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La chasse pour la fête de Noël, celle qui devait fournir la venaison rouge pour la « fête du solstice et de l’espoir réunis », fut faite le 20 décembre. Les bêtes abattues avaient le temps de rassir au moins quatre ou cinq jours, et les amateurs de chair mortifiée pouvaient donc les faire attendre jusqu’au Jour de l’An, soit une neuvaine de jours, ce qui n’est pas trop en hiver pour le sauvage. Chacun sait cela.
Cette chasse fut organisée sans même qu’on en parlât devant moi, et j’en fus quelque peu vexé. Avais-je tellement démérité en m’endormant, paraît-il, dans mon arbre creux ? Je ne sais. Toujours est-il que je résolus d’y participer malgré tout, et malgré tous. Je tendis l’oreille à tous les bruits et à toutes les conversations. J’observai toutes les allées et venues. Il me fut très simple d’en déduire que, la neige étant tombée depuis deux jours, les sangliers étaient dans la Brosse, aussi certainement que la colique suit le vin doux. En raison du vent du nord persistant, l’attaque devait se faire au Gros-Chêne. Les bêtes remonteraient sur la crête et, sentant le front des chasseurs placés sur les roches, reviendraient sur les bois de Loiserolle se faire saluer par les bons fusils que le Tremblot ne manquerait pas d’y placer. C’est alors que le plus malin de la harde débanderait, donnerait le change, reviendrait sur ses voies en profitant de l’avance qu’il avait sur les chiens, sauterait en contrebas et rebrousserait pour sortir par les voies dérobées que le grand-père pour cette raison appelait « la passée de la Rebrousse ».
Voilà comme les choses devaient se passer, aussi sûr que mon nez était à l’avant-garde de ma figure. Donc, c’est d’un air goguenard que je regardai partir la procession des chasseurs ; tout le chapitre était là, même l’Hippolyte, le palefrenier du château, qui traînait vingt litres d’eau dans sa panse d’hydropique (être hydropique et s’appeler Hippolyte voilà qui vous montre les fantaisies du sort !).
Ils défilèrent tous dans les rues du village, glissant sur la neige tassée et souillée par le passage des bestiaux vers l’abreuvoir, le passe-montagne relevé jusqu’aux yeux, la casquette enfoncée jusqu’au cou, les mains dans les poches. Riant en faisant, par leurs narines, de grands jets de vapeur comme l’étalon de l’Antoine.
Il faisait nuit encore, mais sur la neige, on y voyait comme en plein jour. J’avais entrouvert mes volets pour m’assurer de leur direction et je les regardais tituber en jurant. Riez, riez bien mes jolis ! Riez mes pangniâs ! pensai-je. J’en connais un qui va bien rire aussi.
C’était séance pleinière ; tous les domestiques du château avaient sorti la pétoire, jusqu’au Paul Chevènement, le vacher chef et le père Vanney, qui, rouge comme une cornouille, chantait constamment La Madelon et sentait la pipe, de quoi écarter le gibier à deux kilomètres. Le comte avait mobilisé tous ses poilus. Le village était là au grand complet. Lorsque le grand-père était parti, une demi-heure avant la piétaille, je l’avais entendu dire : « M. le Comte est avec nous. – M. le Comte le vieux ? », avait demandé ma grand-mère. « Bien sûr, le vieux, tu sais ben que le comte Charles est mort. – Mon Dieu miséricorde ! Mais c’est vrai. Je n’ai encore pas pu m’y faire ! » avait gémi la chère Tremblotte qui n’avait pas encore accepté la grande hécatombe des paysans français de 1914.
J’attendis sagement mon bol de café au lait avec une bonne demi-douzaine de grandes tartines de beurre et de miel. En sifflotant je me donnais l’air de flâner, quand jaillissant de l’enclos par un passage secret, je fus bientôt dans la haute neige des pâtures. Je longeai les bouchures, me faufilai dans les ronciers de la chaume aux Jaunottes et, à couvert, je gagnai les forts ; tout à coup, je vis dans la poudreuse un tel chaos de traces et de roulis que j’eus l’impression d’être tombé net sur les bauges. Il n’en était rien, fort heureusement ; c’était un simple viandis où une harde de cinq ou six bêtes était venue s’amuser à déterrer des arnottes.
J’avançais prudemment alors que la trompe sonnait l’attaque très loin au sud. Je me repérai, retrouvai les passées de la Rebrousse et, collé à un chêne, sans un mouvement, j’attendis le débuché.
Il ne tarda point. Un débuché en fureur, tous les chiens ayant rallié au premier récri de notre Tremblotte, se déroula avec une vitesse incroyable. Ça partait de la Brosse, comme je l’avais prévu, et j’en éprouvai quelque satisfaction. La chorale était bien en voix, on peut me croire, et les bêtes de chasse ne devaient pas avoir beaucoup d’avance, car par grande neige une harde est lente à se mettre sur pied.
Cela partit donc d’un trait vers les hauteurs, et, sans plus attendre, la bande se fit saluer par trois des fusils qui étaient placés sur les roches et dès lors ce fut le silence, le grand silence où tout était possible : ou bien les bêtes avaient été tuées, mais personne ne sonnait la mort, ou bien elles avaient forcé la ligne des tireurs, mais alors elles étaient sorties du buisson et bonsoir messieurs-dames ! Ou bien encore les chiens déroutés par un écart, dévoyés par un change, reniflaient la neige en rond et perdaient du temps ; mais dans ce cas, le plus plausible, que faisaient les sangliers ?
Ce qu’ils faisaient ? Eh bien, c’était très simple : ils avaient tous sauté en contrebas et, comme si je leur avais tracé moi-même leur itinéraire, gagnaient en se dérobant la passée de la Rebrousse et venaient sur moi ! J’en eus la sensation, car un grand frisson venait de me saisir ; non de peur ni de faiblesse, mais de certitude, de jouissance ; je tenais la chasse en main. J’étais le fils des bois et des guérets, l’ami de la Dahut. J’étais de la race !
Je n’eus pas le temps de frissonner longtemps. Une bande de sept sangliers qui fendent la neige haute dans les repousses, ça vous fait le même bruit qu’un paquebot de haute mer qui taille les flots. Je m’en suis rendu compte beaucoup plus tard dans mes sacrés voyages. Ce bruit-là qui naissait dans le haut du versant, venait bel et bien sur moi. Je n’avais qu’à attendre, raide comme une souche et j’aurais même leur odeur ! Mais d’un coup je pensai que cette sortie n’étant pas gardée, la harde sauterait par là, sortirait de l’enceinte, gagnerait les pâturages et à grande vitesse se forlongerait vers les grands bois, perdue pour tout le monde.
Le bruit était maintenant grandiose. Par-dessus les tailles de trois ans, je vis un nuage de poussière de neige s’élever, tout brillant, dans le soleil levé. Puis, d’un seul coup, la première bête déboucha entre deux cépées de foyards. Par bonds, elle fendait la neige qui s’écartait en deux gerbes. Derrière elle, groupés le nez de l’un dans le cul du précédent, les autres donnaient l’impression de ne former qu’une seule machine de guerre, toute noire, imaginée pour traverser l’enfer sans y perdre un poil.
Alors j’eus l’idée de sortir brusquement de mon arbre en hurlant comme un piqueur : « Hou la houla-hou ! » en remuant les bras comme un fou.
Si invraisemblable que cela puisse paraître, le meneur fit un grand écart, pivota sur ses membres postérieurs et, rompant sans bavure, se jeta sur sa gauche, et toute la bande le suivit. Ç’avait été une vision sublime qui faisait de moi le grand favori des dieux. Rien, jamais rien ne pourrait empêcher que je fusse un être supérieur, un élu parmi la race élue, mais je n’en perdis pas pour autant le nord et, faisant mon office, j’appelai les chiens, je les forhuai de toute la force de ma petite voix de gamin : « Tayaut, tayaut ! A moi les chiens ! Tiâ ! Tiâ ! »
Notre Tremblotte, qui suivait, reconnut son petit frère et fondit sur moi ; je la remis sur la voie, et la fanfare reprit, grossie de la voix des autres corniauds qui rempaumèrent. Instinctivement, je tendais l’oreille, j’attendais ce quelque chose inévitable qui se produisit là-bas à l’aile droite de notre chasse ; j’entendis un coup de feu sec, clair. C’était le fusil Tremblot qui parlait et puis, un instant plus tard, la trompe Tremblot qui par quatre coups brefs suivis du Taratata annonçait la mort. Ce « taratata », je le savais, était pour moi : c’était le ricanement du Vieux qui disait : « A la bonne heure, petiot, je savais ben que tu serais là pour me revirer la chasse et je me suis placé là où je savais que tu me la renverrais ! »
Mais déjà la chasse remontait sur les hauts. Pour la deuxième fois, la harde, diminuée d’une unité, passait en vue des hommes placés. Pour la deuxième fois, ils étaient salués ; la salve était plus nourrie et il y eut, très loin, un hallali, puis tout redevint silencieux.
J’en savais assez, je redescendis au village en cou-tournant les bois et j’y rencontrai le Vieux qui, lorsqu’il appuyait les chiens, était partout à la fois et battait un terrain du tonnerre, toujours là où on ne l’attendait pas ; j’étais saoul de l’alcool capiteux de la réussite cynégétique, cet alcool délicieux que distille le subtil mélange de l’intelligence, de l’instinct, de la logique, de la connaissance, avec un doigt de fraude pour pimenter le tout ; bref, un breuvage cosmique et élémentaire dont rien n’approche.
A la nuit tombante, j’étais à l’arrivée : on vit descendre de la montagne un premier groupe de trois hommes qui traînaient une bête moyenne. Derrière, un autre groupe de cinq chasseurs peinaient aux traits pour faire glisser sur la route glacée un mâle de cent quatre-vingts livres, puis un troisième groupe avec un ragot de cent trente, à peu près, que mordillaient les chiens. Une traînée rose sur la neige indiquait que cette bête avait été tuée la dernière, en fin de deuxième attaque ; et enfin, très loin, dix hommes étaient attelés à un énorme quartenier noir comme braise et haut comme une barrique ; c’était, je le reconnus par son garrot arrogant et sa hure franche, celui que j’avais si bellement retourné.
Le vieux Tremblot marchait non loin derrière : « C’est le tien celui-là ! » lui dis-je. Il me regarda en clignant de l’œil : « Dis plutôt que c’est le nôtre », répondit-il en riant dans sa moustache ; il avait l’habitude de parler à la première personne du pluriel, comme le pape, aussi n’osai-je croire à son allusion, mais lorsque les quatre bêtes furent pendues aux crocs et qu’on commença à les ouvrir, les langues partirent et chacun conta sa chasse. Le vieux restait silencieux pendant qu’il libérait la tripaille de notre quartenier ; il avait le rictus du rire en écoutant chacun conter les exploits et, tout à coup, alors qu’il sectionnait une trachée artère, il se redressa, les poumons en main, et s’écria en prenant le ton du vieux comte :
— Messieurs, avant de chanter victoire, il faudrait d’abord battre notre coulpe encore une fois ; un débuché trop vif, des chiens trop forts, trop ardents, trop rapides et la chasse nous échappe !
Il y eut un silence ; on n’entendit que le sang qui dégoulinait dans les sapines13 ; c’est alors que le Vieux cligna de l’œil pour dire :
— Heureusement, Messieurs, heureusement que « je ne sais qui » est allé se placer pour retourner la chasse ! « Je ne sais qui…» « Je ne sais qui », mais un habile homme, pour sûr !
En disant cela d’une voix terrible, il me fixait farouchement.
— … Et je lui en fais compliment ! ajouta-t-il.
Le comte Arthur qui venait d’entrer regardait alternativement le grand-père et le petit-fils ; il conclut d’une voix solennelle, en parlant au grand-père :
— Oui, Joseph, nous lui en faisons compliment ; sans lui nous faisions buisson creux, Messieurs, il faudra réviser nos méthodes.
Je vis que non seulement mon grand-père, mais le vieux comte Arthur étaient au courant de mon initiative, et mon admiration fut grande pour eux, car je pensais bien avoir usé de ruses prodigieuses pour gagner la chasse en me dérobant savamment dans les couverts et les buissons.
Il y eut ce soir-là une part de venaison pour chacun des trente feux du village et il en resta un beau quartier qu’Hippolyte le cocher fut chargé de porter à l’hôpital du canton pour le regingot14 des fêtes. Au retour à la maison, je m’attendais à des compliments plus précis ; mon grand-père m’accueillit au contraire par la plus belle rossée que j’eusse jamais reçue, pour avoir désobéi à l’ordre qu’il m’avait donné de rester au village, cette chasse n’étant pas pour moi. Je me mis en boule pour laisser passer la tempête, tout en admirant, une fois de plus, cet homme qui savait dominer sa fierté légitime pour faire respecter son autorité, aussi bien sur son petit-fils que sur n’importe lequel de ses camarades ! C’était la marque d’un grand esprit. C’était donc, de ma part, faire preuve de caractère que d’accepter des coups sans une larme, sans une plainte, sans un soupir, ce à quoi je m’efforçais dans le but de m’endurcir aux pires vicissitudes de la vie, dure mais exceptionnelle, qui devait nécessairement être la mienne.
En me frappant de ses grosses mains d’os, il rageait :
— Ah ! monsieur veut faire mourir de peur sa grand-mère ! Ah ! monsieur veut aller à la chasse, une chasse où au moins dix fusils sur vingt ne savent pas tenir leur place, et tirent comme des chaufferettes ! Une chasse où au moins dix pignoufs ne sont pas capables de tirer à la rentrée au bois et envoient du plomb comme une pomme d’arrosoir, que j’ai été obligé d’en foutre trois à la porte parce qu’ils arrivent au rassemblement fusil chargé !
S’étant apaisé, il me dit simplement en conclusion :
— Tu n’iras jamais à une chasse de Noël, tu entends ! Trop de pignoufs, trop de chienlits ! Que j’hésite même à y emmener notre chienne, ils seraient foutus de nous la tuer ! Tu n’iras qu’aux chasses où ne frayent que des gens honnêtes !
Pour lui, comme pour les maîtres chasseurs, grands poètes de la liberté et amoureux de la billebaude, l’honnête homme était celui qui savait accepter une discipline de la chasse, conception qui lui venait en droite ligne du temps où la chasse était la vie de la tribu.
En prime, avec ma rossée, je venais de recevoir une des plus pures leçons de dignité. Il la complétait d’une curieuse leçon de politique :
— Bah ! Ne te fourre jamais dans une pétaudière où tout le monde vient tréjer15 ! C’est forcément la chienlit ! Réserve-toi pour les chasses où ne viennent que les gens qui en sont dignes !
— Tu y vas bien, toi, aux chasses de chienlit ! lui dis-je.
— Moi, c’est pour faire plaisir au vieux Comte, qui est un grand mossieu comme moi. Car voilà-t-il pas qu’il s’est mis en tête que tout un chacun devait être invité à ses chasses ? Il me dit toujours : « Tremblot, je veux que tout le monde profite de nos bois. » Idée bizarre ! Moi je lui ai dit un jour : « Vous faites erreur, mossieu le Comte ! Voulez-vous que je vous dise le fin fond de mon idée, la chasse est réservée aux deux seigneurs qui en sont dignes, ceux qui la méritent. – Et d’après vous, Tremblot, quels sont ces deux seigneurs ? » qu’il m’a demandé en finaudant. « Les deux seigneurs c’est vous et moi, mossieu le Comte : le maître et le braconnier, celui qui tient et celui qui prend. Les autres, c’est de la pisse d’âne borgne ! – Eh bien, Tremblot, je vois que vous avez des idées purement aristocratiques ! » qu’il m’a dit en riant ! En même temps il a même ajouté : « Méfiez-vous bien de n’être jamais guillotiné ! – Pour ça, mossieu le Comte, fiez-vous à moi, je leur chanterai la chanson qu’il faudra », que je lui ai répondu.
Noël s’en vint, ni trop tôt ni trop tard, après un petit redoux qui fit la désolation des écoliers. Le neige était fondue et c’était la boue partout, mais enfin il fallut aller couper sur la montagne la charretée de genévriers dont M. le Curé bourrait la crèche et cela fit un exercice de qualité, surtôut que j’avais mission de recueillir le plus de grains mûrs possible ; pour cela, on étendait une grande bâche sous le genévrier qu’on voulait couper et les coups de serpe qu’on lui donnait pour l’abattre faisaient tomber les grains mûrs. Les plus bleus. J’en ramenais ainsi sept ou huit kilos qu’il fallait ensuite trier d’avec les épines, exercice fort méritoire.
C’était mon arrière-grand-mère qui faisait provision de grains de genièvre dont elle soignait les « ennuis de tuyauterie ». On appelait ainsi, chez les hommes, les troubles de reins, de vessie et d’urètre.
Lorsque mon grand-père se mettait à pisser tous les vingt mètres et y sacrifiait chaque fois deux bonnes minutes en grimaçant, la grand-mère lui administrait le remède. C’était encore une histoire de neuvaine. Neuf grains le premier jour, dix grains le second et ainsi de suite pendant neuf jours. Et pendant la deuxième période de neuf jours, on diminuait d’un grain par jour. Il fallait croquer les baies, pépins compris, à jeun le matin ; le mieux était immédiat, et le grand-père redevenait rapidement le jeune homme qu’il avait été, le champion de la Duché et même de la Comté, disait-il, en pissant à six mètres, sans s’arrêter même de chantonner.
Pour les rhumatisants, c’était même chanson, mais pendant vingt et un jours. Aux gens qui lui disaient : « Pouah ! c’est fade ! » elle répondait : « Justement, c’est ça qui guérit ! » Et c’était vrai, les chimistes modernes sont bien d’accord là-dessus maintenant, mais où diable cette sainte femme avait-elle appris tout ça ?
Bref, Noël était là. Dans un coin de la nef, on avait fabriqué la caverne sainte d’où devait surgir le cher enfant Jésus, Messie et Sauveur du monde. On l’avait tellement dissimulée dans les genévriers, cette grotte prodigieuse, que l’église entière embaumait le gin à la façon d’une distillerie écossaise. Parallèlement à ces préparatifs, on avait, à la maison, choisi la « cheuche » de Noël, une belle bûche de chêne, bien entendu, qu’on avait amenée dans la cuisine, près de la cheminée, huit jours plus tôt, en chantant la dernière de ces antiennes qu’on appelait les « Ô de Noël », parce qu’elles commençaient toutes par l’interjection « Ô » : Ô Adonaï ! Ô Oriens !
Ce soir-là, avant d’aller à la messe de minuit, on mettait la bûche dans l’âtre en chantant donc : Ô Seigneur et Chef de la Maison d’Israël qui êtes apparu à Moïse dans la flamme du buisson ardent et lui avez donné la loi sur le Sinaï, venez nous racheter dans la force de votre bras.
Le grand-père donc posait une extrémité de la bûche dans l’âtre éteint, sur une bourrée de fagots et y rallumait ce feu rituel, mais pas avec n’importe quoi : avec un tison qu’on avait rapporté, dans son sabot, du feu de la Saint-Jean d’été, le 24 juin. Toutes ces dates et ces coutumes me semblaient compliquées, mais c’était très simple en vérité. C’était une façon de relier les deux solstices, les deux fêtes de la lumière par la même flamme qu’on avait ravie au brasier de la Fête des brandons à l’entrée de Carême. Bien sûr, cela ne pouvait rien dire aux pauvres ignorants qui passent dans leur vie sans s’intéresser à rien, mais quand on savait qu’à partir du 24 décembre les jours commençaient à s’allonger par une extrémité, celle du matin, on comprenait bien vite que tout cela tournait autour de la fête de l’espoir et de la lumière.
Et qu’est-ce que Noël sinon la fête de la lumière et de l’espoir ? Et qu’est-ce que ce Jésus qui jaillissait de sa grotte ? Sinon l’espoir de la merveilleuse lumière qu’est l’amour du prochain, le pardon des offenses, le bien pour le mal, toutes choses qui berçaient notre « espoir »…
Et voilà que je me mets à faire un prêche, et un prêche de vieux grand-père ! En ce temps-là, il faut le dire, je n’en pensais pas si long, je m’amusais bien quand la grand-mère Nannette me disait de m’asseoir sur l’extrémité de la bûche afin d’être exempt toute l’année d’avoir des feux aux fesses. Ces furoncles du cavalier qu’on appelait encore « le feu du cheval ».
Et cette bûche, on l’allumait avant de partir tous à la messe de minuit pour que la Vierge puisse y faire tiédir les langes de l’enfant au cas où, par hasard, elle viendrait à passer par là. On allumait ensuite des lanternes et on partait à la messe de minuit, non sans avoir laissé les sabots neufs devant la cheminée. Cette année-là, au retour de la messe de minuit, j’y trouvai comme à l’accoutumée de ces pâtes de coing dont la grand-mère Nannette faisait au moins cinquante kilos chaque automne. J’y trouvai aussi deux belles pommes du verger, bien brillantes à force d’avoir été frottées d’une chaussette de laine, mais aussi, et cela mérite d’être noté comme événement historique, deux oranges, les deux premières oranges qu’il m’était donné de contempler. Oui, mes frères ! Les deux premières oranges qui ont passé la frontière mandubienne, je crois bien que c’est moi qui les ai trouvées dans mes sabots !
Avant d’y mettre la main, je les ai contemplées longuement, mais avant d’y porter la dent, je dus manger une tranche de hure de sanglier, une autre de terrine de lièvre, des noix et faire une trempée de glacés-minces dans le vin chaud, sucré, parfumé de cannelle et de girofle. Après quoi, j’eus droit à deux tranches de ma première orange que je trouvai acide et étrangement parfumée. Un parfum pas de chez nous, et, de ce fait, un peu inquiétant.
Là-dessus, le grand-père s’écria en tapant du poing sur la table : « Et maintenant à schlofe ! » Cela voulait dire « Au lit ! » mais il utilisait là un mot que les Badois et les Souabes de la guerre de 1870 avaient laissé par chez nous. Schlof, c’est-à-dire schlafen : dormir en allemand, prononcé avec l’accent bas allemand de la Schwäbische Albe. Ne s’était-il pas mêlé aux hommes du général Kremer ? N’avait-il pas joué sur les genoux des artilleurs badois qui s’étaient mis en batterie sous les remparts du village, le 4 janvier 1870 ? Et n’avait-il pas mis en déroute une compagnie de voltigeurs bavarois en restant enfoui jusqu’aux yeux dans son lit de plume, alors que la grand-mère Nannette, sa mère, expliquait à ces messieurs qu’il avait « la rauche », c’est-à-dire la diphtérie qui était radicalement mortelle en ce temps-là ? Les vainqueurs d’alors s’étaient enfuis comme des péteux et mon grand-père trouva encore le moyen d’en rire bruyamment sur son lit de mort, à quatre-vingt-seize ans.
La semaine qui séparait Noël du Jour de l’An était, chez mes grands-parents, comme chez tous les artisans de la province, une grande semaine. C’était, à ma connaissance, la seule qui fût consacrée solennellement à la comptabilité. Le vieux Tremblot et la Trèmblotte s’enfermaient dans la grande salle. Pas un chien, pas une poule n’était admis dans le saint des saints, c’est vous dire ! Mon grand-père sortait son grand registre noir qui n’était autre que le grand agenda de l’année, offert par les grands magasins du Pauvre Diable, (Sacrés Bourguignons qui trouvent le moyen de donner cette enseigne de Pauvre Diable au magasin le plus important et le plus brillant du Dijon d’alors !)
Sur cet agenda, au jour le jour, se trouvaient consignés les travaux de bourrellerie exécutés pour les fermiers de la vallée. Le père Tremblot pinçait son nez de corbin dans les mâchoires de ses bésicles à ressort et lisait :
« Le 8 février, pour Auguste Jeandot de la Grande Louère, avoir refait le rembourrage d’un collier de trait…
« Le 9 février, pour Auguste Truchot des Gordeaux, avoir fourni un avaloir neuf : douze francs…
« Le 10 février, pour Arsène Tainturier, avoir livré une sellette neuve sur mesure 23 francs 25…
« Pour Jérémie Beurchillot, de la Lochère, avoir remplacé trois passants et une boucle de croupière : 24 sous…»
Ma grand-mère, sous sa dictée, ventilait ainsi toutes ces sommes sur les comptes de chaque client. Elle s’interrompait pour dire :
— Tu y penses bien, Joseph ? 24 sous pour trois passants et une boucle de croupière ? Mais Joseph, c’est dérisoire !
On employait toujours ce mot à contresens. Pour nous, dérisoire voulait dire trop cher, et pour elle tout était toujours trop cher. Vendre trop chèrement ses services était un péché, donc un gage de damnation et elle ne voulait à aucun prix être séparée de son Joseph après sa mort, elle en paradis, lui en enfer.
— Dérisoire… dérisoire, criait mon grand-père, on voit bien que c’est pas toi qui tires le ligneul !
Il y avait discussion, ma grand-mère ne cédait pas d’un centime, elle reprenait l’agenda de l’année précédente et faisait, de sa douce voix d’ange édenté, des comparaisons qui lui donnaient toujours raison. Le vieux Tremblot en perdait son lorgnon qui se balançait au bout de son cordon noir, et il devenait tout rouge. Il paraissait devoir faire une de ses terribles colères, mais la Tremblotte résistait, de sa petite voix obstinée : « 22 sous, Joseph, 22 sous, c’est honnête ! » et le Vieux ravalait sa colère comme par enchantement en disant, vite résigné : « 22 sous, bon, bon, allons-y pour 22 sous ! » et la grand-mère triomphante et rassurée, écrivait 22 sous sur le compte de Jérémie Beurchillot.
Elle gagnait à chaque coup sans en avoir l’air, avec son sourire de radieux martyr, surtout lorsque le grand-père se fâchait très fort.
Cette année-là, sept jours avant la Saint-Sylvestre, les femmes se mirent en cuisine. C’est par là que je reviens à la chasse, car il faut toujours y revenir. Les nommes à grands coups de couperet avaient détaillé les cinq sangliers, tiré les parts au sort. Outre le cuissot droit qui était la part du chasseur puisque mon grand-père avait tué une bête, il nous était revenu un quartier, taillé long, de queue en épaule. En tout, un bon tiers d’animal, quelque vingt-cinq kilos d’une viande noire à force d’être rouge, encore en poil, bardée d’os blancs comme ivoire.
Toutes ces femmes avaient passé deux jours à dépiauter, à mignarder cette chair musquée comme truffe, pour la baigner largement dans le vin du cousin, où macéraient déjà carottes, échalotes, thym, poivre et petits oignons. Tout cela brunissait à l’ombre du cellier dans les grandes coquelles en terre. C’était moi qui descendais dans le cellier pour y chercher la bouteille de vin de table et lorsque j’ouvrais la porte de cette crypte, véritable chambre dolmenique qui recueillait et concentrait les humeurs de la terre, un parfum prodigieux me prenait aux amygdales et me saoulait à défaillir. C’était presque en titubant que je remontais dans la salle commune, comme transfiguré par ce bain d’effluves essentiels et je disais, l’œil brillant :
— Hum ! ça sent bon au cellier !
Alors les femmes radieuses me regardaient fièrement. Ma mère, ma grand-mère, la mémère Nannette, la mémère Daudiche, toutes étaient suspendues à mes lèvres pour recueillir mon appréciation. C’était là leur récompense.
De son côté, le grand-père s’occupait des viandes à rôtir. Aux femmes les subtiles et multiples combinaisons des bouilletures, meurettes, gibelottes, salmis, civets, saupiquets, qui supposent les casseroles, coquelles, cocottes et sauteuses, mais aux hommes, toujours, depuis le fond des temps, l’exclusivité des cuissons de grand feu, des rôts et des grillades, celles où brasier et venaisons communient sans intermédiaire. C’était alors ainsi. Les dons spécifiques des sexes étaient utilisés, même dans les plus petits détails de la vie. C’était là une des caractéristiques de notre vieille civilisation.
J’ai oublié de dire que la veille de Noël, on était encore allé chercher des brochets. C’était une opération très simple qui consistait à aller à la pêche dans l’étang. On partait le matin. Le maître demandait aux femmes :
— Combien il vous en faut ? Dix ? Douze ? Quinze ? Vingt ?
Les femmes se récriaient en riant de tout leur cœur :
— Cinq seulement, mais des gros !
— Gros comment ? demandait le maître.
— Cinq ou six livres chacun ça suffira, raillaient-elles.
— Et si par hasard j’en prenais un de vingt livres, qu’est-ce que j’en ferais ?
— Tu le rejettes à l’eau ! Gâtroux !
On gloussait dans notre passe-montagne pour avoir réussi à placer la plaisanterie traditionnelle et on partait dans l’eau glacée. A midi, on revenait, les pieds gelés, mais avec les cinq brochets de six livres dans le sac. Aussi sûrement que si l’on avait été les acheter au poissonnier des Dombes. Je me souviens que cette année-là, alors que les pieds dans la boue, gelés, nous surveillions le bouchon de notre ligne à vif, un trimardeur vint à passer sur la berge.
— Salutas la Compagnie, dit-il jovialement, ça marche la pêche ?
Mon grand-père, l’esprit à la mystification, répondit :
— Si ça marche ? Je te crois, je viens d’en prendre un de trente livres !
L’autre, bien sûr, se pencha sur notre corbeille et n’y voyant que deux bêtes de cinq livres s’étonna. Le Vieux alors, mordillant sa moustache, laissa tomber :
— Mais ma femme m’a dit de lui rapporter des bêtes de cinq livres, alors je l’ai rejeté !
C’est ainsi que, le garde-manger plein à péter, nous attendions les clients. Ils commençaient à arriver vers les dix heures le jour des Saints-Innocents, le 27 décembre. On entendait le trot du cheval. L’homme sautait à terre, passait le licol dans un des anneaux qui étaient scellés à l’un des murs de notre hangar, jetait la couverture sur le dos de l’animal et s’encadrait dans la porte, énorme masse de poils roux, ceux de sa peau de bique et ceux de sa grosse moustache sucrée de givre blanc, avec deux stalactiques jaunâtres sous le nez.
— Salutas marquis de la Croupière ! lançait-il.
— Mes hommages, monsieur le Baron du Coutre ! répondait le bourrelier.
— Et comment se porte le marquis du Tranchet ? reprenait le croquant.
— De son mieux, monsieur le Duc de l’Araire !… et ainsi de suite, utilisant l’un après l’autre tous les sobriquets traditionnels dont maîtres artisans et gens de la terre usaient entre eux pour plaisanter. Des frères, voilà ce qu’ils étaient. Ils donnaient la belle image de l’amitié fonctionnelle, celle qui naît de la plus étroite complémentarité professionnelle.
Quelques-uns, très rares, venaient avec leurs femmes et même avec un de leurs enfants. Et alors c’étaient des fricassées de museaux à n’en plus finir avec des Tontines, des Norines, des Catherines, des Toinettes et des Baniches16. Toutes bardées de fichus et de fanchons, de capotes et de cabans qui sentaient le camphre, le poivre et, pour les plus évoluées, hélas ! l’odieuse naphtaline. Mais, dominant heureusement le tout, une puissante odeur d’étable s’établissait dans toute la grande salle, car ces gens étaient venus après le pansage des cent bêtes blanches d’embouche qu’ils hivernaient en écurie, dans leur ferme perdue. Notre odeur familiale de cuir et de ligneul disparaissait, et ainsi il me semblait vivre dans un autre monde.
Cette année-là, l’Ernest des Gruyers, un grangier de la vallée des fermes, débarqua avec la petite Kiaire (c’est ainsi qu’on prononce « Claire » en Montagne). C’était sa fille, une jolie brune aux yeux couleur d’amande, aux joues rouges, à la peau fraîche, à la figure large, épanouie à la hauteur des pommettes, une vraie Mandubienne qui sentait bon le beurre un peu rance ; il la poussa rougissante vers moi, disant : « Tiens, p’tiot y t’ai aippouté tai boune amie ! » (Tiens, petit, je t’ai amené ta fiancée.)
Oui, Kiaire était ma fiancée. Tout le monde le savait, même le Curé. Je l’aimais de tout mon cœur. D’aussi loin que je la voyais, je me sentais léger, courageux, capable de tout.
Elle m’embrassa comme du bon pain ; je lui relatai ma dernière chasse. Elle, toujours un peu honteuse de ses audaces, me raconta qu’une laie, arrivée par la grande pâture, avait traversé la cour de la ferme au petit trot suivie de ses sept marcassins rayés… que l’Arsène, le commis, avait voulu décrocher son fusil, mais que son père l’en avait empêché en disant : « On ne tire pas une laie suivie, beuzenot17 ! » La laie avait tout bêtement pris, pour regagner le bois des Roches, la porte de la chènevière : « Heureusement que les chiens n’étaient pas là ; ils les auraient mis en morceaux », conclut-elle ; elle le disait en patois, car les fermes ne connaissaient que le patois.
— Ah ! faurot vouèr ! Te crouai que lai laie les airot laiché fare ? m’écriai-je, retournant sans hésitation à la langue maternelle. (Ah ! c’est à voir ! Tu crois que la laie les aurait laissés faire ?)
— Oh ! que nenni ! Aile airot brament sûr défendu ses petiots ! (Oh ! que non ! elle aurait certainement défendu ses petits !) opina-t-elle en se rangeant fièrement de l’avis de son petit amoureux.
Il arrivait ainsi des gens de partout, de la vallée de l’Ouche, de Paradis comme du Plateau, même des Morvandiaux, car le vieux Tremblot était le meilleur bourrelier du canton, et ce canton, je l’ai dit, est à cheval sur le toit de la Gaule et tient les sources des trois versants.
Certains s’asseyaient d’une fesse ou buvaient le verre debout, demandaient leur compte, réglaient et partaient vite : on leur disait :
— Sacrés vains dieux, mais t’as le feu au cul, c’est pas possible ! – ou bien – : T’as peur que ton commis ait le temps de serrer ta femme de trop près ?
— C’est pas ça, disait l’autre, mais tu sais bien que j’en ai pour deux bonnes heures à rentrer par les temps qui courent, avec les fondrières qu’on a par chez nous !
Mais la plupart s’installaient carrément sur leur siège, déboutonnaient leur sous-ventrière pour siroter posément le plein verre de goutte et jaser. Il régnait dans la salle un grand brouhaha. Tout le monde parlait à la fois ; par moments, on faisait silence pour en entendre un qui contait. Et que contait-il, je vous le demande ? Des histoires de sangliers, pardieu, de chevreuils aussi, de blaireaux, de martres et autres sauvagines, puantes ou non.
Je revois la scène. Le grand-père est là, solidement accoudé à la table, il écoute en fermant à demi les yeux qu’il a déjà fort petits, mais on ne voit plus qu’une mince braise de malice qui couve sous la broussaille. C’est ainsi qu’il sait tout par ses clients. J’entends tout ce qui vaut la peine d’être su : les achats, les ventes de terre, de bois et de bétail, les mariages, les idylles et les morts, bien sûr, mais surtout les déplacements, la sédentarisation, l’hivernage, les amours du gibier et surtout de ce gibier qui est sa passion, le « noir ».
Entre-temps, chacun reçoit sa note et paie argent comptant. Ni facture ni reçu. Une simple addition sur une feuille blanche sans en-tête, ni signature. La confiance règne. On n’a de méfiance que pour l’État qui n’a rien à voir dans les affaires des braves gens, pas vrai ?
Il est près de midi, les femmes vont et viennent, tournant autour du fourneau, et commencent à dresser la table sans demander l’avis de personne et mettent une douzaine de couverts pour commencer. Lorsqu’elles serviront la soupe, ceux qui sont là, s’avanceront tout simplement, enjamberont le banc, sortiront le couteau et s’installeront solidement pour attaquer sans que l’invitation leur ait même été faite. C’est la coutume. Seuls les hommes sont à table, les femmes sont près du fourneau et de la cheminée, silencieuses, veillant à ce que les hommes ne manquent de rien et faisant la navette entre feu et table, l’œil baissé, la mine soumise et le geste dévoué. Les épouses des clients arrivées avec eux ne prennent pas place à table, elles non plus, bien qu’on leur ait offert une chaise à côté du maître. Elles la refusent en riant : « Pardi oui, que je vais m’asseoir, tandiment qu’il y a du travail ! je vais aller aider la patronne à faire son fricot, oui ! » C’est ainsi. Elles serviront les hommes. Le père Tremblot ne se lèvera jamais pour aller chercher un plat, une fourchette ou un pain, mais c’est lui qui le coupera, après avoir tracé de la pointe de son couteau une croix sur le revers de la miche. Et c’est lui (ou moi, mais seulement sur son ordre) qui se lèvera pour chercher les bouteilles, les déboucher et verser. C’est lui aussi qui découpera la viande, debout, brandissant le grand couteau à trancher.
Les femmes ? Oui, je les vois encore, prestes comme furets, muettes comme carpes, surveiller, diriger le déroulement du repas sans émettre un son, sauf pour répondre joyeusement aux plaisanteries des autres, et se dérobant discrètement pour rejoindre les autres femmes sous le manteau de la cheminée où elles bavardent à l’aise, l’œil sur l’assiette des hommes tout en préparant le service suivant.
C’est probablement cette attitude de nos femmes qui ont fait croire aux pignoufs modernes qu’elles étaient tenues en servage, et c’est ce qui fait dire tant de sottises aujourd’hui sur la condition féminine dans l’ancienne civilisation, mais tous ces jocrisses-là n’ont jamais vu vivre un vieux ménage de ce temps, sans doute, et si l’on doit plaindre des femmes, ce sont les leurs, pauvres esclaves de l’usine ou du bureau !
A la terrine de hure succède le brochet mayonnaise orné d’un beau persil vert que tout le monde croque sans hésitation. Puis la gruillotte, qui est civet où se marient les abats, foie, reins, poumons, collets et pieds de sangliers. Enfin, le quartier rôti servi avec une opulante sauce poivrade à base de marinade.
Les gars arrivent. Ils s’asseoient sans façon, sortent leur couteau de la poche et entrent dans le repas, comme on prend un train en marche. Le vieux Tremblot les raille : « Ha ha ! tu savais ben que les gars du pays avaient tué dans la Brosse ! Tu savais ben que la Tremblotte était la reine de la marinade, farceur ! Te v’ià au bon moment, comme toujours, hein, eh ben, régale-toi pendard ! » Et il charge à refus l’assiette du retardataire sous les quolibets de toute l’assemblée.
L’autre renifle, faussement confus, en grommelant : « Charogne ! Sacrée vieille charogne ! pas croyable ce qu’il peut être charogne, ce sacré marquis de la Croupière ! »
La verve est à point, les esprits sont débridés, l’amitié coule à pleins goulots, c’est le moment des confidences excessivement publiques, des secrets proférés d’une voix de tonnerre, à bon entendeur, salut ! C’est l’heure des vérités enthousiastes. Sans qu’on l’en ait prié, le Vieux est en train de justifier ses prix, par exemple sur un ton de confession, je l’entends dire au Jérémie Beurchillot : « Pour tes trois passants et ta boucle de croupière, il y en a qui t’auraient pris 24 sous ! Ben moi, je t’en ai pris que 22 sous, recta ! » la vieille Tremblotte, sans avoir l’air de rien, regarde alors son Joseph par en dessous, la lèvre railleuse.
Comme toujours, elle a le triomphe et le savoure. Oui, elle peut jouer les cendrillons effacées au coin de l’âtre comme le veut la coutume, mais c’est bien elle qui dirige les consciences de cette maison. Et quand le Vieux, échauffé par la riche chère, l’interpelle en disant : « Pas vrai ma princesse ? », elle sait que ce titre lui revient d’office et elle en jouit, sans vergogne, et sans que personne ne s’en aperçoive, au fond de son cœur.
Moi, j’écoute avec avidité la chronique locale qui se fait là entre gruillotte et fromage, rythmée de sacrés coups de fourchette. Je ne comprends pas tout. Je ne retiens que ce qui concerne la chasse, je sais qu’il y en a sept (sous-entendu : sept sangliers) qui viennent viander tous les matins dans les champs de la Grande-Vendue, un solitaire qui fait la loi dans les bois du Thuet et du Vôtu, une laie suivie par-ci, deux quarteniers qui se roulent dans la boue de Fontaine-Froide, par-là. On parle aussi des migrants qui, lancés sur le grand passage du noir, ne font que s’arrêter dans nos monts pour s’y refaire à grandes bâfrées de glands et de faînes. J’écoute. Un peu somnolent pour avoir bu le vin du cousin et abusé de la gruillotte, je regarde la petite Claire. Machinalement, car c’est son rôle appris depuis sa petite enfance, elle ramasse les couverts, les échaude au fur et à mesure avec mon arrière-grand-mère Daudiche. Lorsqu’elle passe près de moi et qu’elle croque une part de tarte aux pruneaux à s’en faire des moustaches grenat, je lui dis : « Grosse gourmande ! » Elle rit et me fourre le reste de sa part dans la bouche.
La table restera pratiquement mise jusqu’au jour de la Présentation. La présentation de Jésus au Temple s’entend, le 8 janvier. Pendant dix jours, il arrivera des clients qui, à toute heure, trouveront casse-croûte à la maison du bourrelier. C’est ainsi qu’on viendra à bout de tous les brochets et des trente livres de venaison. A la fin même, alors que les visites se feront de plus en plus espacées, les derniers se contenteront de racler les os de l’échine. Tâche passionnante à laquelle ils se livrent corps et âme, les chers hommes. Ils prennent la pièce à la main et de leurs dents arrachent chair et tendons, puis ils fignolent ensuite avec la petite lame de leur couteau de poche. Et ils vous rendent les os nus et blancs comme pièces d’échec. Tout fiers de leur réussite. Les plus chanceux qui peuvent arracher une vertèbre, ne manqueront pas de parfaire leur travail de précision en aspirant à grand bruit la moelle épinière et en grignotant le « croquant ». Après quoi, ils se cureront les dents de la lame, soigneusement sucée, de leur couteau.
Le plus souvent, les derniers arrivés sont les cultivateurs du village, les plus proches, et hélas je ne reverrai plus la petite Claire que pour les grands graissages de printemps, à moins que mes traques personnelles ne m’amènent à passer, comme par hasard, près de la ferme solitaire des Gruyers, ce qui ne pourrait arriver que grâce à un concours prodigieux de circonstances, Es Gruyers étant situé à huit kilomètres du village, dans une combe retirée.
Souvent le vieux Tremblot me disait : « Je vais chez le Jacotot, viens avec moi. » Il coiffait sa grosse casquette à oreilles en velours, mettait un second paletot brun, fourrait ses mains dans ses poches et sortait en sabotant et en chantonnant, très faux, des sonneries de trompette, car il avait fait son temps dans les chausseurs d’Afrique à Constantine, à peu près dans les temps des aventures de Tartarin de Tarascon. Nous gagnions la maison forestière où demeurait le Jacotot. De loin, au milieu des silences puissants des halliers, on entendait glapir ses chiens dans leur réduit. Puis on voyait le pignon de la maison où il vivait seul au rebord d’une grande touffe de sapins. La fumée montait dans le ciel, et je sentais une grande joie en m’approchant.
Les chiens l’ayant prévenu de notre arrivée, il nous regardait venir derrière les vitres presque opaques de crasse et on l’entrevoyait tirant de grosses bouffées de sa pipe. On entrait. Je m’asseyais dans un coin, près d’une nichée de jeunes chiots roulés en boule dans une litière faite de manteaux et de tricots déchirés, et tout en s’amusant à les taquiner, j’écoutais parler les deux hommes. C’était merveille de les entendre, je les voyais à contrejour, moustache contre moustache, tous les deux la joue creuse et le poing noueux, tous deux coiffés de casquette à rabat, tous deux fumant la pipe devant la table surchargée de torchons, de verres sales, de vieilles croûtes, d’oignons et d’ail, de lacets de souliers, de douilles et de cartouches. Dans leur conversation, on sentait qu’ils se tenaient mutuellement en grande estime et que les talents de mon grand-père lui valaient beaucoup de considération de la part des gardes eux-mêmes. La salle sentait la sueur, l’urine, le vieux linge. Toutes sortes de choses pendaient aux solives du plafond, aux poignées des portes et aux clous que le garde-chasse avait plantés un peu partout. Dans des locaux alignés sur des rayons, on voyait des cornouilles, des gratte-culs, des épines-vinettes figés dans des alcools jaunâtres, et la plupart du temps on trouvait le Jacotot occupé à ravauder ses vêtements ou graisser ses deux paires de brodequins avec une couenne noirâtre. Le plus souvent, lorsque nous entrions, il continuait à faire ce qu’il avait commencé.
Parfois, alors que nous étions silencieux, la porte s’ouvrait doucement et une femme passait son nez dans l’entrebâillement puis s’esquivait promptement. Alors le grand-père partait d’un grand éclat de rire et se levait comme pour s’en aller.
— Voilà la Jérémie qui vient te tenir compagnie ! disait-il, nous allons partir.
Le Jacotot avait, je ne sais pas trop pourquoi, l’air gêné, et disait :
— Que que la Jérémie me rend des petits services, que que sans elle je n’m’y retrouverais jamais dans mon tintouin.
— Pour sûr, pour sûr, disait le grand-père, une femme c’est sacrément gênant, mais il en faut une dans une maison, va ! On peut pas l’éviter ! c’est comme la pluie !
— Oui, que que qu’il en faut une ! Mais tonnerre de Dieu restez… que que qu’on a à causer !
Nous restions et la conversation reprenait, drûment alimentée par des arguments si passionnants que je ne pouvais pas m’occuper d’autre chose. Ils parlaient des chiens, car c’était la révolution dans le pays ; sous l’impulsion du grand-père, tout ce qui chassait dans la région se mettait à discuter les nouvelles théories. Le monde aurait pu crouler, la terre se fendre en deux parties égales dans l’immensité du ciel du Bon Dieu, ça n’eût pas eu la moindre importance et les chasseurs eussent parfaitement continué à discuter les avantages du fox à poil dur sur le grand chien courant.
D’ailleurs, c’était bien un point capital. Cinquante ans plus tard, je pense encore que, si le monde a un centre autour duquel tout gravite, c’est bien celui de savoir si les foxes sont préférables aux vautraits, bien qu’il n’y ait plus grand gibier à empaumer !
Je vois encore les deux hommes mener cette discussion avec cette grande habileté, voilée d’une bonhomie qui fait des Bourguignons des dialecticiens remarquables. Le grand-père donnait de grands coups de poing sur la table en jurant le plus tranquillement du monde au milieu de la discussion ; le Jacotot se levait, tirait un bocal de fruits à l’eau-de-vie et m’en servait un plein verre.
— Desquelles que tu veux, demandait-il ?
— Des grattes-culs, répondais-je toujours.
Et il me servait un plein bol de fruits de l’églantier sauvage, bien macérés dans l’alcool.
— Celui-là, disait le grand-père en me désignant, c’est un vrai renard, il ne vivrait que de senelles, de gratte-culs, de moures et de gibier !
— Que que ça fera un bon chasseur, pas vrai ? répondait le Jacotot. Et j’étais fier, en croquant les baies confites, de ressembler à un de ces animaux des bois et des friches qui chassent seuls, par ruse et échappent, semble-t-il, à toute morale sociale et à toute contrainte.
Lorsque nous sortions de là, j’avais chaud aux oreilles, et les larmes me venaient aux yeux aussitôt que la bise nous reprenait. Quand nous quittions l’abri du bouquet de sapins, le vent fort, qui descendait par le ravin, nous coupait la figure. Le Jacotot nous accompagnait et nous suivait jusqu’au village, souvent il venait jusqu’à la maison Tremblot. Le grand-père, pour lui rendre la politesse, l’invitait à goûter l’eau-de-vie de prune qui faisait sa réputation de fin distillateur. De temps en temps, des moineaux, des rossignols de muraille venaient gratter jusque sur notre seuil pour manger les mies que ma grand-mère jetait pour eux sur le sol gelé. Et les deux hommes continuaient à jaser.
Jacotot s’étalait dans son fauteuil, les jambes allongées, bien accoudé sur la table et jetait tout autour de lui des regards satisfaits qui avaient l’air de dire : on est bien ici, on est mieux que chez moi où les rats-vougeux vous viennent crotter sur la table et nicher dans mon lit de plume !
Pour en finir, à l’heure du repas le grand-père lui disait : « Tu mangeras bien un morceau avec nous ? » Je tremblais qu’il refusât car je savais que tant qu’il serait là, on entendrait parler de chasse et de chiens. On mettait donc son couvert. Il s’installait cérémonieusement, peu accoutumé à une table mise, quittait son manteau et apparaissait avec une veste verte à boutons d’argent gravés de cors de chasse. Quand il se servait, il brandissait si haut sa fourchette, roulait des yeux si brillants et chargeait tant son assiette que je me disais : « Pourvu qu’il en reste pour moi ! » Souvent ma grand-mère me servait avant lui, car elle craignait qu’il ne laissât que les mauvais morceaux. Il mangeait comme un trou, à grand bruit, il piquait souvent les morceaux à la pointe de son couteau et les portait à sa bouche, il prenait les os à la main, les rongeait jusqu’à ce qu’ils fussent nets comme un ivoire chinois, les jetait alors par-dessus son épaule aux chiens qui se les disputaient ; après cela, il suçait consciencieusement ses doigts, puis lissait ses grandes moustaches du geste large qu’il avait lorsqu’il verbalisait.
Par la façon dont il s’était servi la première fois, je croyais toujours qu’il était rassasié ; mais à mon grand étonnement, il en reprenait aussi souvent qu’on lui présentait le plat ; puis lorsque la grand-mère servait le café, la conversation était toujours aussi intéressante, mais je l’entendais dans un brouillard de plus en plus épais. Ma grand-mère ronchonnait souvent en me couchant, elle disait : « Va-t-il pas bientôt partir ce grand sale ! », et puis encore : « Voilà les cadeaux de ton grand-père ! il nous amène à dîner tous les Ostrogoths de la région ! » Et enfin, en guise de conclusion : « Il est pas près de partir le Jacotot, il est trop bien ici ! »
Il paraît qu’il passait une partie de la nuit à jaser. Lorsque le grand-père s’endormait sur sa chaise, il disait au garde : « Dis donc, Jacotot, tu sais pas ce que je ferais à ta place ? – Non. – Eh ben, je m’en irais ! » Et l’autre partait en serrant sa ceinture en disant : « Que que j’ai aussi bien dîné qu’à soixante sous par tête ! » Sur le seuil, le vieux Tremblot disait en gloussant comme coq-dinde : « Mais j’y pense, elle est bien dévouée la Jérémie de venir te rendre des petits services comme ça de temps en temps. Rentre vite tu vas la faire attendre ! » Et le garde s’éloignait en grognant.
Certes, il y a bien des façons de raconter l’Histoire.
Je pourrais vous dire, par exemple, que, pauvre petit paysan orphelin et sous-développé, j’avais tellement faim que je m’introduisais dans la chambre à four, et que là, dans ce taudis noir, enfumé où les volailles venaient elles-mêmes voler leur maigre pitance, j’étais obligé d’ouvrir la grande chaudière et d’y dérober les pommes de terre que mon arrière-grand-mère y faisait cuire pour le cochon. Je pourrais vous dire aussi que je me blottissais alors près de la sinistre cheminée, noire de suie, pour les dévorer en cachette, sans pain, et sans même les peler, tant était grande ma fringale !
C’est probablement ainsi qu’un Emile Zola s’y prendrait. Mais moi, je vous dirai au contraire que la chambre à four était un paradis, qu’il y faisait tellement doux que le grillon y chantait hiver comme été, que le Sac de son y avait un parfum suret qui me donnait appétit et confiance et que la mémère Nannette soulevait le couvercle de la grande chaudière, choisissait une belle pomme de terre farineuse qui s’entrouvrait au baiser de la vapeur, qu’elle la prenait brûlante dans sa main, soufflait dessus pour la refroidir et pour la voir éclater doucement, et qu’elle me la donnait ensuite.
Je la mangeais toute, chair et peau, et je n’ai jamais retrouvé régal semblable, je suis au regret de le dire aux amateurs de misérabilisme, à qui, je le reconnais, je réserve bien des déceptions.
Bien mieux : lorsqu’on faisait cuire des orties pour les canards, je ne manquais pas l’ouverture de la marmite, car il s’en échappait un parfum que l’on peut comparer à celui des épinards en branches, avec un petit fumet supplémentaire qui ne doit rien à personne. Un petit rien, plus nerveux et plus fin, qui fait de l’ortie un grand plat, pourvu qu’on sache l’accommoder.
Voilà comme je m’y prenais : je faisais griller dans la poêle une lichette de lard bien gras, et je le jetais tout chaud dans la purée d’ortie, additionnée de deux feuilles d’oseille.
Je me suis toujours demandé pourquoi les orties au lard ne figuraient jamais sur la table de Lucullus de la Foire gastronomique de Dijon ?
Je composais aussi plusieurs sortes de chefs-d’œuvre de grande cuisine, dont voici quelques recettes : ayez une assiettée d’orties cuites à l’eau pour les canards, salez et poivrez. Laissez refroidir et mêlez-y un quart de litre de lait caillé et légèrement aillé.
Ou bien encore, et là on atteint les très hautes cimes de la gastronomie de chambre à four : faites griller sous la cendre une douzaine d’escargots, dans leur coquille et, sans en enlever le tortillon surtout, mangez-les brûlants avec de la purée d’orties judicieusement salée et poivrée. C’est la Gazette qui m’avait donné cette recette en me disant : « Cré lougarous ! L’ortie, c’est plein de fer ! Ça te fait les nerfs comme des rains18 de cornouiller ! » Quand à l’escargot, tout le monde sait qu’il donne la vie éternelle, ou presque. N’est-il pas tous les hivers, enfermé dans son sépulcre (sa coquille), recouvert d’une dalle (le couvercle) et ne ressuscite-t-il pas tous les ans, vers Pâques ? Mystère prodigieux qui vous entre dans les veines et dans le sang quand vous le mangez.
La Gazette attribuait son immortalité à cette nourriture dont il faisait son ordinaire et ne manquait pas de souligner cette ressemblance de l’escargot avec le Christ, dont il est le symbole, ce qui nous vaut de le retrouver sculpté dans les églises… Les églises bourguignonnes tout au moins.
Parfois, revenant de la genière avec des œufs frais, la Nannette me faisait, pour ma collation de quatre heures, une omelette aux orties, ou bien une omelette aux escargots et je me suis amusé, toujours dans le chaud secret de la chambre à four, à combiner ensemble ces deux omelettes : deux œufs, des orties, six escargots : qu’on me croie sur parole, ça dépasse en parfum l’omelette aux truffes, sans surpasser toutefois l’omelette aux petits-gris, ces champignons de sapin que notre bon instituteur appelait Tricholoma terreum.
Ainsi la chambre à four était un laboratoire, un temple. Sans doute n’y faisait-on plus de pain depuis qu’un boulanger était venu s’installer au village, signe des temps nouveaux (cela remontait à 1860 environ), mais on l’y avait fait, et ça se sentait. Il y avait encore la pétrissoire qui servait de maie, la grande boîte à sel et la « paignée », sorte d’étagère suspendue au plafond, où l’on mettait jadis la provision de miches et, sur les pierres du mur, frémissait encore une poussière sacrée de gruau.
On chauffait le four cependant pour faire encore une grosse fournée de fars et de gâteaux pour les fêtes patronales, celle du village, celle de la profession, la Saint-Crépin, celle du maître Tremblot, la Saint-Joseph, celle de la maîtresse, celle des mémères, et pour les douze fêtes carillonnées qu’imposait encore en ce temps-là le propre du temps d’un maître artisan. On comprenait alors la plainte du patron savetier de la fable, si incompréhensible pour le travailleur moderne : « On nous ruine en fêtes, et M. le Curé de quelque nouveau saint charge toujours son prône ! »
On se servait aussi du four, encore tiède après les défournements des pâtisseries, pour sécher les poires et les pruneaux sur des claies d’osier, àu cours de septembre et d’octobre.
C’est aussi dans la chambre à four, cette crypte sainte, que l’on faisait devant le brasier, les rôtis de grand feu, l’oie à la broche, la dinde et le poulet, dans la grande rôtissoire. Oui, la chambre à four, avec ses lourdes tentures de toiles d’araignée suspendues aux chevrons, ses murs nus et sa suie séculaire, c’était l’athanor où le feu se transformait en principe de vie ; voilà pourquoi je m’y réfugiais, pour y renifler dix siècles de ce vrai confort, qu’on n’a d’ailleurs jamais remplacé, et pour y mijoter les expériences gustatives personnelles, les seules valables.
Par exemple j’y choisissais, pour cinq ou six camarades recroquevillés là les jours de pluie, une belle betterave que l’on enfouissait, avec un hareng saur de trente centimes (six sous), dans la cendre brûlante.
Une heure plus tard, on en retirait deux espèces de longs chicots bruns saupoudrés de gris, qui, judicieusement décortiqués, livraient un moelleux mélange, digne des narines les plus subtiles et des palais les plus exigeants, et que les poules mêmes venaient nous disputer effrontément jusque sur nos lèvres !
On ne peut vraiment pas dire qu’une betterave et un hareng saur soient mets de luxe, mais le comte Charles-Louis de Vogue, que l’on attirait dans cet antre enfumé, s’en léchait les doigts jusqu’au coude. Pourtant Dieu sait qu’il avait chez lui un cuisinier toqué ! Eh bien, il nous a toujours soutenu que jamais un plat plus somptueux n’était apparu sur sa table comtale. Et il ne disait pas cela par courtoisie, compagnon !
Je ne voudrais pas quitter cette chambre à four sans évoquer un fameux « lièvre à la royale », qui nous ramène ainsi à la chasse :
C’était un beau lièvre de sept livres, le seul que j’aie jamais pris âu collet, je le jure. Le vieux Tremblot, aussitôt qu’il l’avait vu, avait proclamé : « Sept livres ! juste le poids qu’il faut pour le faire « à la royale » ! »
On avait donc d’abord fait un feu de bordes avec un bon fagot de bûcheron et cinq belles billes de chêne. Cela nous avait donné un lit épais de braises brûlantes dans lequel on avait enseveli notre capucin en poil, c’est-à-dire tout juste vidé de ses tripes, mais encore recouvert de sa belle fourrure rousse, et là-dessus on avait ravivé le feu avec une bourrée de brindilles et deux rondins de foyard.
Une heure plus tard, on avait retiré un affreux sarment charbonneux qui, après avoir été minutieusement épluché, avait pourtant livré un rôti prodigieux.
C’était ça, paraît-il, le fameux « lièvre à la royale », cuit dans sa peau sous la braise, mais servi avec un velouté réduit au feu et ensuite allongé de crème et d’une purée de morilles. Plat de pauvre s’il en fut, puisque tous ses éléments étaient, pour nous, gratuits, donnés par la nature, même le feu qui ne coûtait que l’allumette !