Chapitre un
L’invention du jackpot
Des panneaux solaires au carbone
« Le tramway, encore une belle idée verte. » Coincé dans le trafic, malgré son deux-roues, Frédéric peste au milieu des embouteillages qui transforment le sud de Paris en champ de foire. Nous sommes au printemps 2006, les travaux de la ligne 3 du tramway se terminent, ce dont Frédéric n’a cure. Il se rend à la porte de Versailles, ce qui l’excite moyennement. Direction le parc des Expositions, un lieu mi-glauque mi-beauf, blindé de provinciaux endimanchés venus vendre leurs chaudières à granulats pour le Salon des Énergies Renouvelables. Pas exactement la tasse de thé de Frédéric, sorti jusque tard dans la nuit la veille dans une boite sur les Champs. Mais justement. Entre le loyer de l’appartement à Levallois et l’école des enfants, la pression monte. Il doit foncer sur le nouveau coup à la mode, les panneaux solaires.
– Les télécoms, ça commence à puer, lui a assuré son cousin Marcel la veille. Trop de monde sur le coup, trop de risques dans les tournées camions qui trimbalent la marchandise d’un pays à l’autre. Il est temps de changer de crémerie, et surtout de lâcher le réseau EuroMountain. La société luxembourgeoise au cœur du trafic de téléphones va finir par se faire repérer vu les drôles de questions que les douaniers commencent à poser aux gens de la filière.
C’est le côté rageant de la fraude à la TVA : à peine le business bien huilé, il faut tout recommencer à zéro. Changer les hommes de paille, changer de boite, changer les adresses, histoire que tout disparaisse dans la nature. EuroMountain a déjà extorqué des millions, en revendant TVA comprise des téléphones achetés hors taxes dans d’autres pays d’Europe. Depuis Schengen et la disparition des frontières, tromper les douaniers sur les quantités et la destination de marchandise qui passent d’un pays à l’autre est devenu un jeu d’enfant. Mais sur les téléphones, tout le monde le fait désormais. Il est grand temps de se calmer.
Donc direction le sud de Paris. Frédéric gare sa moto en plein milieu du trottoir sans même y penser ; ça fait longtemps qu’il ne paie plus la moindre amende. Avec les contacts qu’il a chez les poulets, ce serait le comble. Puis il fonce droit vers l’allée qui l’intéresse : celle des panneaux solaires. L’idée est de tâter le terrain, voire de rencontrer des acheteurs susceptibles de… tomber dans le panneau. Dans le sud de la France, des « turbins » ont déjà commencé apparemment : les mecs achètent des panneaux en Espagne hors taxe, et les vendent taxes comprises à des intermédiaires dans l’Hérault et le Gard, à des artisans souvent. Ensuite, ils se débrouillent pour récupérer les subventions des collectivités locales à leur compte. L’ensemble est un peu lent et fastidieux du goût de Frédéric, qui vise plutôt de gros volumes. L’idéal serait de vendre des panneaux solaires dans la grande distribution… mais bon, il ne faut pas rêver. Il avise un installateur de panneaux solaires, et commence à discuter affaires sérieusement, avec ce regard perçant, mais sérieux qui rassure ses interlocuteurs.
– Vous faites des marges, vous, sur les panneaux installés chez le client ?
– Ah non, quasiment pas, au contraire ! Les panneaux sont déjà très chers, donc il faut qu’on marge ailleurs… c’est plutôt sur leur installation qu’on parvient à s’en sortir.
– C’est vrai que c’est tout le problème. Ça vous intéresserait d’avoir des produits légèrement moins chers ? J’ai de très bonnes relations avec un fournisseur chinois…, assure Frédéric.
Forcément, son discours séduit, et son côté gentil garçon propre sur lui fait le reste. Ce petit brun de 35 ans, de corpulence moyenne, est très bon acteur ; il rentre dans le moule, quel que soit le contexte. Difficile de croire que sa seule formation se résume à deux ans de CAP de carrosserie en banlieue parisienne. L’école, ou plutôt les classes lui glissaient dessus comme un courant d’air. Ce n’était pas son monde, ce n’était pas ses règles, ce n’était pas ses rêves. Des « goys » partout, se satisfaisant de leurs leçons d’histoire nombrilistes, savourant la complexité absurde de la langue française. Un contraste total avec la vie chez ses parents, des Tunisiens séfarades encore étonnés de se retrouver en métropole et qui se rattachaient autant que possible à leur passé perdu en fréquentant assidûment la synagogue. La vie à Pantin n’avait rien de facile, les privations étaient régulières. Face aux profs à lunettes et pantalon de velours râpé, Frédéric, lui, rêvait voitures, paillettes et adrénaline. Presque sa vie d’aujourd’hui finalement. Marié, trois enfants, il mène grand train grâce à des combines toujours plus énormes, d’autant que la famille de sa femme l’aide en lui présentant des contacts. Mais il est en train de prendre le large par rapport à la petite vie rangée prévue au départ. Les potes, le poker, les sorties, c’est quand même plus tentant que de rester à la maison même avec les équipements vidéo haut de gamme qui truffent l’appartement. Et puis, c’est pour le business.
« C’est presque trop simple », se dit-il en empochant une carte de visite d’un installateur de panneaux. Ce qui le sera moins, c’est de faire transiter la marchandise d’un pays à l’autre ; contrairement aux puces électroniques ou aux téléphones, les panneaux solaires se mêlent plus difficilement à une cargaison de vêtements ou de biscuits. Ce n’est pas les transporteurs qui manquent, mais là, il faudra en trouver des bons. Le père de Frédéric travaillait dans une entreprise de camions en région parisienne, un milieu qu’il connait forcément. Mais lui veut passer de l’autre côté, justement. Il n’est pas là pour se faire exploiter, comme les générations précédentes. Il a une revanche à prendre sur cette société qui a fait souffrir ses parents, qui l’a de facto exclu avec son système scolaire spécial petits blancs dociles. Pour réussir, il ne lui reste que les arnaques, c’est comme ça. Jouer avec la loi, c’est inévitable.
En déambulant d’une allée à l’autre, Frédéric s’interroge sur le photovoltaïque : va-t-il vraiment décoller comme les experts le prédisent ? Pour croquer de la TVA, mieux vaut noyer le poisson dans la masse de volumes importants. Sans quoi les rotations de marchandises à des prix inférieurs au marché ont rapidement l’air suspect aux yeux des acteurs traditionnels.
C’est sur un immense stand tout blanc que le Salon des Énergies Renouvelables devient un peu plus convaincant. Sachant que les arnaques vertes ne cessent de gagner du terrain, Frédéric tente d’en apprendre un peu plus. À Marseille, on ne parle plus que de ça. Les taux de remboursement des produits verts par l’État sont tout simplement hallucinants. Comme le lui explique un commercial d’une grosse boite d’électricité.
– Pour le solaire, l’État prend en charge la moitié du prix du panneau, et nous, nous rachetons l’électricité à un prix garanti et deux fois plus important que le prix normal. C’est vrai que ça fait beaucoup d’incitations, mais vous savez, l’État ne sait plus quoi faire pour réduire les émissions de CO2 ! Même nous, en tant que producteurs d’électricité, nous devons payer pour émettre du CO2 maintenant, avec le marché européen des quotas.
– Comment ça ?
– Ben on a un marché européen, et on doit acheter une tonne de CO2 dès qu’on en émet une tonne en brûlant du gaz ou du charbon. Ils appellent ça des quotas, comme pour le lait, sauf que les quotas laitiers ça ne s’achète pas, ils sont juste là pour donner un plafond à la production. Nous on peut émettre du CO2, tant qu’on paie les quotas qui correspondent, mais c’est un coût supplémentaire.
– C’est un marché dans toute l’Europe ?
– Je crois oui, enfin faut voir, mais ça s’appelle système européen, donc ça doit concerner tout le monde…
Pour Frédéric, c’est le mot « européen » qui joue les déclics. Ce n’est pas la première fois qu’il entend parler de quotas de CO2.
A Londres, un contact « Paki », un Pakistanais, lui en a déjà touché mot, en lui proposant du cash s’il trouvait le moyen de pénétrer le marché parce qu’il y avait de la TVA dessus. Il s’était dit que les embrouilles avec le Pakistan et Dubaï, c’était souvent dangereux au final. Mais s’il y a vraiment de la TVA sur les quotas, ça pourrait être un pur plan. Il faudrait vérifier. Tout échange intracommunautaire, c’est de la TVA qui se balade. Sait-on jamais. Son téléphone sonne. C’est Émilie, la star de la télé qu’il a rencontrée la veille au Hustler… inespéré ! La question des quotas passe à la trappe.
« On va se faire du fric avec du vent ! »
Deux jours plus tard, aux infos, un reportage sur le climat en délire lui rappelle le sujet des quotas. Il faut vraiment qu’il se renseigne. Il a déjà repéré les grandes lignes du programme : en gros, les entreprises doivent acheter des quotas chaque fois qu’elles dépassent leur niveau autorisé d’émission de gaz à effet de serre. Le comment du pourquoi a l’air assez compliqué, mais peu importe, Frédéric va droit au but et fonce chez son pote Franck P., une espèce d’As des carambouilles.
Franck se renseigne auprès d’un ami avocat, et en 48 heures les deux lascars ont les infos qu’ils recherchent. Non seulement le quota est soumis à TVA, mais en plus il n’est pas soumis à la déclaration préalable. La surprise est totale. Le quota est vraiment un drôle de phénomène. Sur les marchés financiers, il n’y a jamais de TVA ; les actions, les obligations sont des biens immobiliers et ne sont pas soumises à la taxe, c’est sûr. Frédéric a déjà entendu parler d’histoires de TVA sur le pétrole et le blé, il sait que pour les matières premières c’est différent. Mais assurer la livraison de cargaisons de blé ou de produits pétroliers, c’est presque impossible sans être bien introduit chez les industriels.
Que le CO2 subisse le même traitement, c’est plus étonnant, puisque physiquement, le quota ne représente que de l’air. C’est aussi… ce qui fait son charme : il ne passe pas de frontières et n’a pas besoin d’être transporté… exactement comme une monnaie.
– Si ça se trouve, tu vas voir, on va se faire du fric avec du vent ! rigole Franck.
Sur la plupart des produits, il faut déclarer aux douanes le passage d’une frontière. Sans quoi les douanes peuvent vous le reprocher ; et si on le fait, même en mentant sur les volumes, ça les alerte, forcément. Pour EuroMountain, ce sont des dizaines de milliers de téléphones portables qui ont passé les douanes entre le Danemark, le Royaume-Uni et la France. Les téléphones, faciles à transporter, étaient achetés hors taxe au Royaume-Uni à un grossiste. De là, ils étaient revendus à plusieurs sociétés en France et en Allemagne, mais ne faisaient en réalité qu’un seul trajet : Londres – Copenhague. Là, les ustensiles achetés 50 euros pièce en moyenne se vendent… 25 % plus cher grâce à l’avance de la TVA, et le taux élevé de la taxe au Danemark. Bingo, le portable acheté 50 euros était revendu 60 à un revendeur qui pouvait de son côté sans problème le vendre 70. Même si les micros sociétés impliquées n’en déclaraient pas la totalité, les mouvements risquent à un moment ou à un autre de jouer les alertes. Les douanes danoises ont déjà posé beaucoup trop de questions sur des sociétés satellites d’EuroMountain. Ils s’intéressent de très près à un de ses partenaires dans cette affaire d’ailleurs.
À force de creuser, Frédéric s’aperçoit que Franck est quasiment plus motivé que lui pour le projet carbone. Pourquoi pas, après tout, on verra qui parvient à s’en sortir… La plupart de leurs potes en sont encore à des plans d’arnaque aux encarts publicitaires, ce qui les fait bien marrer. Il faut dire que c’est drôle. Les soirées poker sont blindées de ces histoires.
– J’appelle le mec, je lui dis : bonjour, voilà, écoutez je suis un agent du fisc en disponibilité, et j’ai une bonne affaire pour vous. Si vous achetez une publicité sur IT Holding, vous serez entièrement défiscalisé…. Et les mecs ils raquent ! T’imagines…
Entre l’un qui vend des publicités bidon, l’autre qui carotte la TVA sur du platine, le dernier métal en vogue, les bons coups ne manquent pas. Le carbone, pourquoi pas ? La prise de risque a l’air vraiment minime.
Devenir membre du marché du carbone, le Saint Graal
Pour l’instant, Frédéric monte seul au front. Son but : parvenir au Saint Graal, le marché des quotas. Il faudrait commencer par tester le mécanisme. Ce qui est quand même moins simple que d’acheter une baguette dans une boulangerie.
Direction la Caisse des Dépôts et Consignations. C’est la banque de l’État, c’est aussi celle qui gère les registres de quotas de CO2 : comme si une seule banque dans le pays pouvait ouvrir des comptes. C’est le premier obstacle. Dans ses bureaux du XVI arrondissement, Frédéric passe désormais ses journées à passer des coups de fil. L’administration se révèle plutôt tatillonne, et demande tout de même quelques paperasses avant d’inscrire une société sur le « registre » magique.
– Il vous faut un K-Bis et l’historique des comptes sur les deux précédentes années, assure une banquière au bout du fil.
Frédéric décide de tenter sa chance. Il crée une société, Monceau Trade, destinée à être une société « clean ». Il lui confère quelques capitaux, et met à sa tête son cousin Yves, c’est quand même plus prudent. De toute façon, il est encore sous le coup d’une condamnation qui lui interdit de gérer une société.
L’inscription sur le registre n’est pas si compliquée. Après avoir fourni des papiers et répondu à des questions étranges sur ses motivations, il devient le 21e détenteur d’un compte de quotas sur le registre français, à l’été 2006. C’est un premier succès. Qui ne lui donne pas encore accès à des quotas ; pour cela, il faut soit prendre des contacts avec des industriels, soit des intermédiaires, qui sont membres de Powernext. Ou mieux : devenir membre de Powernext. Le loup se rapproche de la bergerie.
Problème : il n’a plus un centime. C’est là que ça devient compliqué. Pour récupérer de la TVA, soit 20 % du prix d’une marchandise, il faut quand même une mise de départ minimum. C’est Franck qui va lui proposer la solution, lors d’une soirée arrosée.
– T’as qu’à faire des franchises après tout. Tu vends des boites clés en main, tu vends le concept comme font les boites de fringue… c’est la seule solution !
La proposition de Franck est assez intéressée. Il ferait bien du carbone, mais il se voit mal réussir le coup de force qu’a réussi Frédéric, qui consiste à convaincre des fonctionnaires de la Caisse de lui ouvrir un compte de quota. Avec son passé pénal sur le trafic de voitures et le trafic de drogue, ça risque d’être un peu délicat. Même sous une fausse identité, Franck passe mal pour un honnête courtier, il le sait bien. S’il arrive à convaincre Frédéric de lui donner la recette précise, avec les contacts à appeler et les méthodes à adopter, ça pourrait passer.
– Je veux bien te donner la recette, mais je te préviens, ça va te coûter cher… prévient Frédéric, qui a besoin de 100 000 euros pour amorcer la pompe.
– T’es pas bien ! Je connais déjà quasiment tout le système, il me manque que des détails, je vais quand même pas lâcher autant !
– Ben débrouille-toi. T’as qu’à t’associer avec d’autres, ça partagera les frais…
Ça, ce n’est pas idiot. Il suffit de trouver des potes « bankable ». Ce n’est pas ce qui manque : Franck a des contacts dans la drogue et des encarts publicitaires, ils devraient réunir suffisamment de cash tous ensemble pour obtenir, non pas une, mais plusieurs sociétés disposant de la recette magique.
Ça risque de faire pas mal de boites pourries sur le registre du carbone, c’est pas discret, se dit Frédéric. Mais bon. Il n’a pas le choix.
En plus de Franck, Samy, Yann et Marcel viennent mettre des billes dans le projet : ils réunissent le fric nécessaire, mais en échange, exigent d’avoir chacun leur société inscrite sur le registre du carbone. Histoire de garder la main.
Les structures en question n’ont aucun problème à présenter un Kbis à la Caisse des Dépôts : certaines viennent d’être créées, et n’ont donc pas d’historique ; d’autres ont totalement changé d’objet social, et présentent des comptes qui n’ont rien à voir avec le carbone – ce qui passe sans problème.
Les gérants de paille et les adresses sont recrutés non pas à Paris, mais à Marseille pour la plupart. C’est grâce au coup de main de la famille de Frédéric. Les liens avec le milieu corse ne sont pas inutiles finalement… Ça les fait même bien marrer, là bas. Question de souvenirs. Un ancêtre du milieu, un Corse qui trempait dans la drogue et la prostitution dans les années 30, entre Paris et Marseille, s’appelait Paul Carbone. Le caïd avait été un des premiers à importer de l’opium d’Asie, qui était raffiné dans des laboratoires près de Marseille, avant d’être réexpédié de l’autre côté de l’Atlantique. Tout en ayant été proxénète, dealer puis collabo, il conserve une image de caïd respecté. C’est lui qu’Alain Delon incarnait dans Borsalino. Le mot carbone, c’est bon signe…
La pression monte sur Frédéric. Maintenant que les sociétés sont installées, il faudrait qu’elles puissent avoir un accès direct au marché, sans passer par les banques classiques. Il y a bien Barclays, Société Générale ou d’autres banques qui proposent du courtage sur le carbone, mais ils posent décidément trop de questions.
Le mieux serait d’avoir directement accès au marché, Powernext. Frédéric rencontre plusieurs fois le responsable du marketing de la petite société, filiale de Nyse Euronext et de la Caisse des Dépôts (encore). Un peu éberlué au départ, il finit par se laisser convaincre par le bagou de son interlocuteur, qui a entre temps sérieusement étudié le dossier.
– Nous allons faire de l’intermédiation, nous avons déjà des contacts chez des industriels, assure Frédéric.
Après réflexion, Powernext n’a pas de raison valable de refuser son agrément à Monceau Trade. Elle le lui accorde finalement, en décembre 2006. La société peut alors directement intervenir sur le marché, sans le moindre intermédiaire. Elle peut acheter ou vendre des quotas. Mais surtout vendre, en l’occurrence. C’est tout l’intérêt de cette place de marché : pouvoir vendre, taxe comprise et très rapidement, des marchandises achetées 20 % moins cher quelques minutes auparavant.
Problème : les marchandises en question… ne valent plus rien. Nous sommes en 2007, soit à la fin de la première phase des quotas de CO2, qui s’est soldée par un fiasco total. En raison de leur surabondance, leur prix a sombré vers zéro euro. Difficile dans ces conditions d’en extirper un quelconque pourcentage… Il est plutôt l’heure d’anticiper la suite… Malgré les prix absurdes, et la faible rentabilité de l’opération, Frédéric et ses associés testent le mécanisme. Il a déjà obtenu pas mal de fonds potentiels. Il y a les connexions de sa belle-famille, les Corses, à Marseille. Et puis les cousins en Israël. Et surtout la filière londonienne, avec les Pakistanais. Après tout, ce sont eux qui ont eu l’idée au départ. Et leur machine est bien huilée, c’est clair : au Royaume-Uni, ils se font rarement attraper. Il faut dire que prendre Dubaï comme base arrière représente un point de départ. C’est un paradis fiscal parfait et sûr.
Encore faut-il démontrer l’efficacité du mécanisme.
C’est par une belle journée d’été que les affaires démarrent vraiment.
Un coup d’essai comme un coup de maître
Un matin de juillet 2007, rue de la Pompe à Paris, non loin de ses bureaux, Frédéric descend dans un web café. Il a noté tous les codes des comptes en banques des différentes sociétés sur son adresse Gmail. De l’autre côté de la rue, les lycéens grillent leur première clope. Frédéric est nerveux. Il s’embarque dans de vraies opérations cette fois. Il a réussi à convaincre un certain nombre de gens, surtout parmi ceux qu’il avait vus cet été en Israël. Il y a de la famille qui est impliquée. Ce n’est pas le moment de les décevoir, surtout que les investissements commencent à être un peu lourds pour ses épaules. Le nombre de sociétés créées dernièrement s’est un peu emballé. Le web café, c’est une sécurité : les adresses IP (Internet Protocol) des ordres de virement passés d’une banque à l’autre ne pourront pas être pistés. Les comptes en banque ne sont pas à son nom, les codes ne sont pas censés être les siens, donc en théorie tout va bien. Il peut commencer « ses salades » – c’est le terme qu’il utilisera plus tard devant le juge pour accuser Arthur d’avoir manigancé derrière son dos, et sans qu’il le sache, sur le marché du carbone.
En fait de salade, c’est un plat un peu plus compliqué qui est échafaudé.
Il commence par acheter, avec une société française, 80 000 tonnes de CO2, soit 80 000 quotas valant à peine 4,2 euros pièce, aux Pays-Bas, sur une petite place de marché. Les quotas sont ensuite vendus, au sein d’un réseau de sociétés bidon également habilitées à traiter du carbone puisqu’elles sont dans le registre. Ce qui est essentiel. JBS Company, MC Industries, Paul Rimaut 44SL ou encore Supersol : le cheminement des quotas qu’inaugure ce jour-là Frédéric mériterait d’être breveté. C’est une boucle dont Frédéric contrôle toutes les sociétés : à aucun moment, le quota n’est passé entre les mains d’un autre intervenant. Dans son web café de la rue de la Pompe, Frédéric passe plusieurs heures à s’emmêler les pédales dans les différents codes des comptes en banques, avant de maitriser le mécanisme, de mémoriser quelques chiffres.
Au bout de 4 échanges différents, le quota est vendu, sur Powernext cette fois, par Monceau Trade. Les 10 000 quotas achetés, pour 4,2 euros pièce, sont revendus le jour même un peu moins cher, soit 4,1 euros ; pourtant, Powernext lui règle 4,91 euros par quota. La place de marché avance en effet la TVA, soit 19,6 %. En une journée, l’investissement de départ de 42 000 euros s’est mué en 49 000 euros…
Le soir, le bénéfice est envoyé directement par la Caisse des Dépôts et Consignations qui détient les comptes de quotas, sur un compte ouvert à cet effet à Hong Kong. Plus tard, il y aura aussi Chypre, le Monténégro ou la Lituanie. Des lieux qui ont le mérite de ne pas être directement estampillés paradis fiscaux.
Derrière son ordinateur, Frédéric respire. Il appelle ses potes, illico.
– Pour un test, on peut dire que c’est concluant ! assure-t-il.
Le schéma qu’il vient d’inaugurer va connaitre un certain succès.
Ça a l’air de marcher. Tout le monde se donne rendez-vous à l’Étoile, une boite des Champs, où Frédéric raconte ses prouesses.
– Et encore c’est rien. Tous les experts le disent, le prix des quotas va grimper sérieusement, et il y aura beaucoup de volumes, assure le jeune expert du carbone.
À ce moment-là, il faudra être prêt. En attendant, lui ne touche plus au système. Déjà, il doit obtenir des fonds supplémentaires. Et puis, les volumes échangés sont insuffisants sur la place de marché. Lors de son passage éclair en juillet, il a représenté 2 % du marché. D’ailleurs, il ne le sait pas encore, mais il s’est fait repérer. Powernext s’interroge de cette drôle d’opération où l’acheteur revend le jour même à moindre prix. Ça sent le blanchiment à plein nez. Une alerte Tracfin a été faite, c’est la première. Frédéric est rapidement mis au courant. Il a de bons contacts dans cette administration cruciale pour lui. Marceau Trade, pour lui, c’est fini. Mais Samy, Franck et Marcel ne l’entendent pas de cette oreille. Ils ont acheté des business, maintenant, il faut qu’ils tournent. Frédéric les laisse faire. Ils vont utiliser exactement le même schéma : achat aux Pays-Bas, puis 3 tours en circuit fermé et revente sur Powernext.
Mais lui pense déjà à l’étape d’après, un schéma un peu plus compliqué dans lequel il n’apparaitra à aucun moment, promis, juré.
Des sociétés créées à la pelle
Un matin du mois de septembre 2007, rendez-vous est pris avec deux comparses. Arthur est une vague connaissance, il l’a déjà croisé dans des cercles de poker. Pour ce genre d’association, mieux vaut ne pas traiter directement avec ses meilleurs potes : après tout, il va payer des gens pour prendre les risques, pas la peine d’exposer la famille ou les amis. Arthur, d’ordinaire, il est plutôt sur des plans poudre. Il a déjà un train de vie correct vu son appart’ à Neuilly et ce qu’il claque au poker. Ce matin-là, il est venu avec un de ses potes, Nabil, comme prévu. Ils empruntent la grosse cylindrée d’Arthur, une Mercedes. Frédéric a insisté pour ne pas prendre sa voiture : pour aller au Luxembourg, inutile de se faire repérer. Les trois hommes ont rendez-vous avec une chargée d’affaires d’une société fiduciaire que Frédéric connait bien. C’est avec elle, déjà, qu’il avait traité le montage de la société EuroMountain. La société en question pourra investir dans des filiales qui échangeront les quotas. Autre intérêt du Luxembourg : la possibilité de faire entrer du cash ou des fonds bancaires discrètement. Contrairement à beaucoup de banques européennes qui réclament sans cesse l’origine des fonds, l’enclave luxembourgeoise fonctionne plus discrètement. La création d’une société de droit américain y est possible : ça tombe bien, ça brouillera un peu plus les pistes.
La société au Luxembourg va être au centre du réseau, comme une société mère qui pourra à la fois recueillir le cash et détenir une cascade de sociétés.
Trois heures d’autoroute plus tard, dans les bureaux feutrés d’un grand bâtiment gris, Madame Chartier les accueille chaleureusement avec un de ses collègues. Objectif : mettre Nabil en gérant d’une société. L’idée n’est pas des plus crédibles, Frédéric le sait bien. Pour l’occasion, Arthur avait d’ailleurs deux missions : trouver un coiffeur et un costume à son employé… C’est chose faite. En une demi-heure et quelques signatures, le voilà à la tête d’une société de droit américain, Commodity Stock Market. Nabil n’a pas compris grand-chose, les deux autres sont ravis en sortant de l’immeuble bourgeois.
– Heureusement que je la connaissais la nana, on a eu chaud ! remarque Frédéric. Bon allez on va bouffer !
Direction le MacDo. C’est pas parce qu’on vient de dépenser 5 000 euros pour créer une boite qu’il faut commencer à déconner côté fric.
Le Luxembourg ne va pas être le seul pays accommodant avec ses projets. Sur les conseils d’un avocat installé avenue Foch, spécialisé dans le offshoring, des relais vont aussi être créés dans des destinations légèrement exotiques. Monténégro, Chypre, Lituanie ou Hong Kong : pas la peine de se déplacer, il suffit de monter un dossier pour créer une structure avec compte en banque, carnet de chèques et carte bleue. L’objectif est encore une fois de noyer le poisson et d’éloigner le chaland.
Pour les autres sociétés, Frédéric garde un peu plus de distance. Il paie Arthur 5 000 euros par société apportée, et lui et Nabil sont chargés de recruter les autres gérants de paille. Des pauvres bougres le plus souvent, un peu comme Nabil. Livreurs de pizza, drogués, retraités sans le sou croisés sur le Vieux-Port, cousin des copains… tout y passe. Ils sont payés entre 1 000 et 3 000 euros par mois, surtout pour fournir un nom et une boite aux lettres, voire héberger du cash si besoin.
Les sociétés sont, elles, rachetées à de vagues connaissances. Certaines font du textile, d’autres du bâtiment, peu importe : il suffit de modifier leur objet social. Et de les faire passer en « commerce de gros », ou même de ne rien changer. La période sur laquelle leur activité est prévue ne sera pas éternelle de toute façon, ce n’est pas le Registre du commerce qui viendra leur chercher des noises.
L’étape d’après est plus délicate. Ce n’est pas le tout d’avoir la société et de la domicilier soit dans une société spécialisée dans l’hébergement d’entreprises, soit dans la famille et les proches des gérants. Les hommes de paille doivent ensuite aller à la banque pour ouvrir un compte à la société. Il arrive que les guichetiers s’interrogent sur leurs motivations et leur objectif pour la création d’une société. C’est le cas de Mokhtar, à Marseille, qui peine à aligner deux phrases. Il se retrouve viré d’une agence, puis d’une autre : personne ne croit vraiment son projet de créer une SARL, un acronyme dont il ne maitrise d’ailleurs absolument pas la signification. Dans ce cas, les gérants ont des directives très précises, ils doivent demander une attestation de refus d’ouverture de compte. Et le porter à la Banque de France, pour faire exercer le « droit au compte », une procédure que Frédéric connait par cœur. La Banque de France désigne alors d’office une banque qui n’a d’autre choix que de s’exécuter. Quelles que soient les motivations et la formation du candidat. La procédure est bien huilée, et pour cause : le gérant de paille à moitié lettré, dans la fraude à la TVA, il n’y a que ça.
C’est en 2008 que les affaires démarrent vraiment pour Frédéric. Samy a déjà largement pris les devants, en acquérant des fonds dans le « milieu » de la banlieue parisienne, auprès de la bande des gitans. Un pari risqué qui est pourtant au départ celui de la sécurité : s’allier avec une bande armée, c’est quand même le meilleur moyen d’assurer sa protection. Non seulement les Parisiens investissent des fonds dans les turbins, mais en plus ils prêtent des hommes de main pour les échanges de cash, les gérants de paille, les transferts de fonds… Encore faut-il leur faire confiance.
Arthur, lui, a fait un tour par Moscou, où il a aussi fait des rencontres fructueuses pour investir un peu plus vite dans le business du carbone. Tout comme Franck, qui a pas mal de contacts dans la communauté russe en Israël.
Si les autres sont, en un sens, de bons commerciaux, Frédéric a un atout de maître. Il connait maintenant les gens de Powernext. Il sait comment inscrire de nouvelles sociétés sur la place de marché. Frédéric parvient à en inscrire trois directement sur la place de marché. C’est à partir de là que les affaires s’accélèrent… Il peut désormais acheter ET vendre sur Powernext, alors qu’il ne faisait que vendre. Ce qui permet d’aller encore plus vite. D’autant qu’une autre martingale est apparue : le Danemark.
Un pays que Frédéric connaissait déjà bien, puisque EuroMountain y avait pas mal d’activités. Il se trouve que le registre du CO2 danois est encore plus accessible que le registre français. Pas la peine de se déplacer : il suffit de s’inscrire sur Internet, et d’envoyer par la poste une photocopie de sa carte d’identité ! La même société peut être enregistrée sur plusieurs registres à la fois, avec des comptes différents. « Un pousse au crime ! » s’étonne Frédéric en découvrant le système. Et en y inscrivant plusieurs sociétés. Ça peut toujours servir.
Début 2008, un nouveau réseau de sociétés est en place, prêt à fonctionner. Au départ, Frédéric passe ses ordres à partir de MacDo, ou d’hôtels de luxe comme le Park Hyatt près de la Place Vendôme, où l’accès Wi-Fi est gratuit et efficace. Mais les sommes en jeu commencent à être trop importantes, les risques trop grands. Frédéric décide de tout délocaliser. Des adresses IP hors de France, ce sera moins risqué. Il demande à une cousine installée à Jérusalem de l’aider : c’est elle, désormais, qui passera les ordres, et qui gérera aussi son adresse E-mail. Il la salarie pour ce travail, sans qu’elle se doute vraiment de ce qu’il se passe. Lui et ses collègues lui donnent même un nom de code : la Schtroumpfette. C’est elle qui va effectuer ce boulot que Frédéric qualifie de « secrétaire » : passer les ordres de montants toujours plus délirants sur le marché du carbone. Des centaines de milliers d’euros transitent chaque jour entre les différents comptes en banque, et c’est elle qui passe les ordres.
Frédéric donne ses ordres par téléphone, mais cette fois il prend ses précautions. Il sait qu’il a été mis sur écoute en 2007, qu’il peut l’être à tout moment. Il donne ses ordres par mails, qu’il détruit illico.