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C’est à ce moment que revinrent à la maison les trois chasseurs inconnus qui avaient participé à la première chasse que j’ai racontée. Ils étaient arrivés dans une voiture automobile. Cet instrument devant le portail faisait l’admiration de plusieurs commis assemblés.
Lorsqu’il me vit, l’un des visiteurs se mit à rire de bon cœur et, m’ayant tendu la main, s’écria :
— Mais le voilà notre jeune chasseur !
Je leur sus gré de ne point rappeler ma faute et je les regardai : c’étaient des « gens d’ailleurs ». J’appelais ainsi, par opposition aux « gens d’ici », tous ceux qui n’avaient pas exactement le bon accent, le nôtre. Car les accents changeaient de vallée à vallée. Il y avait les bons et les mauvais accents.
C’étaient de gros hommes bien gras, bien roses, aux muscles mous et au souffle court. Contrairement aux gens d’ici qui étaient secs, osseux et diablement durs. Ils étaient d’une jovialité qui me plaisait. Ils déchargèrent de leur auto une caisse de bouteilles de vin dont ils nous firent cadeau, s’assirent devant des verres que ma grand-mère remplit avec dévotion. Le premier disait à mon grand-père :
— Ça, mon vieux Tremblot, vous nous avez fait voir de la chasse !
Et le grand-père répondait :
— La prochaine fois, vous en tuerez chacun un, je vous en réponds, ou alors vous êtes de foutus maladroits, des pignoufes, car je vous placerai dans un endroit où c’est immanquable !
— C’est égal, disait le second, j’en ai vu comme de ma vie je n’en avais encore jamais vu. Et quel beau couvert ! Et quels chiens !
Là-dessus, ils burent à plaisir sans quitter le sujet de la chasse qui paraissait leur tenir à cœur !
— Ah ! Tremblot, disait le plus court, qui était aussi le plus large. C’est un homme comme vous qu’il nous faudrait ! Voilà que vous allez avoir l’âge de vous retirer des affaires, mais venez près de nous, nous vous logeons, nous vous payons bien et vous vous occupez de notre chasse !
— Messieurs, messieurs, j’ai mon petit bien ici dans notre Montagne. Que voulez-vous que j’aille bricoler dans votre Val de Saône ? D’abord vos bois de plaine me désorientent et mes jambes fatiguent en diable, en terrain plat, aussi vrai que je vous le dis !
Et les quatre hommes parlèrent sérieusement à voix couverte, en buvant. Il était question de chiens. Le grand problème était, je le comprenais bien, car on ne parlait alors que de cela dans l’atelier du père Tremblot, d’éviter les chasses trop rapides où la bête de chasse, surprise par une forte bande de chiens puissants, débuchait en effroi devant eux et se faisait mener dare-dare, à la façon du courre, ne donnant que de très mauvaises occasions de tirer.
— Au contraire, disait mon grand-père, il fallait des chiens lents, voire faiblards, des chiens de nez, bien sûr, mais avec lesquels le cochon aurait plutôt tendance à s’amuser, à « faire ferme » comme on dit, à se faire battre sans sortir trop vite de l’enceinte, donc à donner à tous les tireurs sinon l’occasion de tirer du moins celle de voir, par corps, la bête de chasse !
— Nous traînons de vieilles manies de chasse à courre ! disait le grand-père en tapant du poing sur notre table où les verres tressautaient, nous sommes des manants, il nous faut faire une chasse de manants, pas une chasse de seigneurs, croyez-moi ! Quelques méchants chiens lents qui ne dominent pas la bête de chasse et nous la promènent sous le nez une heure ou deux, voilà ce qu’il nous faut ! Au diable les grands vautraits qui les sortent tout de suite du canton ! Nous ne sommes pas à cheval, nous, messieurs ; et fatiguer la bête n’est pas notre lot. Nous sommes des pedzouilles ! C’est à pied qu’il nous faut l’approcher, la voir, et la revoir vingt fois. C’est ça notre chasse ! Il n’y a pas besoin de trompe ni de « bien-aller », ni de relais, ni de chiens de forlonge !
Comme on le voit, c’était une discussion de doctrine pure.
— Bien ça !… Vous voyez juste, Tremblot !… Voilà qui est bien parlé ! opinaient les visiteurs en sirotant leur ratafia. Et moi, le dormeur, je sentais que ma tête s’appesantissait. Elle tombait bientôt sur mon bras replié.
Dans les jours qui suivirent, il se prépara des choses mystérieuses, ce qui n’empêcha pas le grand-père de me raconter une ou deux de ces aventures incroyables qui arrivent aux grands nemrods. Après quoi, dans les prés, un soir, près d’un de ces feux de brindilles qu’il allumait lorsqu’il taillait ses haies vives, il me demanda si j’avais bien compris la chasse de l’autre jour.
C’était le soir. L’automne se raffermissait en se refroidissant. Les brindilles dont on alimentait le grand feu de broussailles, pétillaient et crissaient à merveille. Notre fumée glissait au vent, répondant à toutes celles qui s’élevaient, semblables à la nôtre, sur les versants. Je fis le fier, je lui dis que j’avais bien compris ce qui s’était passé. Il me pria alors de lui en faire le récit. Cela me parut facile, mais je dus faire tant de bêtises qu’il éclata de rire.
— Je vois, dit-il, qu’il faut que je t’apprenne à faire le pied. Découpler, mettre les chiens sur les voies, se placer, tirer, ça n’est qu’un jeu ! Ce qui est difficile, ce qui compte, c’est la connaissance des bêtes ! Tu as assez de jambe maintenant, tu peux me suivre.
Il ne m’en parla plus jusqu’au surlendemain. Ce jour-là, il avait gelé blanc. Il me réveilla sans prévenir en basculant mon édredon rouge et en tirant d’un seul coup la couverture jusqu’à mes pieds. Il faisait encore nuit.
— Allez, viens, si tu veux devenir un chasseur, il faut commencer comme ça !
Par jeu et pour m’apprendre ce métier splendide, il me fit courir dans les lignes et contourner les couverts. Il pleuvait des feuilles rouges de cornouiller que la gelée détachait de leurs tiges. Le père Tremblot me montra des traces fraîches de la nuit et du matin, en me faisant voir la différence qui existait entre elles, puis il m’en fit voir d’autres où le froid avait fait lever des petites boursouflures. C’étaient les vieilles traces, celles de la veille. En revanche, sur un lit de feuilles blanches de gelée, il me montra des meurtrissures plus foncées :
— Un cochon est passé par là, il n’y a pas un quart d’heure, dit-il, regarde son pas qui monte vers les forts du Creux Chardon.
A midi, nous étions de retour. A vrai dire, j’avais fait semblant de voir et de comprendre, mais je sentais que si j’étais retourné au bois à l’instant même, j’aurais été incapable de reconnaître la moindre trace et le chagrin me prit.
Le soir le grand-père partait pour une destination inconnue.
Ce fut pendant une semaine l’ennui et l’inquiétude que je combattis tant bien que mal en tendant les pièges élémentaires que nous apprenions tous à fabriquer en gardant les vaches. Pièges variés, depuis la cabillotte jusqu’à la fournottière en passant par le regipiâs qui est un collet tendu à une branche bandée comme un arc, et où, je dois le dire, rien n’est venu se faire prendre cet hiver-là.
Notre vallée regarde vers le sud et ses quatre villages s’alignent le long de la route que la montagne rejette vers le Haut-Auxois. De loin, on reconnaît le nôtre à ce que, de la masse sombre des grands arbres, plantés au temps d’Henri IV, pointent les deux poivrières des tours rondes et les deux toits en bâtière des tours carrées de « notre » château.
Entre ces quatre silhouettes qui ressemblent à des écuyers casqués du XIIIe siècle, on aperçoit des pans du manteau brun de ses toitures entre deux grandes masses de verdure que perce la flèche mauve de l’église.
Vous pouvez essayer d’apercevoir tout autour quelques façades claires de nos maisons, mais il faut de bons yeux car le long de la rivière aux eaux rares, qui est une source de la Vandenesse, c’est le pays des grands arbres et nos maisons s’y cachent à l’affût des grands vols de canards et de sarcelles qui glissent dans le ciel en changeant de versant.
La vallée est comme une profonde conque verte d’herbes et d’arbres emmêlés. Les pâturages montent raide jusqu’aux petites falaises claires qui marquent le rebord de la montagne, ourlée du revers mystérieux des bois taillis. Des chemins clairs jaillissent et les rejoignent en cinq ou six bons coups de reins et par là-dessus, en trois plans, se superposent le dos du pays d’Arnay, le revers sombre du Morvan de Saulieu et la longue ligne sinueuse et indigo du grand Morvan éduen, avec le triple épaulement du Bois-du-Roi flanqué du Beuvray, notre Montagne sacrée, et du haut Folin.
Cette montagne sacrée ressemble à une grosse bête assoupie sur l’horizon avec sa nuque épaisse, saillant entre ses deux épaules. Dans la dépression, brillent les aiguilles d’acier du canal de Bourgogne, les flaques ovales des trois lacs et les fils d’argent d’un curieux lacis de rivières qui, sans en avoir l’air, ont une particularité extraordinaire et magique, celle de partager nos eaux entre la Manche, l’Atlantique et la Méditerranée. Ce qui fait dire à mon grand-père que notre vieille tribu tient le toit du Monde occidental, ni plus ni moins.
Mon village, c’est sûr, s’est construit autour du château. On le voit bien à la façon dont les maisons tournent leurs faces vers la demeure féodale en cherchant à lui faire révérence. On n’approche cette grande demeure seigneuriale qu’en cheminant sous les voûtes puissantes des tilleuls, des ormes et des marronniers dont les troncs noirs font comme les énormes piliers d’un narthex de cathédrale, et en franchissant un pont jeté sur les douves où dort l’eau verte. Mais, attention, on ne parvient chez nous qu’après de rudes montées et de vives descentes pour franchir les trois ou quatre barres sombres et abruptes des Arrière-Côtes, c’est ce qui faisait dire à ma mère que nous vivions dans les « pays perdus », car à l’époque il fallait, depuis Dijon, la capitale, plus de dix heures, aux pas des mules du messager, pour débarquer, rompu, devant l’auberge auprès de la grosse tour ronde.
Mais j’ose dire qu’une fois arrivés là, on pouvait se tourner dans toutes les directions sans voir autre chose que de grandes pâtures, et puis marcher cinq ou même dix heures à travers les bois et les friches sans rencontrer âme qui vive.
Il y a, bien sûr, une autre façon de voir le village au fond de sa vallée. C’est celle de mon grand-père. Mais lorsqu’il l’avait exprimée un soir de chasse alors que toute l’équipe fourbue savourait à grand bruit une gruillotte2 de marcassin, ma grand-mère lui avait fait les gros yeux en me désignant d’un mouvement du menton.
— Lorsque vous êtes sur le tertre de notre église, disait néanmoins le vieux, et que vous regardez vers le haut de la vallée, vous voyez deux jolis nichons, un à gauche, c’est le mont Toillot, un à droite, c’est le mont Roger. Deux jolis petits nichons bien ronds, avec au-dessus le téton sombre des bois. De sorte que vous avez tendance à penser que notre village a choisi la bonne place, tout juste dans la « vallée du diable », entre les deux cuisses de la montagne qui s’ouvrent gentiment vers le gaillard soleil… si vous voyez ce que je veux dire !
Tout le monde avait franchement ri, moi aussi, pour faire croire, et ma grand-mère était devenue toute rouge et avait dit d’un ton de reproche : « Oh ! Joseph ! » Un autre avait répliqué :
— Pas étonnant alors qu’on y soit si bien dans votre village !
— Je me demandais aussi, surenchérissait un autre, pourquoi, lorsqu’on y était venu une fois, on n’avait de cesse d’y revenir !
— Oui, c’est vrai, ajoutait un troisième, on y est si bien que dans le chaud d’une fille !
Je vous transcris ça tout net, comme on parle dans mon pays. Le comparatif d’égalité n’est jamais exprimé avec « aussi ». On disait, et on dit encore : « Il est si grand que moi. » C’est pourquoi l’homme tout à l’heure disait : « On y est si bien que dans le chaud d’une fille. »
Le soir, j’aimais voir arriver chez nous le Jacotot, le garde-chasse. Franchement, c’était l’homme qui me semblait le plus digne d’estime et d’intérêt de toute la région, car sa vie était motivée exclusivement par la chasse, il ne parlait jamais de jardinage, ni de maison, ni de vendange, mais de bauges, de voies et de viandis. Il avait couru les conscrits avec mon grand-père qui, pour cette raison, ne lui adressait jamais la parole sans, l’interpeller par un : « O conscrit ! » qui me faisait penser aux phrases lues dans l’eucologe de ma grand-mère : « O David », « O mon roi », « O doux Jésus », « O très pieuse Vierge Marie ». Et, de ce fait, le Jacotot prenait pour moi figure de prophète. Il avait d’ailleurs la même moustache que mon Vieux, les mêmes orbites creuses comme une caverne au fond desquelles on apercevait, sous le roncier des sourcils, l’eau incroyablement brillante de ces petits yeux gris-vert qui, par moments, avaient des reflets noisette. Il parlait par saccades sans trop s’occuper de la place des verbes et des compléments, en mélangeant les « qui », les « que » au-petit-bonheur-en-veux-tu-en-voilà.
Il annonçait d’entrée, encore debout dans l’encadrement de la porte :
— Une compagnie de ragots qui tourne dans la Brosse !… Le fermier des Gordots qui fait dire qu’ils revorchent3 tout !… que mossieur le comte te fait dire de faire le pied demain matin… qu’on se rassemblera au carrefour des Griottes !
— O conscrit, chairete-toi donc ! disait le Tremblot en poussant la chaire d’un revers de cuisse. L’autre se chairetait les mains aux genoux, l’air perdu comme sarcelle en fournil, et restait coi. Il attendait que son camarade amorçât la liturgie traditionnelle en avançant deux verres et en débouchant bouteille. Après quoi, on commentait et on répartissait les tâches.
J’écoutais, bien décidé à retenir le thème, le lieu et l’heure de la manœuvre, afin d’aller me cacher à l’avance si l’on omettait de m’y inviter. Je m’enivrais de la belle langue de la vénerie, cette langue qui a tant enrichi le langage français, et que je commençais à trouver diablement limpide et précise.
— … Les ragots sont dans les forts et les laies suivies sont en contrevent dans les tailles de cinq ans ! disait l’un.
— Qu’un solitaire qu’est sûr dans les roches, pas très loin des jeunes pour renifler les petites femelles en chaleur ! répondait l’autre.
— … Alors, tu prends par le revers et tu remets les premières ! reprenait le grand-père.
— Et toi, que tu prends par le Greppot, et que tu détournes jusqu’en Vouivre-Haute, continuait le second.
… Et ainsi de suite.
Ah ! Mesdames ! quel beau psaume alterné ! Quelles Vêpres ardentes nous donnaient ces deux chantres-là ! A les entendre, la chasse devenait ce qu’elle était vraiment : la plus noble, la plus sûre, la plus haute préoccupation de l’être humain, roi de la terre. Ils s’entendaient tous deux comme un couple de renards pour se partager les grands espaces libres, après quoi, ils passaient en revue leurs troupes et les disposaient théoriquement sur le terrain. Et puis le Jacotot continuait sa tournée. Il allait chez les quinze autres chasseurs de la paroisse pour annoncer de sa grosse voix de passetougrain4 piqué :
— … Qu’on chasse demain… Rendez-vous à dix heures au carrefour des Griottes !
Chez tous, il buvait un canon ou deux, si bien qu’il n’avait pas besoin de bouillotte pour s’endormir, tournée faite, sur le coup de minuit. Le lendemain il était pourtant fin prêt avant les aurores, guêtres brillantes, fusil graissé, trompe de corne en sautoir.
Avant l’aube, il quittait sa petite maisonnette en bordure de route et montait droit au bois. A la même heure, mon grand-père sortait de chez nous, mais par la petite porte de derrière, le bougre, pour ne réveiller personne, et, dans les premières blancheurs de l’aube, ils étaient tous deux, chacun de leur côté, en train de contourner leur massif, comme convenu, l’œil au sol pour y lire ces quelques signes discrets qui leur permettaient de remettre les bauges chaudes, de faire leurs brisées et de donner au rassemblement un rapport d’une précision hallucinante.
Il est vrai que je vous parle là une drôle de langue, je le sais, mais, petit à petit, je ne manquerai pas de vous donner le sens de chacun de ces mots que vous reconnaîtrez sûrement, car ils forment le fond de notre langue française.
Les neiges commencèrent vers la fin novembre, je crois, et les chasses eurent lieu sans discontinuer. Je ne fus invité à aucune, car la neige était trop épaisse pour mes courtes jambes ; je me contentais d’ouvrir la porte du bûcher pour écouter si le vent ne m’amènerait pas les fanfares des chiens par-dessus les crêtes et les friches. Je ne pouvais que me rendre à la rentrée des chasseurs, le soir, aux remises du château où avait lieu le partage des bêtes.
C’était dans une pièce dallée où l’on pendait les sangliers à des sortes d’échelles, la hure en bas, le ventre en avant. Quand on entrait là, on avait l’impression que tous les parfums de la forêt y étaient concentrés. Des lampes d’écurie pendues aux solives donnaient une lumière juste suffisante pour discerner les masses noires, dans la pénombre, autour desquelles des hommes s’affairaient. Je reconnaissais Paul Tainturier avec sa très longue barbe à deux pointes et son crâne bien chauve, ce qui le faisait ressembler au Moïse de Claus Sluter. Il secondait mon grand-père, les manches retroussées sur ses bras sanglants. Je m’accroupissais bien sagement entre le mur et l’un de ces sangliers et, de mes ongles, je grattais sa hure. Je sentais, sous les longues et dures soies, une peau granuleuse d’où la crasse se détachait en petites plaques, pour s’amasser sous mes ongles ; alors je retirais ma main et je la portais à mes narines ; personne ne me voyait dans le noir, aussi je respirais longuement l’odeur de cette crasse bien-aimée.
Lorsque les bêtes étaient ouvertes, j’étais chargé de recueillir le sang dans les cuvettes, pour la gruillotte et les civets. Je m’en acquittais avec ardeur et précaution, et, depuis ce temps-là, je n’ai pas mon pareil pour ramasser le sang dans le thorax vide d’une laie, si grosse soit-elle, et pour le faire couler, sans en perdre une goutte, dans un cuveau.
Ensuite, à la lueur des lanternes, on découpait les bêtes et on en faisait des parts, le cuissot de droite était pour le chasseur qui avait tué la bête, mais le reste était tiré au sort. On utilisait ma candeur pour tirer les numéros, selon les plus pures règles démocratiques. C’était un moment solennel et inoubliable.
Ces minces fonctions, tout en me maintenant en contact avec la chasse, ne me suffisaient point, on le devine, mais je sens que j’ai plus appris dans ces boucheries de gibier que dans toute une vie d’études livresques.
Parfois le vieux comte Arthur apparaissait à cette cérémonie drapé dans une grande cape de drap puce, un petit chapeau melon gris clair sur la tête, il s’appuyait sur une canne à pommeau d’argent et contemplait la scène. Il avait habituellement l’air triste, mais là, il semblait pourtant prodigieusement heureux. Il ne manifestait pas bruyamment, comme nous autres, la joie que donnait le spectacle de cinq ou six grands animaux morts et de ce sang que je battais voluptueusement à la fourchette de bois en le mélangeant au verre d’eau-de-vie ou de vin qu’on y ajoutait pour l’empêcher de coaguler. Il passait néanmoins près de chaque bête et donnait son appréciation sur chacune en des termes de grand veneur que je recueillais pieusement. Je me souviens qu’une fois il s’arrêta devant celui que je traitais et me fit compliment pour la façon dont je m’y prenais.
— Joseph, dit-il à mon grand-père, c’est votre petit-fils, n’est-ce pas ?
— Oui, mossieu le Comte ! répondit le Tremblot. Puis, s’adressant à moi :
— Sais-tu comment on appelle cette bête dont tu t’occupes ?
— Oui, mossieu le Comte : c’est un quartenier.
— Fort bien ! Et pourquoi ?
— Parce qu’il a quatre ans, mossieu le Comte.
Il eut dans les yeux un éclair de joie et il me complimenta. Je n’avais, à vrai dire, pas grand mérite, car ce sanglier était précisément celui sur lequel mon grand-père venait de me faire un cours. Du bout de sa canne, le vieux seigneur désigna le pied postérieur de la bête :
— Vois-tu, djt-il, chez les mâles, au fur et à mesure qu’ils vieillissent, les pinces s’arrondissent, la sole et le talon s’élargissent…
Il s’interrompit pour reprendre souffle, mais moi, je continuai, récitant la leçon :
— … Les côtés deviennent moins tranchants, les éponges s’ouvrent, les gardes s’élargissent…
Mon grand-père me fit un clin d’œil et le comte me regarda, plus ému qu’il ne voulait le paraître :
— Fort bien ! dit-il, fort bien !… Et ne remarques-tu rien encore ?
Je pris la patte en main :
— Si, mossieu le Comte !
— Et quoi donc ?
— C’est un pigache, mossieu le Comte : la pince de droite est plus longue que l’autre, et recourbée !
— Compliments, Tremblot ! lança le comte à mon grand-père, vous avez là un digne émule !… On ne lui donnera pas facilement le change !
Puis, plus bas et presque sur un ton de tendresse :
— … Je ne me fais pas de souci pour votre succession. Joseph ! On en fera un bon veneur !
Mon grand-père, sans lâcher un foie qu’il débarrassait de sa vésicule biliaire, jeta, avec son air de tout savoir et de tout diriger :
— … J’espère bien, mossieu le Comte, en faire quelqu’un de mieux que ça !
Le comte eut l’air de ne pas entendre, mais moi, j’avais entendu. Qu’avait-il voulu dire par là, le terrible Tremblot ?
C’est de ce jour que je commençai à sentir le poids de la lourde et mystérieuse fatalité qui pesait très curieusement sur moi, et dont la menace allait s’accentuer avec l’âge. C’est aussi ce soir-là que je compris pourquoi on appelait le Lazare Beurchillot : le « Pigache ». Il avait, c’était visible, un pied plus long que l’autre, ce qui lui donnait une démarche particulière.
Quelques jours après cette mémorable soirée, j’étais en train de poisser du ligneul dans l’atelier, et le grand-père posait les rembourrages d’un collier de trait, lorsqu’on vit arriver la Miss. C’était la gouvernante anglaise du jeune comte, Charles-Louis, le petit-fils du vieux comte Arthur.
Cette belle Anglaise, blonde et rose, aux dents un peu trop longues à mon goût, portait une tenue de satin gris perle, égayée de motifs de soutache, de manchettes et d’un col empesés blancs. Elle enseignait l’anglais, les mathématiques et les sciences au jeune comte. Un professeur particulier venait de Dijon et lui enseignait le français, l’histoire et la géographie, et le curé, je crois, lui apprenait le latin, mais la gouvernante vivait au château et apprenait les bonnes manières au jeune homme. Les bonnes manières anglaises qui sont très bizarres, comme on sait.
Cette jeune femme, qu’on ne voyait que très rarement dans le village, était chargée par le comte de prier ma grand-mère de m’envoyer tous les jeudis passer la journée auprès de son petit-fils, Charles-Louis.
Cett invitation de mossieu le Comte, bien que faite par personne interposée, donna le tournis à ma grand-mère qui manqua sa mayonnaise ; elle put néanmoins m’appeler et me dire, du même air qu’elle m’eût annoncé la visite du pape : « Tu es invité à passer le jeudi près de mossieu le Comte. »
Je ne connaissais ce garçon que pour l’avoir vu chaque dimanche à l’église où il assistait à la messe dominicale dans un des bas-côtés, séparé de la nef par une balustrade en bois sculpté. Les bancs y étaient garnis de coussins de velours rouge et on l’appelait pour cette raison « la chapelle du château ».
De reconnaître un sanglier « pigache » me valait donc d’être présenté au jeune héritier du châtelain du village. C’est un honneur dont je rêvais depuis quelques mois, non que j’eusse envie de faire la connaissance du jeune homme dont j’avais serré la main une douzaine de fois à la sortie de la messe, mais parce que cela me permettrait enfin de voir le chenil du château et sa meute, ou ce qu’il en restait.
Il n’en restait que quatre vieilles chiennes et deux chiens, de ces courants blanc, noir et feu, que nous appelions, dans le pays, « les tricolores ». Je connaissais leur voix pour l’avoir entendue par-dessus les hauts murs. Je savais qu’ils étaient tenus dans le chenil, je savais que le Pierre Bonnard les sortait chaque jour mais ne les découplait que dans le parc qui était clos. On ne les sortait plus jamais pour nos chasses de village. Le comte Arthur, qui ne chassait plus lui-même, l’interdisait formellement de peur qu’ils ne se gâtent au contact de nos corniauds de tout poil. En quelque sorte, la pureté de leur race et leur haute réputation les condamnaient à l’oisiveté, à l’empâtement et à la solitude. Et je les comparais un peu à la famille de ces nobles châtelains qui, pour conserver leur sang et leurs manières, en arrivaient à se couper du reste de l’humanité dans leur château. C’était tout au moins ce que j’en pensais à cette époque et j’en étais navré.
Le premier jeudi, dès que nous nous fûmes serré la main, le jeune comte, très distant, me demanda en me vouvoyant à quoi je voulais jouer : au croquet, au tennis, au jacquet, au diabolo ? J’avais heureusement des curiosités autrement plus relevées : voir les célèbres tapisseries de la salle des Gardes, voir les chevaux, les harnais, les bridons et les selles dont mon grand-père me vantait la grande beauté ; et je répondis :
— D’abord, voir les chiens.
Charles-Louis eut alors, pour me dévisager, un long regard mouillé. En réalité, il avait de grands yeux bleus, un peu neutres et souvent humides. Je vis que ma question l’exaltait :
— Les chiens ? murmura-t-il en s’approchant spontanément de moi.
— Oui, les chiens de la meute, dans le chenil !
Il se contenta de sourire. S’il n’avait été dressé par sa Miss, je suis sûr qu’il m’eût donné une bonne bourrade amicale dans le dos.
Le chenil était composé d’un petit pavillon dont j’eusse fait volontiers ma maison d’habitation pour la vie ; de chaque côté, les stalles s’alignaient, entourées de la cour, ceinte de hauts murs.
Les cinq chiens survivants de la meute s’étaient levés pour nous accueillir ; ils s’approchèrent et un mâle, en notre honneur, donna de la voix. Ce fut un moment inoubliable. Ce n’était pourtant qu’un simple récri de bienvenue, mais c’était une musique profonde, une belle voix de mezzo, aux multiples harmoniques, riche et généreuse. J’étais transporté. Je l’exprimai comme je pus :
— Une voix comme celle-là, au bois, quelle fanfare ça doit faire !
— Il s’appelle justement Fanfaro ! dit simplement le comte, heureux de pouvoir faire le rapprochement.
Pierre Bonnard arrivait. Il calma Fanfaro d’un seul mot. Pierre Bonnard était le maître des chiens, premier piqueur. Il avait conduit la meute de quarante chiens. C’était un vieux camarade de mon grand-père et il m’avait fait sauter sur ses genoux, mais ici, dans son sanctuaire, il était sérieux comme un pape et semblait ne pas me reconnaître. Sa grande moustache qui lui barrait la figure d’une oreille à l’autre lui donnait l’air terrible. Pour saluer, il enleva sa bombe de chasse et la tint quelques secondes sur sa poitrine en s’inclinant, légèrement, à l’ancienne mode, puis il se remit à faire la pâtée des chiens, en versant dans une marmite les petites miches de pain de seigle qu’il avait pétries et, cuites lui-même, selon la coutume. Fanfaro venait seul à la main pour les civilités qui furent longues et copieuses : à cette époque, j’avais déjà l’estime spontanée des chiens, sans doute parce que j’avais pour eux ce respect qui exclut toute familiarité puérile, et toutes tendresses bêtifiantes. Les autres restaient bien groupés, épaule contre épaule, la langue affectueuse et le fouet battant, mais ; en retrait, respectueusement. La plus âgée des femelles se coucha même, sans nous quitter des yeux, avec émotion, les bajoues pendantes.
— Des tricolores ! dis-je pour montrer ma science. !
— Oui, des Haut-Poitou, rectifia le comte, qui se devait d’être plus complet que moi. C’est le seul à avoir la silhouette greyhoundlike, parce qu’un de ses ancêtres était le chien de Larry, qui descendait du Norfolk-hound !
J’étais distancé. Il me fallait trouver un couplet plus corsé :
— Le rein est harpé, ajoutai-je, l’arrière-main est puissante…
Je cherchais dans ma mémoire les belles phrases de mon grand-père. Je ne pus que dire :
— C’est un chien d’allures rapides !…
Le comte, lui très à l’aise, continuait :
— … Il est plus en profondeur qu’en largeur. Sa tête est fine et élégante. C’est le plus vite de tous nos courants français… Mais ça ne l’empêche pas de prendre le loup adulte !
— Le loup ?
— Oui, le loup adulte !
Je n’avais vu qu’un loup dans ma vie, un matin de décembre 1917, l’année terrible. Il était sorti devant moi du bois de Romont, avait sauté le chemin pour monter les pâturages qui nous séparaient des Grands-Bois. Son saut, ses allures, sa taille m’avaient fortement impressionné et effrayé, aussi eus-je, sur-le-champ, pour les Poitevins, une admiration sans borne.
— C’est un rapprocheur de voies hautes à vives allures ! reprenait le comte.
— Ça prouve qu’il a du nez…, hasardai-je.
— … Et un caractère décidé ! Avec lui, on peut prendre tous les animaux courables !…
Et ainsi nous récitions par cœur, tous les deux, les dogmes reçus dès le berceau, mais dans des langages différents.
Tout en parlant, nous plongions la main dans la marmite aux chiens pour y prendre, au vol, une petite michotte de pain de seigle que nous croquions de bon appétit, alors que Pierre Bonnard, de sa grosse voix, criait :
— Hélà hélà ! Laissez-en pour mes bêtes, cré nom de nom ! Vous allez me les affamer !
En tout état de cause, j’étais au bout de mon rouleau, car il ne m’échappait pas qu’à la suite de mon nouvel ami, nous nous précipitions dans un secteur inconnu de moi : la chasse à courre ! Il me fallait « rompre, battre aux champs et me forlonger pour sortir des enceintes », comme eût dit Pierre Bonnard, en termes de vénerie.
— Nous, dis-je d’un air un peu désinvolte, ces vautraits ne nous intéressent plus. Nous ne chassons pas à courre, nous sommes des manants, il nous faut des chasses de manants ! ajoutai-je, en imitant le Vieux sur un ton doctrinal. Nous ne sommes plus à cheval, nous ! Nous sommes des pedzouilles !… C’est à pied qu’il nous faut…, etc.
Et me voilà parti à réciter ce que j’entendais dans le village depuis plusieurs mois et qui révolutionnait les veillées.
Pour m’écouter Charles-Louis avait un sourire, non pas méprisant, mais condescendant, il opinait : « Oui, bien sûr, vous chassez à la billebaude !
— Oui, la billebaude », répétais-je mais en donnant à ce mot une allure noble et triomphante.
Une énorme différence doctrinale nous séparait, cela crevait les yeux, mais le jeune comte n’en tirait pas vanité, il admettait que les temps avaient changé, que le courre n’était plus possible pour toutes sortes de raisons. D’ailleurs, il précisait que son grand-père, qui conservait la direction du clan, puisque son fils aîné avait été tué le premier jour de la guerre de 1914, avait décidé de laisser mourir de vieillesse les derniers survivants de la meute. Il en serait alors fini de la vénerie traditionnelle.
J’eus même l’audace de suggérer, avec de nombreuses précautions oratoires, que la nouvelle façon de chasser avait, elle aussi, sa grandeur et sa beauté. Et il eut la courtoisie d’en convenir.
La courtoisie ! Je me suis souvent demandé ce qui faisait de ces messieurs du château des êtres supérieurs, eh bien, c’était la courtoisie. Et, chose curieuse, les gens du village qui cherchaient en tout à imiter les gens du château avaient fini par devenir plus courtois eux aussi, et un peu différents des gens des autres villages privés de châtelains. J’entends de vrais châtelains, des « mossieu De…», comme on disait.
Nous étions là tous deux à philosopher, à parler gravement sur la chasse.
Sur un grand panneau de menuiserie, deux centaines de pieds de chevreuils et de sangliers étaient cloués bien alignés avec une inscription pour chacun, portant la date et le lieu de sa capture, mais ils étaient tellement vieux qu’il n’en restait plus que le squelette où se collaient encore quelques poils desséchés et, au bout des tarses, le sabot, ou plutôt « l’ergot » encore frais et luisant comme une amande d’ébène.
Le comte Charles-Louis me montra gravement l’autre panneau qui faisait face au premier, beaucoup plus mouluré et plus luxueux, et où étaient alignés une douzaine de pieds, pas davantage, mais beaucoup plus grands et plus forts que les autres, et encore plus desséchés. Ceux des grands cerfs pris à courre du temps où le comte Arthur allait découpler dans les forêts du Châtillonnais voisin, de l’autre côté de la ligne des crêtes qui partage les eaux entre Seine et Rhône, car dans nos bois à charbonnette, aux taillis bas et serrés, le cerf n’était jamais venu que pour se forlonger et hélas y mourir d’épuisement, les andouillers emmêlés aux gaulis5. Tout cela vous avait autre allure que les pieds de sangliers et de chevreuils négligemment cloués sur la porte de notre grange.
Au loin, on entendait les aboiements vulgaires d’un chien à vaches dans les fermes du hameau, et Fanfaro le ridiculisa d’un seul coup de voix. Un chant, devrais-je dire, d’une grande beauté et qui dut s’entendre jusqu’au fin dessus de notre Montagne et qui dut faire trembler tous les sangliers qui s’y trouvaient remisés.
Je devais conserver de cet après-midi d’automne au chenil du château un souvenir merveilleux qui allait me mettre la larme à l’œil bien souvent au cours des événements douloureux qui jalonnèrent notre amitié.
Il avait fait une discrète allusion à la mort de son père tué le 4 août 1914, troisième jour des hostilités. Jamais plus il ne devait m’en parler désormais. Il savait bien aussi que mon père avait été tué comme le sien, et cela nous faisait sans doute une raison de plus de fraterniser, mais jamais il n’y revint au cours de nos douze années de fréquentation.
Ce jour-là, comme nos connaissances sur les chiens étaient à peu près épuisées, nous décidâmes de passer à un autre genre d’exercice. Il proposa de faire une partie de tennis, mais je réussis à lui prouver que ce sport sanctionné par des règles aussi rigides que stupides et pratiqué dans un espace rigoureusement délimité par des gens de petite quête, ne pouvait convenir à des hommes libres et de grand nez comme nous. En quelques minutes j’arrivai à lui exposer qu’il nous fallait explorer le cours de la rivière pour y découvrir la noue mystérieuse et déserte où nous construirions une hutte sur pilotis afin de pouvoir guetter les sarcelles qui, avec les grands froids, n’allaient pas manquer de remonter dans les abreuvoirs et les ruisseaux de la montagne. J’envisageais même l’hypothèse où nous pourrions voir, pour peu que les vents du nord fussent favorables cet hiver, la sarcelle élégante du lac Baïkal et, qui sait ? Sa Majesté le canard tadorne.
Il avait scrupule à se lancer dans semblable entreprise sans en référer à Pierre Bonnard, le maître de chiens, qui était aussi son mentor et son conseiller technique. D’ailleurs, Bonnard seul pouvait fournir les outils nécessaires ; de plus, sortir du parc du château était interdit au dernier héritier des de Voguë. Ce fut un jeu pour moi de le convaincre de chaparder les outils en se glissant, par la lucarne, dans l’atelier fermé à clef… Sauter en fraude le mur du parc et concevoir seuls notre cabane corsaient le plaisir de la chasse à la hutte. Cette technique de manant frustré fut une révélation exaltante pour mon jeune aristocrate complexé, comme diraient les exégètes surexcités du petit père Freud.
C’est avec enthousiasme qu’il parut découvrir que la vie des jeunes ilotes avait autrement de saveur que celle des repus, mais je ne m’aventurerai pas plus dans les ambiguïtés dialectiques.
Quand je rentrai à la maison, fort tard le soir, et crotté, mon grand-père me demanda avec un gros rire si je ne m’étais pas trop ennuyé « chez les Burgondes ». Il appelait ainsi les nobles authentiques, car il soutenait que les « Monsieur de », les nobles de l’Ancien Régime, étaient les envahisseurs burgondes et francs, qui s’étaient installés brutalement en Gaule et avaient asservi nos pères les Gaulois, jusqu’à la Révolution française. D’ailleurs cette « grande » révolution n’avait été, à son avis, que la revanche des Gaulois opprimés sur les oppresseurs, qui n’avaient pas tous péri sur l’échafaud, tant s’en fallait ; et même ne voyait-on pas, gravées au fronton des écuries et des grandes remises, les dates de 1789 et 1793, ce qui prouvait que lorsque l’on s’étripait ailleurs, chez nous l’on construisait les remises neuves de notre château. Il affirmait que le vieux comte Arthur avec sa grande taille, son teint sanguin, ses yeux bleu-gris, représentait le type parfait du Burgonde, bien différent du paysan et de l’artisan de nos villages bourguignons qui étaient, eux, des Celtes encore à peu près parfaitement purs, des « Bagaudes » comme il disait les soirs de grande colère vengeresse.
Où le vieux Tremblot avait-il pris toutes ces théories qui me gonflaient d’un curieux enthousiasme ? Je me le suis longtemps demandé, mais bien plus tard il me revint que le soir, à la veillée, Joseph Tremblot, ou encore « Bien-disant le Généreux, la Conscience du Tour de France », dévorait les œuvres de Gobineau aussi bien que celles d’Alphonse de Lamartine, notamment l’Essai sur l’inégalité des races humaines du premier et l’Histoire des Girondins et les Méditations poétiques du second. Et surtout l’Histoire de France de Michelet.
On peut s’étonner maintenant qu’un artisan sellier de cette époque eût des lectures aussi relevées. C’est parce que l’on ignore que les œuvres de Lamartine, publiées entre 1850 et 1870 dans des éditions populaires, avaient eu grand succès dans les campagnes. Pas de menuisier de village, pas de charpentier, pas de boutiquier qui n’eût été abonné pour recevoir, en « livraison », ces œuvres qui ne sont plus connues aujourd’hui que des érudits. Certains de mes aïeux, tout manants qu’ils fussent, récitaient par cœur, pour cette raison, de longues tirades de Jocelyn et ma grand-mère Tremblot, la plus pieuse, élevée à cette école des sœurs qui fut longtemps, jusqu’en 1895 la seule école de nos villages pour les filles, se tirait les larmes des yeux en disant, de sa voix douce et réservée, les strophes de cette pièce bien oubliée aujourd’hui, intitulée : Le Crucifix :
Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saints : don d’une main mourante,
Image de mon Dieu.
Il faut dire que Lamartine était le poète préféré de tous mes compatriotes. N’était-il pas, bien que Burgonde au dire du vieux Tremblot, Bourguignon salé et vigneron lui-même et ne venait-il pas faire ses fredaines et rêver dans nos « forêts obscures », dans nos « grottes profondes » et dans nos « précipices affreux », lorsqu’il séjournait chez son oncle tout près de chez nous dans la vallée voisine de l’Ouche, au château de Montculot ?
Quoi qu’il en soit, j’avais trouvé, dans une malle poilue découverte au grenier, des centaines de fascicules brochés, destinés à être reliés, et contenant au moins cent mille vers de « notre Alphonse » comme on disait encore. Et ces cent mille vers avaient été lus, j’en avais la preuve, car ils étaient annotés de la main de mon trisaïeul Bonaventure, tisserand de village, puis de mon bisaïeul Antoine, cultivateur, puis de mon grand-père Joseph, qui, tous trois, avaient mis là leur grain de sel. Chaque annotation, qui valait son pesant de fromage d’Époisses, était d’ailleurs datée et appuyée d’un signe magnifiquement contourné, qui servait d’ex-libris à ces lecteurs obscurs et passionnés, et qui n’était autre, pour Bonaventure et Joseph, que leur marque compagnonnique.
Puis-je préciser que chacun de ces fascicules coûtait dix sous. Quatorze numéros devaient donc constituer un tome qui coûtait sept francs, sept francs anciens, bien sûr.
Tout autre était, certes, le livre de Gobineau, qui était arrivé, je ne sais comment, dans la cantine d’un certain « Fleurdelisant le Magnanime, le Courage du Tour de France », qui l’avait donné à mon grand-père le 7 mars 1883. C’était dans celui-ci que le vieux Tremblot puisait, sur les races, non pas des idées, mais le droit d’en avoir et même d’en fabriquer selon son humeur et son entendement. Enfin, dans l’Histoire de France de Michelet, il fortifiait son admiration pour ses frères les Gaulois qu’il prétendait rencontrer tous les jours dans ses pérégrinations.
Ces six volumes de Michelet, il les avait achetés à Paris au cours de son Tour de France, alors qu’il y travaillait comme compagnon sellier fin dans les selleries des Omnibus parisiens dont le marquis de Maupeou était alors chef de cavalerie. Comment avait-il rapporté, dans son sac de trimardeur, ces six lourds tomes de cinq cents pages ? Cela formerait un récit qui remplirait un important ouvrage, que j’écrirai peut-être un jour, car il en dit long sur la vie du compagnonnage et sur la formation professionnelle et le niveau intellectuel de cette époque.
Puisque j’en suis aux portraits de famille, il me revient que j’ai parlé de mes « six grand-mères ». On aurait tort de croire à une erreur typographique, aussi vais-je donner tout de suite des précisions, car, dans la suite du récit, vous ne vous y reconnaîtriez certainement pas.
Je vivais le plus souvent chez mes grands-parents maternels Joseph et Valentine, dont je viens de vous parler abondamment, mais vivaient également dans la maison du bourrelier, sa mère, mon arrière-grand-mère, Anne, surnommée simplement Mémère-Nannette, la guérisseuse, qui avait alors quatre-vingt-cinq ans, je crois, puis la mère de ma grand-mère, dont le prénom était Claudine et que je nommais Maman Daudiche (Daudiche c’est Claudine en patois). Celle-là était âgée de quatre-vingt-dix ans. Dans le village tout proche vivaient mes grands-parents paternels, Alexandre et Céline, que j’allais voir souvent, avec leur mère, Mémère Étiennette, quatre-vingt-quinze ans et Mémère Baniche âgée de quatre-vingt-douze ans, j’avais donc bien six grand-mères. Mais ce n’est pas tout ! car j’ai conservé le meilleur pour la fin. J’avais aussi cinq grands-pères, car, en plus de mes deux grands-pères, j’étais chaperonné par trois arrière-grands-pères. Un seul manquait à l’appel. Un laboureur, disait-on, qui était mort accidentellement pour être tombé à la renverse d’un char de paille vers les quatre-vingt-deux ans. A la fleur de l’âge, quoi !
Les trois survivants de l’Ancien Régime avaient respectivement quatre-vingt-dix, quatre-vingt-douze et quatre-vingt-quinze ans. En tout : onze aïeuls, et je vous prie de croire que je faisais, en fin décembre, pour les étrennes, une fameuse fricassée de museaux ! Onze vieux-qui-piquent à embrasser, car ils piquaient tous, les femmes aussi drûment que les mâles ! Sacrée sinécure ! Mais rente appréciable, car si les uns ne me donnaient que des poires séchées ou une poignée de noix, les autres me glissaient dans la poche une pièce de bronze à l’effigie de Napoléon III et qui valait le dixième de l’ancien franc. Un seul, qui n’était pas le plus riche, tant s’en faut, me faisait cadeau en grande cérémonie d’un louis d’or, plutôt d’un napoléon, en me recommandant de n’en jamais faire la monnaie et de le garder dans ma tirelire jusqu’à la mort inclusivement.
Tout cela, pour dire, entre autres, à propos de chasse, deux choses : premièrement, que la jeunesse d’aujourd’hui aurait tort de s’imaginer que tout le monde, jadis, mourait de sous-développement à quarante-cinq ans, comme les astuces de la statistique tendent à le faire croire aujourd’hui. Secondement, que le genre de vie absolument primitif et aussi peu hygiénique que possible qu’avaient mené ces vieilles gens ne conduisait pas à la déchéance, tant morale que physique. Mes vieux et mes vieilles avaient tous moissonné à la grande faucille, et la plupart se soutenaient encore chaque jour d’un bon bol de trempusse au ratafia, dont je me repentirais de ne pas donner ici la recette : verser un quart de litre de ratafia dans un bol, y tremper de grosses mouillettes de pain frais ou rassis selon les goûts et manger les mouillettes. Comme on voit, cela n’est pas boire puisque l’on se contente de manger le pain et que c’est lui qui a tout bu. Quant au ratafia, mon grand-père disait : c’est la boisson la plus saine qu’on puisse imaginer car on la fait en versant un quart de marc à 55° dans trois quarts de litre de jus de raisin frais. Le jus de raisin ainsi traité se conserve indéfiniment en se bonifiant, bien entendu.
Pour lors, tous ces vieux vivaient au domicile de l’un de leurs enfants qui, selon l’expression consacrée, les avaient « en pension ». Cela signifiait que celui de leurs enfants qui les hébergeait recevait de ses frères et sœurs une petite somme d’argent fixée à l’amiable. Cette pension était en réalité très faible car les vieillards étaient considérés comme précieuse main-d’œuvre et, de ce fait, dédommageaient en partie l’enfant qui les accueillait. Mes arrière-grand-mères tricotaient et reprisaient toutes les chaussettes, ravaudaient le linge, récoltaient les simples, donnaient la main aux quatre lessives de l’année, s’occupaient des couvées et assuraient la permanence de la prière.
Mes arrière-grands-pères faisaient et réparaient toute la vannerie et la sacherie de la maison, entretenaient, raccommodaient, remmanchaient les outils, aiguisaient les lames, régnaient sur le bûcher et avec les jeunes garçons, mes cousins et moi, approvisionnaient les feux.
Si je vous raconte cela, c’est pour vous montrer comment étaient alors réglés ce qu’on appelle maintenant les « Problèmes du troisième âge ». On peut avoir intérêt à méditer là-dessus, en notre grandiose époque qui pratique si délibérément l’abandon officiel des enfants et des vieillards, tout en leur consacrant par ailleurs tant d’articles exhaustifs dans la presse, tant de discours à la tribune et tant de crédits pour réaliser à leur égard la ségrégation des âges avec les crèches, les écoles enfantines, les asiles et les maisons de retraite. Pour parler clair, je dirai qu’il n’y avait pas de « problème de l’enfance » ni du « troisième âge », parce que la famille assumait alors toutes ses responsabilités.
Mais de quoi vais-je me mêler là, moi, le conteur, qui ne devrais que conter ?
L’automne s’était bien installé avec les premières neiges, fondues aussitôt que tombées. On entrait dans le vif de l’année. La saison idéale tant attendue où, après la chute somptueuse des feuilles, le sous-bois devenait chassable. Pour la même raison, la forêt qui est, en été, un étouffant décor opaque de lourdes courtines de velours vert comme celui d’un salon second Empire, où l’on ne peut même pas respirer, devient nu, clair et gai, comme la basilique de Vézelay ou le cloître de notre abbaye de Fontenay.
De quelque endroit qu’on soit placé, même au plus profond des forts, on voit à travers le gaulis le fond des vallées, la tache des villages avec leurs fumées, la brillance des lacs, les roches claires. Oui, pendant l’hiver que les pignoufs appellent « la mauvaise saison », la forêt a une âme transparente de moine.
On avait tardivement rentré les pommes de terre en pataugeant dans la boue et tout à coup les neiges apparurent glorieusement, bien avant que la Saint-Martin ne leur eût donné le signal du départ. Puis, tout de suite, le froid, un froid bien sévère, digne de février. Le rêve, vous dis-je ! Tous les mâles, jeunes et vieux, étaient en émoi.
Le rêve, oui, parce que c’était le bon temps pour abattre et qu’abattre est une des joies de l’existence. Et justement cette année-là était une année d’affouage. Là encore, je vous dois un petit cours sur ce droit forestier, qui est, comme l’usage du bois et tant d’autres choses, tombé en désuétude. L’affouage c’est la répartition, en lots, des bois communaux ; chaque lot est attribué à un feu du village. Ainsi moyennant un droit d’inscription d’un franc (un franc ancien), chaque chef de famille pouvait en ce temps-là assurer le chauffage de sa maison et cuire son pain, pour peu qu’il ait le courage de « monter au bois » pour couper sa portion (c’est encore l’usage aujourd’hui).
Chez nous, il y avait affouage tous les deux ans. Le vieux Tremblot bourrelier et sellier fin du village prenait sa portion et celle d’une voisine, la veuve d’un cuirassier qui avait chargé à Reichshoffen. Et dès que les coutumes forestières le permettaient, c’est-à-dire à la Saint-Martin, il partait avant jour, montait au bois où il retrouvait un quarteron de camarades et bûcheronnait jusqu’au carillon de l’angélus de midi qu’on entendait monter de la vallée. Et le jeudi, j’y montais avec lui, ma petite serpe et mon goûter dans ma musette, mon vieux couteau rouillé dans la poche.
On partait avant le jour. On mettait une demi-heure pour gravir les raidillons des raccourcis. On arrivait bons premiers dans la coupe, on allumait le feu avec les ramées de la veille, au moyen du briquet à amadou. Un à un, les autres arrivaient, on voyait leurs feux s’allumer par-ci par-là, dans la coupe et on entendait leur cognée qui répondait à la nôtre. On criait à droite : « O Auguste ! » – « O ! » répondait l’Auguste. Ou bien, à gauche : « O Denis ! » – « O ! » répondait le Denis.
Et c’était tout. Ça voulait dire : « Bonjour, comment vas-tu ? On est là. Tout va bien. » Et les cognées recommençaient leur répons : le coup sourd pour tailler, le coup clair, à plat, pour faire sauter l’ételle. Le psaume était interrompu par l’ample souffle et le cri de l’arbre qui tombait.
Moi, j’élaguais avec ma serpe, je formais les fagots avec la ramille bien droite, je jetais le reste sur le brasier qui pétaradait. Quand on s’interrompait pour boire le premier coup, on mettait à chauffer la gamelle dans les braises, elle était chaude pour les dix heures. C’était en général un ragoût de pommes de terre et de haricots avec du lard ou un morceau de tête bien cartilagineux qui rogômait1 gentiment dans sa gamelle quasiment recouverte de cendres brûlantes. C’était « le quart d’heure ». Toutes les cognées se taisaient alors, et on se rendait visite de feu à feu en mangeant, et on parlait.
Oui, je défie qui que ce soit au monde d’inventer travail plus digne de l’être humain. Surtout qu’en vérité cette promenade à l’aller et au retour et ce séjour au cœur des bois ne sortaient pas du domaine de la chasse. On recoupait les voies de toutes les bêtes de la nuit : la petite patte carrée du renard, celle du blaireau, plantigrade prudent, l’empreinte propre et ronde du chat sauvage, celle de toutes les belettes, martres, putois et surtout l’Y du lièvre, le fin sabot du chevreuil et la franche passée du sanglier, sorte de basse venelle, souvent piétinée comme une draille à moutons. Et, enfin, on risquait de voir ces bêtes par corps. De fait, on en voyait souvent.
Je me souviens d’un chevreuil, qui, surpris par nous lorsque nous arrivions à la coupe, resta debout, face à moi, pendant que j’avançais sur lui ; il était magnifique, tout dressé, tête haute, narines frémissantes, mais immobile comme une statue. Je crus que j’allais pouvoir le toucher, mais lorsque je levai la main, les quatre pattes se détendirent ensemble et il fit une volte-face prodigieuse en franchissant du même élan une cépée de repousses hautes de plus de trois mètres. Mon grand-père m’expliqua qu’il ne m’avait pas vu arriver car j’étais juste dans l’axe du soleil qui éblouissait la bête.
Une autre fois, une harde de sangliers traversait le chantier en trombe avec un bruit de tonnerre, renversant tout sur son passage et une bande de chiens, longtemps après, arriva en se récriant, l’air vexé d’avoir été distancés.
C’était une chasse qui, sortant de son buisson, venait de loin. On identifiait les chiens au passage : « C’est le Taïaut du Louis », disait-on, ou bien « C’est la Fanfare de la Grande Vendue », car on connaissait, même à la voix, tous les chiens à dix kilomètres à la ronde !
Lorsque le grondement de la harde au galop s’était éteint et que les chiens, le nez au sol, passaient à leur tour, loin derrière, en donnant de la voix sans même nous apercevoir, le grand-père éclatait d’un grand rire en Ha et, revenant immanquablement à son idée fixe : « Regarde-les, regarde-les ces grands chiens fous !… Tu les as vus niouffer6 comme des imbéciles aux trousses de leurs bêtes en effroi ? Tu les as vus ? Voilà des ragots qui sont poussés par des chiens trop forts et trop ardents. Ils se sont mis sur pied aussitôt qu’ils ont entendu le rapproché des chiens. Ils sont partis sans attendre et ils iront loin, marche ! et les foutus chasseurs ne les reverront jamais ! »
Il triomphait, comme toujours, sans la moindre vergogne.
La neige arriva vers la fin novembre et les battues commencèrent. Sur nos trois chiens courants, l’un était malade, l’autre avait été éventré au ferme par un solitaire et l’on voyait ballotter ses boyaux sous sa peau lorsqu’il marchait. Aussi fallait-il se procurer d’autres bêtes. Mon grand-père en profita pour faire élever par ma grand-mère deux petits foxes à poil dur qu’il avait ramenés de son voyage mystérieux. Un petit mâle et une petite femelle. Bien sûr, ils étaient trop jeunes pour chasser cette année-là.
C’était de cette façon que mon grand-père voulait introduire la chasse lente dans le pays. Les autres chasseurs y étaient hostiles. Ils préféraient le chien courant, les vautraits, les corniauds choisis parmi les plus puissants ; les hommes se réunissaient sur la place ou à l’auberge pour parler de ça, et chacun donnait son avis. Souvent le grand-père, qui tenait à son idée, allait chez l’un et chez l’autre pour le prendre à part et le gagner à ses théories. J’allais avec lui. Nous trouvions ces gens occupés à faire des cartouches, mesurer plomb et poudre, bourrer et sertir avec la sertisseuse, dont je tournais la manivelle.
Il y eut des réunions un peu partout. On parlait chien, poudre, fusil ; on sentait que quelque chose se préparait.
Dans la journée, je parcourais en grand mystère les zones permises autour du village et je m’efforçais d’y retrouver sur le sol les moindres indices capables de me mettre sur une piste convenable. Mais j’avais déjà la nostalgie des friches et des bois où chaque empreinte vous a une autre valeur que ces innombrables traces bâtardes et équivoques que l’on trouve autour des villages. Et, accessoirement, j’allais à l’école et au catéchisme.
Avant d’aller plus loin, il faut que je vous dise que cet hiver-là une cousine extraordinaire, dont on parlait à mots couverts dans la famille, vint nous faire visite. C’était une très belle et très forte fille dotée d’une poitrine merveilleuse qu’un caraco cintré et soutaché mettait bigrement bien en valeur. Ses cheveux étaient cachés par un bonnet blanc à bord tuyauté comme la cornette que portaient mes six grand-mères, mais les rubans très larges flottaient dans son dos jusqu’à sa croupe, et j’admirais fort cette croupe tellement généreuse que mon grand-père n’hésitait pas à affirmer qu’elle était adroitement faite de coussins posés au bon endroit pour faire rebiquer la jupe et le caraco ; il appelait ça un faux cul ; pour moi, je ne pouvais croire que les femmes fussent à ce point menteuses et je soutenais mordicus que les rondeurs étaient naturelles.
— T’y as été voir, toi l’galapiat ? T’y as délacé son bustier pour le savoir ? rétorquait le Vieux de sa voix de trompette basse.
— Non bien sûr, répondais-je.
— Alors coye-toi7 !
La cousine Honorine, c’était son nom, était très respectée et même enviée, car elle venait de prendre, disait-on, sa quatrième « nourriture » à Paris. On entendait par là qu’elle avait quitté son mari, sa famille, son village, à la naissance de chacun de ses quatre enfants afin d’aller allaiter à Paris le fils d’un grand bourgeois. C’est cela qu’on appelait « prendre une nourriture ».
C’était une coutume qui nous venait du Morvan, ce Morvan dont on voyait les noirs sommets proches et qui, tel l’horizon de Christophe Colomb, reculait au fur et à mesure qu’on avançait vers lui. Aussi loin qu’on pouvait aller vers l’ouest, le Morvan commençait toujours à la commune suivante, A cette époque personne ne voulait être Morvandiau, je ne sais trop pourquoi, sans doute parce que l’on disait dans nos vallées que du Morvan ne venaient ni bon vent ni bonnes gens. Il y avait, c’est sûr, un vieux compte qui se réglait encore depuis dix-huit ou vingt siècles entre le peuple éduen et leurs clients, les Mandubiens, dont nous sommes.
La cousine nourrice nous racontait comment vivaient les riches bourgeois israélites parisiens, ses maîtres ; comment, dans l’hôtel particulier qu’ils possédaient derrière l’église de la Trinité, elle vivait au troisième étage avec son « nourrin », comment, tous les jours de beau temps, un fiacre venait les prendre elle et le petit pour les conduire au parc Monceau ; comment, aussi, les jours de grandes réceptions, on la priait d’amener l’enfant dans le grand salon parmi les invités où tout le monde l’admirait, lui faisait une petite risette, ses parents pas plus que les autres, après quoi on la priait de ramener l’enfant « dans ses appartements ».
Ce qui me frappait, c’est que cette superbe cousine donnât le sein aux enfants des autres. Son lait, son bon lait bourguignon allait à des lèvres étrangères alors que ses propres enfants, élevés au village par une grand-mère, se contentaient de lait de vaches, de bouillie et de gaudes8 !
Sans doute, son lait était-il le meilleur du monde, mais ce sein, la belle peau rose de ce sein rebondi, entrevu au hasard et admiré passionnément, était caressé par des mains profanes et qui plus est, par des mains juives ! Horreur ! Mon grand-père n’en parlait qu’à voix basse, les lèvres serrées, l’œil mauvais. L’affaire Dreyfus, dont il n’avait eu connaissance que par Le Petit Journal illustré en couleurs, l’avait définitivement dégoûté des Juifs qu’il ne citait, comme tous les Gaulois, qu’avec un rictus de violent mépris.
Le fait que les plus notoires d’entre eux eussent choisi une poitrine bourguignonne et des tétons de notre famille pour amender leurs petiots, le portait certes à beaucoup d’indulgence. Il convenait que ces gens-là savaient reconnaître les qualités de notre race laitière, ce qui rachetait bien des choses. « Mais, ajoutait-il, ils auront beau téter nos femmes, ce seront toujours des drôles de crevards ! Jamais comme nous ! Ils peuvent toujours avaler des feuillettes de notre lait pour essayer de nous ressembler, ils seront toujours des Youtres ! »
Précisons que mon vieux Tremblot, ainsi que les gens de nos pays, n’avait de sa vie vu qu’un seul Juif, un certain Levy, sorte de marchand de chevaux à Dijon, qui traînait les foires et les écuries et que l’on craignait comme le mildiou. Mais jamais un seul autre israélite n’avait sans doute mis les pieds dans les quatre vallées. On prononçait les noms bizarres de deux ou trois marchands de biens, dans les ventes, mais c’était tout.
Le Vieux affirmait qu’ils étaient tous terrés dans le ghetto dijonnais et il ajoutait : « Et que viendraient-ils faire dans nos régions ? Couper du bois ? Hahaha ! Labourer ? Piocher les treuffes9 ? Haha ! C’est pas le genre de leur acabit ! » et il riait jusqu’à la pituite rouge.
La mauvaise réputation que les Juifs s’étaient acquise dans le coin venait d’abord de ce qu’ils avaient tué le Christ. Le curé avait beau dire à mes compatriotes qu’eux aussi le tuaient tous les jours par leurs péchés et leur manque de charité, nos gens ne voulaient rien entendre. Les Juifs, eux, vendaient la paille de l’armée nationale et républicaine et spéculaient sur les terrains là où ils savaient, par des espions, bien entendu, qu’on allait construire une ligne de chemin de fer. On l’avait bien vu autour de 1850 pour la construction de la ligne Paris-Lyon-Marseille à six lieues de chez nous et en 1900 pour celle de Dijon à Épinac.
Pour en revenir à nos belles Gauloises laitières, disons que cette profession de « nourrice en place » était très pratiquée par nos voisines morvandelles. On disait que dans certains villages, au-delà de l’Arroux, et entre Yonne et Armançon, neuf sur dix des jeunes mamans laissaient leurs propres enfants à leur mère ou à une matrone du village pour « porter » leur lait à Paris. Ç’avait même été une industrie qui avait donné lieu quarante ans plus tôt à toutes sortes d’abus affreux qu’on racontait aux veillées et qui m’effrayaient. Cet usage avait réussi à remonter jusqu’à nos régions, au partage des eaux entre Manche et Atlantique, que le vieux Tremblot appelait le « Toit du Monde occidental ». Mais nous étions à l’extrême limite septentrionale de l’aire des « nourrices bourguignottes » comme on les appelait. Et la cousine Honorine habitant la frontière raciale faisait un peu figure d’originale.
On avait pour ces femmes assez de méfiance, mais lorsqu’elles avaient ainsi allaité quatre, cinq ou six « petits Paris », on les admirait car elles faisaient construire au pays une belle maison où elles logeaient leurs enfants et leur mari. Cette fameuse « maison de lait » leur valait une certaine considération, surtout si elles la faisaient couvrir d’ardoises ; en pays des toits de chaume, c’était déjà navrant, en pays de belles tuiles roses, c’était la catastrophe, mais c’était ainsi que l’on montrait sa richesse !
Quoi qu’il en fût, j’admirais fort la cousine Honorine à cause de sa poitrine qu’elle portait d’une façon généreuse, même provocante, et de son odeur. Sa peau sentait le lait, la sueur aussi, mais une sueur abondamment féminine qui me bouleversait. Bref, j’étais fortement amoureux d’elle au point de lui tripoter le bras pendant qu’elle parlait. Des bras merveilleux ! J’enviais fort le bébé fortuné qui jouissait sans retenue de cet enivrant épiderme et de ces généreux tétons.
Donc, cette chère cousine Honorine qui devait à son séjour en maison bourgeoise parisienne de ne presque plus parler patois, sans pour autant avoir perdu son accent, venait d’être priée par ses israélites de patrons d’abandonner son « nourrin » parce que subitement elle s’était fait tourner les sangs. Aujourd’hui, on dirait tout bêtement qu’elle faisait un eczéma et même un eczéma géant. Ses mains, ses belles mains étaient couvertes de squamosités purulentes surtout entre les doigts ; elle nous les montrait en disant : « J’me dévore, c’est à n’y pas croire ! »
Elle savait que son arrière-grand-tante Annette avait « le don », et elle avait demandé à l’Auguste de la conduire chez la Tremblotte.
— A Paris, ils ont tout fait pour me soigner. J’ai vu vingt docteurs, mais ouatte ! Ça fait deux ans que ça m’a pris et plus je bois de leurs drogues, pire c’est !…
Le grand-père hochait la tête d’un air entendu, comme pour dire : « Ça va de soi. » Il savait bien que l’eczéma, ce n’est pas l’affaire des docteurs.
La cousine Honorine continuait :
— C’est ma mère qui m’a dit : « Va donc voir la tante Tremblotte, elle, elle va t’arranger ça en un tournemain. »
La cousine Honorine était sûre de son fait : la tante Tremblotte la guérirait. Mon arrière-grand-mère prenait son air le plus modeste, sa voix la plus benoîte pour dire :
— Oh ! j’y fais plus tellement, ça me fatigue, ça m’épuise.
Le grand-père lui disait :
— Allez, allez mère, va chercher tes encolpions10. Elle disparaissait dans son taborgniau11, revenait avec un livre crasseux en répétant :
— J’ai pas fait ça depuis au moins dix mois… et j’y crains ! Tellement ça me va jusqu’au tréfonds !
Le grand-père haussait les épaules :
— Allez, allez, mère, ne fais pas de manières, tu peux bien faire ça pour la cousine, non ?
Alors il se produisait un grand silence. La grand-mère Nannette ouvrait son livre, le missel eduen-romain (c’était imprimé dessus) qui avait été son livre de première communion. Elle en tirait une sorte de feuille parcheminée pliée en douze et si déchirée et usée, et si noire, qu’on tremblait, lorsqu’elle la dépliait, de la voir tomber en poussière entre ses mains. Elle demandait le silence et l’attention de tous, prenait la main gauche de la cousine Honorine, se mettait à tracer dessus et dessous, avec son pouce, des signes de croix à n’en plus finir en marmottant des mots incompréhensibles qu’elle semblait lire sur son parchemin, mais qu’elle récitait en définitive par cœur ; ça durait dix bonnes minutes, alors que nous retenions notre respiration, le cousin Auguste, Honorine et moi. C’était très impressionnant ; à la fin de la dernière phrase murmurée, la grand-mère disait à voix haute : « Amen ! », puis :
— Honorine, il te faudra maintenant, pendant neuf jours, boire une tisane faite avec neuf têtes de pensées sauvages, à neuf heures du matin, en récitant neuf Pater et neuf Avé. Elle insistait : Neuf jours, neuf têtes de pensées sauvages, neuf heures, neuf Pater, neuf Avé ! N’oublie pas : Neuf, à neuf heures ! En même temps, moi, je travaillerai pour toi !
— Pas de danger que j’oublie, cousine ! opinait la belle Honorine, de sa chaude voix de Bourguignonne affranchie.
— Au bout du troisième jour, ce sera sec, précisait la guérisseuse, au bout du sixième, ça ne te démangera plus. Au bout du neuvième, ça sera cicatrisé. Et neuf jours plus tard, ta peau sera rose et fragile, mais tout sera terminé et tu pourras retourner vers ton nourrin !
Honorine voulait payer.
— Surtout pas, Honorine ! criait le grand-père, surtout pas si tu veux guérir !
Il faut dire que trois jours plus tard les squamosités étaient sèches, au bout du sixième jour les démangeaisons avaient disparu, au bout du neuvième jour tout était cicatrisé. Et, un mois plus tard, nous recevions une enveloppe timbrée de Paris, dans laquelle notre cousine Honorine nous en informait, ajoutant que sa peau était nette comme les fesses de son « chéri » (un mot qu’on n’employait que dans le grand monde parisien) et qu’elle avait pu reprendre sa place chez ses bourgeois.
Je savais bien que ma grand-mère Nannette avait le don et qu’on venait d’assez loin pour obtenir la guérison d’un asthme, d’un eczéma ou d’une croûte de lait, mais c’était la première fois que j’assistais à une opération et surtout à une guérison aussi flagrante. Que ma belle cousine Honorine en eût été la bénéficiaire donnait plus de prix à la chose. J’étais transporté de joie à la pensée que cette peau bien-aimée avait recouvré sa souplesse, sa couleur et son parfum qui produisait sur moi un effet si curieux.
J’en parlais, au bois, avec mon grand-père. C’était le chiffre 9, systématiquement utilisé, qui me troublait le plus dans cette prodigieuse histoire. Le grand-père, qui n’était jamais pris de court, me faisait une petite démonstration qui ne faisait qu’accroître mon étonnement :
— Haha ! Le nombre neuvaine ! C’est toute une histoire !
— Le nombre neuvaine ?
— Mais oui, tu sais que nous sortons de Caïn et de ses deux sœurs, disait-il en zézayant comme chaque fois qu’il voulait paraître pompeux et savant. Nous sortons donc de la combinaison démoniaque de ces trois suppôts, et ils ont perpétré leurs opérations criminelles jusqu’à ce que le Créateur exerce sur leur postérité le châtiment que fut le fléau des eaux. Et, de cette façon, cette postérité coupable fut anéantie. C’est depuis ce temps-là que le pouvoir du nombre neuvaine, trois fois trois, répété trois fois, est parvenu à la Connaissance !
Où allait-il chercher tout cela, je me le demandais. Et je n’y comprenais rien du tout, pas plus que vous qui me lisez, j’en suis sûr, mais le Vieux accompagnait cela d’une sorte d’exercice d’arithmétique tellement convaincant que je ne doutais pas un seul instant qu’il n’eût raison.
— Prends trois fois trois fois trois, c’est-à-dire neuf fois trois. Additionne ou multiplie, ça donne toujours vingt-sept. Or, deux plus sept font neuf.
J’ouvrais de grands yeux étonnés et il riait d’un air fin :
— Et ce n’est pas tout ! continuait-il. Si tu multiplies neuf par lui-même, ça donne quatre-vingt-un. Or huit et un font neuf !
Je bâillais bleu.
— Récite-moi la table des neuf ! ordonnait-il enfin. J’ânonnais, en chantonnant comme il se doit :
— Neuf fois deux : dix-huit.
— Huit et un : neuf !
— Neuf fois trois : vingt-sept.
— Sept et deux : neuf !
— Neuf fois quatre : trente-six.
— Six et trois : neuf !
— Neuf fois cinq : quarante-cinq.
— Cinq et quatre : neuf !
… Et ainsi de suite. Toute la table des « neuf » y passait et le total des chiffres du résultat donnait toujours neuf, que le vieux clamait de plus en plus fort. Et il continuait, pour lui seul :
— … Neuf fois onze : quatre-vingt-dix-neuf, or neuf et neuf, dix-huit : huit et un neuf !…
Et il grimpait comme cela jusqu’à neuf fois trente-six : trois cent vingt-quatre. Or trois plus deux plus quatre : neuf. J’avais le vertige des neuf. J’étais au comble de l’émerveillement alors que le grand-père concluait, avec un sens du raccourci qui m’échappait forcément :
— Voilà pourquoi ta cousine Honorine est guérie ! Et effectivement la cousine Honorine, dont le seul nom mettait la chamade dans mon cœur, avait fait une neuvaine et elle était guérie ! D’ailleurs, pour faire venir la pluie ou demander une grâce ou un signe, le curé ne faisait-il pas faire, lui aussi, une neuvaine à des vieilles femmes, et une neuvaine complexe, en récitant neuf chapelets pendant neuf jours ? Et tout ça parce que Caïn, ce vieux sale, avait fatalement couché avec ses deux sœurs ? Que la vie était donc curieuse, belle, inquiétante, enivrante !
C’est au moment où, accroupi devant le brasier où nous cassions la croûte, que nous avions ce dialogue, et à peine le Vieux avait-il fini sa phrase qu’un fracas de branches éclatait à moins de trente mètres de notre campement et qu’une bande de sangliers, des ragots de deux ans, traversait la coupe en frâchant12 tout sur son passage. Le temps de bondir sur le fusil, ils étaient passés.
J’avais pourtant eu le temps de les compter. Eh bien, me croira qui voudra : ils étaient NEUF !
Voilà qui vous marque un homme, n’est-il pas vrai ?
Aux veillées, alors que le feu pétillait, que les femmes chantaient, ou que l’Antoine Vigot racontait pour la centième fois peut-être sa bataille de Saint-Privat, mon esprit pouvait s’évader, car je connaissais ce récit par cœur, et alors, en rêvant, je découvrais avec émotion que lorsque mon arrière-grand-mère Nannette marmonnait ses Avé sur le coup de neuf heures du matin alors que nous étions à l’herbe aux lapins, c’était pour guérir un pauvre eczémateux à quinze, vingt lieues de là, par l’intermédiaire de la Vierge Marie, grâce au mérite du nombre neuf et de la faute de Caïn.
C’est ce qui explique que lorsque le curé nous fit un cours sur la communion des saints, je n’eus aucune peine à comprendre le divin mécanisme qui était pourtant fichtrement compliqué pour tous les autres. Mais moi, j’avais une aïeule guérisseuse : la Nannette.
Cette guérisseuse, parlons-en : c’était la mère de mon grand-père, je l’ai dit et elle vivait chez lui. Elle avait sa petite chambre, son lit à rouleaux, sa chaise, son fauteuil, et son énorme armoire de noces, où elle rangeait son bonnet, son linge et ses fichus et ses encolpions, ses images pieuses ou présumées telles, colloques et formulaires, chapelets, buis bénis, flacons d’eau de Lourdes et reliques de sainte Marguerite-Marie Alacoque, la sainte bourguignonne ; elle tenait « le don » de sa mère, qui le tenait de sa mère, et ainsi de suite… Par chez nous le don se transmettait par les femmes.
Comme elle n’avait qu’un fils, elle allait pouvoir le lui transmettre, mais ce serait là tout. Le don, dans ce cas particulier, se perdrait faute de descendance femelle, le mâle pouvant recevoir mais ne pouvant transmettre. Revanche sexuelle de la femme qui ne crée que si elle reçoit.
Le don se composait de deux choses : « le pouvoir » d’abord, qui était mystérieux et congénital, certainement d’essence divine. Et ensuite « la formule » ; elle était inscrite sur cette feuille parcheminée et tant culottée sur laquelle la Nannette lisait à mi-voix. C’était un charabia aux consonances barbares.
Ce texte qui a disparu était certainement diabolique, lui, bien que ma grand-mère fût comme toutes les femmes de la famille, d’une très grande piété. Jamais, au grand jamais, elle ne m’eût autorisé à toucher la feuille magique. Elle seule le pouvait car le don l’avait immunisée. Et c’est probablement dans le maniement des armes du diable par une main pure que résidait l’efficacité de ce mécanisme. Comme jamais personne n’a pu fournir une explication à ces choses par la mathématique, la physique ou la chimie, j’ai bien le droit de donner celle-là ; d’ailleurs les docteurs de la région ne se faisaient pas faute de lui envoyer les gens pleins d’eczéma, d’asthme ou de croûtes de lait et toutes ces engeances que la science d’aujourd’hui met sur le compte des allergies ; et tout ce monde s’en retournait guéri aussi vrai que je suis là.
Quand elle disait que ces guérissements l’épuisaient, elle ne mentait pas, notre vieille Nannette. Quand nous étions à l’herbe aux lapins le long de la rivière, elle me donnait le nom de toutes les herbes, de la vulgaire chicorée aux yeux bleus, jusqu’à la centaurée, l’aubépine et la bourdaine. A chacune de ces plantes elle me récitait une formule rythmée et rimée qui, sans avoir l’air de rien, vous donnait ce qu’on appellerait aujourd’hui la posologie. Souvent même, cela se chantait sur un air de rengaine ou de psaume. Et quand sonnaient neuf heures au clocher de Sombernon, qu’on entend dans les trois cantons, parce qu’il est construit à six cents mètres d’altitude au plus haut de la bourgade, elle se taisait brusquement, s’asseyait à l’ombre sous un grand parapluie bleu ouvert ; ses yeux se fermaient, ses lèvres se mettaient à trembler en marmottant. Elle s’abîmait dans une immobilité inquiétante : elle travaillait !
Elle travaillait pour la cousine Norine, aussi bien que pour le plus galeux des commis dévorés par la gigite, le vezou ou la bourbouille.
En quoi consistait ce travail, je ne le sus jamais, bien que je lui eusse demandé bien des fois. Elle répondait à mes questions par un silence grave et têtu, qui lui donnait une figure hiératique comme celles de notre jeu de tarots aux images si inquiétantes. Elle regardait dans le vide, les yeux écarquillés, les lèvres pincées. Et c’était là sa réponse.
Ce que ce travail opérait sur cette bonne vieille à la figure ronde de pomme d’api de l’an passé est indescriptible : au bout d’un quart d’heure, elle était méconnaissable. Mais dix minutes plus tard, tout était terminé. Son visage redevenait normal, serein et doux. Elle reprenait sa quête d’herbes. Sa faucille en main droite, la gauche protégée d’une mitaine, elle fonçait sur les traces des luzernes folles aussi sûrement qu’émouchet sur poulettes, séparant avec dextérité le trèfle de la couleuvrine, le sainfoin du mouron rouge.
Aussitôt qu’elle trouvait une plante nouvelle pour moi, elle m’appelait, me la montrait en donnant son nom, son nom local, bien entendu. Elle récitait la petite comptine, le mode d’emploi en quelque sorte, que je répétais en riant. Si une guêpe ou un train me piquait, elle choisissait trois herbes différentes, les écrasait dans ses mains et frottait la piqûre en disant :
Que verte, reverte en chasse le venin.
Que vorne envorne et revorne bien,
Par l’âne de saint Saturnin !
et la démangeaison était gobée, broutée et avalée par l’âne de saint Saturnin avec une telle aisance, qu’il m’arriva de me faire piquer exprès pour voir. Mais cette fois-là, l’âne de saint Saturnin et les trois herbes restèrent sans effet, ce qui prouve bien qu’il y avait du Bon Dieu là-dedans, ou du démon, va comprendre, ou peut-être bien des deux à la fois, en tout cas un grand savoir et un grand pouvoir de la part de cette bonne vieille femme au bonnet blanc toujours immaculé et tuyauté au petit fer.
Je m’en voudrais de ne pas préciser que si j’écris « Nannette » avec deux n, c’est pour tenter de transcrire la prononciation d’alors. Il serait encore plus judicieux d’écrire Nan-nette, car on prononçait comme si le prénom eût été écrit en deux mots : « Nan », et « nette » ; le prénom Anne se prononçait d’ailleurs Anne, comme l’on disait une année.
C’est ainsi que parlaient Bossuet, Molière, Piron et Restif de la Bretonne, nous n’en doutions pas. Nous avions donc nos références ! Ce sont les cuistres prétentieux qui ont changé ça, et il n’y a pas si longtemps.
1 Rogômer : mijoter pour constituer un rogôme.