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Dans ce temps-là, la nuit pénétrait dans les maisons et ne restait pas à la porte, car on ne la rejetait pas durement dehors comme maintenant. On n’avait à lui opposer que la clarté dansante des flammes du foyer et celle de la lampe Pigeon que l’on appelait, chez nous, une « lusote ».

L’obscurité arrivait, lente, digne et fière. On la voyait monter au flanc du mont Roger, elle hésitait, puis gagnait la combe, lentement, avec ses voiles sombres flottants. Elle s’étendait doucement sur les prés du bas de la montagne et repliait son écharpe sur le village pour se glisser dans les chambres et dans la grande salle. Enfant, je la regardais venir avec un frisson d’inquiétude et de plaisir.

Lorsqu’elle régnait partout, sur les bois, les friches, les forêts, aussi bien que dans la maison, je me blottissais près du haut poêle de faïence et je regardais ma grand-mère aller et venir avec, sur le visage et sur les mains, seuls visibles, les couleurs de La Tour et de Rembrandt. Alors, j’écoutais les bruits du dehors et j’essayais de reconstituer la vie terrible des sauvagines, l’agitation des lièvres et des chevreuils, les noires errances du sanglier et du blaireau. Mon grand-père me parlait si souvent de tout cela que, sans avoir jamais osé dépasser, après le crépuscule, le mur du petit jardin, je pouvais l’imaginer avec délices en toute liberté.

Un soir, j’en étais là de mes fantasmes, il était très tard et mon grand-père n’était pas encore rentré. Tout à coup on entendit son pas puis son coup de pouce sur la chevillette. Le loquet claqua sec et le Vieux entra. Son visage reflétait une grande exaltation.

A voix basse, il parla à ma grand-mère qui leva les bras au ciel. Il posa son fusil, puis il alluma une bougie et descendit au bûcher, prit un sac et une brouette et me fit signe de le suivre.

Mon grand-père était un homme sec et poilu. De sa personne s’exhalait un parfum de bête sauvage que je pus comparer plus tard à celui du marcassin. Lorsqu’il parlait, de ses lèvres minces et mauves, cachées par une forte moustache un peu rousse, à la gauloise, s’échappait une haleine terrible. Tout cela personnifiait si bien, à mes yeux, la chasse que je me surprenais souvent à regretter que mon haleine fût douce et parfumée, car j’avais remarqué également que l’haleine des bons chiens de chasse est violente. J’avoue qu’à force de manger abondamment des viandes traitées à notre façon et de boire sec les vins sévères de nos Arrière-Côtes, j’en suis arrivé aujourd’hui au même résultat et je n’en suis pas plus fier pour autant.

Nous partîmes tous deux dans la nuit. Le grand-père suivit une sente qui contournait les pâturages et montait vers les halliers. Nous traversâmes de noirs buissons et, après trois quarts d’heure de marche, le Vieux m’invita à m’accroupir dans un roncier. Il faisait nuit. Il prit alors ma main et, la plongeant dans la broussaille, me fit tâter un corps tiède couvert de poils ras, fins et réguliers.

— Tiens, murmura-t-il, tu le sens ? Tu n’en as jamais touché, hein ? Tu le sens ton noms de dieux de petit chevreuil ?…

Il continua…

— Nous allons le mettre dans le sac. Aide-moi et surtout ne fais pas de bruit, si tu ne veux pas que nous allions en prison !

La prison, à cette époque, me paraissait être réservée exclusivement aux gens de rien et je craignais fort d’y aller à cause du pain à l’eau et des rats, mais c’était si enthousiasmant de fourrer un petit chevreuil dans un sac, que je n’y pensai guère.

Nous rentrâmes au village dont les fenêtres brillantes constellaient la zone sombre des arbres du parc du château. Nous rencontrions des gens qui nous saluaient.

— Alors, Tremblot, voilà que tu rentres du jardin à cette heure ? disaient-ils en croisant mon grand-père ; et je riais sous cape.

Cette promenade glorieuse vers la maison, par cette nuit noire sans lune, fut la toute première initiation à la mise à mort de la bête sauvage. Lorsque nous fûmes rentrés, on descendit le chevreuil dans le cellier. Mon grand-père me laissa le caresser à rebrousse-poil, le biser entre les oreilles, tâter son petit front, lui ouvrir les paupières pour regarder ses yeux immobiles. Le Vieux riait de me voir soulever la petite queue du chevreuil, mignonne houppette, et inspecter un anus légèrement souillé d’une fiente semblable à celle qu’il m’arrivait de lâcher dans ma culotte au temps des prunes. Je m’enhardis jusqu’à passer mon doigt à cet endroit et le porter ensuite à mon nez. C’était là le geste du sensuel que je suis resté. Il n’étonnera que ceux qui n’ont jamais su, ou osé, profiter de tous leurs sens épanouis.

Ce fut une sorte d’ivresse : cette fiente sentait bon ! On peut avoir une idée de son parfum en broyant ensemble des noisettes, des mûres dans du lait aigre avec un je-ne-sais-quoi qui rappelait la terre, le champignon, la mousse, la touffeur des ronciers épais où n’entrent jamais les rayons du soleil. C’était plus qu’il n’en fallait à l’époque pour me saouler.

— Ça sent bon ! m’écriai-je.

Mon grand-père qui donnait du tranchant à un long couteau, répondit :

— Pardi, si ça sent bon !

Lui, le cher homme, ne vidait jamais le petit gibier à plume. Il prétendait que le plus fin d’une bête sauvage, c’est l’intestin bourré, comme un boudin, de ce que l’on sait. Je regardai aussi les petits pieds fourchus, aux sabots couleur d’agate brune, que j’inspectai à fond. Gravées en creux dans ma mémoire comme dans l’humus des sous-bois, ces empreintes bien-aimées ne pouvaient plus désormais se confondre avec aucune autre. Je chatouillai ses petits tétons couleur de puce sans parvenir à en déterminer l’usage.

— C’est un brocard, tu vois, me dit le grand-père.

— Oui, c’est un brocard, répétai-je d’un air entendu, sans toutefois comprendre. N’avait-il pas comme moi, ce brocard, des petits tétons rose pâle ? Que la nature était donc compliquée et que me restait-il à apprendre ! Et cette sensation me gonflait d’une immense soif de vivre.

Là-dessus, le grand-père pendit la bête au gros crochet et, au fil de son couteau, suivit la ligne médiane du petit ventre. En un clin d’œil, le chevreuil fut ouvert et la tripe, avec des bruits chuintants, déborda sur le thorax et tomba à terre. Ce fut alors un tourbillon de parfums exaspérés. Je voyais les narines du grand-père se dilater voluptueusement. Ces parfums attirèrent la chienne. Elle lapait avec préciosité un sang pâle que la bête laissait couler goutte à goutte de son mufle. Pendant ce temps-là, le grand-père parlait. Il disait :

— Oh ! le grand sale, il a sali son petit cul blanc !

— Oui, pourquoi qu’il a fait dans sa culotte, lui demandai-je ?

— Parce qu’il a eu une foutue peur lorsqu’il m’a vu droit devant lui, tu peux m’en croire ! et il éclata d’un rire en « hahaha », qui résonna comme les abois d’un chien fou.

Là-dessus, pendant qu’il continuait son travail, il racontait sa chasse. Ma grand-mère était entrée dans le cellier avec des plats bien propres et des linges blancs à bordure rouge. Lorsque le grand-père se taisait, elle murmurait : « Pauvre petite bête !…» et j’avais envie de pleurer.

Le Vieux, au fur et à mesure qu’il découpait, disait en serrant les dents comme s’il eût été en colère : « Un bon petit cuissot, hein ! On va se régaler !…» et puis « Voilà qui fera un fichtrement bon frichti ! » ou bien encore : « Ça, avec une bouteille de la romanée du cousin, tu m’en donneras des nouvelles ! » et puis en riant sous sa grande moustache brûlée : « Quel gueuleton ! Mais quel gueuleton avec l’Auguste, bordel de dieux ! Justement j’ai de la bonne goutte !…», et je pensais aux heures délicieuses passées devant cette table immortelle où ma grand-mère posait, avec l’air de rien, des plats qui lui eussent valu pour le moins la Légion d’honneur si elle l’eût tant seulement demandée.

J’éclatais de rire en battant des mains. Je me vois encore le nez dans le thorax ouvert de l’animal. Je vois encore ce diaphragme brillant, presque palpitant, et ce liquide rose qui, doucement, s’amassait dans la conque des côtes. Le bénéfice que je tirai de cette soirée fut, on le voit, énorme, précieux et multiple, mais surtout mon grand-père raconta sa chasse avec tant de précision qu’il m’instruisit beaucoup sans que j’y prisse garde et que je peux encore la raconter à mon tour, en m’en faisant le héros, bien entendu, avec un maximum de crédibilité.

Ce qui me plaisait surtout, déjà dans ce temps-là, c’était cette saveur du fruit défendu, ce climat de mystification dans lequel ma race s’épanouit à l’aise. En effet, la chasse était fermée, je ne l’ignorais pas, et je savais bien aussi que tout cela s’était passé dans le bois de la marquise de Ségur, la cousine par alliance de la comtesse, née Rostopchine, dont les gardes surveillaient spécialement mon grand-père tout en lui demandant d’ailleurs des conseils en matière de cynégétique.

A l’heure qu’il est, en écrivant ces choses, je sens encore un petit pincement à la hauteur du mamelon gauche.

Pour m’avoir vu humer l’anus d’un chevreuil, mon grand-père n’attendit pas longtemps pour déclarer devant ma grand-mère d’abord, puis auprès des parents et même devant des étrangers, que je ferais un bon petit chasseur. Je ne m’inquiétais guère des réactions que provoquaient ces paroles, il me suffisait qu’elles fussent dites par l’homme qui, de longtemps, devait monopoliser mon admiration. Cette admiration venait du fait que le vieux possédait trois fusils, trois fusils bien à lui et que toutes ses vestes étaient du type « vestes de chasse » avec la grande poche dorsale et les boutons représentant des têtes de marcassins, de cerfs et de renards. Moralement, il méritait bien aussi que l’on s’occupât de lui avec sympathie et respect : c’était un bon buveur, tantôt follement prodigue, tantôt d’une avarice sordide, un grand gueulard dont la franchise tombait, coupante comme une cognée, un adroit mystificateur, un infatigable marcheur, spécialiste indiscuté des bois et des sentiers.

Sa cervelle était une sorte d’atlas complet de la région, cultures, friches, forêts, cours d’eau, sentiers, roches et fontaines. Tout cela sans cesse révisé au fur et à mesure des ventes, défrichements, mises en jachère, emboisement, éboulements, affaissements et autres modifications foncières ou géologiques. Sa mémoire était claire comme ces soirées de mars où l’on voit à la fois, du haut de nos roches, le mont Beuvray au sud-ouest, et le mont Blanc au sud-est. Il était le seul du village qui puisse se glorifier de se souvenir de tout sans jamais confondre le fils avec le père ou l’hiver de 1892 avec celui de 1893. Il mettait en défaut les matrices cadastrales qui retardaient souvent d’un demi-siècle dans les villages. Il avait aussi à mes yeux cette particularité séduisante de n’avoir point d’occupation précise.

Sans doute avait-il, dans une des dépendances de la maison, un atelier de bourrelier-sellier, sans doute y travaillait-il et il m’arrivait souvent même de l’aider à préparer le ligneul ; sans doute aussi fabriquait-il, avec une grande habileté, des harnais de toute espèce, de la sellerie fine pour M. le Comte aussi bien que des harnachements de trait, mais il allait et venait dans le pays, entouré d’une grande considération. Au café, on l’écoutait. À la maison commune, il prenait la parole bien qu’il ne fût point du conseil municipal. On l’interrogeait sur les sujets les plus importants, à mon sens : sur le temps qu’il ferait le lendemain par exemple, et l’on tenait compte de ses oracles. Il cultivait son champ, son jardin, récoltait les fruits de ses vergers, parfois aussi il semblait plus actif que de coutume : il parcourait la rue du village à grandes enjambées, entrait ici ou là, s’absentait pendant deux ou trois jours, puis revenait. Il semblait graviter autour des hôteliers, restaurateurs et aubergistes de toute la région, et moi je m’imaginais qu’il possédait comme cela toute la contrée. Il avait toujours assez d’argent pour boire une chopine et savait très bien payer. J’entends par là qu’il n’était pas de ces gens qui semblent regretter de débourser et perdent ainsi le plaisir qu’ils pourraient trouver à boire.

Lui, le cher homme, avait pour payer, un geste grandiose et bienfaisant. Ce geste-là m’a toujours semblé être l’indice d’une conscience pure et d’une grande richesse spirituelle. Je n’en dirai pas plus aujourd’hui sur cet homme qui ramenait à la cuisine, en temps prohibé, le chevreuil défendu comme d’autres vont tout bonnement acheter une daube ou un pot-au-feu. On a compris qu’il s’agissait d’un de ces êtres qui allaient bientôt se faire de plus en plus rares en France et pour lesquels la liberté avait un sens précis et concret à chaque seconde de leur joviale existence.

 

 

Ce ne fut qu’après l’ouverture de la chasse que mon grand-père se décida à me tendre une main secourable. J’avais, paraît-il, subi avec succès la première épreuve. J’avais acquis le droit d’affronter des aventures plus corsées.

Je me revois avec mon tablier noir d’écolier, mes petits brodequins, mon calot, en ce matin d’automne. Mon grand-père avait passé une couenne rance sur le cuir de mes souliers et on m’avait mis des guêtres qu’il m’avait faites. N’était-il pas le maître bourrelier-sellier de la vallée ?

Le village me sembla attentif lorsque nous le traversâmes dans toute sa longueur pour gagner le petit bois où j’avais tué mon premier chevreuil (qu’on me permette cette expression absolument fausse : elle est dans l’esprit de l’enfance et correspond quoi qu’on puisse penser à quelque chose de très réel).

C’était la première battue de l’année. Les chênes avaient encore des paquets de feuilles couleur tabac de Virginie. Au loin le Morvan était violet. Il faisait tiède. La température était bien de trois ou quatre degrés au-dessus de zéro, et je peux dire que, dès que les dernières maisons du village furent franchies, cela se mit à sentir le sanglier. Je ne compris rien à la stratégie qui présida à nos allées et venues. J’étais seul avec mon Vieux, qui passait son temps à regarder le sol en grognant. Au bout d’un moment, en un murmure, il me fit part de ses impressions et me montra sur le sol un pataugis fangeux, disant à voix basse : « Une mère suivie ! » et puis plus loin : « Ils montent en Fontaine-d’Argent et coupent en Vaujun ! »

Je prenais contact avec le jargon de la chasse, dont on ne m’avait jamais expliqué le premier mot, mais que je comprenais cependant. C’était merveilleux. Plus loin, le Vieux s’arrêta en reniflant.

« Ça sent le cochon pour sûr ! Ils sont logés par là, à cent mètres ! »

Nous battîmes en retraire, en grand mystère, et le grand-père m’entraîna sur un autre versant ou des mélèzes s’amusaient à faire de la musique avec le vent. C’était le blanc du matin. On commençait à entendre chanter quelques oiseaux. « Reste là, me dit le chasseur, et ne bouge plus ! » Il s’éloigna pendant quelques instants. J’en profitai pour me livrer à des exercices d’imitations auxquels excellent les jeunes garçons, pourvu qu’ils aient quelque imagination. Je me mis à inspecter le sol humide et mou, dans lequel la nuit avait laissé des traces énigmatiques. J’y lus des drames affreux. J’en conclus que tous les animaux sauvages pullulent littéralement dans les forêts et qu’il n’y a qu’à se baisser pour les ramasser.

Sûr de mon fait, je m’assis sur une pierre et j’attendis, non sans m’émouvoir à chaque bruit suspect. Lorsque le grand-père revint, il me félicita de ma bonne tenue et répéta cette phrase enthousiasmante :

— Tu feras un bon petit chasseur.

Dès lors, notre principal souci fut, me sembla-t-il de rejoindre une sorte de belvédère, qui méritait bien son nom de « Rassemblement », car nous y trouvâmes au bas mot dix messieurs en qui je reconnus parfaitement, certes, des hommes du pays, mais qu’une atmosphère nouvelle transformait considérablement.

Il y avait aussi cinq chiens que je connaissais bien également pour avoir joué avec eux, vingt fois, dans le village mais ils ne parurent pas faire attention à moi. Eux aussi étaient changés. Assis sur leur queue, ils étaient graves et suivaient d’un œil singulièrement brillant les gestes des hommes, particulièrement ceux de mon grand-père. Il y avait même là, couplée avec une corniaude grave et puissante, notre chienne qui faisait mine de m’être étrangère. Je l’appelai.

— Tremblotte !

Mon grand-père se surnommait Tremblot et toute notre famille était appelée ainsi. Même nos chiens. Elle tourna la tête, mais ne me sourit point car elle souriait très bien en temps ordinaire, tout comme une femme, mais elle me regarda d’un air qui voulait dire : « Allons, Allons ! De la tenue ! On ne plaisante pas, ici ! » En effet les cinq chiens étaient dignes, bien qu’ils parussent être très nerveux et pleins d’inquiétude. Ils se gardaient bien de se renifler mutuellement le derrière, comme ils prennent plaisir à le faire aux moments banals de la journée.

Mon grand-père lui-même était bien changé, ses fortes chaussures et ses courtes guêtres maculées de boue, sa cartouchière flasque sur le ventre, sa petite cravate mince nouée à la billebaude1 sur le col cassé que ma grand-mère lui fabriquait dans de la percale à petites fleurs, tout cela qui m’était habituellement familier prenait une physionomie nouvelle. Pour lors, il parlait d’une voix ferme en faisant des gestes brefs mais nobles. Il indiquait, de son bras levé, des directions mystérieuses, prononçait des phrases fort ambiguës, mais belles comme des poèmes. Les hommes l’écoutaient, les chiens aussi. J’étais certainement le seul à ne pas très bien comprendre. Là-dessus, il donna des avis et distribua le travail en disant : « Voilà comme je ferais, moi, si j’étais que vous. »

Alors, M. Seguin réfléchit, puis il se mit à répéter tout ce que lui avait dit mon grand-père, mais en donnant des ordres, toutefois. Les autres écoutaient en silence. C’était très impressionnant.

 

 

On regroupe les chiens, et mon grand-père réunit tous leurs traits dans sa main. La caravane se forme. Je vois les hommes qui chargent leurs fusils. Gestes solennels. Dans toute cet hermétique liturgie, je suis oublié, perdu, négligé et je me mets à faucher avec ma trique de hautes tiges de mancennes qui tombent avec un grand bruit de moulinet, alors mon grand-père se fâche à voix contenue :

— Vas-tu t’arrêter, toi le gamin ! Si tu fais le moindre bruit je te renvoie à ta grand-mère à la cuisine !

Tout le monde me regarde. J’ai peur qu’ils ne m’excluent de leur compagnie et ne me renvoient au village, car je sens que, sur ces versants, il va se passer quelque chose. Quelque chose qu’il me faut voir sans faute. Et je m’immobilise jusqu’à ce que mon grand-père me dise :

— Allons reste auprès de M. Seguin et suis-le bien ! À ce moment, M. Seguin caresse notre Tremblotte en lui disant :

— Fais nous entendre ta belle voix, ma belle ! Et mène-les ! Hein ! Mène-les !

Jamais, non jamais je n’ai entendu de phrase aussi belle, aussi pleine de lumière, de joie, de mystère aussi !

Ah ! qu’ils sont donc à plaindre tous ces camarades qui sont en bas, dans les maisons, près des grand-mères !

Déjà la première équipe disparaît dans les halliers alors que depuis longtemps le silence s’est refermé derrière eux. Nous restons là cinq, avec les chiens qui se sont tous levés. M. Seguin dit à mon grand-père :

— Au premier coup de trompe, vous attaquez au bas des sapins, en remontant !

Là-dessus, il sort de sa poche une corne de belle couleur à embouchure de cuivre et voilà qu’il la pend à son cou par un cordon rouge.

— En route ! dit mon grand-père, que les chiens regardent intensément.

Aussitôt les bêtes se lèvent et tirent sur leurs traits en traînant le vieux Tremblot qui les suit en courant un peu à l’amble. Et il disparaît dans un bruit de branches cinglées sur le coutil de sa veste à beaux boutons, pendant qu’un premier rayon de soleil dore les bois bruns du versant. Au loin une éclaircie laiteuse se promène lentement sur les monts noirs.

À cette époque, la truculence m’échappait. Je passais près d’elle sans la voir et je le regrette fort, car si j’y avais prêté quelque attention j’aurais pu conserver de cette bande de chasseurs une collection unique de portraits en pied, alors qu’il ne m’en reste hélas qu’un fatras très savoureux, mais disparate, que je ne peux assembler sainement.

Je me souviens que M. Seguin, avec qui je me trouvais ce jour-là, était cet homme qui, à la paroisse, chantait le Minuit chrétien le jour de Noël. Il était très grand, mais ne quittait guère le petit chapeau-bol des Bourguignons cossus. Autant il me paraissait quelconque dans le village, autant avec son fusil, ici, dans ces bois, il me semblait anobli par le rôle important qu’il paraissait jouer. En réalité, c’était le régisseur du château et, en début de saison, il tenait la place du maître de chasse : le comte de Voguë, qui était absent et dans les bois duquel allait se dérouler la chasse.

Nous passâmes vingt bonnes minutes à attendre après avoir gagné un tertre sur lequel se dressait un très gros tilleul que l’on nommait l’« Arbre creux », contemporain de Sully, disait-on. Il était marqué sur les cartes d’état-major et servait de repère à une foule de gens à vingt kilomètres à la ronde. Seguin me cacha dans le tronc qui effectivement était creux et, y étant pénétré à son tour, s’assit sur une des grosses pierres qui s’y trouvaient disposées en rond comme des fauteuils dans un salon. Il sortit un bon quignon de pain et un morceau de fromage et mangea, tout en regardant sa montre oignon qu’il tenait à la main ; puis tout d’un coup il se leva, plia soigneusement le reste de son pain dans sa serviette, mit la petite trompe à sa bouche et souffla doucement à trois longues reprises et l’appel se répercuta sur les versants qui semblaient se répondre. C’était merveilleux.

— Reste là bien caché, me dit-il et ne bouge pas, tu les verras peut-être passer.

Puis ce fut le silence. Que se passait-il ?

Au bout d’un long moment, on entendit un chien qui donnait deux coups de gueule. Ce fut solennel et prodigieux. D’un seul coup, la fanfare lui répondit, une grande clameur sortit des profondeurs du bois. M. Seguin me regarda en souriant ; on entendit une voix extraordinairement aiguë qui criait « hallahou ! »… Le père Seguin murmura :

— Tu l’entends ton grand-père qui nous envoie les sangliers ?

Du diable si je reconnaissais là la voix de mon grand-père ! À partir de ce moment, M. Seguin devint impénétrable, tantôt il se penchait en avant, tantôt s’approchait de l’arbre au point de boucher complètement l’ouverture de ma cachette, tantôt s’accroupissait.

On entendait les chiens s’approcher, puis s’éloigner. Cela devenait très monotone. Je m’étais penché à ma petite fenêtre pour voir, mais il n’y avait rien à voir. Alors, accroupi dans le tronc creux, je m’amusai avec des petits cailloux. Parfois le vent faisait frissonner les chênes dont les feuilles sèches faisaient un bruit curieux. « Les voilà ! » me disais-je et je me précipitais à l’ouverture. Je voyais M. Seguin qui tendait l’oreille.

— Qu’est-ce que c’est, monsieur Seguin ?

— Ils sont dans la Grande-Touffe ! Tu n’as pas froid au moins ?

— Non, monsieur Seguin !

Très tard nous entendîmes trois coups de fusil égrenés et ce fut tout. J’aurais mauvaise grâce à raconter toute la chasse car outre que le sens de notre stratégie m’échappa complètement, nos marches et contre-marches brisèrent mes petites jambes, mais un espoir farouche m’incitait à suivre M. Seguin qui semblait être le pivot de l’opération. Je comptais bien, en effet, voir courir une de ces bêtes-là.

C’est à demi mort de fatigue que je vis descendre, sur les bois ravinés, un soir roux et mordoré comme un ventre de carpe. Le fond était violet, oui je peux le dire, violet comme une vieille lie de vin, me croira qui voudra. Sur les versants, les troncs vert pâle des hêtres montaient alignés sans ordre, mais harmonieux, parmi les tâches noires des prunelliers rabougris, et leurs branches finement ramifiées dessinaient dans le ciel de cruelles petites estafilades. Sur la terre rougeaude et brune, trois sangliers morts, tirés par les groupes indistincts, glissaient avec un froissement qui nous faisait chaud au cœur. Et les chiens quoique harassés, les pattes en sang, les mordillaient en grognant.

Partis des friches avant le crépuscule, nous plongions, au fur et à mesure de notre descente, dans la nuit. Les pâturages du bas étaient brillants de rosée, et bientôt cela sentit le feu de bois. C’étaient les fumées du village. J’entendais mon grand-père qui disait en faisant de grands gestes :

« Je le vois, je le tire, comme il passe la ligne ! Mais ouatte ! J’étais trop loin ! Je le vois frétiller du cul. Touché que je me dis ! Le voilà qui s’assied sur ses fesses !…»

A cinq cents mètres du village, on fit la pause et les hommes se relayèrent aux traits. Très tard les sangliers glissèrent enfin sur la route blanche qui passe près des maisons. Les groupes s’arrêtèrent à l’auberge, mais ma grand-mère qui m’attendait là, morte de peur, m’emmena dans un rêve. A peine ai-je senti qu’elle m’empoignait par le bras. Elle voulut me voir manger ma soupe, mais il paraît que je tombai le nez dans l’assiette. Elle dut me déshabiller et me porter dans mon lit.

 

 

Telle fut ma première chasse au sanglier. Elle fut inoubliable mais pourtant décevante. Je sentais bien que je venais de côtoyer un monde merveilleux mais sans pouvoir y pénétrer. Tout s’était passé en dehors de ma vue ; j’en voulais à mon grand-père de m’avoir laissé en compagnie de ce vieux radoteur, et lorsque le lendemain on m’affirma que j’avais dormi pendant plus d’une heure dans mon creux, je m’en fus dans le verger, où, fou de rage, je cassai la plus belle branche d’un jeune prunier.

Par la suite, je m’imaginai longtemps que les gens qui riaient lorsque je passais devant l’auberge se moquaient de moi. J’attendais que les gars du pays me surnomment « celui qui s’endort à la chasse » ou bien « le Dreumoux », ce qui veut dire « le dormeur » dans notre parler. Mais mon attente fut déçue, ce qui ne me satisfit point non plus car je pensais que la chose était grave puisqu’ils en parlaient entre eux en cachette sans oser se moquer de moi bien franchement.

Ainsi commença l’époque la plus fiévreuse de ma vie.

J’étais bien décidé de ne plus jamais parler de chasse à mon grand-père, car le bonhomme avait la dent dure et je craignais ses railleries comme le feu. Je faisais de grands détours pour éviter de rencontrer M. Seguin ou quelque autre de ces messieurs, afin de ne pas m’exposer à leurs quolibets et, de ce fait, cinq ou six parcours m’étaient interdits dans ce beau village qui s’allongeait au long des cinq tournants de la petite route.

Pourtant, je ne pouvais refuser d’aller chercher l’eau, le pain et le bois. C’étaient là les travaux journaliers des jeunes garçons et, je peux bien le dire, ils m’étaient fort agréables, mais le boulanger était sur le seuil de son fournil occupé à cribler ses braises et on ne pouvait entrer dans la boutique sans échapper à ses sottes plaisanteries, aussi j’usais de tous les subterfuges pour l’éviter.

 

 

A propos de ce pain, de cette eau et de ce bois dont j’avais la tâche quotidienne d’approvisionner la maison, je crois utile de donner quelques précisions qui sont d’une grande importance pour comprendre le genre de vie que l’on menait chez nous en ce temps-là.

Pour le pain, cétait simple : pas besoin d’argent. Je n’avais qu’à prendre dans la grande salle une petite planchette accrochée à un clou planté dans le bois de la cheminée. On l’appelait « la taille ». Ce système était fondé sur une sorte de crédit à très court terme et permettait de tenir une comptabilité rigoureuse pour payer le boulanger. La taille était constituée de deux planchettes s’encastrant exactement l’une sur l’autre. Le client en possédait une, le boulanger conservait l’autre. Lorsque je prenais deux kilos de pain, je donnais ma planchette à la boulangère qui l’appliquait contre la sienne et, de son grand couteau, faisait deux entailles, une par kilo, dans le bois des deux tailles accolées, ainsi chacune d’elles conservait autant d’entailles que nous avions consommé de kilos de pain.

Toutes les deux semaines on comptait les crans, et ma grand-mère passait payer la boulangère qui contrôlait en confrontant notre planchette avec celle qu’elle conservait à notre nom, et l’on renouvelait les planchettes tous les mois.

J’étais émerveillé par ce procédé pourtant rudimentaire, mais qui éliminait sans conteste toute fraude et toute discussion, sans la moindre écriture. J’avais beau tourner, retourner ce problème dans ma cervelle, j’étais obligé de convenir que l’inventeur lointain de ce système, remontant paraît-il au Xe siècle, était un grand esprit, et le Moyen Age qui avait donné naissance à ce procédé m’apparaissait comme une grande et lumineuse époque. Contrairement à ce que nous apprenait l’instituteur qui en faisait, je ne sais trop pourquoi, une période d’affreuses ténèbres.

Par exemple, ne disait-il pas que le Moyen Age était une période de guerres incessantes ? Alors que depuis que mes oreilles s’étaient ouvertes au fracas de notre xxe siècle, je n’avais entendu parler que de batailles, de victoires, de défaites, et pleurer les femmes, alors que la liste des « morts au champ d’honneur » s’était allongée de jour en jour sans interruption, battant même tous les records historiques ? N’étais-je point moi-même pupille de la nation et mon père n’avait-il pas été tué dans l’enfer de Verdun ? Mes aïeux n’avaient-ils pas fait « celles » de 1870, de Crimée, du Mexique, d’Italie, d’Algérie, du Tonkin, de Madagascar, et le début du Maroc ?

Ce n’était pas là la seule occasion que j’avais de trouver illogique et tendancieux l’enseignement du maître d’école, mais c’est là une autre histoire que je conterai en son temps.

Pour aller chercher l’eau, puisque j’en suis à ces éléments essentiels, c’était encore bougrement plus simple, je n’avais qu’à prendre mes deux seaux, faire seulement huit mètres et tourner la manivelle du treuil de notre puits pour ramener à la surface deux seaux pleins d’une eau transparente, fraîche et pure comme la vérité. J’avais compté qu’il me fallait tirer neuf seaux par jour à des heures fixes pour approvisionner notre petit ménage. Quatre-vingt-dix litres d’eau par jour suffisaient à la toilette et à la cuisine de six personnes. Cela me paraissait alors énorme. Quatre-vingt-dix litres par jour, quelle débauche !

Aujourd’hui, lorsque je vois le gaspillage prodigieux que l’on fait de ce précieux liquide, je suis effrayé et si l’on avait dit à mon grand-père que, soixante ans plus tard, il faudrait aux hommes au moins deux cents litres d’eau par tête et par jour, on aurait entendu son grand rire d’incrédulité ou de colère.

Pour être complet je dois dire que, pour tirer mes seaux, je me gardais bien de me pencher par-dessus la margelle qui était une belle dalle monolithique lisse et usée comme une croupière. Si l’on se penchait, on risquait en effet d’être happé par la Mélusine, bête pharamine, une Vouivre pour l’appeler par son nom, la mâtine ! Préfigure de la femme qui, disait mon grand-père, guettait le mâle pour l’entraîner où il ne voulait pas aller.

Je déjouais les tours de la Mélusine et, de rage de ne pouvoir m’agripper, cette garce secouait durement le seau et tentait de le tirer vers le fond lorsque, moi, je cherchais à le remonter à la lumière du jour. C’est tout au moins ce que ma grand-mère m’avait appris dès que j’avais pu marcher. De fait, je sentais bien quelque chose qui résistait et raidissait la corde par à-coups. J’avais fait des déductions qui me permettaient de penser que la Vouivre, la mère Lusine, n’avait pas affaire ici, mais par prudence je me tenais néanmoins sur mes gardes.

La mère Lusine animait la légende de nombreuses sources forestières. On prononçait « mère Lusine » pour la « Mélusine » et cela se confondait fort justement avec le nom de cette Mélusine celtique que je ne devais connaître qu’au cours de mes lectures clandestines, car à l’école on ne devait m’apprendre que la mythologie romaine, grecque et même égyptienne, et je me suis toujours demandé pourquoi l’on passait sous silence la véritable et grandiose mythologie de notre race.

 

 

Pour le bois, je l’avais empilé dans le bûcher. On l’avait débardé de la coupe à grand bruit avec une voiture et trois chevaux harnachés à sonnailles qui résonnaient dans les versants. Cela s’entendait jusque dans les villages, si éloignés qu’ils fussent, avec les terribles grincements d’essieux dans les hautes fondrières. Le grand-père l’avait scié chaque matin au petit jour. C’était sa mise en train, sa culture physique en somme. Et moi, je fendais chaque jour, au merlin, les plus grosses billes en revenant de classe.

Le voilà bien le sport à l’école ! Il était général celui-là et obligatoire, et il vous faisait de bons muscles lombaires, d’excellents pectoraux et remarquables dentelés. Quant à la poigne, marche, cela valait mieux que le maniement du porte-plume.

A la hachette, je faisais, dans les rondins de frêne et de tilleul, du bois d’allumé, fin comme macaroni, tout prêt pour le lendemain matin. J’empilais tout ça dans le « coin à bois », à droite de la cheminée. C’est sur cette pile que je m’asseyais pour la veillée, la bonne veillée à la lueur de la seule lampe Pigeon qui suffisait pour que je lise mes leçons, pour que les grand-mères tricotent et que les hommes fassent un panier ou rafistolent une charpaigne.

N’ayez crainte, le feu ronflait car je savais le bois qu’il fallait choisir. Le frêne et l’acacia pour faire de la flamme, le chêne et le foyard pour faire de la braise, le vieux nerprun et l’épine blanche pour durer. Je gardais quelques quartiers d’érable et de noyer pour les sculpter.

Quant à l’allumage, c’était une des joies de la journée. On prenait une allumette, une énorme allumette de contrebande, grosse comme un crayon, et on la frottait sur la pierre du foyer.

N’ayez crainte, elle s’enflammait au moindre contact, les allumettes de la Poloche !

Cette Poloche était une femme étrange, barbichue comme chèvre, qui courait les villages, son grand cabas à la main. Un cabas rempli, apparemment, de pissenlits ou de cresson de fontaine, mais en réalité bourré d’allumettes qu’elle fabriquait avec son homme.

De temps en temps, on achetait, par pur civisme, des allumettes de la Régie, mais c’était « de l’argent jeté par la fenêtre », comme disait ma grand-mère, car « elles prenaient quand elles en avaient le temps ! » (Tout ce qui est fabriqué par l’État ne vaut rien, chacun sait ça ! et les socialistes n’y changeront rien !) Celles de la Poloche, en revanche, « prenaient » du premier coup.

Ajoutons que nous n’utilisions une allumette que lorsqu’il n’existait, dans la maison, aucune autre flamme. Si la lampe Pigeon était allumée, on économisait une allumette en se servant d’une « papillotte ». C’était une espèce de petit cornet obtenu en enroulant en spirale une bande de papier. C’était le travail des veillées. Un travail d’une haute rentabilité, puisqu’il permettait d’épargner chaque semaine le prix d’une boîte de « suédoises » de cinq sous ! Rockefeller a, paraît-il, commencé comme ça.

J’ai calculé que, dans les douze premières années de ma vie, j’ai réussi à économiser ainsi une cinquantaine de francs (anciens, bien sûr), ce qui n’est pas négligeable.

Mais rien n’est négligeable.

On commence par gaspiller une allumette et on finit sur la paille et, forcément, « communiste ».