Chapitre onze
La fraude migre vers les télécoms
Mêmes fraudeurs, nouveau support
C’est un bruit de fond récurrent à Paris. Après le carbone, l’électricité en Europe Centrale, les fraudeurs à la TVA seraient maintenant branchés sur les minutes téléphoniques. Une rumeur comme une autre. Qui se fait plus concrète un matin de l’hiver 2012, dans une brasserie huppée de l’avenue Henri Martin, dans le VIIIe arrondissement. C’est un fraudeur présumé qui parle. Il a insisté, lui aussi, pour s’installer face à l’entrée. « Le carbone, c’est fini, il faut regarder les télécoms… il y a des mecs qui ont lancé une place de marché juste pour faire de la fraude. Elle s’appelle londontelecomexchange.com. Sur le site, ils disent qu’ils traitent des minutes de télécom comme des matières premières, ils parlent de “commodities”. C’est un nom de code pour dire qu’on peut faire de la TVA. » Vraiment ? Il faut voir. Le site Internet propose effectivement une plate-forme d’échanges de capacités téléphoniques de Voix sur Internet Protocol, et garantit des transactions « totalement anonymes » ainsi qu’un service de paiement intégré. Tout se passe exclusivement en ligne « avec un login et un mot de passe » affiche le site, sans proposer de numéro de téléphone d’ailleurs – un comble pour une plateforme de télécoms !
Aucun nom de client ou même de fondateur n’apparaît. Il est ouvert, comme le marché du carbone, à tous les vents. Particuliers et entreprises peuvent s’y inscrire. Les télécoms ne sont pas des biens, mais des services ; le régime de TVA est donc différent, c’est toujours l’acheteur de services qui la règle, et non pas le vendeur. Comment la fraude est-elle possible ? Tout simplement en allant un peu plus loin par rapport à la fraude sur le carbone où l’acheteur achetait en Europe hors taxe. Ici, l’acheteur achète hors taxe en dehors de l’Europe, revend les minutes de téléphonie puis disparaît non sans avoir revendu taxe comprise les minutes qu’il avait achetées.
Alerté, le réseau de spécialistes de la fraude à la TVA se met en marche. Et fouille le sujet de fond en comble. C’est la panique.
« Mais… ils ont créé un nouveau Bluenext ! Avec une plate-forme de paiement intégrée en plus, ils échappent à toutes les règlementations possibles ! C’est très grave », estime immédiatement un chef d’entreprise britannique et expert de la fraude à la TVA. Qui s’inquiète également du lieu de domiciliation de l’entreprise au Royaume-Uni. À Windsor, plus exactement, à l’ouest de Londres. C’est aussi là qu’était installée une autre société qu’il a bien connue : Acumen. Elle était à l’origine de la plus importante fraude à la TVA jamais constatée sur les télécoms. La mafia italienne a découvert les minutes de téléphonie bien avant tout le monde, au début des années deux milles. Deux experts patentés de la fraude à la TVA avaient alors mis en place un schéma complexe de fraude en important hors taxe des minutes de télécommunication des États-Unis, sous prétexte de les vendre sous forme de cartes téléphoniques prépayées. Les cartes n’étaient jamais faites, mais les minutes bien revendues à d’autres sociétés, notamment au Royaume-Uni, et par l’intermédiaire de FastWeb Spa et de Telecom Italia, deux « vrais » opérateurs télécoms. Un schéma de fraude complexe, qui s’explique par l’immatérialité totale des minutes de télécom : elles ne donnent lieu à aucune attestation concrète, aucun passage de douane, aucune régulation. Elles se passent « dans les nuages ».
Rendue publique en 2010 par la police italienne, l’Operazione Phuncards Broker a donné lieu à des dizaines d’arrestations à travers le pays, ainsi qu’à la démission d’un sénateur. Les flux financiers brassés par les quatre micros sociétés à l’origine de la fraude, dont Acumen, sont impressionnants : plus de 2 milliards d’euros en l’espace de quelques mois, pour une fraude à la TVA d’environ 400 millions d’euros au total. « C’est la première fois qu’un service est victime de fraude à la TVA. Il faudrait distinguer les services consommables immédiatement, comme le restaurant ou les travaux, des services commercialisables. Les régimes de taxes devraient être différents » estime le professeur Ainsworth, qui a tenté d’expliquer le nombre important de fraudes entraînées par la dématérialisation des services. Le même réseau italien avait d’ailleurs démarré la même fraude avec des vidéos pornographiques, avant de passer aux télécoms – plus simple pour la fraude.
Il s’agit a priori de minutes téléphoniques, mais ce pourrait tout aussi bien être des opérations totalement fictives, tant les opérations sont dématérialisées et impossibles à contrôler. C’est l’arnaque parfaite. Interrogée, la société londontelecomexchange n’a pas donné suite. Selon des sources de police, des Français installés en Israël seraient derrière le projet. Par rapport au carbone, c’est un mécanisme de grande ampleur. Le marché des minutes téléphoniques est nettement plus important, et il est totalement international. Il est possible d’acheter des minutes de téléphonie au Vanuatu, de les revendre en Argentine au travers de cette petite place de marché britannique. Mais le but semble surtout de les revendre dans un pays qui applique la TVA : les minutes sont achetées hors taxe, l’acheteur ne s’acquitte pas dès le départ des droits qu’il doit à l’État, et finit par les vendre taxe comprise dans un des cent cinquante-trois pays dans lesquels la TVA s’applique. Soit l’Europe, mais aussi l’Inde, l’Afrique du Sud : le marché est large. Comme pour le carbone, les candidats à la fraude bénéficient d’un vide juridique total. Aucune autorité n’est compétente pour réglementer les échanges de minutes téléphoniques, surtout si elles sont vendues au Royaume-Uni par une société panaméenne qui achète des minutes de télécoms aux États-Unis – hors taxe –, puis les revend en Nouvelle-Zélande.
Une plate-forme qui joue aussi banque de l’ombre
Le site Internet propose aussi des services de paiement intégrés. Soit un service tout-en-un, qui permet d’assurer transactions et paiement en toute discrétion, sans passer par un service bancaire classique qui s’accompagne de multiples contraintes, et de contrôles réguliers sur les montants des transactions.
Ce type de service, dit « shadow banking » s’est développé avec la fraude à la TVA sur le carbone. Il s’agit de structures qui proposent des services bancaires sur Internet, de façon totalement dématérialisée, et au mépris de toutes les règles bancaires classiques. Dans le cadre de la fraude à la TVA sur le CO2, et en plus des banques de paradis fiscaux, les fraudeurs ont largement eu recours à ces vraies-fausses banques.
C’était le cas d’une structure installée en Nouvelle-Zélande, First Bancorp Limited, qui promettait sur son site Internet « une solution de paiement en ligne en provenance de Nouvelle-Zélande ». Son site Internet a aujourd’hui disparu, tout comme celui de la plate-forme Swefin, très appréciée des fraudeurs du carbone. La banque virtuelle, qui avait un seul compte auprès d’une banque traditionnelle, et disposait d’un compte de quota sur le registre danois, proposait des services de dépôt et de paiement pour des frais bancaires internationaux ridiculement élevés, mais qui permettaient d’échapper à toute régulation. Toute opération internationale était ainsi facturée 500 euros plutôt que 30 dans les systèmes bancaires traditionnels. Interrogé par les journalistes danois Bo Elkjaer et John Mynderup d’Ekstra Bladet, le directeur de la structure, Anders Garbro, leur a un beau jour expliqué le b-a-ba de son métier1. Selon lui, les services que Swefin Online proposait étaient indispensables, « parce que les transferts étaient ultras rapides » ; il reconnaissait que son activité s’apparentait à du « shadow banking », une banque de l’ombre. Après la publication de l’article, le site Internet de la banque de l’ombre a définitivement disparu de la surface de la planète…
La fraude parfaite
Selon Richard Ainsworth, toutes les potentialités de la fraude sur les télécoms n’ont pas été envisagées : elle peut donner lieu de façon exponentielle à des opérations de blanchiment mêlées à de la fraude à la TVA. Les fraudeurs savent que le mécanisme ne durera pas éternellement, mais le temps de la règlementation est très lent. Aucun dol n’est aujourd’hui avéré. Si un faisceau d’indices tend à pointer vers un mécanisme de fraude, rien ne le prouve.
Pour les experts, ce type de risque est suffisamment énorme pour que les États mettent en place un système de lutte efficace. Un simple réseau informatique centralisant toutes les opérations de TVA à l’intérieur de l’Union européenne permettrait par exemple de savoir quelle société a des ardoises de TVA. S’il s’agit de micro sociétés. Cette solution technique, qui s’applique pour d’autres taxes aux États-Unis, n’a guère de succès en Europe. Les États veulent garder jalousement le contrôle de ce qui représente leur première ressource fiscale, et ne sont pas prêts à partager ces informations cruciales. C’est donc une barrière avant tout psychologique qui les empêche de récupérer les 100 milliards d’euros fraudés chaque année sur le total de plus de 800 milliards d’euros qu’ils récoltent. La réforme du régime de la TVA en cours au niveau européen prévoit un certain nombre de changements, dont certains draconiens, pour les business traditionnellement atteints par la fraude. Il risque notamment de rendre le remboursement de la TVA compliqué dans certains cas. Dans Perfect Storm, Boston University, Richard Ainsworth explique que les nouvelles contraintes réglementaires et la jurisprudence encadrant désormais la TVA européenne posent les conditions d’une vraie tempête sur les échanges intracommunautaires. Sans vraiment anticiper les fraudes futures2.
1 ELKJAER (Bo) et MYNDERUP (John), « Anders Garbro : Jeg svindler ikke med CO2 » (“Anders Garbro : I do not tamper with CO2”), Ekstra Bladet, 3. décembre 2010.
2 , AINSWORTH (Richard), “Re-directing the EU VAT’S perfect storm”, Boston University School of law, Public law Research Paper, n° 12-35, 2 juillet 2012.