Chapitre deux
Marché financier et écologie,
le mariage de la carpe et du lapin
Le carbone, nouveau Far West des marchés financiers
Le 9 décembre 2009, Europol, l’organisation européenne des polices, publie un communiqué fracassant.
« Le marché européen des échanges de quotas de CO2 a été victime d’échanges frauduleux depuis 18 mois. Les pertes pour le fisc de plusieurs pays représentent environ 5 milliards d’euros. Dans certains pays, jusqu’à 90 % du marché du carbone était le fait d’activités frauduleuses. »
La nouvelle fait l’effet d’une bombe sur le marché du carbone. La fraude et son ampleur ne sont alors connues de quasiment personne. Sur les places de marché et dans les banques, la discrétion est de rigueur. Chez Bluenext – la plate-forme d’échanges de quotas parisienne qui a succédé à Powernext –, on hésite encore à relier la fraude à la TVA à l’effondrement des volumes d’échanges ! Après la brusque suppression de la taxe, annoncée début juin 2009, les volumes d’échanges de quotas de CO2 sont passés de 20 millions de tonnes de CO2 par jour à seulement deux ou trois millions de tonnes. On comprend mieux pourquoi Europol estime que l’essentiel du marché était lié à la fraude. Dans une interview à La Tribune, Bruno Dalles, le chef du service des douanes judiciaires qui a travaillé sur l’enquête évoque même « la présence du crime organisé ». La veille, Frédéric a été arrêté, avec trois autres personnes en France. Si tout est allé si vite, si les premières arrestations ont eu lieu tôt dans l’enquête, c’est parce que le responsable des services des douanes est en train de changer de poste. Il tient à apposer sa signature sur les premiers succès de l’enquête. Il s’agit d’une belle victoire pour les douanes, qui pâtissent d’une rivalité historique face à la police judiciaire. Moins nombreux, saisis de dossiers souvent moins prestigieux dont les enjeux semblent bien pâles par rapport aux meurtres et autres faits divers dont traitent les services de police, les services d’enquête des douanes ont en permanence une revanche à prendre. En matière de délinquance financière, ils ont de fait marqué un point avec « la tèv », la TVA, et l’organisation compliquée de cette fraude gigantesque.
À partir du communiqué d’Europol, l’Europe découvre qu’elle a un marché du carbone. Il a fait perdre beaucoup d’argent aux États, qui paient le prix d’une conception pour le moins hâtive. Avant de servir de tremplin aux carambouilles les plus improbables, le marché du carbone est arrivé en Europe comme un OVNI. Bizarrement, l’OVNI s’est immédiatement et discrètement fondu dans le paysage. En tant que traduction européenne du protocole de Kyoto, le marché du carbone était perçu comme un « machin » compliqué, mais légitime, vu son objectif vertueux : lutter contre le réchauffement climatique. Et personne n’y faisait vraiment attention. Du moins avant que le crime organisé ne s’en empare.
Pour un escroc, un marché financier ouvert à tous est inespéré. D’ordinaire, seuls des membres triés sur le volet, qu’ils soient des industriels ou des institutions financières, ont le droit d’intervenir sur un marché organisé. Qu’il concerne des actions, des obligations, du pétrole, du soja ou du zinc, le marché financier est comme son nom l’indique réservé aux… experts de la finance.
Le commun des mortels ne peut pas acheter une action Sanofi-Aventis ; il doit pour cela demander à sa banque de le faire contre rémunération. Elle le fera aussi payer pour la conservation des titres. De même, impossible d’acheter des obligations, ou reconnaissances de dette des États et d’entreprises, sans payer un « courtier » ; et le régime de spécialistes s’applique aussi au marché des changes.
La situation devrait être la même sur les matières premières.
Les ressources présentent la particularité d’offrir des marchés organisés non pas pour des échanges immédiats (dit aussi, « spot » ou au « comptant »), mais pour des échanges futurs. Les échanges immédiats se font principalement de « gré à gré », c’est-à-dire entre experts, et totalement sous le manteau. Personne ne sait vraiment ce qui s’y passe. Le marché organisé n’est utilisé que pour fournir une information et une assurance sur le prix ; en revanche, les acheteurs ne passent pas par une place de marché pour trouver la marchandise. Ils entrent directement en contact soit avec des intermédiaires, soit avec des producteurs. Les acteurs sont peu nombreux par rapport aux autres grands marchés financiers, et portent surtout sur des intermédiaires spécialisés pour chaque catégorie de ressources : cacao, cuivre, blé, pétrole, gaz… Des cercles restreints et secrets, qui fonctionnent de façons particulièrement opaques.
Les rares autorités de régulation qui s’y penchent, comme la CFTC aux États-Unis, ou la FSA au Royaume-Uni, peinent à comprendre et maîtriser les flux à la fois ultras rapides et complexes des opérations. Mais au moins ont-elles le mérite d’exister.
En créant le marché du carbone, Bruxelles a en revanche totalement oublié de lui trouver une autorité compétente pour le surveiller.
L’idée d’une malversation sur ce nouveau marché n’effleurait tellement pas les esprits que la directive de 2003 créant le marché du carbone l’a au contraire laissé ouvert à… tout un chacun.
Il suffisait de présenter une carte d’identité, pas nécessairement européenne, pour pouvoir acheter et vendre des quotas de carbone. Un contexte de Far West, qui s’explique par la précipitation dans laquelle le mécanisme a été mis en place.
Le marché, une bonne idée théorique face à l’urgence climatique
Le recours au marché financier pour affronter la question du changement climatique n’avait au départ rien d’Européen. Et rien d’évident sur ce territoire aux vingt-sept pays, où se parlent vingt-trois langues, et où une partie de la population peine à sortir de près de 50 ans de communisme. La prise de conscience du changement climatique a sans doute été plus précoce qu’ailleurs, à la faveur de mouvements d’écologie politiques solides. Mais de là à adopter en trois ans un concept 100 % américain issu de théories économiques libérales, le pari n’allait pas de soi.
L’idée originelle du recours au marché pour contrôler l’impact négatif des entreprises sur l’environnement revient à un Prix Nobel d’Économie, Ronald H. Coase. Professeur à l’université de Chicago, ce Britannique passé par la London School of Economics a été très inspiré par Adam Smith et la théorie libérale. Il a longtemps réfléchi au rôle essentiel, voire éthique, joué par les entreprises dans la société, au point d’être l’un des premiers à théoriser l’entreprise en économie. Il est donc l’un des ardents défenseurs de l’industrie, une idée qu’il faut garder en tête pour comprendre la théorie du cap-and-trade à l’origine du marché du carbone.
Cap : plafonner, et trade : échanger. Plutôt que de taxer les émissions de produits polluants, un mécanisme de cap-and-trade, ou échange de quotas en français prévoit de leur imposer une limite, sous forme de quotas, puis d’autoriser les pollueurs à les échanger.
La justification d’un tel mécanisme, plus compliqué à comprendre qu’une taxe, et délicate à mettre en œuvre, repose sur le principe de l’optimisation des coûts.
L’activité de l’industrie a certes un coût environnemental important, mais l’importance de l’industrie pour la société doit temporiser sa responsabilité globale. Vaut-il mieux tuer l’entreprise en lui présentant la note de son coût sur l’environnement ? Ou plutôt socialiser le coût de dépollution afin de ne pas trop entraver l’activité économique, source d’emplois et de richesses ?
Devant la difficulté d’un tel arbitrage, voire son impossibilité, Ronald H Coase, conclut que le coût social et environnemental ne peut être établi au prix le plus juste qu’en ayant recours au marché.
Ce qu’un de ses disciples, W. David Montgomery, étudiera par la suite plus précisément. La répartition des coûts de dépollution sur la société ne peut être optimale si elle est organisée par l’État, sous la forme d’une taxe. Trop uniforme, la taxe sera trop chère pour certains, et pas assez pour d’autres. Un mécanisme de taxe risque donc de supprimer certaines activités économiques qui ne pourraient supporter une fiscalité spécifique, puisque certains secteurs sont plus polluants que d’autres. Fabriquer de l’acier, par exemple, en mélangeant à très haute température de charbon à coke et de minerai de fer est une activité très émettrice en dioxyde de carbone. L’irruption d’une taxe sur l’ensemble de l’économie pourrait faire disparaître les hauts fourneaux les plus vieux, et donc les moins performants d’un point de vue environnemental. Une bonne nouvelle pour l’environnement, mais pas pour le consommateur, qui verrait le prix de l’acier s’envoler brusquement.
À l’inverse, recourir au marché doit permettre de découvrir un prix optimal, qui lisserait progressivement les coûts de la dépollution. Certaines entreprises peuvent très facilement alléger la facture de leur activité pour l’environnement ; en posant un filtre sur une cheminée, en modernisant à la marge leur outil de production. Dans un premier temps, le marché doit ainsi permettre aux pollueurs ayant de faibles coûts de pollution d’adapter leur outil de production et de vendre leur droit à polluer à ceux qui ne peuvent alléger leur bilan environnemental aussi rapidement.
La première expérience pratique d’un système de cap-and-trade a débuté il y a 30 ans, aux États-Unis. Elle porte sur le problème du soufre, SO2, dont les émissions provoquent des pluies acides. Forêts, poissons, animaux : la faune et la flore locales s’en trouvaient fortement endommagées. Un coût inadmissible pour la population. Les principaux émetteurs sont les producteurs d’électricité : brûler du charbon à haute dose et sans précaution est une opération particulièrement polluante. Le concept a du mal à s’installer de prime abord, si bien que les politiques doivent intervenir pour qu’une collectivité locale achète le premier quota de soufre sur le marché ; le mécanisme s’impose par la suite sans problème. Selon The Economist, ce marché représente la plus belle success-story verte jamais constatée.
Le marché du soufre parvient en quelques années à réduire les émissions de soufre par deux, à un faible coût. Il faut dire que les investissements nécessaires à la réduction des émissions de soufre sont minimes… contrairement aux investissements imposés par la réduction d’émissions de CO2. Il suffit en effet d’utiliser du charbon de meilleure qualité pour éviter d’émettre du soufre dans l’atmosphère : aucun investissement structurel de long terme n’est donc nécessaire.
C’est pourtant sur cette expérience que vont s’appuyer les théoriciens de la version européenne du cap-and-trade, à une tout autre échelle : 12 000 sites sont concernés, contre seulement 2 000 dans le mécanisme américain.
Le carbone s’insère parfaitement dans la construction européenne libérale
Comme toute la construction européenne, la Direction Générale de l’Environnement à Bruxelles est fortement teintée des théories libérales qui ont inspiré le Traité de Rome. Le principe de la concurrence, voire de la concurrence pure et parfaite comme objectif ultime, s’est imposé dans la conception du marché unique. La Cour européenne de Justice a toujours veillé à faire respecter ce principe face aux droits nationaux, considérés comme subalternes face au droit communautaire. Bruxelles n’a pas hésité à défaire des fusions effectives, comme celle de Schneider-Legrand, au motif que les règles de la concurrence étaient, par endroits, bafouées. La crainte du monopole ou de l’oligopole revient comme des leitmotive dans la construction de l’Europe communautaire. Le fait que l’économie vacille, que l’emploi recule ou que des mafias piochent dans les caisses des finances publiques, n’est pas considéré comme des problèmes majeurs.
Le marché du carbone n’a eu aucun problème à se greffer sur cette conception libérale de l’économie. Car il préserve a priori la concurrence entre les industriels. En effet, et contrairement à une taxe qui pourrait pénaliser plus fortement les plus petits acteurs par rapport aux plus gros, le marché impose une contrainte équivalente à 12 000 sites industriels, issus des secteurs de l’électricité, de la cimenterie, de l’aciérie ou de la papeterie. Le tout pour un coût minime.
Les industries exposées à une forte concurrence internationale ont obtenu, depuis la création du marché en 2005, diverses exemptions, afin de ne pas être pénalisées par des coûts de production plus élevés que ceux de leurs concurrents non européens. Cette préoccupation qui consiste à faire passer l’intérêt du marché unique avant tout a donc beaucoup joué dans le design du mécanisme européen d’échange de quotas (EUETS pour European Union Emission Trading Scheme).
Pourtant au départ, c’est bien une taxe sur le carbone qui avait été envisagée, puis abandonnée.
« Il y a des raisons spécifiques qui expliquent pourquoi l’Europe a décidé d’adopter un mécanisme d’échange de quotas, plutôt que tout autre politique, pour gérer le sujet du changement climatique. Le recours au système d’échange de quotas était inévitable, puisque tous les autres instruments de lutte contre les gaz à effet de serre dans le cadre du Protocole de Kyoto avaient échoué », expliquent Ellerman, Convery, et Perthuis dans Le prix du carbone1.
En 1992, une proposition de législation européenne sur le carbone et l’énergie n’avait pas été ratifiée. Cette taxe carbone-énergie a été considérée comme une menace pour la souveraineté des États, puisqu’elle risquait de conduire à des transferts de pouvoir fiscal vers Bruxelles.
Cet échec a fait prendre conscience aux fonctionnaires européens de la limite de leurs compétences : intégrer une question environnementale dans les taxes européennes n’est tout simplement pas envisageable.
« Le concept de marché de permis d’émissions est en partie le fait d’écrivaillons académiques de talent. L’Europe a eu son lot d’illuminés du pouvoir, mais dans ce cas précis, ce sont, des hommes d’action discrets qui l’ont adopté » constatent, Ellerman, Convery, et Perthuis. Avant d’adopter le concept de marché du carbone, l’Europe avait farouchement bataillé au niveau international, contre ces mécanismes dits de « flexibilité ». Un système qui consiste à acheter, au Nord, des tonnes de CO2 économisées dans les pays en voie de développement, et qui a depuis donné lieu à des milliers de projets : fours solaires, protection de la forêt, filtration des émissions sur des sites de chimie.
Après leur intégration forcée dans le protocole de Kyoto en 1997, la conférence de La Haye en novembre 2000 les a remis au centre du débat. L’opposition frontale de l’Union européenne à cette idée a été incarnée par Dominique Voynet puisque la France était à la tête de la présidence tournante de l’Europe. Un compromis a finalement été trouvé, de faible utilité puisque les États-Unis n’ont jamais ratifié le protocole.
Devant le marasme des négociations internationales, l’Europe s’est montrée déterminée à agir pour le climat sur son propre territoire. De fait, la directive mettant en place le mécanisme fut adoptée en 2003 sans le moindre souci, et votée à l’unanimité au Conseil des ministres.
Comme la plupart des programmes d’envergure de l’Union européenne, la mise en place du mécanisme européen d’échange de quotas a donné lieu à des consultations nombreuses et intenses avec les parties prenantes. En général, les entreprises se sont montrées favorables au mécanisme, considéré comme le moins pire. La plupart des ONG penchait en faveur d’une taxe. Une terminologie idéologique a d’ailleurs porté le phénomène : plutôt que de « quotas de CO2 », les écolos ont pris l’habitude de parler de « droits à polluer ». Une formule propre aux opposants à la logique du marché pour traiter les questions de pollution : elle sous-entend en effet que la société accorde le droit de polluer aux entreprises, alors qu’elle le limite justement en lui donnant un prix.
Au sein même de Greenpeace, de vifs débats ont agité les militants. Chez FERN, une opposition ferme et radicale au marché du carbone a toujours prévalu.
Cet a priori négatif à l’égard du marché du carbone tient au fait qu’il allait être géré par de méchants banquiers, prompts à prospérer sur le dos du climat. Une vision dogmatique, certes, qui s’est révélée fausse dans la mesure où ce ne sont pas des banquiers, mais… des mafias et quelques intermédiaires qui se sont enrichis en abusant du mécanisme. La perspective de réduction des émissions de CO2 s’est de son côté éloignée : l’épisode de fraude a entamé la crédibilité du marché, et la crise économique a rendu la contrainte caduque. Rares début 2008, les quotas sont devenus progressivement trop abondants, alors que les usines tournaient à faible régime.
Le nombre de banques proposant des services d’intermédiation sur le carbone s’est réduit. Les stars de la finance qui avaient porté leur dévolu sur le sujet s’en sont détournées. Le marché est perçu comme peu porteur – et dangereux.
Au départ, il était pourtant porteur d’espoir. C’est d’ailleurs par la naïveté de quelques fonctionnaires écologistes que ce marché financier fut le seul à être, durant quelques années, ouvert à tous.
Cette ouverture prévue par l’article 19 de la directive 2003/87/CE du 13 octobre 2003 précise que : « Toute personne peut détenir des quotas. »
Derrière cette ouverture reposait l’utopie d’une appropriation globale du marché du carbone par les citoyens, qui pouvaient ainsi effacer directement leur empreinte carbone en quelques clics de souris derrière un ordinateur. Un aller-retour Paris Marseille en voiture, 3 tonnes de CO2 dans les airs, et hop je rachète l’équivalent sur le marché. Un concept de marché volontaire qui ne s’est au final pas développé, si ce n’est dans un cadre précis d’associations pour l’environnement, qui proposent de compenser les émissions de CO2 des particuliers, comme Green Planet, la fondation de Yann Arthus Bertrand.
Mais si l’ouverture tous azimuts du marché du carbone a été aussi facilement adoptée, c’est aussi qu’elle servait également les thèses libérales. L’efficacité d’un marché financier dépend largement du nombre d’intervenants et de l’importance des échanges qui créent ce qu’on appelle la « liquidité ». Un marché est « liquide » lorsqu’il est possible d’acheter et de vendre à n’importe quel moment, sans impact sur le prix. L’efficacité des marchés dépend notamment de ce paramètre ; il est donc apparu logique d’ouvrir un maximum ce marché tout neuf, créé de toutes pièces.
À partir de la directive de 2003, adoptée sans coup férir par un Parlement européen convaincu du bien-fondé de la lutte contre le changement climatique, tout est allé très vite. Par un concours de circonstances impressionnant, il a été décidé de mettre en place une première phase de test du Mécanisme Européen d’Échange de Quotas, ou Emission Trading Scheme, en moins de deux ans. Entre 2005 et 2008, le test a finalement bien fonctionné. Sur les 12 000 sites industriels nouvellement assujettis à la contrainte carbone, environ un quart, ont joué le jeu en tentant d’acheter et de vendre des quotas. L’excès d’offre a toutefois fait sombrer les cours du quota de CO2, ce qui a rendu le mécanisme inopérant. La tonne de CO2 ne valant rien, les industriels avaient en effet tout intérêt à émettre des gaz à effet de serre, et à acquérir leurs quotas manquants pour une bouchée de pain sur le marché, plutôt que de réduire effectivement leurs émissions. C’est avec la seconde phase, à partir d’avril 2008, que les cours des quotas ont vraiment décollé, et le rythme d’échange commencé à s’accélérer. Ce qui a aussi permis à la fraude de s’épanouir : elle n’aurait pas pu le faire sur un marché atone.
Dans la précipitation qui a prévalu à l’organisation du marché, la question de la nature juridique du quota n’a pas été clairement définie ; en revanche, Bruxelles a décidé de le soumettre à la TVA en raison de sa proximité avec une matière première. Une décision juridiquement contestable vu la proximité du quota avec un instrument financier de type action ou obligation, des biens qui ne sont pas soumis à TVA. C’était la première fois qu’un bien traité sur un marché financier organisé se retrouvait soumis à TVA. Une expérience malheureuse pour les finances publiques européennes, qui ont perdu entre 10 et 20 milliards d’euros dans l’aventure.
La TVA, une success-story française
Est-ce une ironie de l’histoire ou une simple coïncidence ? C’est en France qu’a été inventée la Taxe sur la Valeur Ajoutée en 1965 ; et c’est aussi la France qui a subi la plus énorme fraude sur cet impôt aujourd’hui très répandu, puisqu’il est appliqué dans 153 pays.
Le père de cette taxe originale, qui représente aujourd’hui la première ressource de la plupart des États qui l’utilisent, est Maurice Lauré, un haut fonctionnaire qui a fait la majeure partie de sa carrière au ministère des Finances.
Son objectif initial était à la fois d’uniformiser les différentes taxes existantes, et de favoriser le dynamisme de l’économie. À de très rares exceptions, tous les secteurs de l’économie peuvent en effet être exonérés de la TVA lors de leurs investissements, ce qui n’était pas possible avec les taxes précédentes. Les agriculteurs, artisans ou créateurs de services peuvent ainsi acheter des tracteurs, clés à molette et autres ordinateurs hors TVA ou se faire rembourser la TVA portant sur leurs achats. Ce qui leur permet d’investir plus dans de nouveaux outils de production, et de favoriser le développement de l’économie : plus d’investissement représente plus de production.
En contrepartie de cette exonération de taxe sur leur outil de production, les entreprises doivent appliquer la taxe sur la vente de leurs propres produits et services, puis la retourner à l’État.
En théorie, tous les agents économiques sont gagnants : les entreprises ne dépensent pas inutilement de trésorerie pour payer des taxes, et en même temps, l’activité économique progressant, le volume total de TVA qui revient dans les caisses de l’État progresse.
Le mécanisme s’avère très lucratif : en France il représente plus de la moitié des ressources du pays. La TVA s’applique dans la plupart des grands pays de l’OCDE, à l’exception notable des États-Unis, où les états de la fédération appliquent des régimes de taxes locales.
Mais dès la conception de ce nouvel outil, Maurice Lauré avait entrevu les possibilités de fraude. Elles se trouvent surtout à l’international : les entreprises achetant hors taxe à l’étranger peuvent facilement se glisser au travers des mailles des contrôles, en revendant taxe comprise des produits sur lesquels elles n’ont payé aucune taxe. Il leur suffit pour cela de ne pas rembourser la taxe que l’État leur a avancée, et de disparaître avant que l’État ne leur réclame quoi que ce soit.
Le mécanisme de la fraude s’est affiné et perfectionné depuis la disparition des frontières européennes, en 1992.
Les contrôles des douanes, qui étaient réguliers avant la mise en place de l’espace Schengen, ont disparu avec les frontières de l’Union européenne. La fraude à la TVA a alors progressé à grande vitesse, surtout sur des produits petits et chers comme les puces électroniques et les téléphones portables, ou encore sur les métaux précieux comme le platine ou le palladium.
Le mécanisme de la fraude à la TVA expliqué par Europol2
Le schéma de la fraude au carrousel consiste à multiplier les échanges de biens entre sociétés bidon, afin de semer d’éventuels enquêteurs. À la Renaissance, le carrousel était une parade de cavaliers, un défilé dans lequel les chevaux se croisaient et se recroisaient, au point que le spectateur ne reconnait plus qui est où.
En matière de fiscalité, l’objectif du carrousel est de brouiller la vue des juges, douaniers, policiers et autres enquêteurs. Une société A achète un bien hors taxe, puis le vend à une société B puis C puis D, qui elle va la vendre taxe comprise dans un autre pays. L’idée est de faire croire à un vrai circuit commercial ; en fait les achats et les ventes sont effectués par une seule et même personne, dans le seul objectif de récupérer la taxe à la fin.
Lors de la vente d’une tonne de blé de l’Allemagne à la France, le blé arrive hors taxe et est vendu taxe comprise en France ; le vendeur doit ensuite rembourser la TVA à l’État français. Il en est de même pour le pétrole, le gaz, le zinc ou même l’électricité. Ces matières premières sont d’ordinaire échangées par des acteurs industriels bien connus, qui ne risquent pas de disparaitre du jour au lendemain sans laisser d’adresse. C’est au contraire ce que vont faire ce que les douaniers appellent des sociétés taxi (celles qui ne font que transporter des marchandises dans le but de la fraude) et défaillantes (celles qui ne remboursent pas la TVA) : les taxis vont acheter et vendre pour faire illusion, les défaillantes vont récupérer la TVA en bout de chaîne, et les deux types de structure ne vont opérer que momentanément : entre un mois et six mois.
Elles disparaitront parfois après un mois seulement, soit avant que le fisc ne puisse réclamer la TVA qui lui est due.
Les échanges physiques les plus discrets présentent un risque de fraude naturellement plus élevé ; le pétrole est aussi victime de cette fraude, et le gaz et l’électricité sont également susceptibles de l’être comme l’attestent les tentatives de pénétration de ces marchés par d’anciens pros des arnaques sur le carbone. En France et aux Pays-Bas, le régime de TVA a d’ailleurs été modifié sur le gaz, l’électricité et la Voix sur IP en avril 2012, par crainte de fraude.
Mais en l’espace de seulement 9 mois, entre septembre 2008 et début juin 2009, le fisc français a estimé à 1,6 milliard d’euros le montant de TVA sur le carbone qui aurait dû lui être remboursé, et ne l’a pas été. L’entrée d’une multitude de petites sociétés sur un marché financier installé à Paris a permis aux caciques de la fraude à la TVA d’extorquer des fonds surtout à l’État français.
Bluenext se targuait d’ailleurs d’être le marché le plus rapide du monde. Un atout majeur au départ pour un nouveau marché. Les opérations d’achat et de vente y étaient garanties en 15 minutes, règlement livraison compris. Physiquement, les quotas étaient donc transférés et payés en quelques minutes, là où le règlement livraison prend environ trois jours lorsqu’il s’agit d’actions.
Une rapidité qui s’est avérée fatale pour l’État français tout simplement parce qu’une part importante de la fraude s’est concentrée là où se trouvait la principale place de marché. Les autres pays ont également subi des pertes importantes. Bluenext permettait aussi de s’approvisionner en quotas, depuis l’étranger, donc hors taxe ; il suffisait donc de vendre le quota taxe comprise, par exemple au Danemark, ou la TVA était à 25 %, pour empocher la taxe.
Les estimations de la fraude sont les plus élevées en France, parce qu’elles sont aussi les plus simples à analyser. Des chercheurs avaient même estimé la fraude à 1,4 milliard d’euros sur le marché français avant même que Bercy ne confirme un chiffre très proche, par la simple observation des statistiques du marché.
Cerise sur le gâteau, certains experts estiment qu’il est possible d’envisager que le marché du CO2, comme d’autres marchés financiers – mais celui-ci, encore plus –, ait été victime de blanchiment. Un risque qui était également pointé du doigt dans le rapport Prada, en 2010. « L’ouverture du marché fait naître le risque que des acteurs utilisent le marché à des fins frauduleuses ou criminelles, risque qui s’est matérialisé avec la fraude à la TVA, et qui comprend également des risques potentiels en termes de blanchiment. L’enjeu est donc ici celui du contrôle de l’honorabilité des intervenants. » Une phrase qui fait beaucoup rire les fraudeurs aujourd’hui…
1 CONVERY (Franck), ELLERMAN (Denny), DE PERTHUIS (Christian), Le prix du carbone. Les enseignements du marché européen du CO2, Paerson Village Mondial, 2010.
2 Source : Europol. Traduction des légendes par Aline Robert.