Chapitre six
Le rôle trouble des intermediaires
La vertu de la Caisse des Dépôts, écran de fumée derrière lequel se dissimule la fraude
La responsabilité des intermédiaires bancaires durant l’épisode de la fraude a longtemps été une interrogation pour les enquêteurs. Comment ont-ils pu fermer les yeux devant l’avalanche de faits troublants ?
Y aurait-il eu des complicités à l’intérieur de la Caisse des Dépôts et de Bluenext, qui géraient tout le mécanisme ? Ou simplement de l’incompétence ? Comment la place de marché et les intermédiaires ont-ils laissé des béotiens pénétrer ce monde fermé qu’est la finance ? Face à ces questions qui se sont posées pour chacune des 19 enquêtes menées en France, les réponses ne sont pas « blanc-bleu », comme disent les fraudeurs. Personne n’a été parfait, et des dysfonctionnements ont émergé un peu partout. Certains intermédiaires ont frôlé la malversation, voire s’y sont immergé.
Côté complicité, les enquêteurs ont commencé par des enquêtes et perquisitions immédiates à la Caisse et chez Bluenext, sans s’intéresser à Nyse Euronext, l’actionnaire majoritaire de Bluenext. Rien n’a été découvert au sein de la vénérable institution de la Caisse des Dépôts, qui détenait des participations dans Bluenext et Sagacarbon.
Fondée en 1816 pour rétablir les finances publiques de la France affaiblies par les batailles napoléoniennes, la banque a toujours fait de la vertu son écusson. Surtout orientée vers le financement des collectivités locales et des caisses de retraite, elle dispose de 14 milliards d’euros de fonds propres et de 40 000 salariés. L’État lui a naturellement confié la gestion du mini fonds souverain à la française, le FSI (Fonds Stratégique d’Investissement). Elle organise chaque année la publication de référence sur les questions de blanchiment en France, le Rapport Moral sur l’Argent dans le Monde. Où les questions de criminalité financière arrivent en bonne place. Étrangement, ce rapport ne s’est penché qu’à la marge sur la question de la fraude à la TVA sur le marché du CO2. Et en 2011.
Or non seulement les fraudeurs ont volé 1,6 milliard d’euros de TVA à la France, dans la pratique, mais en plus c’est précisément cette banque insoupçonnable, celle de l’État, qui a blanchi les fruits de cette fraude en envoyant les fonds à l’étranger.
C’est grâce à la réputation irréprochable de l’institution qu’une telle aberration a été rendue possible : la Caisse des Dépôts a joué les garanties de moralité à la fois pour ses filiales, la plate-forme de marché Bluenext et le courtier Sagacarbon, et pour ses propres activités dans le carbone.
Alors même que la pire fraude organisée sur un marché financier se déroulait en son sein, en 2009, Bluenext n’hésitait d’ailleurs pas à qualifier son actionnaire comme « l’institution financière la plus sûre du monde » dans ses plaquettes. Son slogan s’appuyait aussi sur cette notion de sécurité garantie par un actionnaire irréprochable : « Be in safe hands », proclamait-il : Soyez entre de bonnes mains…
C’est pour cette même raison de moralité que la Direction Générale des Entreprises, en charge de la gestion de la TVA à Bercy, ne s’est pas interrogée sur le versement de 1,3 milliard d’euros de remboursement de TVA à Bluenext au premier semestre 2009.
« L’implication de BlueNext, filiale de la Caisse des Dépôts et consignations et de NYSE, constituait une caution d’honorabilité propre à dissiper les craintes éventuelles », expliqueront les agents de la Direction Générale des Entreprises à la Cour des Comptes lors de son enquête sur le sujet, en 2011. Le fait que Bluenext, une société d’une vingtaine de personnes sur un marché encore immature, soit devenu, en l’espace de quelques semaines, le premier créancier de l’État, qui rembourse environ 20 milliards d’euros par an aux entreprises, n’a pas choqué les agents des impôts, qui se fiaient plus à la bonne mine de la société qu’à la dure réalité des chiffres !
Du blanchiment dans le VIIe arrondissement
Dans son rapport annuel pour 2011, la Cour des Comptes souligne largement la responsabilité de la Caisse des Dépôts dans l’épisode de fraude. Ses interrogations portent principalement sur l’agence bancaire de la Caisse des Dépôts, qui a envoyé durant des mois et des mois des millions d’euros à l’étranger, à partir des comptes en banques des détenteurs de quotas. Chaque détenteur de compte sur le registre français du carbone doit en effet avoir un compte bancaire à la Caisse des Dépôts pour pouvoir acheter et vendre les quotas. Et plutôt que de transférer de la CDC à un autre compte français, les fraudeurs faisaient systématiquement sortir les fonds de France à partir de la banque de l’État, ce qui leur permettait d’éviter tout contrôle sur des transferts de fonds vers l’étranger. Et c’est bien là que le bat blesse. Dans n’importe quelle agence bancaire, tout transfert d’un pays à l’autre d’une somme de plus de 10 000 euros doit faire l’objet d’une déclaration aux douanes. Les comptes bancaires bourrés des liquidités liées à la revente de quotas TVA comprises, sont sortis de ce cadre réglementaire comme par magie.
« Pour ne prendre que l’exemple le plus singulier, peut-on lire dans le rapport annuel de 2011 de la Cour des Comptes, il a été relevé que dans les premiers mois de 2009, des virements atteignant au total plus de 500 millions d’euros ont été effectués [par l’agence bancaire de la Caisse des Dépôts] vers des destinations d’autant plus surprenantes qu’il s’agissait de pays non soumis à un plafonnement des émissions de CO2, au profit d’un opérateur qui avait fait l’objet de déclarations de soupçon à la fin de 2008 pour des montants totalisant 241 millions d’euros. » « Il s’agissait naturellement de transferts d’espèces et non de quotas, mais il demeurait néanmoins curieux que des microsociétés en nom personnel nouent des transactions d’un montant aussi élevé en n’étant nullement partie prenante du système européen d’échange. »
Sans prononcer le mot, la Cour des Comptes s’étrangle devant ces opérations étranges qui ressemblent fort à une complicité de blanchiment. « Il demeure surprenant, au regard des sommes en jeu, que l’agence bancaire et le gestionnaire du marché aient procédé, sans précaution particulière, à des virements importants vers des destinations insolites et au bénéfice d’opérateurs déjà signalés à la cellule de renseignement financier. »
Aussi surprenant que cela puisse paraître, la Caisse des Dépôts peut arguer d’avoir eu le droit pour elle. Le règlement du registre, issu de la fameuse directive 2003 organisant le marché du carbone, prévoyait que les sociétés inscrites sur le registre pouvaient faire des virements n’importe où dans le monde, y compris aux Seychelles ou au Vanuatu, du moment que c’était pour le bénéfice de leurs filiales. « Il suffisait donc d’ouvrir une société du même nom à l’étranger, de lui créer un compte en banque, et la Caisse envoyait l’argent dessus… rien de plus simple ! » s’amuse encore un fraudeur. Dans la plus grosse affaire française, instruite à Marseille pour un montant de 380 millions d’euros, la société RIDC avait un alias au Panama. Les 380 millions d’euros ont donc été transférés directement – mais sous la forme de nombreux virements tout de même – de l’agence bancaire de la Caisse des Dépôts, à Paris, à la banque panaméenne de la société marseillaise.
La Caisse des Dépôts a aussi versé des dizaines de millions d’euros à une société baptisée Atlas Capital au Monténégro, donc en dehors de l’Union Européenne, sans qu’aucun signal ne passe au rouge. Pour la Caisse, ce phénomène ne ressort pourtant pas de sa responsabilité, dans la mesure où tout ou presque a fonctionné selon la norme dans son périmètre. C’est la norme qui était mal faite : autoriser les gestionnaires de registres à pratiquer des virements dans n’importe quelle filiale à l’étranger n’avait aucune légitimité pour un mécanisme strictement européen. Une idée que le rapport Prada a largement confirmée en déclarant qu’il fallait faire des « changements coperniciens » dans le marché du carbone, notamment en « rétablissant l’honorabilité » des participants au marché.
L’absence de transparence de la filière carbone en question
La vertu présumée de la Caisse des Dépôts a aussi pesé dans l’organisation de la filière carbone en France. Dans tout autre établissement, il eut été impensable d’autoriser la concentration de toutes les activités aux mains d’un seul acteur pour cause de conflit d’intérêts potentiel. À la Caisse, si.
La Caisse des Dépôts s’est retrouvée à la fois avec la charge de tenir le registre du carbone français, ce qui correspond à la Banque Centrale des quotas en France. Elle a ensuite acheté une participation dans Bluenext, la place de marché du carbone. Puis elle a développé un courtier en carbone, Sagacarbon. Le tout, dans l’optique naïve de participer un maximum à la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Et en appliquant des règles du jeu très sérieuses pour éviter tout conflit d’intérêts : il était évident que des « murailles de Chine » seraient mises en place, et qu’elles fonctionneraient.
Et de fait, elles fonctionnaient : ni Sagacarbon, ni Bluenext, ni le teneur de registre n’étaient en relations. Sagacarbon était même tellement peu en relation avec Bluenext qu’il passait ses ordres… à Londres, sur la place financière concurrente !
Les murailles de Chine ont si bien marché qu’elles ont retardé la prise de conscience de la fraude. Des échanges entre le teneur de registre et la place de marché auraient permis de recouper certaines informations : les mêmes individus soupçonnés de fraude par la place de marché, qui les voyaient vendre à perte, étaient aussi soupçonnés par le teneur de registre, qui voyaient des montants faramineux de cash disparaître de leurs comptes.
Parmi les nombreuses interrogations qu’ont pu se poser enquêteurs ou spécialistes du marché sur la Caisse des Dépôts, l’absence de transparence a aussi joué. L’opacité suscite forcément des questions.
Contrairement à ce que pourraient attendre les citoyens d’une démocratie lambda, la principale banque de l’État cultive le secret et le devoir de réserve sans limites.
Ainsi, si le secrétaire général de la Caisse des Dépôts a bien voulu s’expliquer devant les magistrats de la Cour des Comptes en septembre 2011, à propos de la fraude à la TVA sur le marché du CO2, il ne l’a fait qu’à huis clos. Ses arguments n’ont pas été directement présentés à la société civile, quand bien même ses actionnaires sont, avant tout, les citoyens français.
De même, les activités de la Caisse des Dépôts sur le registre du carbone étaient totalement opaques. Ce n’est que face aux officiers de police qu’elles se sont éclaircies momentanément. Le registre du carbone, que la Caisse des Dépôts gère pour le compte du ministère de l’Environnement, est un service payant ; il a donc bénéficié de l’épisode de fraude à la TVA en raison de l’explosion des volumes et du nombre important de nouveaux intervenants.
Les frais d’ouverture s’élevaient à 1 500 euros par compte, ainsi qu’à 2 500 euros par an pour frais de gestion. Des frais élevés, dont le registre n’a néanmoins pas bénéficié. En France, il y avait en 2009 1 038 comptes pour des industriels assujettis à la taxe carbone, et 240 comptes non obligés : ceux des intermédiaires classiques, et ceux des fraudeurs. L’augmentation artificielle du nombre d’inscrits n’aura pas rapporté grand-chose… En effet le ministre de l’Environnement, en accord avec le ministère des Finances, avait décidé de subventionner l’inscription sur le registre. Entre 2008 et 2009, 450 000 euros ont ainsi été alloués pour encourager les candidats à venir participer au marché du carbone… l’État a ainsi aidé les fraudeurs à venir se servir dans ses caisses. Ou plus exactement, « à la Caisse » comme aiment à ironiser les fraudeurs : « C’est pas pour rien que ça s’appelle la Caisse ! »
Le tarif du passage par le registre français d’une tonne de carbone était de 0,095 centime, ce qui lui a aussi permis de bénéficier de recettes d’environ 2,3 millions d’euros. Des montants tout à fait négligeables par rapport à la fraude.
Le rôle de Bluenext a aussi été examiné à la loupe. La petite place de marché a rapidement identifié des mouvements suspects, et s’est interrogée sur ses membres. Car les quelques fraudeurs qui sont parvenus à inscrire leur société directement sur Bluenext, soit plus de cinq sociétés, se sont vus faciliter la tâche. Une fois inscrits en tant que membre, ils n’avaient en effet de compte à rendre à personne sur le profil des sociétés clientes, qui vendaient TVA comprise. C’est d’ailleurs ce que le fisc a reproché à Bluenext : de ne pas avoir vérifié la fiabilité, non pas de ses membres, mais de certains clients de ses membres. Bercy avait envoyé fin juin 2011 un redressement fiscal de 350 millions d’euros, correspondant à la fraude de certaines sociétés dont les KYC, les contrôles bancaires sur la clientèle appelés Know Your Client, auraient été insuffisants. Après une âpre négociation, Bluenext s’est retrouvé au final à l’automne 2011 avec une note de 31,8 millions d’euros à régler. Il a fallu que Nyse-Euronext, son actionnaire à 60 % coté aux États-Unis, publie une note auprès de la Securities Exchange Commission (SEC) pour que le sujet soit rendu public.
La Caisse des Dépôts a préféré payer sa quote-part de l’amende, soit 12,8 millions d’euros, plutôt que de se lancer dans une procédure qui lui aurait fait une mauvaise publicité – tout comme Nyse Euronext, qui s’est acquitté du solde. « Du racket ! » estime en privé Jean-Pierre Jouyet, le nouveau directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations.
Car les arguments du fisc étaient maigres : ils ont fait payer les premiers acteurs à avoir repéré la fraude, à l’avoir dénoncée aux services de renseignement, en les accusant de manquements à leurs obligations. Les déclarations de soupçons effectuées par Bluenext n’auraient pas été assez précises, selon le fisc. Le règlement indu de cette ardoise, qui a finalement peu de sens puisque la Caisse des Dépôts appartient à l’État (qui n’a donc récupéré que 20 millions d’euros au total), est encore une fois la conséquence de ce goût immodéré pour le secret et la discrétion.
C’est cette même obsession qui a permis à Bluenext de dissimuler ses comptes longtemps après que le scandale de la fraude à la TVA avait éclaté, alimentant les fantasmes les plus fous sur ses recettes durant la fraude – alors que la réalité était beaucoup plus prosaïque, et nettement moins scandaleuse qu’un compte en banque de fraudeur au Panama.
Il a fallu qu’un enquêteur les exige pour que les comptes de 2008 et 2009 sortent de l’ombre, sans quoi personne n’en aurait jamais rien su. En 2009, la société a réalisé un produit net bancaire – l’équivalent du chiffre d’affaires pour les institutions financières –, de 33,7 millions d’euros, pour un résultat net de 15,1 millions d’euros. L’année précédente, ses bénéfices se limitaient à 1 million d’euros. Il y a donc bien un impact positif, et même très sérieusement positif, de la fraude à la TVA sur les comptes de Bluenext. Ce qui est normal : les volumes échangés sur le carbone ont explosé, et la place de marché se rémunère justement en fonction des volumes. En 2009, chaque transaction donnait lieu à un paiement de 0,017 centime par ordre de marché. Il y en a eu des millions.
Alors que la moindre société cotée doit présenter chaque trimestre ses chiffres audités, ceux de Bluenext, une plate-forme de marché organisée, ne rendent aucun compte à la société civile ou même à ses propres membres, au mépris des règles de la bonne gouvernance. Cette culture du secret a favorisé une certaine suspicion générale à l’égard de Bluenext. La structure, qui exerce sur un marché très concurrentiel, n’avait certes pas que des amis. Les autres places actives sur le carbone – Ice-ECX à Londres, EEX en Allemagne notamment, ont largement bénéficié des déboires de Bluenext pour renforcer leurs parts de marché. Elles ont d’ailleurs aujourd’hui plus de 90 % des parts de marché sur le carbone, alors que Bluenext était au départ le numéro un.
Même à Paris, les langues ont été promptes à se délier pour s’interroger sur le fonctionnement de la plate-forme. La proximité de certains de ses salariés avec un intermédiaire qui travaillait quasiment exclusivement avec des fraudeurs a notamment posé question.
Mais ces interrogations se sont arrêtées là. Car vu l’ampleur de la fraude, la totalité des intervenants sur le marché du carbone ont eu à faire à des fraudeurs un jour ou l’autre. Royal Bank of Scotland, Deutsche Bank, Barclays, Sociéte Générale, EDF Trading : tous les acteurs du carbone sont entrés dans des boucles de fraude sans le savoir. Et ont donc été impliquées dans les enquêtes, ce qui est normal.
Quand les intermédiaires profitent de la fraude
Certains intermédiaires ont néanmoins franchi la ligne jaune, soit en intervenant sur le marché du carbone exclusivement avec des fraudeurs, soit en entrant carrément dans la danse.
C’est le cas de la société Dubus par exemple. Une société centenaire plutôt portée sur les machines-outils, qui a développé des activités de courtage en ligne sur les actions avec succès. Elle avait aussi lancé une offre sur le carbone, qui proposait le négoce des quotas de CO2. Dubus SA était donc inscrite sur Bluenext à ce titre.
Sans que la respectabilité des actionnaires de Dubus soit en jeu, la structure aurait néanmoins trempé dans la fraude par le biais de l’un de ses salariés, aujourd’hui poursuivi par la justice belge. La société installée à Lille a en effet travaillé en étroite liaison avec une société rachetée en Belgique, dont l’objet avait été modifié. L’objectif était de pouvoir vendre de l’autre côté de la frontière des quotas achetés en France. Les activités de courtage sur le carbone de Dubus ont été interrompues dès 2009, et la société n’est plus membre de Bluenext.
Dubus représente toutefois un cas extrême et isolé dans l’intermédiation, où les activités des intermédiaires se sont principalement déroulées dans le cadre de la légalité. Ainsi la société polonaise Consus, dont la part de marché a atteint plus de la moitié du marché avant février 2009, n’a rien fait d’illégal selon la justice qui s’interroge encore sur l’angle à prendre pour poursuivre cette structure, qui a sans conteste bénéficié de l’augmentation des volumes liée à la fraude : son chiffre d’affaires a été décuplé durant l’épisode de fraude. Mais Consus représente aussi un cas à part dans la finance carbone. Dirigée par un homme d’affaires polonais sympathique, qui s’était fait une très bonne réputation sur la place parisienne, la société a fini par faire l’intermédiation de toutes les sociétés plus intéressées par la TVA que par le carbone. « Au début, j’y connaissais rien, j’ai appelé Consus, il m’a dit ce qu’il fallait acheter, c’était des EUA-European Union Allowances, le nom technique du quota de CO2 » a ainsi assuré, durant le procès parisien de l’automne 2011, celui qui se disait « trader ».
La société a souvent été dénoncée, par les autres intermédiaires ou par les fraudeurs, pour avoir facilité l’accès au marché du CO2. Et elle en aurait tiré des bénéfices conséquents, soit environ 150 millions d’euros ; des profits réalisés non pas en participant à la fraude, mais en imposant des frais d’intermédiation nettement plus élevés que les autres. En échange, l’intermédiaire proposait des opérations ultras rapides, en permettant aux fraudeurs de verser l’argent puis de récupérer les bénéfices en quelques heures, ce qu’aucune banque classique n’autorise. Consus avançait les fonds avant même qu’ils ne soient libérés par la banque utilisée pour la transaction, principalement Nordea. C’est ainsi que Consus a finalement capté l’essentiel des parts de marché sur Bluenext, avant le mois de février 2009. Date à laquelle il a quasiment arrêté.
« Un jour, je vois le directeur de Consus qui me dit : je vais faire plus de 10 millions de tonnes de CO2 par jour » se rappelle un employé de Bluenext… Le volume de quotas que l’intermédiaire se proposait d’acheter et de vendre sur la petite place de marché correspondait alors à deux fois celui des meilleurs jours de trading de Blunext…
« Je lui ai répondu : non, ça, ce n’est pas possible. La semaine d’après, il a arrêté de traiter sur Bluenext », témoigne cet ancien trader sur le pétrole.
Au départ, le projet de Consus était pourtant parti sur des bases saines. L’idée était de convaincre les producteurs d’électricité polonais, qui sont les plus gros émetteurs de CO2 d’Europe par kilowatt – produit en raison d’un recours massif au charbon plutôt qu’au gaz ou au nucléaire – de laisser Consus gérer leurs quotas de carbone. La principale place de marché était en France, les principaux émetteurs de CO2 étaient polonais ; et le directeur de Consus parlait les deux langues. Il travaillait main dans la main avec Bluenext, qui de son côté le traitait avec bienveillance. Notamment en lui gardant des bières polonaises au frais, sur le stand Bluenext, lors des nombreux salons qui animaient la finance carbone. Une petite histoire très répandue auprès des fraudeurs, qui prennent ça comme une preuve de complicité entre Consus et Bluenext.
Dès la mi-2008, le chef d’entreprise polonais avoue d’ailleurs à des gens du marché avoir « l’impression d’avoir gagné au loto » tant les affaires marchent bien. Ses arguments de vente reposaient sur la rapidité des transactions, et le fait qu’il accepte à peu près tous les candidats quels que soient leur passé ou l’activité de leur structure. Il avait beau pratiquer des tarifs exorbitants par rapport au reste du marché, soit environ 40 centimes d’euros par tonnes de CO2 vendues, contre quelques centimes pour les intermédiaires classiques, les quotas ne cessaient de tourner. « Mais pourquoi venez-vous me voir, moi, le petit juif polonais avec sa micro société, alors que vous pourriez prendre n’importe quelle banque ? » demande-t-il un jour à un client prêt à investir des sommes énormes dans le carbone.
– Parce que c’est toujours mieux de travailler avec des gens de la communauté, lui assure son interlocuteur.
Sa structure installée dans une société de domiciliation d’entreprises à Paris, n’a aucun salarié en France, et seulement quelques-uns en Pologne. En quelques mois, en 2008, elle voit sa part de marché exploser. Au point de réaliser la moitié des opérations de Bluenext, début 2009, alors même que les plus grandes banques (Société Générale, BNP) sont présentes depuis plus longtemps sur le segment !
Au total, Consus aura brassé un chiffre d’affaires de 3,6 milliards d’euros en 2009 au sein de sa société française, pour un bénéfice de 1,6 million d’euros. La structure polonaise affiche de son côté un bénéfice de près de 50 millions. Des chiffres qui font peu de sens par rapport à ceux des autres acteurs de l’intermédiation.
En Pologne, dans la petite ville de Torun où l’intermédiaire est installé, le succès de Consus est vécu comme un conte de fées. L’équipe de football local ainsi que la synagogue ou le Téléthon polonais ont bénéficié des largesses de la société devenue brusquement riche à millions. Les dirigeants de la société, qui faisaient, au début du marché du carbone, des allers-retours entre Paris et Varsovie en voiture durant la nuit, ont pris l’habitude d’autres moyens de transport, comme le jet, aux quatre coins du monde, surtout en Afrique, parfois en Israël. C’est d’ailleurs avec lui que Raphaël a découvert le voyage en jet privé. « J’ai fait une transaction avec un polonais, et j’ai voyagé en jet. Je dois dire que j’ai trouvé ça très pratique ! », a-t-il déclaré durant son procès.
Consus n’a toutefois pas été accepté en tant que partie civile dans les différentes informations judiciaires en cours. Ce qui signifie que le juge ne considère pas la société comme victime de la fraude. Le juge Jean-Marie d’Huy, qui instruit plusieurs dossiers sur le CO2 à Paris, a en revanche accepté la constitution de partie civile de la Caisse des Dépôts, Bluenext ou de l’intermédiaire Voltalia, ce qui leur donne accès au dossier à l’instruction.
Le fisc français s’est en revanche tourné vers Consus, comme il l’avait fait auprès de Bluenext. Mais les montants sont, cette fois, nettement plus importants. Il s’agit même du plus gros redressement fiscal de l’histoire. Le redressement est d’autant plus historique qu’il concerne une société qui n’avait aucun salarié en France, et qui n’a fait qu’acheter et vendre… de l’air. La proposition de redressement qui a été adressée à l’intermédiaire est supérieure à 1,2 milliard d’euros1 ! À titre comparatif, le fisc envoyait en même temps, à l’hiver 2012, une proposition de redressement fiscal à la société Google, installée en France où elle a 150 salariés. Une amende nettement plus modeste… soit 100 millions d’euros seulement pour la société qui ne paie pas d’impôts en France.
Pour Consus, la logique est la même que celle de Bluenext : Bercy reproche à l’intermédiaire de s’être insuffisamment renseigné sur ses clients. « La logique fiscale, que nous contestons, consiste à incriminer les intermédiaires qui n’ont pas vérifié que leurs clients étaient à jour de leur TVA », explique maître Jean-Marc Fedida, l’avocat de Consus.
Le montant du redressement encore en négociation semble peu cohérent par rapport au montant total de la fraude. Sachant que l’État français a estimé la fraude à 1,6 milliard d’euros, le fisc tiendrait Consus responsable pour les trois quarts du total, alors que de nombreuses autres sociétés ont participé à la fraude, et font l’objet d’enquêtes à ce titre. Il est aussi peu rationnel dans la mesure où l’intermédiaire ne dispose pas de ces montants, et ne peut s’en acquitter d’autant qu’il a investi dans de nouveaux projets. Il s’est ainsi lancé dans l’exploitation de mines d’or au Ghana et s’intéresse aussi à la biomasse pour alimenter les centrales électriques polonaises, et a aussi investi dans une société qui extrait du charbon dans le sud de Bornéo, en Indonésie : Sparkling Commodities. Sa société polonaise vient également d’obtenir un agrément, en Pologne, afin de traiter des valeurs mobilières – des actions et autres obligations.
D’autres pays se retournent également vers les intermédiaires, qui apparaissent souvent comme les seuls acteurs solvables du marché.
En Belgique, la banque Fortis a ainsi été condamnée à payer au fisc plus de 80 millions d’euros en 2011, en raison d’un manque de vigilance. En Allemagne, le procureur de Francfort compte s’attaquer à la responsabilité de la Deutsche Bank dans la fraude.
Mais en France, l’État ne peut pas se retourner contre sa propre banque. En plus de sa responsabilité en tant que teneur de registre et actionnaire de Bluenext, la Caisse des Dépôts et Consignations était actionnaire d’un courtier, Sagacarbon. Devant la forte concurrence des grandes banques bien établies sur le marché du carbone en Europe de l’Ouest, Sagacarbon a décidé, comme Consus d’ailleurs, de s’intéresser aux marchés de l’ex-Europe de l’Est, en ouvrant des bureaux en Pologne et en Bulgarie, ou encore de Hong Kong pour cibler le marché asiatique. Des décisions jugées douteuses par la finance carbone parisienne, qui s’est rapidement posé des questions sur le bien-fondé de cette stratégie.
« Qu’est-ce que la Caisse des Dépôts fait dans les pays de l’Est ? C’est pas très sérieux tout de même » se demandait un banquier quelques mois après que la fraude avait éclaté. Pour une société dans laquelle la Caisse des Dépôts était actionnaire à 100 %, Sagacarbon a bénéficié d’une grande latitude. Au total, la Caisse a investi plus de 20 millions d’euros dans son courtier. Elle le laissait pourtant agir sur des terrains glissants, sans grand contrôle.
Son directeur général, était très proche d’un ancien secrétaire général adjoint de la Caisse des Dépôts devenu directeur de CDC Climat, la filiale de la Caisse gérant les sujets environnementaux, et notamment Bluenext et Sagacarbon. Dès le début, Sagacarbon aurait tenté des opérations pour le moins « musclées » au regard de la vénérable réputation de son principal actionnaire.
C’est le cas de l’activité commerciale qui aurait été nouée avec un sulfureux businessman bulgare actif dans le domaine de l’énergie, Hristo Kovachy, et qui possédait des centrales à charbon rachetées à bas coût quelques années plus tôt. Des centrales anciennes, et donc très émettrices de CO2. Et très impliquées dans le commerce des quotas de CO2.
En 2008, suite à une irrégularité constatée dans la comptabilité carbone du pays, la Bulgarie n’alloue pas de quotas à ses industriels, comme elle aurait dû le faire. Le commerce de quotas devient donc impossible. À ce moment-là, Hristo Kovachy aurait proposé une opération à Sagacarbon : vendre à terme plus de 3 millions de quotas qu’il n’a pas encore. Une boucle très lucrative, mais aussi très risquée est organisée, dans laquelle la Caisse des Dépôts se porte garante. Début 2008, alors que les quotas de CO2 atteignent un prix de 28 euros, Sagacarbon les vend sur le marché. Or à partir de ce moment là, les quotas n’arrêtent pas de baisser. L’intermédiaire rachète sa position en octobre de la même année, avec une plus-value énorme. Hristo Kovachy aurait remporté plus de 7 millions d’euros sur cette opération, et Sagacarbon plusieurs millions. Mais au prix d’un gros risque : si le marché avait été haussier, Sagacarbon se serait retrouvé face à une ardoise titanesque, en devant honorer la livraison des quotas vendus. La société aurait ainsi pris un risque de réputation majeur en travaillant avec un acteur de l’énergie pour le moins peu recommandable. Car le partenaire bulgare est en prise avec la justice de son pays. Et ce n’est pas nouveau.
Condamné en 2008 et en 2011 pour évasion fiscale de grande ampleur, l’homme d’affaires a réussi entre temps à vendre certaines de ses installations de production d’électricité installées en Bulgarie à des sociétés installées aux… Seychelles !
Sagacarbon aurait aussi eu des relations commerciales avec une autre société, suisse, faisant l’objet d’une information judiciaire sur la fraude à la TVA : Elsa Technologies. Devant la litanie de problèmes potentiels, et un manque de rentabilité patente, certains salariés ont été rapatriés en catimini à la Caisse des Dépôts, d’autres ont été licenciés. La Caisse a finalement déclaré avoir choisi de fermer la société à l’été 2011, après avoir essuyé deux ans de pertes successives. Une aventure dans laquelle quelques millions d’euros ont encore été perdus : la structure avait été rachetée pour 2 millions et dotée de 20 millions d’euros de capital, en 2005. Après avoir essuyé des pertes sur 2009 et 2010, la Caisse a retiré ses billes, mais laissé 800 000 euros d’actifs. La perte nette pour la banque de l’État pour l’aventure Sagacarbon s’élève donc à 5 millions d’euros. Plusieurs salariés sont repartis directement à l’Est. Direction : la Bulgarie. Ou une société baptisée Sagacommodities a vu le jour.
1 Chiffre confirmé par l’avocat de Consus.