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Le début des temps modernes ne remonte pas pour moi à la prise de Constantinople par les Croisés, ni à l’invention de l’imprimerie, ni à la très grande Révolution française, ni même à la construction du chemin de fer de Paris à Lyon et à la Méditerranée. Non. Le début des temps modernes date, pour moi, de ce qu’on a appelé dans nos pays « l’affaire de l’Éthiopien », et en France, « l’affaire Hanau-Stavisky ».
Je ne prétends pas que c’est le couple Hanau-Stavisky qui a modifié les conditions de vie dans nos campagnes, mais leur intervention dans la vie de notre vallée coïncide avec le Grand Bouleversement. C’est à cette époque-là en effet que, mes études secondaires terminées, il me faut choisir une Grande École. Il y a Polytechnique, Saint-Cyr, Navale, Centrale, les Arts et Métiers… C’est à peu près tout ce que nous connaissons dans nos régions. Même l’instituteur n’en sait pas plus, et à part Saint-Cyr qui ferait de moi un officier, ce qu’à Dieu ne plaise, ou Navale qui me transformerait en marin, ce qui est à l’envers du bon sens pour un Mandubien, né au bord du lac de Pantier qui n’a qu’une marée basse par an, en été, tous ces établissements sont des « fabriques d’ingénieurs ». Or, avec une clairvoyance étonnante pour un jeune paysan, je refuse de devenir un de ces dangereux personnages dont j’ai dit à l’instruisou, au cours d’une discussion, qu’ils allaient détraquer la planète et empoisonner les bonshommes qui vivent dessus. Je ne veux pas prendre part à cette mauvaise action, que dis-je ? à ce massacre génocide. Je n’irai donc pas dans une Grande Ecole et je ne serai jamais ingénieur. Je ne veux pas être de cette armée de malfaiteurs glorieux !
C’est la désolation dans la famille ; les femmes appuyées par le curé en profitent pour me rappeler qu’à treize ans j’avais dit : « S’il faut des prêtres, pourquoi pas moi ? » Il est encore temps de regagner la grande bâtisse du boulevard Carnot, le Grand Séminaire. J’entends même une conversation entre ma grand-mère et le curé, où celui-ci interroge habilement celle-là pour s’assurer, en termes ecclésiastiques, que je suis chaste et réservé, bref : que je ne regarde pas les filles. Elle se récrie en disant :
— Mon-on !… (ce qui est l’abréviation, chez nous, de l’exclamation : Mon Dieu !) Mon-on… Mossieu le Curé ! On peut dire que ça l’intéresse pas, mais pas du tout !
Ce qu’elle ignore, je peux bien le dire maintenant, c’est que pour ne perdre ni temps ni moelle à penser aux filles avant mon mariage, j’ai décidé il y a deux ans, sur le coup de quinze ans et demi, que je resterais fidèle au souvenir de la petite Kiaire, qui, le jour de sa mort, avait cessé d’être mon aînée de quatre ans, pour devenir pour moi une image idéale, sans âge et sans défaut, comme la princesse lointaine du Chevalier, la « Dame de mes pensées ».
C’est un bon truc que je donne aujourd’hui à tous les jeunes garçons soucieux de ne pas perdre leur adolescence en émois inutiles et ridicules, parce que trop précoces, et conserver pour leur épouse toute la force et la fraîcheur de leur enthousiasme et de leur instinct parternel.
Voilà donc pourquoi, à cette époque, je ne cours pas aux trousses des filles. Je n’ai pourtant aucune vocation au célibat, je le jure, et il m’arrive souvent même de penser à une fille qui sera belle, pure et joyeuse, la « femme forte » de l’Evangile, à qui j’apporterai mon intégrité physique et spirituelle. Elle deviendra la chair de ma chair, la mère de mes enfants. Bref, je ne suis pas de la graine de curé, j’ai mieux que ça en tête. Donc : pas ingénieur, pas curé. Il y a bien l’Université. C’est pour nous, modestes ruraux, une grande dame très lointaine et très impressionnante hors de notre portée ; il paraît que mes dons me dirigent pourtant tout droit et très démocratiquement sur la Faculté des lettres. Personne à la maison ne sait exactement ce qu’est cette Faculté des lettres. Lorsqu’on nous dit que j’en sortirai professeur, mais après environ huit ans d’étude, j’abandonne cette idée. Huit ans ! Mais en huit ans d’étude, j’aurais saigné à blanc ma famille et ruiné le patrimoine qui était déjà bien maigre et qui vient encore d’être amputé des escroqueries de l’Ethiopien.
Me voilà donc chevauchant une nouvelle fois le cheval de raison et je pars en guerre pour que, enfin, on considère que ma vocation c’est d’être « artisan de campagne », avec jardin devant, verger derrière, vache et cochon dans le clos. Artisan en fer comme Sandrot ou artisan menuisier comme l’oncle Lazare ou comme l’arrière-grand-père Claude, ou artisan bourrelier comme Tremblot. Un « Jacques » ! Voilà ma voie ! Ça saute aux yeux comme mildiou sur cep, au confluent de deux lignées d’artisans ruraux qui ont répandu leurs chefs-d’œuvre dans les quatre cantons depuis des siècles.
Mais Tremblot m’explique pour la centième fois que l’artisanat n’a plus que pour dix ans de vie, tout au plus, qu’il va agoniser, étouffé par le progrès, la grande industrie, la science ; c’est fini, surtout pour les bourreliers, puisqu’on parle d’atteler les charrues étales faucheuses mécaniques à des tracteurs. Il paraît même qu’en Amérique c’est ainsi. Or, tout ce qui arrive en Amérique aujourd’hui, affirme le vieux Tremblot, sera là dans dix ans !… Et dans vingt ans il n’y a plus un cheval dans la vallée ! Déjà les charrons sont tous morts et enterrés !
Moi qui viens de lire Scènes de la vie future de Georges Duhamel, je suis bien obligé d’avouer que l’analyse du vieux est lumineuse. Il n’est pas allé aux États-Unis, lui, mais il a flairé de loin la vérité. De leur côté, les femmes me disent :
— Tu ne nous aimes donc pas que tu refuses de devenir un Mossieu et de nous faire honneur, ingrat ?
Et elles font plusieurs neuvaines de suite, une à la Sainte Vierge, une à saint Joseph, une au Sacré-Cœur. Le grand-père reprend l’offensive :
— Une cervelle comme la tienne dans une boutique ! Mais ce serait des confitures aux cochons ! (On appelle « boutique » l’atelier du petit artisan.)
Le village tout entier, en chœur, réclame mon départ vers « les Écoles ». Ils veulent avoir un des leurs dans ces établissements. La rumeur publique ne comprend pas qu’un homme intelligent puisse désormais envisager de vivre à la campagne pour y faire un métier d’honnête homme. Je suis victime de mon devoir familial, de ma cervelle et puis, aussi, il faut bien le dire, de ma vanité, car tout cela me flatte.
En chargeant le dernier chariot de foin avec les camarades, nous débattons gravement de cette question, mais nous parlons dans le vide, car, à cette époque, l’orientation scolaire et universitaire n’existe pas plus que l’orientation professionnelle. Nous ne savons rien sinon que l’avenir s’ouvre devant nous comme une sorte de pays vierge et merveilleux.
J’en suis là de mes hésitations lorsque le jeune comte, mon ami Charles-Louis, arrive en vacances. Lui, il est maintenant en seconde dans un grand lycée à Paris, où sa mère est allée vivre avec lui dans un appartement qu’ils possèdent sur une belle avenue, qui porte un nom de victoire napoléonienne, je crois. C’est lui qui, tout tranquillement, me dit :
— Pourquoi ne ferais-tu pas les H.E.C. comme mes amis de Warren et de Vitasse ?
— Les H.E.C. qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les Hautes Études commerciales.
— Moi ? Commerçant ? Mais ça m’irait comme un tablier blanc à une vache noire !
— … Mais cela ouvre aussi et surtout la porte de toutes les Administrations, de la Finance, des Affaires, des Colonies, du Chemin de fer !
Je réfléchis, tout troublé.
— Quand un fils fait H.E.C. est-ce qu’une mère peut dire qu’il est un Mossieu ?
Il rit :
— Mais bien sûr !
— Et on n’est pas ingénieur avec ce diplôme-là ?
— On a le titre d’ingénieur, mais on n’est pas obligé d’en faire état.
— Bon, mais est-ce qu’on travaille dans une usine ?
— Pas forcément.
Et c’est ainsi que j’ai choisi, si l’on peut appeler choix cette sorte de fatalité. Par la suite, lorsque je vis que les mathématiques ne figuraient au programme des H.E.C. que sous le nom de « mathématiques financières » et que la formule : lq – a/q – 1 suffisait, à elle seule, à résoudre tous les problèmes que l’on pouvait s’y poser, je fis acte de candidature et préparai le concours d’entrée, et tout le monde nous aida à faire les démarches pour continuer à bénéficier des bourses et des différents avantages que notre République accordait aux bons sujets.
Le sort en était jeté : je serais étudiant à Paris. Le monde basculait, je faisais le faux pas fatal, je passais dans le camp des Burgondes, des Francs, des Mossieu, je désertais celui des Gaulois, des Bagaudes, des Jacques, voués depuis si longtemps à la terre, au feu de bois, au bétail, à la forêt, aux pâturages, et à la chasse à la billebaude.
C’est cette année-là que le vieux Tremblot abandonna l’exercice de son métier de bourrelier-sellier. Je crois qu’en prophétisant la fin de l’artisanat, il s’était d’abord convaincu lui-même de la mort prochaine du compagnonnage, des grands métiers manuels et de l’élite professionnelle. Il trouva néanmoins d’autres prétextes en disant :
— J’ai fait mon temps.
Il avait soixante-cinq ans, en somme l’âge actuel de la retraite.
— Je me retire, place aux jeunes ! disait-il vingt fois par jour.
Il avait trouvé un jeune bourrelier, son ancien apprenti de 1913, qui avait eu la chance de revenir à peu près vivant du champ de bataille de Verdun et lui avait cédé son fonds. A moi, il avait donné d’autres explications en me disant :
— Avec mes abeilles, mes jardins, les arbres fruitiers, l’élevage des chiens, ce serait bien le diable si je n’arrive pas à faire bouillir la marmite ! Puis en mystère, derrière sa grosse main toute en os : «… Et l’Ethiopien ne m’a pas tout pris, marche ! il me reste quelques sous, quelques petits bouts de terre, on ne mourra pas de faim. Quand on a " du sang " on peut faire sortir de l’eau d’une pierre ! »
Et il ajouta fièrement :
— 1 200 francs à dépenser par an, oui, mon ami, 100 francs (anciens) par mois, avec ça on est tranquille ! Va bravement faire tes études à Paris avec tes bourses et ne te fais pas de souci pour nous !
C’est ainsi que j’ai quitté le village par l’autobus du matin, pour prendre à Dijon le rapide qui m’amenait à Paris sur le coup de midi. J’y venais, comme disait le grand-père, pour « présenter le concours » national d’entrée aux H.E.C. Et j’y fus reçu avec le numéro 8. L’événement fut annoncé dans les colonnes du Bien Public et du Progrès de la Côte-d’Oret, le 2 novembre, je pénétrais dans un des immenses et sombres amphithéâtres du boulevard Malesherbes.
On y accédait par une sombre et longue allée, entre les murs aveugles des hauts immeubles voisins et, au bout de cette avenue, devinez ce que l’on rencontrait ?
Je vous le donne en mille.
Une horloge pointeuse !
Lorsque je vis cet instrument pour la première fois et qu’un huissier m’expliqua comment je devais m’en servir, je crus à une plaisanterie de bizuthage. Je répondis bravement que je trouvais cela plaisant et je passai outre. Mais on me rattrapa vivement en me disant que le pointage était obligatoire !
Oui brave gens : à l’avant-garde du progrès et des techniques de pointe en matière de gestion des entreprises, d’économie et de sociologie, l’École des Hautes Études commerciales donnait, dès cette époque, l’exemple, en imposant aux admirables élites estudiantines, aux futurs dirigeants de la société rationnelle, standardisée, technocratique et totalitaire en pleine gestation en Europe, cet avilissement quatre fois quotidien, cette abjecte génuflexion devant la machine. Ce mouchard impavide ridiculisait tout simplement ce que le Compagnon-fini avait de plus noble et de plus efficace : la Conscience et le libre arbitre.
Le déclic de cet engin pointeur, c’était le bruit de la dignité qui se brisait et toute joie d’œuvrer et de vivre alors m’abandonna.
J’étais atterré.
A mon grand étonnement tous mes camarades « pointaient » sans sourciller. Pourtant ils appartenaient en majorité à une classe fort jalouse de ses prérogatives et de ses privilèges, mais ils faisaient bien docilement la queue, Francs, Burgondes, Sémites mêlés, même Gaulois, car il y en avait aussi, tous alignés pour présenter à la machine leurs hommages du matin et du soir.
L’envie me prit de tourner les talons et de rejoindre, sans plus attendre, mes friches et mes bois. Mais j’eus la sottise de penser que je pouvais, moi petit Auxois sans le sou, tout seul perdu dans cette masse bien moulée et conditionnée, être la petite molécule de ferment qui pouvait renverser le processus d’avilissement, bref : faire le « Jacques » à la tête d’une « jacquerie », pour redresser les torts et clamer, avant qu’il fût trop tard : Halte à la technique ! Halte à la croissance !
Belles phrases, beaux gestes, nobles sentiments bien dans la tradition de ma tribu et qui, je l’avoue, me tentèrent un instant. Un tout petit instant. Juste le temps de raffermir certaines dispositions d’esprit, congénitales et raciales, soigneusement cultivées par une forte éducation familiale et par la pratique de la vie à la billebaude.
Oui, je peux le dire, même si je ne lui consacre pas un long chapitre, cette horloge pointeuse, la première que je rencontrais sur mon chemin, était l’événement capital qui devait décider de toute ma vie.
J’avais trouvé une chambre sous Montmartre, à l’Accueil des étudiants qui n’était autre que le collège Rollin, dont l’étage supérieur était alors loué en chambres particulières à des étudiants, des « étudiants pauvres » eût dit Émile Zola en serrant les poings et en suçant ses larmes de bourgeois sensible et un tantinet dégénéré.
De fait, nous logions sous le toit et ma fenêtre mansardée donnait sur les larges gouttières en zinc où venaient boire les pigeons de Paris et les palombes trop grasses du square du Sacré-Cœur, alors en construction sur le flanc sud de la Butte. Si grasses ces palombes, qu’elles volaient avec peine et que dès le premier soir j’eus la certitude de manger autant de salmis qu’à la maison. Je confectionnai immédiatement des lacets que je me proposais de poisser, selon toutes les règles, avec de la pulpe des boules de gui récoltées au parc Monceau.
Je me retrouvais là, mêlé à une population estudiantine très démocratique, faite de fils de cultivateurs, de petits fonctionnaires, d’ouvriers, de petits commerçants, d’artisans, tous premiers ou seconds de l’école gratuite, publique, laïque et obligatoire des villages français, bref, des gens comme moi, l’espoir de la France, qui montaient victorieusement à l’assaut des diplômes nationaux.
Hélas ! le plus clair de mon temps se passait dans ces immenses amphithéâtres très noirs, encastrés qu’ils étaient entre les hauts immeubles du boulevard Malesherbes et de la rue de Tocqueville, au plus confus du Paris haussmannien. J’étais perché sur les derniers gradins entre de Vitasse et de Warren, ami de Charles-Louis de Voguë. Du haut de mon perchoir, j’apercevais le professeur gros comme un pou sur l’estrade, tout en bas des degrés où s’entassaient mes deux cents camarades, sous la surveillance de deux huissiers, dont l’un passait ses longues heures de cours à dormir et à composer des arrangements musicaux, car il était musicien dans une boîte de nuit. Accordéoniste, je crois.
Ce relief montagneux de l’amphithéâtre me remettait un peu dans l’ambiance des chasses de chez nous. En ai-je entendu de là-haut des récris de chiens, des « hallahous » et des annonces de trompe ! En ai-je vu des débuchés farouches ! En ai-je rêvé des forêts bourguignonnes, aux heures où tout l’amphithéâtre semblait écrasé par un prodigieux ennui ! Ai-je assez souvent entrevu un hameau, le hameau perdu de la Peuriotte, endormi comme Belle au Bois dormant attendant le Prince charmant qui l’éveillerait ! Ainsi je tentais, sans y parvenir, d’oublier l’odieuse horloge pointeuse à laquelle je devais rendre mes devoirs en entrant et en sortant de l’établissement, et que je me promettais de faire sauter d’une cartouche de pyroxylée aussitôt que possible.
Rentré au square d’Anvers, je tendais mes lacets appâtés au grain de maïs, dans la gouttière, avec mon ami Deflisque, un étudiant en dentisterie, fils d’une veuve de guerre, couturière à Riom-ès-Montagne, en Auvergne, et je lisais les lettres de chez moi. On m’y tenait au courant de la marche des industries de mon grand-père, les ruches, les essaims, le nourrissement hivernal, la vente du miel. On me parlait des gelées et des pluies, des vents, de la germination, des graines, de la maturité des fruits, des coupes de bois, des naissances, des décès, des mariages, mais surtout de la santé des chiens. On m’informait aussi des ventes de chiens, car l’élevage du vieux Tremblot était connu maintenant. Il cédait les chiots aux bons chasseurs qui les lui retenaient dès la saillie, ou bien il les vendait après dressage. Il les mettait à sa main avec tant de conscience et de savoir qu’il arrivait, je l’ai su plus tard, à produire de pures merveilles. Lorsqu’il en vendait un, il me contait la chose en décrivant l’animal en détail et couvrant d’injures le client qui venait de le lui prendre et il m’écrivait :
«… Et tu ne sais pas quel est le sacré vains dieux de gnaulu qui est venu me l’acheter ? Le Beurchillot ! le marchand de bois, ce grand pangnâs qui ne serait même pas capable de tuer une vache dans un couloir ! Sûr qu’il va l’abîmer mon chien, le foutu Jocrisse ! Mais, ajoutait-il en conclusion, je lui en ai tiré un bon prix, la charogne. »
Il terminait :
«… Les affaires marchent, gamin ! »
J’appris ainsi, par lettre, la mort du maître piqueur Pierre Bonnard, la mort du vieux comte Arthur, puis de Mme la comtesse, sa femme. Ma grand-mère me contait par le menu les obsèques avec tout le beau monde des châtelains des environs, et, bien sûr, aussi tous les mossieus venus de Paris ; elle me les nommait glorieusement et ne me faisait grâce ni de leurs costumes, ni de leurs manières. J’apprenais aussi de quelle façon on avait descendu le beau cercueil dans le grand caveau des seigneurs, situé sous la chapelle du château et comment la dalle avait donné du fil à retordre aux hommes, car elle pesait au moins six cents kilos.
Cette chambre de l’Accueil des étudiants, nue et belle comme la cellule d’un moine de Cîteaux, a été le cadre de bien des expériences et de lumineuses méditations qui pourraient faire un gros livre : Les Confessions d’un Auxois sans le sou.
Sans le sou, certes, mais riche, oui, riche de toutes sortes de cogitations anarchiques, voire anarchistes, de cheminements à contre-courant, de certitudes à rebrousse-poil, toutes ces pensées paradoxales qui donnent toujours aux Bourguignons la certitude d’avoir les yeux en face des trous et d’être dans le vrai. Et riche du souvenir de la Peuriotte, la Combe-Endormie.
Un jour, enfin, une lettre copieuse m’arriva qui m’annonçait une grande nouvelle : Le vieux Tremblot avait reçut la visite d’un homme bien habillé et bien convenable qui lui avait vanté les mérites des écrémeuses modernes, les écrémeuses centrifuges… On n’a qu’à tourner une signeûle55, écrivait la grand-mère et la crème coule d’un côté et le lait de l’autre.
Cette machine devait révolutionner les fermes où l’on employait encore la méthode gauloise en versant le lait dans des pelves, des grands jadeaux de grès, où la crème mettait plus de vingt-quatre heures pour monter. On la levait ensuite avec une cuillère spéciale en bois que les commis taillaient dans une bûche d’orme. D’un seul coup pelves, jadeaux, cuillères, tout cela tombait dans le bric-à-brac inutile… avec les commis !
Cet homme bien habillé et bien convenable était tout simplement l’agent régional de la maison Singer. Il avait proposé au grand-père de placer les écrémeuses dans les fermes, chez ses anciens clients.
« Connu et estimé comme vous êtes dans la Montagne et le Haut-Auxois, vous en placerez partout, vous connaissez toutes les fermes, toutes les femmes, tous les chevaux, par la force des choses et même toutes les vaches ! »
Le Vieux avait donc accepté. Pensez ! il gagnait plus de cent francs anciens par écrémeuse vendue ! Il allait faire des démonstrations dans les fermes et arrivait à en vendre une par semaine. Cent francs par semaine ! voilà qui met du beurre dans les épinards ! Il s’agissait bien sûr d’anciens francs, des centimes d’aujourd’hui, dont un seul suffisait à l’époque pour acheter un kilo de pain. Son succès fut tel que le monsieur bien convenable lui proposa de placer aussi des machines à coudre auprès de toutes les fermières, ce qu’il fit.
Oui, l’ancien artisan, le Compagnon Passant du Devoir, le « Jacques » qui avait toujours eu pour la main, la main humaine, admiration et respect, vendait des machines qui ridiculisaient précisément la main humaine et cela me choqua. J’en voulus à cette époque curieuse qui transformait le maître artisan en marchand de robots.
« Y a-t-il avantage à écrémer le lait avec cette machine ? » demandai-je par retour du courrier.
« Aucunement, répondit le Vieux, la crème est même bien trop liquide, elle n’est même pas bonne à faire du tiaque-bitou56 sans plus, mais on dit aux femmes que ça leur gagnera du temps. »
« Cela gagne-t-il vraiment du temps ? » demandai-je encore dans une lettre suivante.
« Non, répondit le Vieux. On perd à faire le nettoyage et le graissage de cette foutue mécanique compliquée, tout le temps qu’on a gagné à l’écrémage, mais j’en vends partout et je n’en achète même pas pour ta grand-mère qui n’en voudrait ni pour prix ni pour somme. Mais il ajoutait : « que j’en vende encore une vingtaine de ces sacrées vains dieux d’écrémeuses et on verra ce qu’on verra ! »
J’en arrivai bien vite à m’en vouloir à moi-même, car j’étais bien sûr que le Vieux ne se prostituait ainsi que pour me permettre d’aller aux Écoles et revenir avec ma belle peau d’âne qui ferait de moi un « Mossieu », sinon un ingénieur. C’était bien moi qui trahissais.
Il faut aussi que je note un fait, apparemment sans grande importance : un soir, en rentrant dans ma chambre, je trouvai sur ma table un drôle de petit instrument. C’était une petite boîte grosse comme une tablette de chocolat, avec une manette à pointeau et une sorte de petit caillou gris. De la boîte sortait deux fils : l’un enroulé sur une bobine, l’autre fixé sur un curieux instrument que mon ami Deflisque désigna sous le nom de « casque-écouteur ».
C’était tout simplement un poste à galène, avec son petit cristal de sulfure de plomb et ses écouteurs, en bon état de marche.
Le soir même, ayant entortillé le fil de prise de terre sur le fer de mon lit, je mis le casque-écouteur et, ayant promené le pointeau palpeur sur la galène, j’eus tout à coup un éblouissement : il me sembla qu’un flot de bruits m’envahissait des pieds à la tête et j’en perdis le souffle. Après un instant de panique, j’arrivai à comprendre que c’était de la musique. De la musique d’orchestre, comme je l’appris plus tard. Je restai là, abasourdi : un orchestre jouait et c’était la première fois que j’avais l’occasion d’entendre ça. La seule musique que j’eusse jamais entendue était celle que nous faisions, à l’église du village, pour les offices, en ânonnant, le propre du temps, les psaumes et les hymnes, accompagnés par Mlle Seguin, la fille du régisseur, qui tenait l’harmonium. Ou encore au collège en braillant d’invraisemblables cantiques.
D’un seul coup je plongeais en pleine musique « moderne » car l’orchestre jouait Le Pierrot lunaire de Schoenberg, je fis connaissance aussi, un instant plus tard, du blabla de la publicité, et je fus dégoûté à jamais de cette fameuse « Téhessef » qui naissait. J’en fus guéri définitivement. Comment ce poste à galène était-il venu échouer sur ma table de nuit ? J’eus beau faire une enquête dans tout l’établissement, je ne le sus jamais. Une restitution faite sans doute au camarade qui m’avait précédé dans cette cellule ?
Toujours est-il que je fis avec cet appareil ma première expérience de la « Téhessef ». Je devais l’emporter au pays aux premières vacances, et ainsi faire entendre, pour la première fois, de la musique aux membres de la famille.
La vie universitaire a ceci de bon que les vacances s’allongent paresseusement jusqu’au 2 novembre. Cela nous permet de tuer le cochon avant mon départ en trichant légèrement sur la coutume, car il est écrit dans les dictons des aïeux que l’on ne tue le premier cochon de l’hiver qu’à la Saint-Martin, le 11 novembre, faute de quoi sa viande s’évente, la saumure tourne et le saloir est gâté ; on transgresse donc cette loi impérative (encore une trahison provoquée par mes sacrées études) et on n’hésite pas à assassiner le porc quelques jours avant la Toussaint.
Je vous prie de croire qu’on n’a pas besoin de charcutier. On met un bâton dans la gueule de l’animal et c’est moi qui lui tiens ainsi la gorge bien offerte au coutelas du père Tremblot. La lame entre dans ses amygdales et du même mouvement coupe la veine. Le sang gicle dans la bassine où on le recueille sur un bon demi-litre de marc en le battant à la cuillère de bois. Chacun connaît si bien son petit travail personnel qu’en moins de deux, les jambons et les épaules sont détachées, les filets levés, le filet mignon mis à l’écart, avec le foie, le cœur, les rognons et la saignette, le côtis partagé en six carrés, les pattes grattées, les ergots arrachés et jetés aux gamins qui tournent autour du sacrifice, avec les chiens, prévenus on ne sait comment.
Ils se les disputent pour les croquer tout crus pendant qu’on fend la hure en deux et que la cervelle jaillit, toute rose, hors de son alvéole. Tous les morceaux s’étalent sur un linge blanc sur la grande table et le grand-père prépare « les présents ».
Ce sont les morceaux traditionnels que je vais aller porter à sept ou huit voisins. Ce n’est pas charité, mais équité, car lorsque ces gens-là tuent leur cochon, ils réservent les mêmes morceaux pour nous.
On dit : « Deux façons de conserver le cochon : le sel et l’amitié. » Toujours cette morale utilitaire qui règle et stimule les élans du cœur.
Il faut comprendre que la viande qui va au saloir, on la retrouvera salée, tout au long de l’hiver, mais celle qui va au voisin, elle vous reviendra aussi, mais fraîche, sous la forme de présent en retour, avec, en plus, une intention d’amitié qui vous réchauffe.
Moi, j’emmènerai à Paris, dans ma valise, du boudin, du saucisson, du pâté. Les mémères trouvent drôle que je n’emporte pas un morceau de grillade et de filet mignon.
— Ça te remonterait, pourtant ! Tu le ferais griller sur les braises !
— Quelles braises ?
— Celles de ton feu !… J’espère bien que vous avez du feu, quand même.
— Mais non, nous n’avons pas de feu !
— Mon… on ! C’est-y bien prudent de laisser ces garçons-là se geler ? Surtout qu’ils passent des heures immobiles sur leurs livres !…
— Mais nous avons le calorifère !
Et j’explique ce qu’est le chauffage central. On s’exclame, les yeux ronds :
— Alors tu n’as pas de feu dans ta chambre ? Mais c’est affreux !
Pour tous ces gens : Pas de feu, donc pas de chaleur. Pas de flammes ? Pas de braises ? Pas de cendres ! Donc la mort ! Depuis toujours la famille vit avec le feu, et je suis le premier à ne plus voir jamais ni feu, ni flammes, ni fumée, ni cendres ! Cela laisse à penser.
J’explique qu’à l’Accueil des étudiants le feu est fait sous une grande chaudière dans les sous-sols. Un seul feu pour tout l’établissement.
— Qu’est-ce qu’il doit en falloir du bois ! dit une voix.
— Mais non. On est chauffé au charbon !
Je vois bien qu’il y a méprise : pour nous, le charbon, c’est le charbon de bois exclusivement. L’autre charbon, que nous n’avons jamais vu, c’est le « charbon de terre », produit douteux dont on se méfie, car on sait qu’il vient du fin fond de la terre.
Ma mère s’écrie :
— Pouih ! Moi je ne pourrais pas me chauffer tranquille, avec ça.
On lui demande pourquoi. Elle a un frisson :
— Pouih ! Rien que de penser que de pauvres diables vont chercher ça au fond de la terre, moi ça me glacerait le sang !
On rit :
Elle s’indigne :
— … Alors ça ne vous revorcherait pas, vous, de penser que de pauvres mineurs rampent sous la terre au péril de leur vie pour que vous ayez tant seulement chaud aux fesses ?
Puis, après un temps, elle tire la conclusion en revenant à son idée :
— A ce compte-là, tu vas sûr attraper la mort !
Ma bonne mère exprime ça d’une façon un peu naïve, mais à nous aussi cela donne froid à la moelle d’imaginer cette vie de mineur, impensable pour des forestiers. Nous, pour avoir chaud, on ne descend pas sous terre, on « monte au bois », et c’est le meilleur moment de la vie. En outre, le bois, c’est un moyen de chauffage merveilleux ; ne chauffe-t-il pas six fois ? Une fois quand on l’abat, une fois quand on le moule, une fois quand on le débarde, une fois quand on le scie, une fois quand on le fend, et enfin quand on voit sa flamme.
La flamme ! Centre de toutes nos rêveries, même de nos hypnoses collectives à la veillée. Le feu ! Dont mon maître dijonnais, Gaston Bachelard, m’a parlé avec tant de science et tant d’amour, ce feu appelé à disparaître de la maison des hommes, ce feu condamné à mort par la société que nous fabriquent Marthe Hanau, Stavisky et tous leurs ingénieurs ! Bientôt on dira : « Feu Monsieur le Feu. »
Lorsque je dis cela on me rit au nez. Plus de feu, ah ! ah ! c’est impossible !
Et pourtant…
Enfin, non sans honte, j’annonce à la famille assemblée que « nous pointons à l’horloge pointeuse ».
Je dois d’ailleurs expliquer longuement ce qu’est une horloge pointeuse et à quoi cela peut servir, car personne chez moi, et dans toute la vallée, ne peut naturellement le concevoir.
Lorsque la chose est bien comprise, c’est une explosion : les femmes restent hagardes, les yeux agrandis par la terreur. Le grand-père, lui, se lève d’un bond :
— Pas vrai ? crie-t-il… Pas vrai ?… Tu ne me diras pas qu’on ose faire ça à des Français ?
— On ose !
— Mais c’est pas Dieu possible !… Tu nous racontes des goguenettes !
— C’est pourtant la vérité ! Il y a déjà des horloges pointeuses dans plusieurs usines en France !…
Il me regarde comme si je lui annonçais que j’ai la diphtérie :
— Non ?… On fait ça à des Compagnons ?
— Pas à des Compagnons mais à des ouvriers… et à des étudiants.
— C’est vrai. Ce n’est pas la même chose ! monologue-t-il.
Il réfléchit. Il est rouge comme un buisson d’écrevisses, puis :
— J’espère que tu leur as dit leurs quatre vérités ?… Et que vous allez régler ça… avec une dizaine de garçons décidés ? Il doit bien, vains dieux, en rester ?… Moé, à ton âge, avec deux ou trois garçons de ma cayenne, j’aurais pas mis longtemps pour leur revorcher ça !… Cré vains dieux ! Il aurait fait beau voir !… Et notre conscience alors, à quoi que ça sert ?…
Le brave vieux ! Il dit exactement ce que je pense.
Mes valises bourrées de boudins, de pâtés, de beurre, d’œufs enveloppés de papier journal, de pruneaux, de noix, de noisettes et de deux bouteilles d’échézeau du cousin Petit, je retournerai pourtant vers ce monde moderne, ce monde sans feu. Avant, j’arracherai les dernières pommes de terre, je bêcherai la moitié du jardin et surtout j’irai faire une ou deux attaques au bois avec les chiens, les nouveaux chiens, produits de l’élevage du grand-père.
… Et c’est alors, le dernier dimanche d’octobre, qu’il m’arriva la chose.
Elle fut d’une telle importance pour moi que je la veux conter dans le détail, en longueur, au risque d’importuner ceux (au diable les jean-foutre, et ils sont de plus en plus nombreux, et pour cause !) qui ignorent la vie de la chasse, et c’est tant pis pour eux.
Au petit matin, j’étais encore au lit et j’attendais lâchement, pour me lever, de sentir le parfum de la première fumée. Une automobile s’arrêta devant la maison, la petite clochette se mit à grésiller dans l’air froid, faisant envoler la tribu de moineaux qui prenait ses quartiers d’hiver dans notre lierre. Il y eut un bruit de voix, puis les visiteurs entrèrent dans la salle commune et je n’entendis presque plus rien. La visite dura une bonne demi-heure, puis, comme je me levais, la grille s’ouvrit et, m’étant porté à la fenêtre, je vis le vieux Tremblot qui accompagnait deux hommes vêtus de pelisses.
Ceux-ci montèrent dans l’automobile, après avoir retiré les fourrures qui couvraient le capot ; la voiture démarra pendant que Tremblot sur le pas de la porte les regardait partir. Un instant après, il entra dans ma chambre en disant :
— Habille-toi vite et tiens-toi prêt, nous partons dans une heure !
Dans la cuisine, le Vieux, assis dans son fauteuil, passa ses doubles chaussettes, enfila ses brodequins, mit son plastron et peigna sa grande moustache tout en donnant d’une voix terrible des ordres émouvants :
— Sors mon gilet cramoisi ! Prépare mon panier ! Mets du lard et du vin dans la musette ! Roule la bouteille dans les chaussettes de rechange ! Remplis les deux gourdes ! Sors les passe-montagnes !
Ma grand-mère obéissait en silence.
— Mangeons vite un bon morceau, me dit-il enfin, dans un instant la voiture revient, je t’emmène dans une vraie chasse, dans les Tilles57, dans une grande propriété !
Tout ce qui arriva par la suite fut rapide et merveilleux comme dans un rêve. On fit sortir trois chiens, les deux foxes et un corniaud de grande valeur, le Taïaut III. On leur donna une grosse soupe et quelques beursaudes58. Quand la voiture revint, on les fit sauter dans le coffre à chiens, puis, après avoir bu une bonne eau-de-vie, le coup de l’étrier, ce fut le départ. J’aurais voulu poser des questions mais les deux messieurs avaient l’air trop sévère avec leur visage rasé à l’américaine, leur faux col blanc, leurs gants fourrés ; nous avec nos grandes vestes de droguet passées comme un manteau sur nos vêtements, nos foulards noués à la diable et nos moufles tricotées par la grand-mère, nous paraissions minables.
La voiture traversait des villages glacés, comme pétrifiés par le froid. Les fontaines des places étaient déjà caparaçonnées de glace car l’hiver était précoce. La corne de l’auto résonnait clairement au passage dans les ruelles désertes sur les neiges tassées, mangées par le froid, souillées par les fientes du bétail. Parfois, on voyait un vieux, la casquette à oreilles enfoncée sur le passe-montagne, qui se glissait dans son bûcher pour y chercher du bois ; il se redressait pour nous regarder passer et on distinguait alors dans sa figure osseuse, toute rouge, de petits yeux brillants qui pétillaient.
Enfin, par les grandes forêts, on atteignit la forêt de Francheville et la vallée de l’Ignon, puis ce fut le revers de la vallée des Tilles, et enfin le début du Val de Saône. On entra dans un parc en passant sous une grille armoriée et on se rangea enfin devant un joli perron. Là nous fûmes reçus, par des gens très distingués.
J’étais en admiration devant mon grand-père qui, assis dans un beau fauteuil au milieu d’un salon, tenait aussi bien sa place qu’à l’auberge du village ou sur son tabouret de bourrelier. Le maître, la moustache blanche et tombante, la redingote grise, de vieille forme, passée sur un gilet de tapisserie, les jambes serrées par des leggings de cuir fauve, avec une bonne tête de marquis (car c’en était un), s’exprimait volontiers en alexandrins. On aurait toujours dit qu’il jouait Ruy Blas. Il nous demanda :
— Ainsi donc vous avez amené vos trois chiens ?
— Oui, mossieu le Marquis !
— … Et vous avez bien fait. Les nôtres sont médiocres !
— Bien, mossieu le Marquis !
— Tremblot, oui, nous comptons sur vous pour nous faire une belle chasse et pour décimer ces sangliers dont les fermiers se plaignent !
— Comptez sur moi, mossieu le Marquis, surtout si comme je le pense nous avons un petit dégel dans la nuit.
— Vous entendez, Tremblot, il est bien entendu que nous chassons demain, mais aussi mercredi, si Dieu nous prête vie.
— Oui, mossieu le Marquis !
Le marquis ne fit pas plus attention à moi que si je n’existais pas et j’en fus vexé. Mon grand-père le vit bien et quand nous fûmes seuls, il me dit :
— C’est un bon renard et ses bois sont parmi les mieux entretenus, nous aurons une belle chasse, je te donnerai une chance de te distinguer.
Cela me réconforta un peu, mais je sentais bien que, dans ces terrains plats, je n’étais pas tellement à mon aise. Ce fut bien pis lorsque je vis le terrain de chasse ; il n’y avait pas de montagnes, ni d’accidents de terrain comparables auxnôtres, c’était un léger vallonnement. Aussitôt entré dans le premier taillis, je fus désappointé : le sol était couvert de joncs et de mousse ; le sous-bois bien plat était coupé de mares gelées, de mouilles que la première glace rendait toutes blanches. Des grandes herbes et des prêles masquaient des rigoles tourbeuses et, de temps à autre, un fossé drainait les eaux dormantes où les aulnes miraient leurs branches ; il me sembla que je ne saurais chasser dans ce marécage.
Après cette première reconnaissance du terrain, nous revînmes au château où quelques invités étaient arrivés ; ils se chauffaient au feu de cheminée de la grande salle, vêtus de jolis costumes de chasse comme on en voyait dans les catalogues. Ils parlaient de vénerie, et de politique. Quand nous entrâmes dans cette grande pièce, les cinq invités nous regardèrent à peine ; ils retournèrent à leur conversation, mais lorsque le marquis eut posé une question au vieux Tremblot, ces messieurs se turent pour écouter. Le Vieux était debout devant les flammes, droit et solide dans sa maigreur, la figure rougeaude et l’œil clair. Il attendit pour répondre que les voix se fussent toutes tues. On entendait pétiller le grand feu ; les messieurs se calèrent dans les fauteuils en tirant quelques bouffées de leur cigarette, puis le Vieux répondit. Près de moi, un homme se pencha à l’oreille de son voisin :
— Qui est-ce ? dit-il.
— C’est Tremblot ! répondit l’autre.
J’étais intimidé quoique heureux car tous ces messieurs formaient une belle société où il était de bon ton de prononcer des termes de vénerie. On sentait déjà les parfums de cuir des cartouchières de luxe et des brodequins de marque, mêlés à celui, tout nouveau pour moi, du tabac fin. Oui, cela ressemblait à quelque chose !
Nous nous couchâmes tôt, mais je ne m’endormis pas tout de suite, car j’étais inquiet à la pensée de mon maigre équipement et de mon inexpérience.
Donc le lendemain, au petit jour, nous étions tous deux sur la grande sommière, le Vieux et moi, les mains dans les poches, la bouche encore toute parfumée d’un vin de Santenay et d’un jambon qu’on nous avait fait servir dans la cuisine. Il faisait plus doux, un petit brouillard flottait. Bientôt, on vit la ligne claire des jachères à travers les baliveaux. Elles étaient désertes, mais des monticules sombres, sous une lune mourante, marquaient le travail de la nuit. On en voyait à gauche et à droite, et sans un mot le vieux Tremblot me montra celui de gauche, puis il me tourna le dos en disant :
— Maintenant, pars de ce côté-là et chacun pour soi. Fais de belles brisées. Ne retiens que les rentrées sûres. Le rendez-vous est à neuf heures, au grand rond-point !
Puis il s’éloigna sur la droite. Le parfum du sous-bois m’enivrait. Une journée mémorable commençait. J’exerçais pour la première fois, à mon compte, le métier de piqueur dans un finage inconnu. J’aurais pu perdre contenance, mais grâce à Dieu, et grâce aussi à mon amour de la liberté et de la chasse, je partis d’un pied ferme.
Tout mon flair montait à fleur de peau. J’avais comme du sang de griffon dans les veines. Tout à coup au revers d’un buisson, je vis, sous les premières lueurs de l’aube, des traces sombres, toutes fraîches qui venaient sur la friche et entraient au bois. Mon cœur battit, c’était mes quatre premières bêtes. J’aurais baisé la terre qui avait retenu ces empreintes sacrées. Je recomptai les pieds, c’étaient bien quatre adultes de soixante-cinq kilos, environ, des ragots, des bêtes de compagnie, bien groupées. Je pris mes repères avec beaucoup de soin me sembla-t-il, et pour la première brisée de ma carrière de piqueur, je cassai un bon coudrier qui se brisa sec dans le silence de l’aube.
Et, me voilà parti, le cœur chaviré, certain du succès, l’œil rivé au sol. J’allais bon train, dans la grisaille et je ne vis rien d’anormal. A la première ligne je me rabattis. Il me fallait patauger dans les tourbières, un clocher sonna au loin sept heures. Il y avait une heure que je travaillais. Je fis bien sagement, et point par point, mon métier, comme le Vieux me l’avait appris. Ah ! j’étais loin des amphithéâtres noirs du boulevard Malesherbes ! Mon enthousiasme était tel, que je dus oublier de bien m’orienter, car les huit heures étaient passées lorsque je ralliai le rendez-vous. J’eus l’impression que la grande sommière tardait à se montrer. J’eus même une certaine angoisse lorsque, croyant la voir devant moi, je me trouvai simplement dans une clairière bordant une futaie. Je me mis à courir, je rencontrai un fossé que je ne pus identifier puis une coupe de cinq ans qui m’était inconnue. Je sentis que je m’étais dévoyé gravement, pourtant j’entendis des voix. Mon espoir revint et je perdis mes craintes à la pensée du beau rapport que j’allais faire.
Je débouchai sur le carrefour du rendez-vous, alors que le marquis la montre en main s’écriait :
— Il est neuf heures précises.
Et tout le monde me vit venir. J’allai directement vers le marquis et, ayant tiré mon béret, j’attendis. Le marquis souriait d’un air bizarre.
— A la bonne heure, Tremblot ! dit-il à mon grand-père qui était assis sur le tertre, un peu à l’écart pour rajuster ses houseaux mouillés. A la bonne heure ! Vous l’avez habitué à l’exactitude !
Le vieux Tremblot sourit, sans mot dire. Je fis mon rapport. Je croyais m’en tirer habilement, mais le marquis me posa tant de questions que je m’embrouillai bien un peu. J’étais sûr d’avoir quatre sangliers groupés et par ailleurs une laie suivie. Mais je perdis un peu contenance lorsqu’il me fallu les situer. Le marquis connaissait ses deux mille hectares de bois comme sa poche.
— Cela ne me paraît pas clair ! Nous verrons bien ! dit-il, toujours en alexandrins.
Puis, ayant médité en mordillant sa moustache, il dit doucement :
— Tremblot, je vous écoute, organisez la chasse.
Le Vieux se leva, cracha, lissa sa longue moustache d’étoupe brûlée, puis récita :
— Ben, je commencerai par les bêtes du petit. Il les a bien remises et m’est avis que nous aurons plaisir à voir d’abord les cinq adultes…
— Quatre ! coupai-je.
Les invités me regardèrent, et le marquis fit une grimace d’agacement.
— Moi, je dis qu’il y en a cinq, dit mon grand-père d’une voix ferme, mais courtoise, que je ne lui connaissais pas.
Puis, il fut question de tactique. Tremblot prit le vent de son doigt mouillé, dessina le secteur sur la terre, plaça une ligne de quatre tireurs ici, une autre là, et désigna la place et l’heure de l’attaque, et se tut.
— Cela paraît parfait, dit le marquis.
Puis, après un silence :
— A-t-on une question, messieurs ? demanda-t-il.
Ah ! j’étais loin de nos réunions de village où la discipline et le ton laissent souvent à désirer. Ici, pas un Humblot gueulard, pas un Maitrot ivrogne, pas un Jacotot vantard et mal rasé, mais des hommes impassibles et glabres comme des Américains, dont l’image se gravait profondément dans ma mémoire.
— J’appuierai les chiens avec le piqueur, dit mon grand-père en employant pour la première fois ce mot de « piqueur » pour me désigner.
— Non pas ! Car je voudrais l’accompagner moi-même ! dit le marquis.
Cette phrase me brisa les jambes et me donna froid dans le ventre. En effet, seul avec moi, mon grand-père eût pu discrètement réparer mon erreur d’orientation. Le marquis au contraire allait m’humilier. Je réunis dans ma main gauche les traits des chiens ; on me donna mon fusil, et, précédé de M. le Marquis, je partis, la mort dans l’âme, vers le déshonneur.
Le marquis, qui portait une casquette de cuir à oreilles, me fit, à voix basse, ce petit monologue, digne de Rostand :
— Ainsi mon bon jeune homme, on est déjà piqueur ? C’est bien ça ! Ça me plaît ! On sera bon veneur ! Bon sang ne peut mentir, bon chien chasse de race, et vos succès le prouvent, mâtin : dix sangliers abattus à votre âge ?
Je dus rougir jusqu’aux aisselles, sans pouvoir comprendre pourquoi mon grand-père avait fait ce mensonge. Je n’avais encore jamais tué un sanglier de ma vie et c’est lui qui avait répandu cette fable. Pourquoi. A ce moment, j’aurais dû dire :
— Monsieur, je ne suis pas très sûr de mes repères de départ. Aidez-moi car avec vous j’aurai tôt fait de retrouver ma brisée !
Mais, je vous le demande, un homme qui a tué dix sangliers, peut-il se tromper ? Aussi je me tus et me lançai tête baissée dans l’aventure. Le sort en était jeté. Je portais sur mes épaules la réputation de toute la race des Tremblot, hommes et chiens.
Avec quelle angoisse je m’aperçus que le grand jour avait complètement modifié les dispositions essentielles du pays. Oui, le soleil est un grand magicien, il faut le croire, à moins que ce ne soit la lune, car rien, absolument rien, ne ressemblait à ce que j’avais vu à l’aube. J’étais transporté dans une autre région, aux antipodes et je sentais le sol se dérober sous moi. Je fis faire demi-tour en disant :
— Nous aurons passé sans voir ma brisée.
— Sans doute mon garçon ! Revenons je vous prie.
Au retour pas plus qu’à l’aller je ne vis mon coudrier cassé. S’était-il redressé en mon absence ? Ou bien en étais-je à un kilomètre ? Une sueur froide m’inondait. Le marquis avait l’air plus amusé que fâché. Pourtant, il regardait sa montre en disant :
— Plus que dix minutes… plus que cinq minutes… Tout à coup, il me montra une branche d’aulne brisée très bas.
— Ne serait-ce point là ? me dit-il avec bienveillance.
— Oui, monsieur le Marquis, c’est là ! m’écriais-je, bien que je fusse certain d’avoir brisé un coudrier et non un aulne. C’est bien là !
Je m’apprêtais à découpler les chiens. En regardant son chronomètre, le marquis jeta un coup d’œil vers la branche cassée, il était visible que la brisure remontait à plusieurs semaines, et il était certain qu’il s’en apercevait. Je devais être pâle comme un mort. Le marquis remit tranquillement sa montre dans sa poche d’un geste solennel en prononçant cet hémistiche avec une certaine emphase :
— Il est l’heure, à Dieu vat !
Il rabattit les oreilles de sa casquette de chasse, boutonna soigneusement sa veste, vérifia son équipement, chargea son fusil, le mit au cran d’arrêt et, pénétrant dans le fourré, il suivit les chiens que je venais de découpler. J’étais dans l’état d’esprit du soliste qui, au concert, se met au clavier sachant que l’instrument n’a pas de cordes.
Mais le hasard est aussi grand que Dieu, dont il est d’ailleurs la manifestation la moins contestable. A peine étions-nous rentrés dans le fourré que Blaireau, mon fox, rencontra et se mit à glapir. Sa sœur et les trois corniauds entrèrent en transes, rallièrent son moignon de queue blanche et, à sa suite, partirent à fond de train. Le marquis eut vers moi un regard délicieux qui signifiait : « Bravo ! Mes compliments ! » ou bien : « Vous avez eu de la chance ! » J’étais sauvé.
— C’est peut-être un lièvre, murmura le marquis d’un air ironique au bout d’une minute d’écoute.
— Non, dis-je avec aplomb, mes foxes refusent le lièvre !
— Hoho ! fit le marquis.
Et la chasse commence.
Cela débute par un beau ferme à trois cents mètres, un ferme furieux dans lequel la voix aiguë des foxes fait fureur. Nous nous précipitons dans l’épine.
— C’est curieux, marmonne le marquis, c’est la première fois que je vois quatre ragots adultes, en compagnie, commencer par un ferme !
Il veut ainsi me ridiculiser, c’est certain, car il est à peu près sûr que nous venons de rencontrer une laie suivie ou un solitaire alors que je prétends avoir remisé là quatre jeunes adultes.
Ah ! Tremblot, bon vieux grand-père, quelle distance me sépare de toi ! Je ne suis pas digne de délier le lacet de tes brodequins. Mais je n’ai pas le temps de battre ma coulpe : la bête tient le ferme, et ce piétinement, ces grognements, que nous entendons à soixante mètres devant nous, viennent me donner la fièvre sacrée.
— Je me place, jeune homme et vous allez au ferme ! dit le marquis, sans perdre pour autant le rythme dodécasyllabique.
J’avance dans le taillis, et je vois la bête noire, vive et agile, qui, à coup de hure, renvoie les chiens. Blaireau est déchaîné, il attaque, il virevolte, se replie avec adresse en sautant et en se déplaçant sans cesse. Sa sœur l’imite et les trois corniauds, déployés en tirailleurs, bien cambrés, le menacent en tête et sur les flancs.
C’est mon premier ferme. A dix mètres de moi pour la première fois de ma vie, je vois un sanglier tenir tête à mes chiens. Mon fusil me brûle les doigts, le sang court sous ma peau comme mille fourmis. Je vais épauler, j’épaule, le canon monte lentement, mon cœur bat, ma joue se couche sur la crosse. La bête est toujours là, bien accrochée à la boue, je la couvre du canon, tout à coup Blaireau, d’un bond, se porte sur son flanc et, d’un deuxième bond saute sur sa hure, les pattes blanches perdues dans les soies noires, la gueule mordant au toupet de la nuque. Je ne peux plus tirer sans risquer d’atteindre mon chien, et j’attends. Lui il glapit en arrachant les longs poils raides à pleine gueulée. Il a déjà des taches de sang sur son poitrail blanc, il écume, le sanglier donne des coups de reins. M’apercevant enfin, il fait volte-face et détale. La chasse repart plus ardente que jamais, c’est à ce moment précis que je découvre que j’ai tout simplement oublié de charger mon fusil. Le marquis tire alors sa trompe pendue à son cou en sautoir et il sonne l’hallahou du sanglier pour prévenir tout le monde.
Le sanglier qui était bien plus malin que moi restait d’ailleurs le seul maître des opérations bien que je crusse en être le grand ordonnateur. Il remonta au vent, gagna la ligne des chasseurs qu’il suivit en se tenant prudemment hors de portée. Arrivé au bout du secteur gardé, il éventa le tireur qui lui barrait la route et, rondement, rebroussa chemin, pour nous ramener d’où il venait. Là, il s’assit un peu, pour se reposer et réfléchir. Ce fut une deuxième ferme plus court et plus ardent que le premier. On eût dit que la bête nous narguait.
Puis comme je me mettais en vue pour la deuxième fois, il partit comme une flèche à contrevent pour sauter en un point où nous n’avions placé personne. Je sentis mon exploit fondre comme neige au soleil. Mais un miracle se produisit que je crus imputable à saint Hubert : comme le sanglier passait la sommière, suivi de tous les chiens, un coup de fusil partit. Tout de suite après j’entendis la petite trompe sonner l’hallali du sanglier : c’était le marquis, fatigué de marcher dans le fourré avec moi, qui s’était placé à bon escient et venait de terminer victorieusement l’attaque, il était dix heures, tout juste.
J’arrivai peu après. Le marquis, d’un air modeste, flattait notre Blaireau, qui léchait la plaie du cadavre ; il leva la tête lorsqu’il m’entendit, pour me dire :
— Compliments, vous avez mené ça rondement !
J’aurais pu dire : « Ce sont plutôt les chiens, monsieur le Marquis ! » mais je ne voulais pas voiler ma réussite de la moindre fausse modestie.
Le maître sonna la fin de l’attaque et bientôt on vit sortir du fourré, isolés ou par groupes, les onze chasseurs qui, sous un givre tombant dru, se rassemblèrent autour de la bête. Assis sur le talus ou accroupis, les invités commentaient l’attaque et chacun me questionnait. Seul mon grand-père manquait à l’appel.
— Attendons-le ici et mangeons un morceau ! dit le marquis du même ton qu’il eût dit : Prends un siège Cinna…
On sortit les gourdes et les casse-croûte et chacun se restaura un peu. Bientôt mon grand-père apparut, la figure joviale, l’air ravi, s’approcha de la victime, regarda la blessure pour la juger et me dit vivement :
— Où sont tes chiens ?
Les trois vautraits reniflaient le sang du sanglier, mais les deux foxes, les nôtres, avaient disparu.
— Voilà du mauvais travail, dit-il à voix basse. Puis à voix haute : Messieurs, il serait bon de se placer tout de suite ! Mes chiens ont commencé la deuxième attaque sans vous !
Il n’avait pas terminé sa phrase que la voix des foxes éclata à moins de deux cents mètres. On entendit des jurons. Chacun jeta en hâte les reliefs du casse-croûte, et prit, en silence, le pas de gymnastique en chargeant son fusil. Il était trop tard pour organiser quoi que ce fût. Chacun se précipitait au hasard.
Mon jeune âge me permit d’enfiler, en tête, une ligne et de courir à perdre haleine, en prêtant l’oreille pour suivre la voix des chiens. Derrière moi tous les invités, comme des moutons de Panurge, se suivaient à la queue leu leu avec des fortunes diverses. Tout à coup, je vis dans le taillis cinq formes noires qui couraient dans le même sens que moi et semblaient vouloir se rabattre sur la ligne et sauter. Je fis encore vingt mètres au grand galop puis je m’arrêtai, je mis un genou en terre et, posément, je vérifiai l’arme, retirai le cran d’arrêt et épaulai.
Les cinq bêtes, car elles étaient bien cinq comme l’illustre Tremblot l’avait dit, s’avançaient avec fracas dans un taillis épais de hêtres. On les entrevoyait bourrues et puissantes, fracassant les branches mortes, traversant les buissons en grognant d’excitation. Sans un seul chien à leur trousse, elles fuyaient le danger de toute leur force en un puissant roulement qui semblait venir des entrailles de la terre. Fonçant droit devant, elles devaient sauter ma ligne et si quelque incident imprévisible ne se produisait pas, j’allais pouvoir tirer dans les meilleures conditions.
Loin derrière moi, les invités arrivaient en sourdine pour voir tirer le petit-fils du célèbre Tremblot. Le silence parfait rendait plus impressionnant le fracas grandissant des bêtes lancées à toute allure. Lorsqu’elles arrivèrent à la ligne, à quarante mètres de moi, elle forcèrent le train. J’étais bien trop ému pour me souvenir des recommandations de mon grand-père, j’épaulai au hasard, la tête bourdonnante et, au petit bonheur, j’appuyai sur la détente au moment où le premier sautait. A ma grande surprise, je le vis se recevoir à merveille sur ses antérieurs et repartir de plus belle. Je n’eus pas l’idée de redoubler. J’étais écrasé sous le poids du déshonneur et la chasse perdait d’un coup tout attrait pour moi. Derrière moi, j’entendis des clameurs. Comment échapper à ce scandale ? Je me redressai lentement. Essoufflé, un gros invité poussif arrivait à ma hauteur :
— Magnifique ! s’écria-t-il.
— Splendide, quel beau coup de fusil ! ajouta un autre.
Je m’attendais à des railleries de ce genre, aussi n’ajoutèrent-elles rien à mon désespoir. Mais en me relevant je vis, derrière une touffe de viburnum, une grosse forme noire étendue sur le sol, agitée de petits soubresauts spasmodiques. Je rechargeai mon fusil et, l’arme en arrêt, j’avançai, c’était bel et bien un sanglier, étendu sur les feuilles mortes, la gueule sanguinolente et la queue encore frétillante. De l’arrière-train, il essayait de se soulever par petits mouvements grotesques. Alors le sang Tremblot qui coulait dans mes veines se mit à bouillonner de telle sorte que je sortis mon couteau et d’un pas décidé j’avançai vers la bête pendant que l’invité me criait :
— N’y allez pas, n’y allez pas, il va vous charger !
J’entendis la voix de mon grand-père qui disait, fort calme :
— Laissez-le faire, laissez-le faire.
Et m’étant agenouillé sur le corps palpitant, je servis mon premier sanglier. Il se mit à hurler d’une voix perçante et gargouillante. J’étais fou. J’aurais bu à même la plaie ce beau sang noir et fort, au parfum de truffe. La sueur perlait sur mon front, comme au plus fort d’une fièvre.
Lorsque le sanglier fut immobile, je pris conscience de tout, et je m’aperçus que tout le monde faisait cercle autour de moi. Le marquis s’avança, se baissa, cherchant la balle.
— Au défaut de l’épaule ! Voilà du beau travail ! dit-il.
Ces deux hémistiches firent grosse impression sur tous les invités qui n’eurent point de repos tant qu’ils n’eurent pas tous mis l’un après l’autre, comme autant de saints Thomas, leur index dans la plaie. Puis ils échangèrent leurs impressions. Le gros poussif exultait :
— Je l’ai vu tomber, disait-il. Ah ! la belle chute ! Jeune homme, on voit que vous n’en êtes pas à votre coup d’essai !
Un autre disait au marquis :
— Il a jeté son coup de fusil avec une grande précision !
— Je l’ai vu, je l’ai vu ! Mon Dieu c’était parfait ! déclamait M. le Marquis.
Moi, je buvais à grands traits l’élixir de la gloire. On traînait la bête pour la ramener sur la sommière, je la suivais, les yeux fixés sur sa blessure noirâtre, j’étais ivre. Mon enthousiasme allait éclater en discours et en vantardises, ce qui eût été fâcheux, lorsqu’un chasseur me demanda :
— Vous aviez cinq bêtes à même portée, n’est-ce pas ? Alors dites-moi, mon ami, pourquoi avez-vous choisi la troisième ?
Mon enthousiasme tomba d’un coup. J’avais bel et bien visé la première et j’avais tué la troisième. Mais je ne l’avouai à personne et j’empochai, argent comptant, tout le succès qui m’en revenait. Combien de héros ne le sont qu’à ce compte ?
Là-dessus, je m’accroupis près de la bête. C’était un mâle qu’il fallait châtrer tout de suite. Les cinq chiens devant moi guettaient mes gestes. Je leur abandonnai la poche des suites qui disparut en une seconde pendant que le docteur, chasseur novice, disait au marquis :
— Ce que j’admire, c’est la façon dont ces piqueurs reconnaissent les bêtes sans les avoir vues le moins du monde. Ils nous promettent une laie ici, cinq adultes de soixante-quinze kilos là, et effectivement, nous les trouvons !
— C’est leur métier, docteur et c’est leur art aussi ! répondit le marquis qui ajouta par souci du rythme et de la rime : Et c’est très bien ainsi !
Et tous les invités s’exclamèrent :
— Mais, c’est très facile, voyons ! Rien de plus simple ! Rien de plus simple ! C’est enfantin !
… Alors que le vieux Tremblot, goguenard, les écoutait dire…
Enfin, tout de suite après, ce fut la fin du casse-croûte. On ne perdit pas de temps à mâcher car il faisait bon et c’était le meilleur moment pour chasser. Pourtant, M. le Marquis ne permit pas que l’on se remît en marche avant que j’eusse mangé les deux petits pains blancs, le pâté, la petite moitié de poulet et bu la bouteille de vin qu’il m’avait fait donner. C’était bien peu pour me satisfaire, mais suffisant pour me redonner du cœur. Pendant que j’avalais ces quelques bouchées, un jeune homme s’approcha de moi, et me dit d’un ton hautain :
— Comment tirez-vous le sanglier ?
— Ben, parbleu, avec un fusil ! Il devint tout rouge, et reprit :
— Je ne plaisante pas ! Le visez-vous un peu devant le nez lorsqu’il saute ?
— Mais oui, en plein travers, lui dis-je d’un air compétent, en plein travers à soixante centimètres devant le nez.
— Ah ! C’est tout à fait ce que recommandent les ouvrages ! dit-il.
Et voici comment j’appris de quelle façon on tire le sanglier, dans les ouvrages.
Ce jeune homme était bien vêtu en coutil caca d’oie et chaussé de leggings rouges. Rien qu’à la façon dont il mettait les mains dans ses poches, on voyait qu’il n’avait jamais tué de sanglier. Il reprit à voix basse :
— Vous venez de nous donner une belle attaque.
— Oh ! ce n’est rien, dis-je modestement, vous verrez autre chose quand grand-père prendra les chiens.
— Le père Tremblot ? demanda respectueusement le jeune homme ! »
— Oui.
— On dit qu’il n’a pas son pareil ?
Je ne répondis pas tout de suite, autant pour avaler la dernière cuisse de mon poulet, que pour préparer mon effet.
— Vous verrez ça ! dis-je simplement.
Il resta près de moi jusqu’à ce que mon grand-père eût donné son avis. Il s’agissait de bêtes qu’il avait relevées le matin dans les massifs situés à l’ouest de la grande sommière. Il commença son rapport, puis le commenta ensuite. Le marquis en tira les conclusions, plaça ses tireurs et ordonna l’attaque.
Moi, je n’entendais plus rien. J’avais dans les oreilles le bourdonnement de la gloire. Je suivais, comme dans un rêve, le déroulement des événements et mes pieds ne touchaient plus le sol. C’est pourquoi je ne me souviens plus des autres attaques de la journée.
C’est avec le repas du soir que commença la fête du verbe. Au début, avec un bon verre de mercurey, on ne parla pas des ruses et des feintes du gibier et de la malice ou de la science des chiens, mais lorsqu’on eut servit la gruillotte au chambertin, chacun raconta les choses à sa façon. Aux grillades de côtes, chacun prétendit en avoir vu, à lui seul, plus que nous n’en avions levé de toute la journée. C’est à ce moment qu’on servit l’aloxe-corton. A nous entendre, personne n’avait pu tirer à bon escient, gêné par les cépées ou par le givre ! Et cependant tout le monde jurait qu’en cherchant bien dans le cuir des victimes on aurait trouvé au moins une once de son plomb ; on avait vu la bête accuser le coup, s’asseoir sur le cul, puis, harcelée par les chiens, repartir pissant le sang pour aller se faire donner à bout portant par le voisin une balle inutile. Le marquis écoutait en souriant, le vieux Tremblot clignait de l’œil.
Lorsque tout le monde eut ainsi bien jeté son feu et plastronné, la conversation tourna et partit à fond. C’était le marquis, bien rouge maintenant, qui prenait l’attaque à son compte et débuchait comme un solitaire puissant. Il ne parlait plus en alexandrins que par courtes bouffées.
— Tremblot, dit-il, en guise d’entrée en matière, vous nous avez fait voir ce que savaient vos chiens, et vous m’en voyez émerveillé ! Ces jeunes bêtes par leur harcèlement anodin poussent la harde devant eux sans la débander, sans l’affoler, et elle passe bien groupée devant tous les tireurs. La chasse est captivante de bout en bout et je vous achète deux de ces chiens !
Il tortilla sa moustache en toussant d’un air grave pour reprendre après avoir bu une gorgée :
— … C’est entendu, je vous en achète deux, vos deux meilleurs. Pourtant je ne peux m’empêcher de penser, non sans nostalgie, à la vieille chasse aux chiens courants, telle qu’on la pratiquait dans notre jeunesse, Tremblot, vous souvenez-vous ? On prenait le gibier franchement, on le débuchait loyalement, on le laissait se forlonger, lui donnant ainsi toute garantie, puis ensuite, on le rapprochait par la valeur du nez, on démêlait ses erres honnêtement et, à armes égales, si j’ose dire, on livrait un combat viril où l’animal conservait sa dignité et ses chances.
Le père Tremblot hochait la tête et se taisait.
— Toutes ces ruses, voyez-vous, continuait le marquis, ces chiens trop petits envoyés à ses trousses comme derrière un troupeau de moutons, toutes ces félonies me choquent… et ces tireurs postés au coin des faux-fuyants. Mais j’y pense, Tremblot, dit le comte en se ravisant subitement, j’y pense, avez-vous lu Xénophon ? Sa cynégétique ?… Gaston de Foix ?… de Noir-mont ?… de Salnove ?…
A chaque question mon grand-père faisait « non » de la tête.
— … Avez-vous lu la chasse royale de Charle IX ?…
— Non, dit Tremblot, je n’ai lu que Les Mystères de Paris, de M. Sue et l’Histoire de France de Jules Michelet… Voilà un beau livre !
Le marquis eut un air railleur, cependant fort courtois, et d’un ton plein d’indulgence familière, en lui tapant sur la cuisse :
— De la culture, Tremblot, voilà ce qui vous manque ! Il leva la main pour dire d’une voix de tonnerre : Avec un peu plus de culture, Tremblot est un homme… un homme parfait ! Unique ! J’ose le dire. Nous dépassant tous de cent coudées car un homme qui a le sentiment du gibier comme lui, n’est-ce pas messieurs, c’est autre chose que les Français qu’on nous fait aujourd’hui, des Français de trottoirs – et de cinémas, des Français de coton, perdus aussitôt qu’ils posent le pied dans une forêt et prenant, comme je l’ai vu faire à certains de mes amis, une chevrette pour une biche ! Oui, oui, messieurs : une chevrette59 pour une biche !
Là-dessus le marquis eut l’air de se mettre à pleurer, mais il but une bonne gorgée et le courage lui revint aussitôt :
— Bref, cette chasse, avec ces petits chiens, a ses charmes, j’avoue. Elle peut donner bien de l’émoi. Je m’y range, c’est sûr, mais ce n’est certes pas chasse de grand seigneur, mais bien de braconnier !
C’est là que Tremblot, en vieux veneur, l’attendait. Il reprit brusquement la parole et se lança :
— Mossieu le Marquis, je vous le concède, c’est une chasse de braconnier et d’homme seul, et d’homme faible. Une chasse de fraudeur. Mais la fraude, avec la société qu’on nous prépare, va n’être plus tantôt que le dernier rempart de la dignité humaine ! Fraudeurs nous allons le devenir, mossieu le Marquis, vous comme moi, tous les jours davantage et il n’y aura plus de joie de vivre que pour ceux qui sauront être braconniers !
Le marquis éclata de rire.
— Vous ne l’avez pas lue dans Eugène Sue ni dans Michelet, celle-là, Tremblot !
— … Et braconnier vous le deviendrez comme moi, par force. Et vous prendrez votre joie de vivre en fraude !… en marge !
Le marquis était pris. Il buvait en s’exclamant, toujours sur douze pieds :
— Oh ! comme c’est bien vrai ! Oh ! comme il a raison !
Tremblot, encouragé par la chaleur du bon vin, continuait à le harceler :
— … Un jour qui est proche, mossieu le Marquis, il vous faudra passer dans mon camp… Et nous resterons les deux derniers des hommes libres ! Les autres iront vivre sagement dans leur société qui ressemblera à une fourmilière, ou à un hôpital modèle !… Et nous mourrons, mossieu le Marquis, et ce sera justement l’époque où il ne restera plus une seule grive, ni une seule alouette, ni même un hérisson, empoisonnés qu’ils seront par toutes leurs vacheries !… ni un seul homme libre !
Le marquis suffoquait :
— Oh ! taisez-vous, Tremblot ! Oh ! vous voyez trop clair ! De grâce taisez-vous car vous me brisez l’âme !
— Pensez, mossieu le Marquis, continuait Tremblot, impitoyable, pensez que ce jeune homme qui est là (et il me désignait) est élève de l’École des Hautes Etudes commerciales…
Il laissa s’écouler un temps pour que tout le monde eût le temps de se pénétrer de mon importance, puis :
— … Eh bien, demandez-lui, messieurs, de quelle façon on les traite, aujourd’hui, à Paris, les élèves de l’Ecole des Hautes Études commerciales.
Et là-dessus, je dus expliquer gravement à ces messieurs comment les élèves de l’École des Hautes Études faisaient la queue devant une horloge pointeuse, et j’affirmai que ce dispositif existait déjà dans plusieurs usines et administrations, en France.
Le marquis était devenu encore plus rouge. Il leva les bras comme le cher Abner lorsqu’il dit60 : « Que les temps sont changés ! » et s’écria :
— On me l’avait bien dit mais je n’osais le croire !…
Puis, dans le silence provoqué par cette tragique lamentation :
— Que me dites-vous là, jeune homme ? Entends-je bien ?
Une horloge à pointer dans un amphithéâtre ?
Une horloge à pointer ! Mais c’est le déshonneur !
C’est la mort du plaisir de la tâche accomplie,
Et librement choisie !
C’est la fin de l’esprit ! La honte ! Le scandale !
Qui rejaillit sur le monde universitaire !
Que dis-je ? Sur le monde aussi des travailleurs,
Sur le monde du labeur et de la pensée !
Sur l’humanité tout entière !
Ah ! comme je comprends, Tremblot, votre colère !…
J’ai maladroitement tenté de reconstituer, mais sans y parvenir tout à fait, la magnifique tirade du marquis. En prononçant le dernier vers, il sanglotait presque en humant son vin. Il y eut un silence. Le marquis, maintenant rouge comme une entrecôte rassie, la figure barrée de sa moustache qui paraissait plus blanche, se leva en disant :
— Mes chers amis, buvons au dernier sanglier !
Et les verres qu’on trinquait sonnèrent un doux carillon qui nous remit les idées en bonne place.
Le maître, me voyant silencieux, m’adressa la parole :
— Alors jeune homme, quel est votre avis sur la vieille chasse à courre et sur la chasse aux foxes ?
— Monsieur le Marquis, dis-je, on m’a rapporté que les bêtes forcées ont une viande immangeable ?
— C’est exact, répondit le marquis. Du temps de mon grand-père, on n’y touchait jamais, quant aux lièvres, les chiens mêmes n’en mangeaient pas !
— Alors, monsieur le Marquis, laissez-moi préférer les attaques courtes, menées lentement, qui tuent la bête reposée et nous donnent, en plus des joies de la chasse, celles de la table.
— Il a cent fois raison, clama le marquis en brandissant une fourchette d’une façon fort inconvenante. Il est plus éloquent même que son grand-père ! Mangeons, buvons, tudieu et chassons sans vergogne ! Jouissons de notre reste…
— … et, buvons du bourgogne ! ajoutai-je, lui sortant la rime de la bouche.
Il me lança un chaleureux regard complice et là-dessus, fort échauffé, il acheta ferme Blaireau et Blairotte. Le Vieux me fit un clin d’œil qui disait :
« Hardi compagnon, nous n’avons pas perdu notre temps aujourd’hui ! »