spiritus sanctus !

— Amen ! répond l’assistance en éclatant de rire.

La Gazette s’assied silencieux, joint ses mains crasseuses et feint de réciter un bénédicité, en réalité il dit, tout le monde le sait :

— Bénissez Mon Dieu ce corniaud de fermier qui va me bailler ma soupe et un bon canon de vin rouge, ainsi soit-il !

Et les questions fusent alors de toutes parts. Il s’est jeté sur l’assiette de potée où le lard de truie nage au côté des haricots, du choux, des carottes et des pommes de terre ; on entend chaque goulée qui dégringole jusqu’au fond de son ventre comme le boulet des ramoneurs dans une cheminée vide. Ensuite, ça grouille généreusement et, lorsque l’assiette est vide, il ferme les yeux, se recueille et va commencer ses annonces. Il a en effet l’habitude d’énumérer les nouvelles de tous les villages traversés, naissances, mariages, enterrements et le reste. C’est ainsi qu’il paie son écot.

Cette fois-ci, il se lève, ses yeux semblent vouloir sortir de ses orbites, il devient violet et il lance, prêt à éclater :

— Mes frères ! Mes frères ! Dans le Dijonnais, ils ont commencé fauchaison hier et ils fauchent avec une machine !

On entend tomber les cuillères.

— Une machine ?

— Oui, une machine avec deux grandes rangées de dents qui rognent l’herbe comme tondeuse !

Tout le monde rit. La Gazette boit d’un coup le verre de vin qu’on lui sert, il rote et il dit :

— Ça ronfèle ! Ça veurde comme le diable ! Ils en ont tondu trois soitures en moins d’un quart d’heure !

On cesse de rire.

— « Cré vains dieux de milliards de dieux ! Trois soitures en moins d’un quart d’heure ! » ronchonne l’Emile qui n’a encore rien dit, sombre et peu disant qu’il est toujours au début du repas. Il suppute : « Trois soitures en un quart d’heure, mais ça fait le travail de quarante ou cinquante faucheurs cette engeance-là ! Et encore ! »

— Faudrait voir comme le travail est fait, dit le Frâchoux39.

On rit encore un coup. Parce que le Frâchoux, comme son nom l’indique, fauche comme avec un râteau et laisse un joli feston de plumets d’herbe derrière lui. Mais sa réflexion est judicieuse : on ne peut pas faire le travail si vite sans le bâcler ! Il n’y a pas de miracle !

Mais les rires font long feu, car la Gazette, se curant les dents avec son couteau, laisse tomber :

— Le travail est très bien fait, bonnes gens !…

Et va s’ensuivre alors, c’est sûr, un débat houleux.

Mais j’entends la trompe de chasse avec laquelle le vieux Tremblot me convie à la soupe. En général, quand il prend la trompe c’est qu’il a failli attendre, et s’il a failli attendre, c’est que je vais recevoir une cinglée d’étrivières. Ça met chaudement le sang en mouvement une courroie de bon cuir de vache !

J’éviterai ce jour-là le revers d’étrivière en annonçant d’entrée :

— Ils fauchent avec une machine qui fout par terre trois soitures en dix minutes !

Ainsi la nouvelle va se répandre.

Le grand-père n’est pas étonné. Le sera-t-il jamais ? Un compagnon du Tour de France peut-il être pris au dépourvu, je vous le demande ? Il sourit d’un air entendu.

— Je te l’ai dit, la machine, voilà l’avenir. Faut devenir ingénieur, petiot ! Toi qu’apprends bien, toi qu’a une bonne tête, ingénieur que tu dois être !

Un frisson prémonitoire me court entre les omoplates, de joie, de terreur, de désespoir ? Plutôt d’ambition, je le sais maintenant. Je l’ignorais alors.

Le Toit du Monde occidental croule sous mes pieds et je m’imagine qu’il bondit de joie, comme les montagnes dont parle le psalmiste.

Ai-je dit que la faucheuse mécanique en question était fabriquée par ces Américains qui n’étaient entrés en guerre à nos côtés en 1917 que pour nous vendre ensuite leur-camelote ?…

Eh bien, me croira qui voudra, c’est ce soir-là que l’automobile du docteur, toute neuve, brillant de tous ses cuivres, fit son entrée dans le village. C’était une de Dion Bouton, décapotable, cerclée de cuivre rouge et bardée de laiton brillant.

Jusqu’alors le docteur faisait ses tournées dans l’élégant tilbury noir à fin filet rouge, que tirait, d’un trot alerte, la jument blanche. Mossieu le comte, lui, n’usait que du baquet, du break ou du char à banc et mettait son orgueil dans la perfection du cheval et la beauté des harnais, œuvre de mon grand-père. Lorsqu’il devait se rendre à Paris, c’était le cocher Hippolyte qui le conduisait à la gare de Blaisy à vingt kilomètres, où il prenait l’express, en première classe bien entendu. L’automobile du docteur était donc la première automobile de la vallée et elle arrivait en même temps que la première faucheuse mécanique, une McCormick, sorte de tarasque inquiétante, qui vous tombait trois soitures de pré en un quart d’heure. Deux machines merveilleuses, qui pourtant me donnèrent le frisson aussitôt que me vint cette pensée inattendue chez un gamin : « Mais les lièvres ? Que vont-ils devenir, les lièvres, lorsque la faucheuse les fauchera et les hachera comme farce, et lorsque la superbe automobile écrabouillera ceux qui sauteront la route à la rentrée au bois ou en bordure des grandes pâtures ? Ah ! Quels sombres jours se préparent ! »

Déjà le train sur sa grande ligne impériale Paris-Lyon-Méditerranée qui franchit les monts à l’est de nos vallées, détruit, paraît-il, plus de gibier que cinquante braconniers. N’arrêtera-t-on donc jamais ce massacre, n’y aura-t-il donc jamais une loi pour dresser un rempart, une espèce de muraille de Chine, tout au moins autour de la Bourgogne en général et du bassin de l’Ouche et des Arrière-Côtes en particulier, pour les protéger de ces nouvelles invasions barbares cent fois plus dangereuses que celles d’Attila ?

J’en eus un cauchemar la nuit et je vis s’élever en rêve cette muraille autour de la zone à protéger en priorité, savoir : les cantons de Sombernon, Pouilly, Bligny, Nuits-Saint-Georges et Arnay-le-Duc.

Au matin, je voulus en parler à la Gazette qui avait passé la nuit dans la grange de la ferme, mais le chemineau s’était échappé au petit jour, ne laissant dans la paille que sa bauge et son fumet rance. Cet être-là n’avait pas l’habitude de rester longtemps dans chaque place surtout au moment des travaux où l’on n’eût pas manqué de le convier. L’embauche et lui marchaient en sens inverse, pas de danger qu’ils se rencontrassent jamais.

 

 

 

Ainsi vint la Saint-Jean, au beau milieu de la fauchaison. La fête du soleil ! car les vieux parlaient encore de solstice, mais les jeunes ne s’occupaient pas de ces histoires périmées. On allait bientôt tous avoir une faucheuse mécanique : trois soitures en un quart d’heure ! Au diable toutes ces vieilles superstitions de lune et de soleil ! Le progrès allait vous balayer cela de la belle façon ! C’était la fin des ténèbres ! Une ère lumineuse s’annonçait, où tout, oui « tout » allait se faire mécaniquement ! « J’allons pisser dans des pots de chambre en argent ! » disaient les « avancés », les mêmes qui avaient dit ça en 1789, en 1793, en 1830, en 1848, en 1851 et en 1871.

La faucheuse mécanique et l’électricité allaient, à elles seules, précipiter dans l’oubli toutes ces vieilles guignes. Ne disait-on pas que, dans la plaine à Châlon, dans la vallée de la Grosne, chez les Eduens, toujours plus malins et en avance d’un siècle sur les autres, et même à Dijon, ville prudente pourtant, on s’éclairait à l’électricité ? Et le plus fort, c’est que c’était vrai ! Alors les saints Jean et leurs auréoles, leurs feux et leurs brandons, quelle mine avaient-ils, je vous le demande ? Et tant d’autres choses anciennes qui allaient être tondues, rasées et balayées par ce génie rationaliste, scientifique, inventeur de la barre de coupe ! – L’instituteur le disait et, chose apparemment bizarre, le curé aussi. Pour une fois, ils étaient d’accord, les instituteurs républicains, toujours à la pointe de la pensée marchante et les curetons qui depuis longtemps luttaient contre les pratiques superstitieuses venant des ères druidiques.

Depuis cent ans, les prêtres faisaient en effet tout ce qu’ils pouvaient pour éviter de bénir les brasiers de la Saint-Jean et refuser d’entériner les sabats qui se faisaient autour sous le fallacieux vocable de saint Jean l’Évangéliste.

Là où ni le curé ni l’instituteur n’avaient réussi, l’électricité et la faucheuse mécanique allaient triompher : il n’y eut pas de feulère40 cette année-là au village. Il faut dire que pendant les cinq ans de la guerre 1914-1918 on avait pensé à autre chose et qu’il n’y avait plus beaucoup de jeunes hommes pour monter les trois cents fagots sur la haute friche des Bergeries ! Oui, comme disait mon arrière-grand-père Simon, cette guerre avait tout cassé. Tout était à l’envers.

 

 

Pourtant le soir du 20 juin, on sortit encore cueillir les simples. Guidés par les vieilles femmes, les enfants s’en furent dans les bois et les pâtures, le long des haies, sur les friches. J’en fus, comme bien l’on pense. Mémère Nannette avait rattroupé sept ou huit petiots et, avec eux, avait gagné les coins où poussaient les huit herbes qui, chez nous, sont les herbes de la Saint-Jean : le millepertuis, la petite joubarbe ou pain d’oiseau, la grande marguerite, l’armoise, mère des herbes, le mille-feuilles ou achillée, la sauge, le lierre terrestre et la bourrache.

La sauge ne poussait pas naturellement dans nos pays, ma grand-mère la cultivait en pot, quant à la bourrache il y en avait, en bordure du verger, six pieds rebelles si gros qu’ils suffisaient à la consommation familiale. On les récoltait aussi comme les plantes sauvages la nuit du 20 au 21 juin. La « nuit du solstice ».

Car ils ont beau dire les curés et les instituteurs, cette nuit-là, il se passe quelque chose, mes bons amis ! C’est dans cette nuit-là que le soleil se trouve au point le plus éloigné de l’équateur céleste et que, va savoir pourquoi, les principes actifs des plantes sont à leur maximum de puissance. Mes grand-mères savaient ça et mes grands-pères aussi. Peut-être ne savaient-ils pas le dire, mais ils le savaient et c’est le principal, et c’est pourquoi cette nuit-là on récoltait les herbes essentielles.

C’était une belle partie de plaisir avec nos falots allumés. Depuis la terrasse du presbytère, le curé riait beaucoup, l’instituteur aussi depuis le jardin de l’école, en nous voyant fouiner le long des bouchures, dans les friches et en bordure des bois. Ils se contentaient de rire tous les deux. Ils ne devaient pas nous le reprocher brutalement car c’étaient deux grands esprits tolérants, mais la classe du lendemain remettrait tout au point et la séance de catéchisme aussi.

En attendant, on recueillait les plantes dans des draps blancs qui, en principe, devaient avoir été lavés à l’eau de pluie, séchés au soleil sur le pré. Le lendemain, on les ferait sécher à l’ombre et les familles pourraient ainsi aborder l’hiver, le grenier plein de ces richesses données à profusion par le Seigneur. Car il n’y a rien de diabolique là-dedans, c’est une science objective, n’en déplaise à nos deux maîtres à penser : l’instruisou et le curé.

 

 

 

 

Il y avait eu la faucheuse mécanique, puis l’automobile, puis la péniche à moteur. La quatrième catastrophe (jamais trois sans quatre), ce fut le certificat d’études où je fus reçu le premier du canton.

Le maître d’école présentait cette année-là quatre élèves. Tout le village était aux portes pour nous regarder partir, à l’aube, en grande pompe, dans le char à banc du château, prêté comme de coutume par M. le Comte et conduit par Hippolyte, le cocher. Attelage de luxe qui nous conférait, dès notre arrivée parmi les autres concurrents, une sorte de supériorité fort gênante : « Toujours fiers les Pèle-chiens de Com-marin » (c’était le sobriquet trivial que nous avait valu notre réputation plus de deux fois millénaires).

La première épreuve fut la dictée. Affreux souvenir qui me donne encore des cauchemars. En effet, n’avait-on pas choisi, pour dicter, un bel homme, fort imposant, tout de noir vêtu, avec col cassé, cheveux en brosse, barbichette, manchette, chaîne et pendeloque en or sur son gilet gris (c’était là l’uniforme des inspecteurs primaires et des francs-maçons) qui était un « étranger », un « homme de Paris », je l’ai su plus tard et, de ce fait, parlait une drôle de langue qui provoqua parmi nous la panique dès qu’il annonça le titre de la dictée. Qu’on en juge : – Le bon dégustatar… ?

Nous nous regardâmes atterrés. Le texte qui venait ensuite n’était pas plus clair, et c’est la mort dans l’âme que nous nous mîmes à écrire, comme nous le pouvions, cette langue bizarre qui pourtant avait, par moments, des ressemblances indiscutables avec la nôtre. Nous donnions des signes d’un tel affolement que les instituteurs qui nous surveillaient se penchèrent sur nos feuilles et, à leur tour, levèrent les bras au ciel. Les meilleurs élèves avaient, pour les deux premières phrases, plus de vingt fautes. Les examinateurs se concertèrent, et il fut décidé que l’on recommençait immédiatement l’épreuve, mais cette fois sous la dictée d’un maître indigène qui, lui, prononça comme il faut : « Le bon dégustateur », avec ce « eur » local dont aucun signe orthophonique ne peut donner l’idée à ceux qui ne l’ont jamais entendu de la bouche d’un Auxois. La « foré » redevint, comme il se doit, la « forêt », les « pattes » redevinrent les « pâtes », la « botté » redevint la « beauté » et les passés simples furent enfin ce qu’ils étaient : des imparfaits.

Les autres épreuves se déroulèrent normalement et, pour le repas de midi, la plupart des élèves le prirent sur le pouce, assis par terre sous le préau de l’école. Moi, j’étais invité chez l’oncle Bouhier, un emboucheur à forte moustache. La tante, dont la parenté m’échappait alors, me servit un repas léger comme cela s’impose un jour d’examen : une meurette de tanches avec des croûtons aillés et une daube aux carottes, avec une simple tarte aux pruneaux. Il est évident qu’ainsi lesté, j’étais mieux armé que mes camarades pour affronter les épreuves de l’après-midi.

A table, j’avais bien sûr conté à l’oncle la mésaventure de la matinée. D’un naturel sanguin, il piqua une colère rouge en disant, en patois :

— Mais non, mais non, mais c’est pas possible ! Pour faire passer un examen sérieux comme celui-là, on pourrait tout de même mettre des instruisous qui parlent français !

Et la tante, en français, car, née au chef-lieu de canton, elle se devait de surveiller son langage :

— … Ou tout au moins des gens qui ne fassent pas de fautes d’orthographe en parlant !

Quoi qu’il en fût, le soir, mon nom venait en tête de la liste des candidats reçus aux épreuves de ce sacré certificat d’études, et cela est à l’origine du tragique malentendu qui provoqua le drame de ma vie.

 

Aussitôt rentré à la maison, je recevais certes la récompense suprême : le beau couteau suisse, instrument prodigieux qui, plus ou moins modifié depuis l’époque de La Tène II, sanctionne chez nous le succès de l’adolescent aux épreuves tribales d’initiation.

Sans doute avais-je déjà, depuis l’âge de six ans, un couteau de poche – comment vivre sans cela dans nos bois ? –, mais c’était un disgracieux instrument avec lequel j’avais fait, tant bien que mal mon apprentissage de la vie, un lourd châtrebouc à une seule lame, qui perçait toutes mes poches et ne pouvait me servir qu’à gratter mes sabots, éplucher les treuffes et cueillir les champignons et les simples. Le nouveau, au contraire, avait deux lames, la grande et la petite, tranchantes comme rasoir, puis aussi l’alêne, le tire-bouchon, le tournevis et la scie !

Mon grand-père donna une certaine solennité à la remise de ce cadeau, car cet instrument prodigieux devait devenir mon meilleur et mon plus solide ami et m’accompagner partout, au long de ma vie. C’est avec lui que j’allais désormais couper mon pain, ma viande, mon fromage, mes fruits en petits cubes pour les porter à ma bouche, comme il se doit. C’est avec lui que j’allais me curer les dents, comme les grands, avec lui que j’allais accomplir les tâches nobles, comme faire les paniers, graver mes sabots ou les moules à beurre et les boîtes à sel, greffer, enter, ou encore sculpter les quartiers de noyer où les ceps de vigne pour en faire, comme tous mes camarades, des cuillères à pot, des dessous de plat, et même des Sainte Vierge ou des saintes Solange pour les offrir aux grand-mères… ou aux filles.

… Le couteau de poche : le plus sûr artisan de la culture populaire !

Et enfin, c’est avec lui surtout que j’allais partir servir la France, reine des nations. C’est sur son manche que j’allais faire, chaque mois de mon service militaire, une encoche sacrée !

Le couteau de poche : trésor magique qui fait, de l’homme seul, le maître du monde…

En me le remettant le grand-père lança, d’une voix joviale :

— Chien sans museau, femme sans fuseau, homme sans couteau font triste monde et peûx moégneaux41.

 

Tout cela était fort bien, mais à la suite de mon succès, je fus accaparé par deux tendances qui se disputèrent sans plus tarder mon avenir. La première fut représentée par les hommes de la famille, conseillés par le « maître » ; qui m’envoyaient, dès la rentrée d’octobre, « aux Ecoles » pour devenir « ingénieur », ni plus ni moins.

J’avais entendu l’instituteur dire à mes parents :

— Il serait vraiment dommage qu’une intelligence exceptionnelle comme celle-là soit condamnée à croupir dans la médiocrité d’une profession manuelle ou agricole !…

La deuxième tendance était formée par les femmes de la famille, appuyées et conseillées par M. le Curé :

— La place de ce cher enfant est tout indiquée au petit séminaire de Flavigny ! avait dit le prêtre.

Il faut dire que, souvent, le curé, du haut de la chaire avait appelé les vocations sacerdotales. Pathétique, il avait montré que ces vocations, en raison du matérialisme et de l’athéisme croissant répandus par les francs-maçons et l’école sans Dieu, avaient tendance à se faire plus rares, ou plutôt que les jeunes garçons restaient hélas de plus en plus sourds à l’appel de Dieu alors qu’au contraire, il eût fallu qu’ils fussent plus nombreux pour lutter contre les forces du mal !

Après ces vigoureux sermons, il m’avait pris à part dans le jardin du presbytère et m’avait posé gravement la question :

— N’as-tu jamais pensé à te faire prêtre ?

— Non, monsieur le curé.

— Il faut y penser. Tu te rends bien compte qu’il faut des prêtres ?

— Oui, monsieur le curé.

— Alors, pourquoi ne répondrais-tu pas présent ? En effet, pourquoi ne répondrais-je pas présent ? Je disais maladroitement :

— Monsieur le curé Dieu ne m’a pas appelé. Alors il avait éclaté de rire :

— Parce que tu penses que tout d’un coup tu vas entendre la voix de Dieu, un jour que tu seras à l’herbe aux lapins ou à la chasse, et que tu verras une croix de feu entre les cornes d’un chevreuil, comme saint Hubert ? Tu t’imagines que tu vas entendre le Seigneur te dire : « Viens, sois mon prêtre ? »

— Oui, monsieur le curé.

— Mais non, mon fils ! L’appel de Dieu, c’est ce que je te dis aujourd’hui, moi, humble serviteur du Seigneur. Je t’appelle ! Viens nous aider à prêcher la bonne nouvelle ! Il faut beaucoup d’ouvriers sur les chantiers divins !

Cet entretien, répété trois ou quatre fois sous des formes à peine différentes, m’avait laissé perplexe. J’avais fini par répondre à ma grand-mère qui sollicitait discrètement une réponse.

— Eh bien, s’il en faut des ouvriers sur les chantiers divins, pourquoi pas moi ? Cette phrase, assez peu enthousiaste, on en conviendra, avait été répétée pieusement au curé qui en avait fait état en chaire, sans me nommer bien entendu, mais en citant « un jeune garçon » en exemple, le considérant déjà comme un de ses futurs confrères. J’avais beaucoup réfléchi : j’étais d’accord pour le petit séminaire, mais le grand ? Et que devenait la petite Kiaire dans tout ça ? Je pouvais parfaitement dire la messe car je la savais déjà par cœur. Je pouvais monter en chaire et répéter les sermons du curé presque mot pour mot. Je pourrais entendre les gens en confession, j’étais sûr d’oublier leurs péchés, droit à la sortie du confessionnal ! Mais la petite Kiaire ?

Et puis, ensuite, on avait abandonné cette question, moi, par insouciance, et le curé pour laisser au Saint-Esprit le temps de me travailler à sa façon, mais cette brillante réussite au certificat d’études remettait tout en question. Le curé sortait un à un ses atouts : au séminaire les études seraient probablement gratuites (argument capital pour des Auxois). « J’en parlerai à Monseigneur, qui acceptera certainement », disait-il.

De l’autre côté, lorsque ma mère disait à l’instituteur : « Aller aux écoles ? mais nous sommes pauvres ! » Le maître, qui voulait m’arracher aux griffes des corbeaux et épanouir laïquement « l’intelligence exceptionnelle » et se faire bien noter par l’Académie, je suppose, travaillait lui aussi et, à travers lui sans doute, le diable. Il répondait à cet argument en disant : « Mais il y a les bourses ! Il passe l’examen des bourses sans la moindre difficulté ! Il s’y classe même parmi les premiers, j’en suis sûr ! »

Il fut donc décidé que je passerais l’examen des bourses. Cela n’engageait à rien. C’en était fait, j’étais condamné à faire des études. Cette perspective était pour moi comme si une lourde dalle avait été posée sur ma tête, et j’avais l’impression de perdre à jamais cette liberté qui était le lot de ces artisans de village qui formaient ma famille et de ces cultivateurs nos voisins, clients et amis, rivés à leur tâche sans doute, mais libres, oui libres ! Et finies les chasses ! Ah ! surtout cela ! Et cette vallée ? Ces bois ? Ce paradis désormais perdu pour moi ? Ce n’est que plus tard que je compris encore autrement les choses, mon « exceptionnelle intelligence » n’avait pas encore à cette époque la maturité voulue, ni l’expérience, pour se cabrer contre cet écrémage du monde rural de l’artisanat et de l’agriculture qui lui enlevait ses meilleurs éléments dès leur certificat d’études primaires pour les verser à jamais dans le monde de la théorie, pour en faire des administratifs, des bureaucrates ou des hauts théoriciens de tout poil, des ingénieurs, des inutiles coûteux, des nuisibles bien payés, perdus à jamais pour le monde sain et équilibré de l’ouvrage bien fait.

Là commençait cette crise qui dévore comme chancre la société moderne et qui la tuera aussi sûr que furet saigne lapin ! Mais du diable si toutes ces idées contestataires pouvaient me venir. Autour de moi, on s’extasiait au contraire devant ce merveilleux élitisme scolaire et universitaire qui permettait aux enfants des milieux les plus modestes de s’élever vers les plus hautes destinées, et autres fariboles.

M’élever ? Pourrais-je jamais monter plus haut que ces maîtres selliers, ces maîtres menuisiers, ces maîtres ferronniers, ces agriculteurs, ces éleveurs, ces piocheurs de vigne, ces torche-bœufs, ces bûcherons qui m’entouraient ?

Bref, je passai l’examen des bourses et j’y fus reçu avec un bon nombre de fils de charcutiers, d’artisans, cultivateurs, facteurs des postes et torche-bœufs et même de simples soldats, tous promis « aux plus hautes destinées ».

Soixante ans après ces événements que je raconte, je suis environné de directeurs de réseau de chemins de fer, de médecins célèbres, de promoteurs distingués, de savants, d’ingénieurs, de hauts fonctionnaires qui ne furent, comme moi, que des fils d’hommes d’équipe, de boutiquiers ou de traîne-savate ! Et dire que l’on réclame l’égalité des chances !

Et d’abord, est-ce plus une chance d’être médecin célèbre ou directeur-de-je-ne-sais-quoi, que de fabriquer de ses mains de beaux meubles, de beaux pressoirs, de beaux alambics, de beaux sabots ou de beaux harnais ?…

Allons ne nous échauffons pas rétrospectivement ! Ce qui est fait est fait ! J’étais comme kidnappé par l’enseignement et vendu à la technocratie, mais je me suis bien rattrapé depuis, marche !

En attendant, une page venait de se tourner dans le livre de ma vie et j’en profiterai pour souffler un instant en fermant ce chapitre.