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Mon cœur se mettait à palpiter lorsqu’il était question du Carême, non que je me complusse dans le jeûne et les mortifications qui, alors, n’étaient pas une plaisanterie, mais parce que les graissages allaient bientôt commencer ; il s’agissait des graissages des cuirs. Mon grand-père avait l’entreprise d’entretien des harnais de tous ses clients. Il faisait chez chacun quatre graissages par an qu’il appelait « ses quatre temps », car, en effet, ces travaux se situaient à peu près au moment des quatre temps liturgiques, le premier un peu avant Carême pour remettre en état les harnais avant d’entreprendre les labours et les semis de printemps, avoine et orge, qu’on nomme justement « les carêmes ». Le deuxième avant les fauchaisons. Le troisième avant les moissons, et ainsi de suite.

Le vieux Tremblot empruntait alors le char à banc et la vieille jument des frères Roux, ses voisins Sur la voiture il chargeait tout son matériel, couchait son fusil sous le crin, l’étoupe et la paille qui servaient de garniture pour les colliers et les sellettes ; une poignée de cartouches dans sa poche, et après avoir attelé Pauline, la vieille jument, il allumait la chandelle de son fanal de route, car il faisait encore nuit noire, et il disparaissait dans l’obscurité. Il était absent quelquefois deux ou trois jours pour les fermes importantes où l’on attelait six, sept, ou huit juments, ce qui n’étaient pas trop pour les labours dans la montagne. Il couchait dans une grange, dans la paille, quelquefois dans un bon lit.

J’attendais impatiemment qu’il me dise en clignant de l’œil : « Demain jeudi, je t’emmène, commis ! »

J’aimais ce beau travail des gros harnais de force, et leur parfum de cuir et de cheval, sous les hangars des fermes de la Montagne.

Il s’arrangeait toujours pour que, ce jeudi-là, on fasse la ferme des Gruyers, où vivàit la petite Kiaire. A peine éveillé, les oreilles pincées par le froid, je prenais les rênes et je conduisais la Pauline ; elle montait au pas les lacets des pâtis communaux, le vieux descendait, marchait à côté du char en poussant aux ranchers ; au plus fort de la grimpette, je descendais aussi pour mener la jument par la bride ; on faisait un arrêt devant le gros chêne royal, encore marqué de la fleur de lis, car il avait été, paraît-il, gibet sous la guerre de Trente Ans. On attachait la jument à un coudrier, sans un bruit, on prenait le fusil et on allait, à pas de renard, voir « par-là » s’il n’y avait pas « un petit quelque chose. Des fois qu’on apporterait un lièvre à l’Ernest » !

On se dirigeait sur le roucoulement bécasse d’un ramier qu’on essayait de surprendre sur son chêne ; on se séparait sans un mot, habitués qu’on était à travailler ensemble. Par exemple, je passais dans le bas de la chaume aux Bolets en tapant sur les broussailles et en faisant un grand hourvari ; lui se plaçait au-dessus, en silence à côté des coulées ; dans les hautes herbes toutes sucrées de givre. Si j’entendais un débuché discret, je tapais alors plus fort sur les brousses en criant, comme pour jouer :

— Tia ! Tia !

Un petit temps, lourd de silence, et puis : Pan ! Un galop à travers la friche. Le Vieux qui fait pisser son lièvre, et à la voiture ! « Fouette cocher ! »

Les échos du coup de fusil finissaient de mourir dans les combes que nous étions déjà loin, marche ! Le lièvre sous le coffre entre bois et essieux, le fusil sous la paille, l’air innocent, l’œil candide. Le jour n’était levé que sur un coude, on trottait car la route descendait raide et on arrivait aux Gruyers où les lueurs du jour rosissaient la façade, qui regardait juste le levant.

L’Ernest nous attendait, un œil fermé, la lèvre narquoise : « Du bruit que vous faites quand vous arrivez ! Vous avez été attaqués par des malandrins, on a entendu la bataille ! »

On riait sous cape, on décachait le lièvre, on le lui jetait à la figure. « Une sacrée charogne que t’es, marquis de la Croupière ! » disait l’Ernest en riant. Il emportait la bête sous sa veste, car vous pensez bien que la chasse aux lièvres était fermée depuis beau temps. On commençait la journée en mangeant une bonne soupe au lard brûlante où l’on faisait chabrot, un verre de vin rouge dans le bouillon. J’en sentais mes oreilles se redresser comme crête de coq, alors qu’arrivait de la genière, les mains pleines d’œufs, la petite Kiaire.

Elle sentait bon la fumée et le laitage. On s’embrassait, elle me pigonait un tantinet en se moquant de mon cache-nez : « Oh ! le frilloux que caiche son cou ! » Et le travail commençait : il fallait sortir tous les harnais des écuries, les porter à l’abreuvoir où le Vieux Tremblot les inspectait ; on sortait les brosses de chiendent, et gratte que tu grattes dans l’eau courante glacée du lavoir ! On enlevait crottes et bouerbes jusqu’à ce qu’ils fussent nets ; on les frottait avec de vieux sacs, on les exposait au vent sur les murgers et pendant qu’ils se ressuyaient, on sortait les outils. Pour le grand-père : son établi, son cuir, ses alênes, ses tranchets, ses boucles et ses passants, ses pinces à coudre. Pour moi, l’étoupe et la poix.

Il me fallait préparer les ligneuls et les poisser, pas trop, pour qu’ils soient encore souples, et assez, pour qu’ils restent affilés et fermes ; je prenais des fils d’étoupe que je roulais, de la paume, sur mon tablier de cuir et j’en faisais des aiguillées de 1 m 20 et dont l’extrémité était affilée comme une aiguille ; après quoi, les passant une à une dans un anneau de l’établi, je les cirais en les frottant dans une poignée de poix enveloppée d’une gaine de cuir. Les ligneuls vous prenaient alors une belle couleur brun clair, et un parfum de résine et de suif un peu rance. Je les alignais sur l’établi alors que le Vieux tranchait les coutures arrachées, affranchissait les déchirures, faisait sauter les boucles usées, les ardillons cassés et arrachait les rembourrages crevés des colliers, éliminait les traits avariés, démontait les sellettes fatiguées, éminçait les raccords ; après quoi, les genoux serrés sur la pince, les coudes en dehors, il faisait les plus beaux points de sellerie du monde.

J’avais alors un moment de répit que j’employais à faire, avec des planches et des tiges de noisetier, un moulin à quatre ou huit palettes que j’installais sur le déversoir du lavoir ; il veurdait30 en ronronnant alors que la petite Kiaire le regardait émerveillée en me disant : « Ça ronfelle dru ! ça ronfelle dru ! » Puis : « Le dernier que tu m’avais fait, en septembre, il a viré jusqu’aux grandes pluies de la Toussaint. Je l’ai retrouvée tout en bas de la chenevière, il était tout beurzillé ! » Je traduis du patois en conservant les mots irremplaçables.

Au fur et à mesure que les harnais étaient réparés, c’était le graissage, travail qui me revenait. On les étendait sur une planche et avec un tampon trempé dans la graisse, je les enduisais savamment ; cette graisse était un composé de suif, de noir animal, de blanc de baleine et de cire dissoute à chaud dans la térébenthine. C’est une formule de mon grand-père. Je ne la dévoile qu’aujourd’hui, et encore pas complètement, parce que le dernier des bourreliers, depuis longtemps, a graissé les cuirs pour la dernière fois. Je ne me serais pas hasardé à le faire du vivant du Vieux qui m’eût sûrement déshérité et maudit à tout jamais. Car les secrets du métier faisaient partie de la Connaissance, ne se transmettaient sélectivement qu’à ceux qui étaient passés par les différents degrés d’initiation. On risquait la mort à les divulguer au commun des mortels.

La petite Kiaire venait me regarder faire. Je prenais l’air dégagé d’un homme revenu de tout ; d’un geste sûr, j’étalais la graisse noire en massant le cuir pour bien l’en pénétrer. Un vrai maître bourrelier. Elle m’admirait en me contant les meilleures histoires de grandes filles, de fichus et de leçons pas sues. Moi, je lui contais des histoires de garçons, de maraudes, de batailles et de braconnages. Elle hochait la tête : « Ah ! c’est avec toi, dans ton école, que j’aurais voulu être ! »

Entendre ça me réchauffait le cœur et je me plaisais à imaginer les bons moments que nous aurions connus si elle avait fréquenté mon école.

« A la pêche à la moutelle que je t’emmènerais ! » lui disais-je.

Mes mains étaient toutes noires de graisse et pour aller pisser, je me les essuyais vigoureusement, mais je ne pouvais éviter de souiller ma braguette et si je grattais mon nez, il devenait tout noir. Elle s’enfuyait alors en piaillant : « Oh ! le mâchuron, oh ! le peût31 ! » Et je la poursuivais en la menaçant de mes deux pattes sales.

Le repas de midi était un événement : l’arrivée du bourrelier dans les fermes, pour les graissages, était une sacrée fête mangeoire, je vous le dis ! Tout en racontant les nouvelles du village que les grangiers écoutaient bouche bée, privés qu’ils étaient, dans leur sauvagerie, des scandales de la vallée, nous dévorions à belles dents un repas qui vous eût étendu raide le premier hépatique venu. D’abord la potée avec du lard épais comme timon de char, du côtis32, puis la poule en sauce blanche, grasse comme nonnette, puis le rôti qui pouvait bien être une oie qui avait échappé au regingot de Noël et du Jour de l’an.

Là-dessus, la Marie, « ma future belle-mère », s’essuyant les mains dans son devanté33, nous demandait : « Vos é-t-i prou mégé ? » (Avez-vous assez mangé ?) « Je ne vous fais pas une omelette, des fois ? »

Le Tremblot minaudait : « On est gaudés34, ça va bien comme ça ! », mais il se tournait vers moi… « A moins qu’t’aies encore faim, toi, petiot ? » Je ne disais ni oui ni non, ayant toujours un morceau de boyau vide, déjà à cette époque.

« Pardi ! à cet âge-là, faut pas en promettre ! Allez, allez, Marie, fais-nous une omelette, faut pas se laisser dépérir ! » criait l’Ernest au comble de la liesse. Et la Marie faisait une omelette baveuse. On chargeait mon assiette et la petite Kiaire admirative disait : « Oh ! le gros gourmand ! oh ! le crevard ! » Avec ça, vous pensez bien qu’un morceau de fromage et une part de flan à la semoule vous suffisaient largement pour reprendre le travail.

Quand les commis avaient roté leurs deux coups, ils se levaient et sortaient, tout en fermant leur couteau, et le patron payait la goutte ; il me regardait finir de manger en riant : « A la bonne heure ! Kiaire, regarde-le donc manger ton bon ami ! te ferais ben d’en prendre de la graine, toi qui rechignes sur tout ! » Puis à mon grand-père : « Il mange comme il travaille ton p’tiot ! Il tient bon ! Je le regardais ce matin : sacrés vains dieux, fallait le voir graisser ! » Puis, me tapant sur l’épaule : « A la bonne heure ! ça a du sang, ça ! Moi, j’aime les gens qu’ont du sang ! »

Avoir du sang ! C’était la grande ambition de tout le monde, le rêve des pères pour leur fils et des beaux-pères pour leur futur gendre, la fierté du travailleur, l’honneur du commis, le désir secret des gamins.

Un cheval avait du sang lorsque, devant aborder une côte, il se mettait au trot en drossant la queue et emmenait sa voiture tambour battant jusqu’au fin dessus sans baisser les oreilles. Un ouvrier avait du sang quand, arrivé devant la tâche, il la toisait, bombait le torse et attaquait de face sans renifler ! « Avoir du sang », c’était se colleter avec la vie sans pitié ni pour elle ni pour soi et terminer le travail, la fleur aux dents, sans même être essoufflé.

Et j’avais du sang ! mais même si je n’en avais pas eu je me serais arrangé pour qu’on le croie, car « avoir du sang » attirait la considération de tous.

On se remettait donc au travail incontinent jusqu’à la collation de quatre heures et ensuite jusqu’à la nuit. Comme j’allais à l’école le lendemain, le Vieux me ramenait au village, mais je savais que le lendemain, il resterait coucher chez l’Ernest et avec lui irait à l’affût au sanglier, car j’avais entendu le fermier dire : « Y en a une bande qui vient revorcher mon sombre, faudra qu’on aille voir ça ! » Mais je n’en disais rien à ma grand-mère, parce qu’elle redoutait l’affût de nuit ; ne racontait-on pas que des affûteurs s’étaient entre-tués, se prenant mutuellement pour des sangliers, dans le noir ? Et n’ajoutait-elle pas à la prière du soir, ce codicille personnel : « O Seigneur ! faites que mon époux n’aille jamais à l’affût, amen » ?

Après des journées comme celles-là où tout était réuni pour me saouler de bonheur, il était dur de retrouver la salle de classe et l’instituteur, d’abord parce que pendant vingt-quatre heures on avait été libres et qu’il fallait obéir, se mettre en rang, se lever, s’asseoir sur ordre, se taire et rester enfermés ; et aussi parce que pendant toute une journée on avait employé pour se faire comprendre le langage naturel, celui que le maître appelait « patois », et d’un seul coup il fallait rayer des mots de son vocabulaire, les plus significatifs, me semblait-il, et modifier certains de ceux que l’on conservait, et les modifier si profondément et si maladroitement qu’ils devenaient mous comme chique, plats comme cancrelat et fades comme panade.

Il ne fallait surtout pas dire : « J’ai mangé des treuffes », mais : « J’ai mangé des pommes de terre. » « Pommes de terre », trois mots à la place d’un seul et si parfumé ! Il ne fallait pas dire : « L’alezane encensait au mitan de la sommière », mais : « La jument rouge à crinière blanche agitait la tête de haut en bas au milieu du chemin forestier. » Il ne fallait pas dire : « J’en suis revorché », mais : « J’en suis bouleversé », non pas « les salades trésissent », mais « les salades commencent à sortir de terre ». Sept mots au lieu de trois ! Non pas « les treuffes revâment », formule intraduisible dont on ne peut donner qu’un faible équivalent avec : « Les pommes de terre germent à nouveau en terre et font de nouveaux tubercules. »

Etait-ce là, oui, était-ce là cette concision et cette clarté, qualités primordiales de la langue française, dont on nous rebattait les oreilles ?

De même : dans la construction des phrases, il fallait tout raboter, tout édulcorer. Au lieu de dire : « Heureux que j’étais de retrouver mon taborgniau ! » il fallait écrire : « Comme j’étais heureux de retrouver ma petite chambre ! »

On arrivait ainsi, et c’était le rêve de l’instituteur, à prendre le style administratif ; je me souviens avoir été rabroué pour avoir écrit : « Le vin du Midi ne vaut pas tripette », alors qu’il eût fallu dire : « Le vin du Midi est de mauvaise qualité. » Honte à celui qui écrivait : « Mon grand-père aime à dire des goguenettes ! » Il fallait écrire : « Mon grand-père aime à plaisanter » ; et c’était bien dommage parce que « goguer », Littré le note bien, signifie en français : « Dire de grosses plaisanteries. »

Et ne parlons pas du patois : tout élève qui laissait échapper une phrase patoise était puni ; mais au juste, qu’était-ce, ce patois ? Un exemple : il ne fallait pas dire à un camarade : « Coye te don ! », mais : « Tais-toi donc » ; or, « se coyer » vient du mot « coi », muet. « Se tenir coi », veut dire « rester muet » et « se coyer » veut dire, en parfait français, M. Grandseigne d’Hauterive le dit, et Littré avec lui, « se tenir coi ». Mais voilà. Horreur ! « Se coyer » est une expression provinciale ! Un bourguignonisme ! et l’emploi d’un bourguignonisme était une faute à l’école publique républicaine, dont le rôle était sans doute de fabriquer de Lille à Perpignan, de Brest à Ménétreux-le-Pitois, des individus de série, capables de s’insérer dans la grande époque de progrès technique, industriel et social, qui se préparait activement.

A notre insu, lentement, courageusement, opiniâtrement, on nous arrachait au singularisme païen, pour nous préparer aux fructueux échanges universels, c’est-à-dire, pour pouvoir un jour, tous unis et confondus, nous servir des mêmes barèmes, des mêmes machines et devenir de bons consommateurs inconditionnels, se contentant des mêmes H.L.M. !

Au demeurant, je n’oblige personne à partager ces convictions qui ne se sont formées, on s’en doute, que beaucoup plus tard, mais en ce temps-là, je pensais tout honnêtement qu’il était bel et bon de ne former qu’une seule cohorte de bons petits Français, parlant exactement la même langue, s’habillant du même vêtement, faisant une seule cuisine, mangeant dans la même vaisselle, avec un seul cœur et un seul drapeau ! L’instituteur nous le faisait écrire sur notre cahier du jour, sous la rubrique « Morale et Instruction civique », ce que mon grand-père paraphrasait en éclatant de rire : « Une seule rue, un seul drapeau et toutes les fanfares ! » Bien entendu, l’instituteur n’en pensait pas si long ; ce serait une cruelle erreur de s’imaginer qu’il fût capable de tant de machiavélisme. Il obéissait au ministre de l’Instruction publique, son patron, un point c’est tout, persuadé d’œuvrer ainsi pour la plus grande gloire de la République française, son souci le plus constant.

D’ailleurs, ce brave homme avait eu bien des ennuis quelques années plus tôt à la séparation de l’Église et de l’Etat : comme la plupart des instituteurs, il était alors chantre à l’église et, paraît-il, chantait psaumes aussi bien que frocards, à la satisfaction de M. le Comte et du curé et de tous les paroissiens. Et, d’un seul coup, il avait dû non seulement abandonner le lutrin, mais ne plus fréquenter l’église et prendre des attitudes anticléricales sur ordre de ses supérieurs. Comment, tout à coup, je vous le demande, agir contre le curé après avoir eu avec lui une collaboration cultuelle et musicale de plus de dix ans ? Il s’en était tiré tant bien que mal, en ne serrant plus la main au prêtre, ni au chantre, ni aux gens « de la calotte ». Était-ce là une attitude suffisamment « anti » ? Je ne le crois pas, parce qu’il attendit vainement toute sa vie un avancement qui l’eût promu, comme il le méritait, pour le moins directeur d’une école de chef-lieu de canton, tout le monde était bien d’accord là-dessus. Il eût fallu sans doute que ses propres enfants ne fréquentassent plus le catéchisme, ou qu’il criât « crâ, crâ » comme les bons républicains sur le passage du prêtre. Or il ne le fit jamais, j’en suis garant.

Voyez comme la vie était difficile pour un fonctionnaire républicain consciencieux dans un village, au temps héroïque de la séparation de l’Église et de l’État. Et pourtant jamais personne ne vit le maître faire la plus petite faute professionnelle, ni se départir de sa dignité magistrale. Toujours rigoureusement coiffé de son panama en été, et de son melon en hiver, portant un haut faux col de celluloïd, cravate à système, gilet, chaîne de montre, manchettes, bottines cirées, veston noir, jamais il ne se montra même en bras de chemise, ni tête nue dans la rue, même au plus fort des chaleurs de juillet et d’août. Nous partions en vacances au 15 août, au début, puis le 1er août ensuite, or son faux col en celluloïd l’engonçait réglementairement jusqu’aux deux oreilles, et il ne quittait jamais sa veste d’alpaga, ni son gilet de tapisserie, même pour jardiner.

D’ailleurs, si l’on avait vu un instituteur de nos villages (car chacun avait le sien) en bras de chemise, c’eût été un scandale prodigieux, l’opinion tolérait tout au plus que certains maîtres, revenus de la guerre, chargés de gloire et de décorations, fumassent discrètement la pipe, qui était, on le savait, une arme indispensable dans la guerre des tranchées, mais certainement pas la cigarette. Même pas à la récréation. C’eût été donner « le mauvais exemple » et le maître était là pour tout le contraire.

Un jour, alors que notre maître avait dû s’absenter, était venu en remplacement un jeune maître lunetté, coiffé en brosse, véritable produit de l’école normale de M. Drumont et qui avait surveillé la récréation, « en cheveux », c’est-à-dire tête nue. Les matrones du village, ma grand-mère en tête, en avaient été si choquées qu’elles avaient fait une démarche pour que de tels errements ne se reproduisent pas.

« Comment voulez-vous que nous éduquions convenablement nos petiots, si les maîtres ne donnent pas le bon exemple ? »

 

 

 

L’école communale laïque du village avait été construite en 1879. C’était une belle maison en pierre de taille, faite pour défier les siècles, ce qui prouvait l’optimisme excessif des constructeurs, et comportant le logement de l’instituteur et de sa famille.

Au début, il ne serait venu à l’idée de personne de mêler filles et garçons dans le même établissement. Les filles avaient, depuis le XVIIe siècle, je crois, leur école, l’école des sœurs, organisée, contrôlée par le diocèse. Les sœurs de l’ordre de la Providence, dont l’enseignement était toujours gratuit, enseignaient la religion, et par la même occasion l’orthographe, le style, la grammaire, la morale et même l’arithmétique, car les dictées, les exercices grammaticaux, les dissertations, et même les problèmes portaient sur l’Évangile, les ouvrages de piété comme L’Imitation de Jésus-Christ, et sur les lettres de saint François de Salle à sainte Jeanne de Chantai, mais surtout sur une certaine Histoire Sainte qui prétendait résumer la Bible, revue et corrigée, et les actes des Apôtres dans un style onctueux, prude et grandiloquent. Mais cet enseignement des filles par les religieuses portait surtout sur la couture et la lingerie. Ce que l’on peut appeler les « travaux ménagers » ; ainsi, mes grand-mères et ma mère n’avaient-elles jamais fréquenté l’école des garçons qui était, elle, publique et laïque. Elles n’avaient eu que l’enseignement des sœurs dont l’instituteur disait que c’étaient des ignorantes, des « obscurantistes », et qui ne pouvaient donc enseigner que l’ignorance et l’obscurité.

Cela n’empêchait pas ma grand-mère d’écrire des lettres merveilleuses, sans une faute d’orthographe, dans une longue écriture penchée avec pleins et déliés et dans un style élégant et fleuri. Elle pouvait aussi réciter par cœur la liste de tous les papes depuis saint Pierre. Tout le monde ne peut pas en dire autant.

Toutes les questions qui alimentaient les conversations des adultes, aux veillées, ne nous effleuraient même pas à cette époque ; on expédiait alertement et sans forcer les affaires courantes, problèmes, dictées, rédactions et leçons, pour réserver nos ardeurs à des activités plus importantes.

Au jour de la classe-promenade, le maître nous emmenait en cortège pour nous faire découvrir la nature, dans des taillis que nous connaissions par cœur, arbre par arbre, herbe par herbe. Là parmi les envols de merles ou de ramiers, l’instituteur répétait sa leçon de choses sur le vif, levait des greffes, recueillait les pollens des noisetiers ou des cornouillers, surprenait la germination des graines, déterrait les bulbes de « scilles à deux feuilles », Scilla bifolia, que nous appelions « puce », tentait de féconder, pour les améliorer, la fleur d’ellébore avec du pollen de rose de Noël, entait avec succès des poiriers sur des scions d’aubépine, greffait des yeux de lilas sur des tiges de frêne, ce qui donnait des fleurs de lilas énormes, et que sais-je encore ? Enfin, nous nous rendions aux endroits où nous connaissions des plantes médicinales, la bardane surtout, dont la consommation était grande en ville.

Les garçons arrachaient à la pioche les grosses racines de bardane et les filles les débarrassaient de leur terre, les lavaient à la source et en emplissaient de grandes bâches. Au retour on étalait tout ça dans le préau de l’école pour le séchage.

Suivant les saisons, on récoltait aussi l’armoise, racines, tiges et feuilles, la pervenche et la feuille de frêne ; les plus courageux d’entre nous s’attaquaient, au pic de terrassier, aux racines de brione, énorme sorte de betterave ligneuse, grosse comme une cuisse de femme, dont on faisait des choses faramineuses, notamment le vin de brione, au nom si joli que j’en réclamais chaque jour un verre ; on me le refusait car cela soignait l’hydropisie. Ma grand-mère en faisant aussi un certain « oxymel de brione » dont on m’administrait une cuillerée à café toutes les heures lorsque, par hasard, je donnais des signes avant-coureurs d’une bronchite ; cela se fabriquait sur le fourneau en mélangeant, dans une casserole émaillée, de la racine de brione écrasée, du miel et du vinaigre. On faisait mijoter longuement ce rogôme, son parfum était agréable et je le trouvais savoureux parce que fort sucré et un tantinet acide ; macéré dans l’alcool avec les fleurs de l’arnica que l’on trouvait dans les friches bien exposées, on avait une teinture miraculeuse contre les ecchymoses, mais attention ! on disait : « Qui boit brione s’étonne. » Et la mère Nannette disait qu’il ne fallait pas laisser ce navet entre toutes les mains ; pardi, le diable était dedans ! Plus tard, beaucoup plus tard, on devait découvrir que la racine de brione contenait de la brionine et une enzyme : la brionaze. Enfin, le diable vous dis-je.

Je n’en finirais pas de vous énumérer les plantes que nous récoltions ainsi et de vous conter leurs vertus, ce qui serait un peu fastidieux ; mais je ne peux m’empêcher de vous signaler la pervenche, cette Vinca minore, comme disait le maître d’un air dédaigneux. On la ramassait, fleurs, feuilles, tiges et racines le troisième dimanche du Carême. Et je ne savais trop à quoi elle servait ; parfois j’entendais dire d’un vieillard qui retombait en enfance : « Il est bon pour la pervenche ! » Et c’était tout.

J’ai compris, à la suite des travaux des savants Oreçhov et Quevauviller. En 1934 et 1955, je crois, on a isolé la yincamine, le principe actif de notre pervenche, et on s’en sert bel et bien pour vaincre la sclérose cérébrale, les troubles de la mémoire, la difficulté de concentration, la diminution des facultés intellectuelles des vieillards, bref le gâtisme et bien d’autres choses comme l’insuffisance coronarienne, les syndromes artéritiques, que sais-je encore ?

La grand-mère Nannette et ses conscrites savaient tout ça, elles, mais où diable l’avaient-elles appris puisqu’on ne devait découvrir la vincamine que vingt ans plus tard ? A l’école des sœurs, peut-être, ces ignorantes ?

Ces récoltes n’étaient ni des jeux ni des plaisanteries, mais des rites, et, pour vous le prouver, je ne sais pas ce qui me retient de vous préciser le rôle de ces plantes dans la pharmacopée de mon arrière-grand-mère Nannette. La reine des prés, ou spirée, ou barbe de bouc, ou encore grande potentille, faisait tomber la fièvre, calmait la douleur notamment les rages de dents, un peu d’ailleurs comme notre aspirine à qui on a donné son nom, parce qu’elle contient le même acide acétylsalicylique. Comme l’aspirine, cette spirée devait être employée avec précaution, des dictons en réglaient strictement l’emploi (et je ne m’en souviens pas, hélas !) car, toujours comme elle, elle fluidifiait le sang. Elle nous inspirait le respect.

Ma bisaïeule en faisait des infusions, bien sûr, mais aussi une potion et une mixture avec l’arnouée et la prêle contre la maladie du sucre, le diabète, et la tuberculose. J’aurai, hélas ! l’occasion d’en reparler au sujet de ma petite Kiaire.

Le frêne était certainement un des arbres les plus vénérés de nos régions. Cela venait de loin, bien avant Vercingétorix ou Sacrovir. On l’utilisait contre la goutte, les rhumatismes, l’artério-sclérose, l’hydropisie, surtout contre les ennuis de tuyauterie, comme la pierre ou la prostate, j’en reparlerai plus loin.

Mes trois arrière-grand-mères buvaient chacune un baquet de thé de frêne par jour et la benjamine atteignit alertement quatre-vingt-neuf ans, la plus vieille, quatre-vingt-quinze, c’est vous dire. Il est vrai que mes deux arrière-grands-pères, leurs aînés de deux ans, ne consommaient que du ratafia et obtenaient le même résultat ; allez vous faire une conviction avec ça !

Bref, de pleines panières de feuilles de frêne servaient à faire, avec du sucre et de l’acide tartrique, un liquide diabolique, frétillant et frais, qui, mis en bouteilles, pétait comme Champagne. Il servait pour les fauchaisons et les moissons.

Puis, il y avait l’armoise. Ah ! l’armoise ! dont on ne prononçait le nom qu’à voix basse et loin des enfants, car c’était une plante qui entrait diaboliquement dans le cycle féminin. Elle faisait revenir le sang chez les femmes et, de ce fait, était considérée comme un abortif puissant ; ce qui est sûr, c’est qu’elle est souveraine contre l’aménorrhée, les règles insuffisantes ou trop abondantes, et ces sacrés maux de ventre qui valaient à certaines grandes filles de rester couchées, avec un cataplasme de tabac Saint-Jean sur ce mystérieux bas-ventre où se passaient vraiment de curieux phénomènes. Pour tout dire, avec une feuille d’armoise dans chaque soulier, on était sûr de faire ses quinze lieues sans fatigue ; certains fumaient ses feuilles séchées, mais je puis affirmer par expérience et en toute connaissance de cause, que, comme le vin du Midi, ces cigarettes « ne valent pas tripette ».

C’étaient là les plantes les plus demandées par les pharmaciens et les herboristes, qui nous les achetaient fort cher, par sac de dix ou vingt kilos. Cet argent alimentait la caisse de la coopérative de l’école, consacrée à acheter des livres de bibliothèque, à participer au paiement de ce fameux monument aux morts de la guerre et à fournir en galoches les orphelins de guerre à qui l’on donnait le nom bizarre que je n’ai jamais pu accepter pour moi, de « pupille de la nation ». J’ai pourtant bénéficié de ces galoches en cuir noir, curieuses chaussures venues de je ne sais quel pays étranger et qui ne valaient pas, tant s’en fallait, les sabots de bois beaucoup plus légers que fabriquaient les trois sabotiers de la vallée, en bon bois de bouleau ou d’aulne.

C’était le messager Jean Lépée qui emmenait à la ville nos sac de plantes. Il mettait vingt heures pour faire les quarante kilomètres au pas de son mulet et de sa jument accouplés au timon de son chariot bâché, que j’ai retrouvé, beaucoup plus tard, dans les caravanes des pionniers des westerns, mais ce Jean Lépée, voyez-vous, c’est une figure si grande et si belle, qui tient une place si large dans la vie de mon village que je ne manquerai pas de vous en reparler. D’ailleurs le jour arrivait à grands pas où j’allais avoir recours si souvent et si longtemps, hélas ! à l’hospitalité de sa guimbarde, comme on verra.