Chapitre cinq
Co2 et blanchiment,
un mariage détonnant
Une blanchisserie en région parisienne
Des cartons qui s’empilent, les palettes qui se succèdent. Un matin d’été, c’est la routine habituelle dans un entrepôt de Romainville, à quelques kilomètres de Paris. Un camion vient livrer des baskets, des Converse venues d’Asie par containers, qui sont acheminées depuis Le Havre en camion. Nathan reçoit les cargaisons, compte les palettes et organise le stockage de ces énormes cartons. Son boss, Raphaël, débarque au beau milieu des opérations.
– Il reste quatre palettes, tu les mets toutes au fond, elles tiendront tout juste, assure-t-il à Nathan, l’oreillette de son téléphone portable encore en place.
Pas très grand, mais musclé, Raphaël a un regard vert profond et surtout précis. Il peut évaluer en une seconde le nombre de jeans qui rentreront dans un carton, le nombre de cartons qu’accueillera une camionnette, ou la capacité en billets de 500 euros de son coffre personnel, coincé au fond du petit bureau de l’entrepôt.
Après un énième coup de fil, il va claquer une bise à Nadine, la secrétaire, qui fume devant les locaux. Elle est cousine avec le boss, et copine avec tout le monde. Son job, c’est la comptabilité des arrivées et des sorties.
– Salut la miss ! Tout va bien ce matin ? T’as checké mes mails ?
– Oui, j’ai aussi eu un coup de fil, faut que tu rappelles un mec pour une histoire incompréhensible, il veut savoir si tu t’es décidé pour le « jait », j’ai rien compris…
Raphaël rigole, son regard s’illumine.
– Ok, merci pour le message… c’est une histoire de transport, laisse tomber.
Il fonce sur son téléphone portable. Le jet privé, depuis le temps qu’il en rêve… l’achat n’est pas encore sûr, mais c’est vraiment un rêve de gosse. Il s’agit d’un Gulfstream, un G3 d’occasion, un petit avion dans lequel on peut facilement rentrer à dix. Le vendeur, un jeune blanc-bec très vielle France avec ses particules, tique un peu sur le mode de paiement. Un quart de la somme en cash, ça va quand même être délicat à expliquer à sa banque. Un bon petit virement, même de Chypre, ce serait quand même plus clean. Avec ses moteurs Rolls-Royce, l’avion coûte quand même près de 8 millions ! Raphaël n’est pas sûr de le convaincre, pour le liquide. Mais il n’a pas d’autres solutions.
Pour ce genre d’opération, mieux vaut que Nadine ne soit pas au courant de tout. Elle ne gère après tout qu’une partie de la comptabilité très particulière de la boite, Ethan, une société spécialisée dans le commerce de gros de textile, si l’on en croit le registre du commerce. Un business classique. Raphaël y bosse comme un dingue. Il a commencé en faisant les marchés, au début des années 1990. Parce que son CAP de boucherie ne lui ouvrait que des portes de salles réfrigérées, et un horizon de misère. Les marchés, c’était un job en plein air, moins d’heures, et des marges nettement plus substantielles que celles de la barbaque, contre un investissement en temps beaucoup plus faible.
À la demande de certains clients, et comme il brassait pas mal de billets, il s’est mis à faire un peu de décaisse. Un mot presque sympathique pour parler de blanchiment : après tout, il ne s’agissait que de quelques milliers d’euros, qui arrivaient sur les comptes en banque en même temps que le fruit de la vente des fringues sur les marchés. Les fonds en question étaient ensuite reversés aux clients, contre un petit pourcentage. Le B-A BA du blanchiment, une activité encore plus intéressante que les jeans. Dont Raphaël est rapidement devenu un des maîtres incontestés en région parisienne, à l’aide d’un réseau solide : familles, proches, mais également des hommes de main, qui font respecter les termes de contrat peu licites. Des hommes de paille aussi, qui assument en façade des activités potentiellement illicites. Tout un petit monde auquel il arrive parfois de franchir la ligne jaune. Ce que Raphaël n’aime pas trop. Deux semaines auparavant, il a d’ailleurs dû demander à quelques gus de donner une leçon à un mauvais payeur. Faute d’avoir le droit avec soi, mieux vaut avoir des arguments solides et musclés. Il ne le sait pas encore, mais ces méthodes peu claires font déjà l’objet d’une enquête. À Versailles, à grand renfort de mises sur écoute, la police judiciaire le surveille de très près, enfin autant que possible. Raphaël utilise un téléphone satellitaire, il ne sera pas branché. Ses sbires, tous ses proches, oui.
La loi du plus fort comme règle de vie
Dans la banlieue d’Auxerre, un matin de l’été 2008, quatre hommes débarquent en face d’une maison cossue, appartenant à un commerçant en textile. Endetté, plus précisément. L’un des visiteurs est un grand black bigrement musclé, Paul. Ses comparses fréquentent aussi assidument la petite salle de sport qu’il gère en plein Paris. Leur arrivée matinale n’a rien d’une surprise amicale. Il est un peu plus de sept heures du matin, et ils préviennent leur hôte par téléphone, lequel a tout juste le temps de faire évacuer ses enfants par sa femme.
Les gros bras sont là pour recouvrer les sommes dues, et fissa. Une goutte d’eau, certes, par rapport aux montants qui transitent dans les nombreux comptes en banque gravitant dans la galaxie Ethan. Mais il s’agit d’une question de réputation, presque de respect. Le fonctionnement de la structure ne souffre pas d’affront. Les quatre hommes venus de Paris finissent par entrer chez lui. Ils en sortent une demi-heure plus tard, après une discussion animée. Avec en poche les sommes dues.
Devant le tribunal, à l’automne 2011, l’épisode de recouvrement musclé est documenté par des écoutes ordonnées par les enquêteurs. Des témoignages suffisamment parlants pour que les juges se montrent interloqués par la violence de l’opération. « Mais l’argent, il le devait », déclarera, incrédule, Paul, l’homme de main, aux juges. Sans comprendre exactement ce qu’on lui reproche, mais en reconnaissant qu’il était là « pour impressionner le mec, pour faire les gros bras ». La présence d’une arme à feu et d’armes blanches chez lui, retrouvées lors de perquisitions, semblent confirmer sa fonction étrange, décrite par le procureur qui est allé fouillé dans les minutes d’une affaire précédente : celle du Sentier II, une vaste affaire de blanchiment entre la France et Israël, qui avait donné lieu à un gigantesque procès dans les années deux milles. Paul était alors décrit comme « spécialiste du recouvrement de dettes dans le milieu juif ». Une fonction peu documentée par Pole Emploi. Tout comme celle de « recruteur de gérants de paille », qui sera attribuée à un autre prévenu.
Outre ces fonctions étranges, la peur transparaît souvent dans la voix des prévenus, durant le procès. Comme celle de ce professeur, cité dans l’enquête, Bruno. On a retrouvé chez lui un pistolet de calibre 6,5. « J’ai eu certains problèmes, des menaces de mort », assure-t-il devant les juges. « C’est quand même bizarre pour des activités de textile ! », s’étonne le procureur.
Le thème de la menace va être récurrent durant le procès. Ce que confirme aussi une jeune Chinoise, terrorisée. Encouragée par son avocat, un des pénalistes ténors du barreau, elle témoigne devant les juges. Elle a été menacée, en sortant du métro, par des hommes qui lui ont parlé de la vie de son fils. Rien de moins. N’y croyant visiblement pas, ou ne voulant pas ajouter une pièce à ce dossier déjà compliqué, le juge répondra « qu’il fallait aller déposer une main courante au commissariat ». Un conseil également prodigué à Nathan, suivi par deux fois dans les transports en commun, et harcelé par téléphone, durant le procès. Histoire de leur rappeler que ce n’était pas le moment de parler plus que de raison.
C’est un véritable système qui semble apparaître sous les yeux des juges : blanchiment, extorsion de fonds, rackets, escroquerie à la TVA sur le CO2 en bande organisée. Il manque néanmoins beaucoup de pièces au puzzle.
Beaucoup trop.
Des fuites précoces dans les services de police
L’enquête avait pourtant bien commencé, à Versailles, en 2009. En épluchant des comptes en banque, un officier de police s’étonne du train de vie ahurissant de Raphaël. Le grossiste en Converse et jeans Diesel est parti au ski, avec toute sa famille, en jet privé. Il roule en Aston Martin ou en Hummer. L’été, un yacht l’attend à Cannes. Le fonctionnaire, parti sur une petite affaire de décaisse, commence à se poser des questions. Des investigations plus poussées sont lancées, comprenant un vaste plan de mises sur écoutes. Jusqu’à la décision d’un vaste coup de filet, le 15 janvier 2010. C’est là que le premier accroc intervient : lors des perquisitions chez les principaux intervenants de l’affaire, un couac. Majeur. Deux des principaux partenaires de Raphaël ont visiblement été prévenus, durant la nuit, de la perquisition. Ils viennent d’acheter leur future liberté. Faute de preuve, de documents ou d’ordinateurs trouvés à leur domicile, ils sont à peine inquiétés. Les fuites ont eu des conséquences graves pour le bon fonctionnement de la justice. L’enquête est entachée. Elle est rapidement délocalisée, passant de la police versaillaise aux services de douanes judiciaires, à Vincennes, sous la houlette de la brigade financière parisienne. Les enquêteurs abattent un travail de titan, mais se retrouvent face à des équations avec un nombre d’inconnues difficilement surmontables.
Avant de se lancer dans le CO2 fin janvier 2009, assez tardivement au regard de ses comparses, Raphaël fait déjà tourner des business très lucratifs. Du blanchiment, certes, mais à très haute échelle, et sous des formes très variées.
Avec un pote de Lyon, Sébastien, ils ont une société de location de voitures de luxe : Hummer, Ferrari, Maserati, Aston Martin… Elles sont louées sur la Côte d’Azur le plus souvent, et en cash, souvent. L’objectif du business est de blanchir, la réelle activité n’a que peu d’importance. En échange de locations fictives, en cash, la société de location recycle des tonnes de cash. Sébastien et Raphaël aiment aussi se balader avec les voitures en question, ou les prêter contre menus services. Sébastien trempe aussi dans le « go-fast », ces transports de coke ultrarapide entre l’Espagne et la France, dans de grosses cylindrées. Il apprécie énormément les compétences de blanchisseur de Raphaël. Qui doit en retour développer la taille de son business. C’est pour ça que Raphaël décide un beau jour de faire un petit voyage.
Les besoins de blanchiment explosent
Nous sommes en mai 2008. Ils sont quatre, quatre hommes, la petite trentaine, à quitter la bruine parisienne pour Hong Kong sur un vol direct Cathay Pacific. En fait, Raphaël est seul. Seul en première, où il s’installe alors que les trois autres vont dans la bétaillère, en seconde. Seul à boire du champagne, alors que les autres tournent déjà au whisky. Seul à assumer la responsabilité de cette valise à double fond, tapissée de billets. Les autres en ont aussi. Mais en soute, et moins. Il est le cerveau de l’opération, enfin il tente de s’en persuader. Après tout c’est lui qui a remporté la confiance du bellâtre lyonnais. C’est lui qui a établi le contact avec Aziz, qui viendra les chercher à Hong Kong, sur les conseils du Vieux, qui suit les opérations de très près depuis Miami.
S’il a fait venir son beau-frère Bob avec lui, et aussi deux hommes de paille, c’est pour tromper cette solitude. Ils ne lui arrivent pas à la cheville, ils ne voient pas très loin en avant, ils ne savent même pas où ils vont. Lui si. Au Royal Garden, Hong Kong.
À l’arrivée à Hong Kong, un petit tour à l’hôtel, et Aziz les accompagne à leur première destination : le Registre du Commerce.
Ouvrir une, deux, trois sociétés, rien de plus simple, avec l’intermédiaire d’Aziz qui a des connexions dans l’administration. Les démarches ne prennent pas plus de deux heures. Lui ne signe rien ; partout, la signature de Nathan est en première position. Le soir, c’est la fête. Ils ont marqué un premier point. Les deux suites qu’ils ont réservées s’emplissent de filles. De toutes les couleurs. L’orgie n’en finit plus. Grisé par l’alcool et le sexe, Raphaël est toujours seul.
L’étape d’après est déjà plus délicate. Il s’agit d’ouvrir des comptes, de déposer du liquide, et ce sans le moindre historique, sans le plus petit business plan qui pourrait rassurer le banquier. Son seul atout, c’est son bagout. Il explique ses projets : prendre une participation dans une usine à Shenzhen, faire fabriquer des baskets lui-même. Plutôt que de les payer 5 euros, il peut avoir les Converse à 2 s’il achète le moule idoine. Ce que des douaniers appelleraient « contrefac », pour contrefaçons, en langage vulgaire. Mais non. C’est une nouvelle industrie qu’il veut lancer, et c’est pour ça qu’il a besoin d’investir. Le moule Converse coûte plus de 100 000 dollars, c’est beaucoup. Le Lyonnais lui prête les fonds, en échange d’une garantie d’un mécanisme international et discret de blanchiment à grande échelle. Ou comment faire d’un petit business une vraie industrie.
En fait, chez HSBC, l’accueil est plus que chaleureux. Deux-trois signatures, et c’est parti. Tous les banquiers ne sont pas aussi accueillants. Les seconds comptes en banque vont être plus compliqués à créer. Chaque fois, c’est Nathan ou David qui signent, tandis que Bob se tient à l’écart.
Sur leur semaine passée à Hong Kong, les quatre Français ne vont pas chômer. Ils vont quelque temps à Shenzhen, trouvent une usine qui sera leur partenaire, et ouvrent des comptes en Chine continentale. Le lendemain, direction Macao, en hélico cette fois.
Encore des banques, mais le casino surtout. Où il perd quelques dizaines de milliers de dollars. Peu importe.
Pour Nathan, qui a usé ses jeans sur les mêmes bancs du CAP de boucherie que Raphaël, travailler pour son pote est un boulot rêvé. 10 000 euros par mois, beaucoup de manutentions et surtout beaucoup de signatures en tout genre. C’est pas clean, Nathan le sait. Dans quelle mesure ? Mystère. Il n’est pas le seul, il est juste un des « hommes de paille » du système : un porte-chapeau. C’est lui qui signe les papiers, c’est lui qui est gérant de sociétés, c’est lui qui ouvre les comptes. En attendant, à part la virée à Hong Kong, à part quelques sorties à l’occasion, Nathan passe surtout son temps à gérer la logistique du dépôt. Un manutentionnaire très cher, voilà son vrai travail. Le fric va lui permettre de se ranger des camions. Il a quand même pas mal de casseroles, cette fois c’est fini. Le but du jeu c’est de payer la maison, de faire en sorte que sa femme soit contente. Et il a sa morale : ce qu’il fait ne doit faire de mal à personne.
Ok pour les paperasses, les sociétés off shore, les voyages en Eurostar pour aller ouvrir des comptes bidon, le regard torve des douaniers face à sa mine de beur. Mais pas de violence, pas de drogue, pas d’armes. C’est aussi cette morale que Raphaël voudrait avoir. Pas facile de concilier le fric, des tonnes de fric, sans que personne ne souffre. Lorsqu’il a rencontré Sébastien, le Lyonnais, il sait bien que les limites de l’acceptable ont été dépassées. Depuis longtemps.
Il est temps que tout ça s’arrête. Avec ce que lui propose le Lyonnais, et un vrai business à échelle internationale, toutes ces petites magouilles vont pouvoir prendre fin. Sauf que l’appât du gain est le plus fort. Cette histoire de CO2 lui trotte dans la tête. Au retour de Hong Kong, les vacances approchent. Il va devoir partir en voiture, parce que le jet est en train de lui passer sous le nez pour une histoire de versements en retard. Rien de plus énervant. La dernière conversation qu’il a eue avec Sébastien le travaille.
La TVA sur le CO2, « la Lady Gaga dans les affaires »
C’était dans le XVIIe arrondissement, un restaurant qu’il a quasiment entièrement financé en échange de menus services. Le Lyonnais lui parlait d’accélérer encore les montants de cash à lessiver.
– On peut s’arranger, mais si tu le veux vite, ça te coutera plus cher. Nous on prend plus de risques, et puis, on ne sait même plus quoi faire avec ce fric ! lui a expliqué Raphaël.
Il prélève d’ordinaire une commission de 3 à 4 % pour les montants blanchis.
– On peut monter à 5 %, mais il faut que j’en parle avant à mes associés… et puis, tu sais, on peut aussi te payer en nature. Un yacht, ça te dirait pas ?
– Il faut voir… Il est comment ?
– C’est un beau rafiot, viens le voir à Cannes cet été, tu verras… À conduire, c’est le pied.
– Mais il vient d’où tout ce cash ?
– Tu t’en doutes non ?
– …
– T’as entendu parler de CO2 ?
Pour en entendre parler, Raph en a entendu parler. « Tout le monde parlait de ça, c’était comme la Lady Gaga dans les affaires », assurera-t-il aux enquêteurs, un an plus tard.
Ne serait-ce que pour le blanchiment, le marché du CO2 pourrait être un bon filon : après tout, il suffit d’arriver sur la plate-forme, d’acheter des quotas et de les revendre, ni vu ni connu. Cette fois, il est peut-être temps de s’y intéresser de plus près. Ne serait-ce que pour blanchir des fonds plus vite. Mais bon, faire de la TVA dessus par la même occasion, c’est une bonne idée. Une rentabilité de 20 % en un quart d’heure, c’est du jamais vu. Et puis la fraude à la TVA, ça ne fait de mal à personne après tout ! « À qui vous faites du mal ? Qui saigne, qui pleure ? », demandera-t-il aux enquêteurs durant sa garde à vue, pour souligner l’aspect indolore de la fraude. L’arnaque n’étant pas faite aux dépens d’une personne physique, mais de l’État, le dommage reste abstrait dans la tête du fraudeur. Dans un premier temps, Raph récupère toutes les recettes de fraude possibles et imaginables. Elliott, l’un de ses contacts dans les fringues, lui parle depuis des semaines du mécanisme, « comme une mariée trop belle » selon ses paroles. Malgré sa formation théologique poussée, Elliott a abandonné le projet de devenir rabbin après des études en Israël et aux États-Unis. Il est proche de la communauté Loubavitch, des juifs ultraorthodoxes, auxquels il ne ressemble pourtant pas tellement. Petit, systématiquement habillé de jeans et de maillots de rugby, il est du genre blagueur. Voire carrément drôle. « Ce n’est pas moi qu’on viendrait voir pour faire un business légal », assurera-t-il à l’audience en rigolant.
Chez lui, les policiers ont retrouvé des schémas de fraude concernant les métaux précieux, un support assez classique de la fraude à la TVA. Le platine ou le palladium font partie de l’éventail des options prisées par les fraudeurs à la TVA : ce sont des matériaux à la fois très chers et faciles à transporter discrètement.
Raphaël évalue ses options. Filer de l’argent à ceux qui fraudent, cela reviendrait à travailler avec des concurrents. Et alors là, il n’a pas du tout confiance. Il décide donc de partir avec sa boîte perso, de faire les opérations en direct. C’est Nathan qui est chargé de la création des comptes, bien sûr.
Les travaux d’approche ne sont pas évidents. Si l’inscription sur le registre du CO2 ne pose pas de problème, Bluenext leur donne carrément une fin de non-recevoir. La place de marché commence à avoir suffisamment de profils sulfureux ; le grossiste en textile qui tente le carbone, ils ont déjà vu…
Les intermédiaires ne sont pas si faciles d’accès que ça, non plus. Ils en tentent plusieurs, qui proposent des rendez-vous. Raph se voit mal y aller avec Nathan et son élocution hasardeuse.
Il a donc recours à d’autres candidats à la fraude. Des gens qui donnent un peu plus le change dans la finance parisienne et qui présentent bien. C’est là qu’il recrute Samuel. Ils se présentent un jour de l’automne 2008 chez un intermédiaire du CO2, où un certain Henri les reçoit. Et là c’est le grand bluff.
Samuel a mis son costume des grands jours et se présente comme « trader ». Il a aussi changé son nom de famille ; ça évitera toute recherche indiscrète que pourrait faire la boîte d’intermédiaires sur le web. Miami, le commerce de diamants, un passage en Israël : le parcours de Samuel n’a rien à voir, de près ou de loin, avec le carbone ou la finance. Il adopte le nom plus passe-partout, Dupont. Raphaël de son côté, débarque dans la société avec un ordinateur portable abonné aux services de Reuters. Un « écran Reuters », un terminal qui permet de passer des ordres sur les marchés financiers, dont l’abonnement coûte plusieurs milliers d’euros par mois…
En face, la petite société d’intermédiation est rapidement emballée. Les affaires vont plutôt mal, et l’activité d’intermédiation prévue au départ n’a jamais décollé. Ses clients tombés du ciel sont plutôt bienvenus. V. n’hésite pas longtemps à leur donner leur accord : ils passeront les ordres demandés sur Bluenext, bien sûr.
Démarre alors une petite routine qui va durer plusieurs semaines. Le matin, Samuel achète pour 200 000 euros de quotas aux Pays-Bas. Hors taxes. Le temps qu’ils apparaissent sur le compte de quota de Nathan, et hop il les revend via V. sur Bluenext. Sur son compte de quota, il n’y a plus rien. Sur son compte en banque à la Caisse des Dépôts, en revanche, il a gagné 20 000 euros. Les bénéfices sont rapidement virés au Royaume-Uni, puis vers la Chine, Macao, Hong Kong, où ils ne restent que quelques heures avant d’aller alimenter des comptes en Israël et à Dubaï. Tout simplement.
Depuis quelque temps, le défilé des visiteurs étranges s’accélère. Un jour, c’est une jeune femme très chic venue de Lyon en TGV qui débarque avec ses valises Vuitton et deux gardes du corps. Elle vient pour vider des valises pleines de billets. Pas vraiment pour acheter des vêtements. Il est plutôt question de lessive… Liquide contre chèque, une histoire vieille comme le monde. Parfois, quelques dizaines de jeans sont échangés à cette occasion. Parfois non. Mais tout le monde s’y retrouve. L’argent est blanchi, l’intermédiaire garde une petite prime, et envoie les fonds dans une banque à l’étranger. Il peut alors créditer les comptes de ces drôles de clients, en Suisse, sur l’ile de Mann, au Luxembourg : aucun risque que les fonds ne soient un jour tracés.
Beaucoup de « mecs du CO2 » sont entrés rapidement en contact avec Fabrice, et c’est normal. Ils ont vraiment besoin d’un pro des lessiveuses. C’est quand même plus sûr, vu les sommes en jeu. Mais du coup, les transactions s’accélèrent.
Des loubards pas très clairs déboulent en moto. Des chinois, des voitures officielles… Nathan en a le tournis.
À chaque fois, c’est la même histoire : il faut compter les billets, les planquer dans le toit de l’entrepôt. Il sera toujours temps d’aller les déposer sur un compte plus tard. Les montants atteignent 200 000 euros par semaine. Impossible de tenir le rythme, du coup l’argent est planqué. En attendant. Dans le XVIIe, le restaurant, au sous-sol, offre une bonne cachette, suffisamment centrale… en attendant de trouver une solution. Ces montagnes de liquide rendent la situation dangereuse, Nathan le sait. Raph est nerveux, il subit des pressions de ses partenaires, des nouveaux avec lesquels il aurait mieux valu ne pas trop travailler. Il est maintenant en affaires avec des Gitans qui lui ont proposé d’évacuer une partie des billets hors de France. À l’ancienne, dans des sacs de sport. Vu le nombre de personnes au courant, Nathan sait qu’ils courent un double risque : la prison, s’ils sont pris par les flics ; une balle, si un de leurs nouveaux partenaires s’énerve. La tournure prise par les évènements dépasse tout le monde.