Chapitre huit
La chute des fraudeurs

Quand la justice se heurte à des montagnes de billets

« Les problèmes judiciaires, pour les fraudeurs, ce sont des accidents du travail : c’est un risque, il suffit de l’assumer et de payer, comme le fait un chef d’entreprise » constate un jour Bruno Nataf, le procureur parisien qui affronte les dossiers carbone.

De fait, les fraudeurs désormais à la tête de montagnes de billets considèrent la prison comme un des risques du métier. Un risque modeste, par rapport aux sommes gagnées : quelques années de perdues, quatre au grand maximum, pour des dizaines de millions gagnés. Le fond des faits reprochés aux fraudeurs est rarement abordé. « Il y aurait pourtant un vrai sujet, la fraude à la TVA sur le carbone est systématiquement qualifiée d’escroquerie par le parquet. Or il ne s’agit après tout que de fraude fiscale » estime Maitre David-Olivier Kaminski, qui défend plusieurs fraudeurs. Si les personnes mises en cause paient des pénalistes réputés, ce n’est pas tant pour les défendre sur le fond, mais sur la forme.

C’est en effet sur la procédure que les avocats se concentrent. Du coup, les faibles moyens de la justice apparaissent au grand jour face aux millions des fraudeurs : la moindre faille est systématiquement recherchée, fouillée, exploitée jusqu’au bout. Comme dans le grand banditisme. Le fonctionnement de la justice se retrouve mis sur le grill en raison des moyens inhabituels promis par les fraudeurs à la terre entière, et à certains avocats. La remise en cause des procédures de la justice est normale dans une démocratie ; mais la concentration de centaines de milliers d’euros sur ces questions a tendance à faire vaciller le mécanisme, et pose un vrai problème d’égalité face à la justice. Car seuls les meilleurs avocats, donc souvent les plus chers, parviennent à déconstruire des procédures.

Dans le cas de Frédéric, à qui la justice reproche 250 millions de fraudes, les multiples avocats qui ont travaillé pour lui – une dizaine en trois ans – ont tous tenté de faire annuler des pans entiers de l’enquête. Notamment des écoutes versées au dossier de façon un peu rapide, qui ont failli faire passer l’ensemble du dossier à la broyeuse.

Alors que l’instruction de son dossier est loin d’être terminée, Frédéric est parvenu à faire annuler sa garde à vue, sur laquelle reposait une partie de l’enquête en raison de ses aveux. Motif : le suspect n’a pas disposé d’avocat durant sa garde à vue, qui s’est déroulée en décembre 2009. Un argument devenu convaincant pour la justice début 2012, avec l’aide d’un des meilleurs pénalistes français, Maitre Dehapiot. Depuis le 15 avril 2011, date de la prise d’effet de la réforme du système judiciaire français pour se mettre en conformité avec le droit européen, le régime de la garde à vue dont le nombre a doublé entre 2001 et 2011 a été modifié. La dimension rétroactive de la loi n’était pas forcément prévue par le législateur ; elle a été affirmée par la Cour de cassation, entraînant des dizaines d’annulation de gardes à vue, et partant, de mises en examen qui en découlaient. Dans le cas de Frédéric, la Cour de cassation a estimé que les éléments étayant le dossier, en dehors des aveux de la garde à vue, étaient suffisamment solides pour que la mise en examen tienne. Le suspect a fait appel, mais toute mention aux déclarations de sa garde à vue, donc tous les aveux, sont biffés dans son dossier.

L’argent des fraudeurs a aussi eu des conséquences majeures dans l’affaire de Raphaël. Alors que les juges faisaient tout pour le garder en prison jusqu’à son procès, Raphaël est sorti de préventive après une faute de procédure étrange. L’examen d’une de ses nombreuses demandes de remises en liberté n’a pas été fait dans les temps par le système pénitentiaire. C’est à dire par l’un des dirigeants de la prison dans laquelle il se trouvait, qui n’a pas respecté le délai de 10 jours qui lui était imparti pour examiner la demande. Il a rendu sa décision, négative, le 11e jour. Dans le monde pénitentiaire, ce genre de retard, très grave, est extrêmement rare.

La décision a été immédiatement attaquée par les avocats, qui ont obtenu la libération du détenu.

Et il ne s’agit pas d’une entorse isolée au bon fonctionnement de la répression. Les deux milliards d’euros subtilisés par les escrocs à l’État représentent un quart du budget de fonctionnement de la justice française. Les tribunaux, les prisons, et toute l’administration qui y est reliée fonctionnent avec 8,6 milliards d’euros par an. Il s’agit du plus petit budget européen rapporté au nombre d’habitants.

Des conditions de détention très particulières

En arrivant en garde à vue, Frédéric a repris ses esprits. Que dire, comment faire : tout est prêt dans sa tête. Il a dû se faire balancer par quelqu’un, parce que sur le papier, il n’y a rien. Il en est sûr. Surtout, dire qu’Arthur est responsable ; normalement, rien ne remonte jusqu’à lui. Il a déjà vécu ça, il sait que les douaniers veulent des aveux. Il décide de tenir. Mais les questions sont coriaces. Ils ont visiblement pas mal de billes, c’est incroyable… À quatre heures du matin, après 20 heures d’interrogatoire, il lâche le morceau. Oui, il était au courant. Il connaissait le mécanisme. Il a même monté des structures.

Frédéric est immédiatement incarcéré, à la prison de la Santé à Paris. Dans le quartier VIP, heureusement. Comme souvent, les détenus sont placés dans des cellules en fonction de leur confession. Il sera avec d’autres juifs, et aura droit aux visites d’un rabbin, ainsi qu’à une nourriture spécifique.

Leur séjour en prison va toutefois être un peu particulier.

Quelques semaines plus tard, il se retrouve dans la même cellule que Raphaël, arrêté un mois après lui. Deux collègues dans la même cellule, en quelque sorte.

Raphaël n’a pas de chance. La nuit de son arrestation, son portable est éteint. Ceux de ses petits camarades sonnent. La fuite viendrait de Versailles en passant par Lyon : un ancien collaborateur du commissaire lyonnais Michel Neyret aurait lâché le morceau. L’associé de Raphaël, Sébastien, aurait tenté de prévenir toute la clique.

Parmi les autres proches de Raphaël, le nettoyage va vite. Notamment chez un proche, joueur de poker professionnel, John, qui élimine toute trace de CO2 de son appartement. Certains s’enfuient. Raphaël sera réveillé au petit matin, et aura juste le temps de caser la puce de son téléphone portable dans le soutien-gorge de sa femme avant de se retrouver nez à nez avec les policiers. Mis en examen pour blanchiment et escroquerie, Raphaël rejoint Frédéric à la prison de la Santé. Où le régime des prévenus est largement assoupli par les sommes d’argent qu’ils parviennent à débloquer.

Cigares, alcools, visites – des taxis prépayés vont chercher leurs contacts pour les amener au parloir –, téléphones portables… les deux hommes n’ont pas manqué de grand-chose de prime abord. Ils ont repoussé les limites de ce qu’il est possible de se procurer en prison.

Pour être avec Raphaël, Frédéric a néanmoins dû avoir recours à des contacts hauts placés. Ça a pris quelque temps. En contrepartie, la police s’est débrouillée pour placer un indic à leurs côtés. C’est la loi du genre. Ils se demandent même si l’indic en question était vraiment juif, comme eux, avec ses origines d’Europe de l’Est plutôt complexes. Il a vu pas mal de choses. Un rabbin amener des téléphones, par exemple. Et alors ? De toute façon, ils n’ont pas grand-chose à cacher ; ils ont perdu une bataille, pas la guerre.

Les enquêteurs ne sont pas dupes de cette situation. Au contraire, ils tentent de l’exploiter. Le téléphone de Raphaël est mis sur écoute… et un nouveau jeu du chat et de la souris commence. Les détenus se doutent bien que leur ligne risque d’être entendue. Du coup, ils tentent de parler à mot couvert, ne lâchent aucun nom. Raphaël se fait appeler Tony, ses interlocuteurs ne se présentent pas. Et les conversations restent souvent énigmatiques.

– Tu as eu le Londonien ? Il faut qu’il balance la sauce autrement on va se faire avoir…

– Ah non, je l’ai pas encore eu… mais t’inquiète, je vais passer par le Blond, ça va marcher…

– Et aussi il faut qu’on fonce sur la Belgique, c’est ça qu’il faut faire… et puis il y a les spaghettis aussi…

Le codage n’est pas très compliqué : spaghetti pour Italie, Sébastien pour le Blond… Pour les experts aguerris, qui connaissent tous les profils ayant participé à la fraude de près ou de loin, l’interprétation est rapide. Raphaël et Frédéric sont en train de « faire tourner des turbins » sur la Belgique et l’Italie, à distance.

Le marché italien, le « Gestore dei Mercati Energetici », était encore particulièrement couru, en 2010. Alors que le régime de TVA avait été modifié en France, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, l’Italie représentait la meilleure opportunité pour acheter hors taxe et vendre taxes comprises.

D’ailleurs, et alors que la rumeur enflait un peu partout, les prix européens du carbone ont affiché des prix moyens inférieurs le jeudi aux autres jours de la semaine, surtout durant l’automne 2010 ! Ce qui est un symptôme, sinon un signal de fraude. La fraude à la TVA entraîne une pression sur le marché, puisque les fraudeurs ont intérêt à vendre rapidement, et ne s’inquiètent pas trop du prix. Or sur cette période, les fraudeurs achetaient le reste de la semaine, et attendaient le jeudi pour vendre. Le marché abritait principalement des sociétés italiennes, souvent installées à Milan, et partageant la même adresse dans des centres d’affaires devenus brusquement spécialistes du carbone… D’autres adresses de sociétés implantées au Royaume-Uni et à Dubaï complétaient le tableau.

Faute d’éléments de preuve sur les sociétés utilisées, les enquêteurs n’ajouteront pas ces nouvelles fraudes à la charge de Raphaël. En revanche, les écoutes seront versées au dossier.

Après un an de cohabitation, les détenus sont finalement séparés. Raphaël part dans le nord de Paris. Il parvient bientôt à sortir, deux mois avant le début de son procès, en septembre 2011.

Frédéric est aussi sorti entre temps. La fraude qu’on lui reproche est quatre fois plus importante. La caution demandée par la justice était au départ démesurée : plus de 2 millions d’euros ! À l’usure, le tarif baisse. Au milieu de l’été 2011, il parvient à sortir contre une caution de 150 000 euros. L’instruction de son dossier est toujours en cours, en raison de multiples commissions rogatoires internationales dont le juge attend le retour. Vu la complexité des opérations, il n’est pas certain que son procès soit programmé en 2013.

Le premier procès, sacrement du petit caïd

Entre la chaleur du mois de septembre et les regards vengeurs que se lancent certains prévenus, la température grimpe dans la 11e chambre de l’instruction du Palais de Justice de Paris. En costume Dior bleu marine, Raphaël captive l’attention des prévenus et de l’assemblée. Il a son public, il est presque à l’aise dans cette mise en scène dont lui seul tire les ficelles.

Lors d’une interruption d’audience, Nadine, l’ex-secrétaire de la société, fonce vers lui, l’air inquiet.

– Raphaël, ça te va ce que j’ai dit, c’était ce qu’il fallait dire ?

– Oui, t’inquiète, tout va bien, ça va aller.

Il rassure sa cousine, fait un clin d’œil à Paul-le-gros-bras qui ne le quitte pas d’une semelle, puis va parler à ses avocats. Nadine vient d’être auditionnée par le juge, durant un interrogatoire modèle dans le genre brouillage de pistes.

– Non je ne confirme pas ce que j’ai dit au juge d’instruction, je n’étais au courant de rien et je n’ai rien trouvé de bizarre, assure-t-elle.

– Mais tout de même, entre 2008 et 2009, vous avez signé 13 chèques de 200 000 euros, 13 de 150 000 et une quarantaine de 100 000 euros ! lui rappelle le procureur.

– C’était pour acheter des marchandises, a-t-elle assuré.

En garde à vue, puis devant le juge, elle avait au contraire dit être au courant de tout, des fausses factures, du blanchiment. Cette dernière version, c’est celle que Raphaël lui a demandée. Vu qu’il lui paie son avocat, elle n’a pas vraiment le choix.

Raphaël paie d’ailleurs tous les avocats présents au procès. Ou quasiment. Certains, comme Nathan, sont laissés pour compte : ils n’ont pas un rond, certes. Mais Raphaël sait qu’ils ne parleront pas.

Son avocat s’en plaint d’ailleurs devant le juge.

– Je n’ai pas été payé, c’est bien la preuve que mon client est innocent, assure-t-il, au grand dam de ses confrères. Il a brisé un tabou.

– Ça ne se fait pas, mais alors pas du tout ! C’est un secret professionnel et par déontologie on n’en parle jamais à la barre, s’exclame une de ses consœurs à voix basse.

En garde à vue, début 2010, Raphaël a avoué une partie de la fraude. Mais il n’a pas tout avoué pour autant, et a souvent rejeté la responsabilité sur d’autres. Un voile flou plane sur les audiences, c’est sa principale défense. Tout comme l’humour, une arme qui a le mérite de ne pas faire de victime, qui est là pour détourner l’attention. – Pourquoi est-ce qu’on vous appelle « Tony Montana » au téléphone ? s’interroge le procureur. La salle rigole.

Tony Montana, héros du film Scarface de Brian de Palma, est leur idole à tous. Petit réfugié cubain devenu en quelques mois caïd de la cocaïne, Tony est une sorte de parrain à la fois sympathique et impitoyable.

– Ce n’est pas moi qu’on appelle comme ça, ce doit être quelqu’un d’autre, assure Raphaël dans un demi-sourire.

Ce n’est pas la seule phrase qui restera mystérieuse. Durant une conversation enregistrée entre le gardien de l’entrepôt et Paul, l’homme de main de Raphaël, le gardien prévient qu’il va sans doute balancer Raph, mais qu’il faudrait demander « au Chat » s’il attend ou s’il le balance tout de suite.

– Tu vas pas balancer Raph parce qu’il va te donner 5 millions, s’énerve alors Paul.

Une phrase qui n’émeut pas plus que ça lors de l’audience. Qui est « le Chat » ?

Encore une question qui sera laissée de côté par des juges déjà débordés par les millions qui valsent de quotas en comptes en banques, de pays en pays, de blanchiment à arnaque à la TVA.

Quelle somme, exactement, aura omis Raphaël sur le total de ce que la Cour lui oppose ?

43 millions d’euros selon les juges. Soit un volume total de 263 millions d’euros de quotas échangés. Sur le total de la TVA éludée, 23 millions d’euros ont été tracés jusqu’en Israël, dans les comptes en banque des proches du suspect : ceux de sa femme, de ses enfants, et d’un associé. Une partie a déjà été dépensée dans l’acquisition d’un terrain en bord de mer, à Tel-Aviv, pour quelque 7 millions d’euros. Restent 16 millions d’euros, que le fisc français a tenté de rapatrier, sans succès. Et 20 millions d’euros dans la nature, sans doute passés par Dubaï.

Au départ, les sommes investies n’étaient pas énormes : Raphaël et ses proches auraient fonctionné avec la trésorerie de la société, soit une mise de départ de 1,5 million d’euros, et sur seulement trois mois. De l’artisanat à l’échelle de la fraude. Les enquêteurs savent bien que Raphaël représente un « petit poisson » par rapport aux requins à qui la fraude a pu rapporter plusieurs centaines de millions d’euros – Yann, Marco, Arnaud, The Frenchman.

Pourtant, à la mi-octobre, le procureur réclame la peine de prison maximale pour le chef d’entreprise, soit sept ans de prison ferme. Raphaël est peut-être un petit poisson, mais c’est aussi le seul qui a été attrapé, et c’est sans doute le seul qui sera jugé avant longtemps.

La peine « pour l’exemple » demandée par le procureur inquiète le prévenu.

Lors du jugement, en janvier 2012, il n’est pas présent. La condamnation tombe : cinq ans. Les fraudeurs doivent aussi rembourser collectivement les montants disparus. Ce qui n’arrivera jamais : les montants sont trop énormes, et la responsabilité collective dilue la responsabilité de chacun. Raphaël a fait appel du jugement.

Selon des proches, il aurait quitté le territoire français sans problème malgré l’absence de passeport. En empruntant… un jet au Bourget, où les contrôles d’identité sont nettement plus détendus que dans les grands aéroports.

Comme les principaux artisans de l’escroquerie, il est en lieu sûr en Israël, qui n’extrade pas ses ressortissants. Pour l’instant il a des projets de construction près de Tel-Aviv. Ne parlant pas l’hébreu, il a visiblement des problèmes avec ses associés, qui l’ont déjà arnaqué dans un de ses projets.

Restée en France avec les enfants, sa femme s’est remise à conduire des voitures de luxe.

Frédéric a de son côté une nouvelle vie à Paris. Placé sous contrôle judiciaire, il a un nouvel appartement près des Champs-Élysées, chez sa nouvelle compagne, ainsi qu’un quatrième enfant. Entre les week-ends à Cannes et les virées dans des voitures de luxe, le couple aime plus que tout faire du shopping. Il leur arrive de privatiser de grands magasins le soir, comme celui de Dior avenue Montaigne, pour faire des courses tranquillement.

Pour beaucoup d’autres fraudeurs, la vie est belle. Restés à Paris pour certains, qui se savent sûrs de leurs arrières, ils continuent de mener grand train – entre boites de nuit, resto et salles de poker.

Seuls trois fraudeurs potentiels, dont Sébastien et deux autres arrêtés en juin 2012 sont derrière les verrous en France à l’heure où ce livre est imprimé.