Chapitre sept
Comment les enquêteurs
ont piste les fraudeurs

Les fraudeurs pistés par des cyberenquêteurs

Le 8 décembre 2009 au matin, panique à bord avenue d’Iéna, dans le XVIe arrondissement de Paris. Il est 6 heures du matin, et les parois de l’appartement cossu, avenue d’Iéna, que Frédéric occupe depuis quelques mois commencent à trembler. La porte d’entrée est malmenée par des coups répétés portés par des officiers des douanes judiciaires. L’appartement chic et haut de plafond qu’il loue pour 4000 euros en jette, certes. Mais il n’est pas du tout sécurisé comme celui d’Arthur à Neuilly. Pas de portes blindées, pas de coffres, rien que des moulures rococo. Pas très utiles quand les flics débarquent, ce qui a tout l’air d’être le cas. Une hypothèse à laquelle il ne s’attendait pas. Il a déjeuné récemment avec un gros bonnet de la police judiciaire, presque un pote, qui ne lui a rien dit, pas même qu’il était potentiellement nommé dans une enquête. À moins que ce soit une vieille affaire ? « Pourvu que ce soit pour des histoires de téléphone et pas de CO2 » se dit-il. Il s’enferme dans la salle de bains, complètement paniqué, pendant que sa compagne, Isabelle, parlemente avec ces intrus matinaux. Il déchire des documents et tente de dissimuler une carte SIM dans la chasse d’eau. Il sait que ça ne sert à rien, mais il ne contrôle plus rien. Heureusement, il y a peu de liquide qui traîne dans l’appartement ce jour-là, seulement 20 000 euros. En revanche, il ne songe pas aux trois cartes de crédit qui occupent son portefeuille. Seules deux de ces cartes sont à son nom. Ou quasiment. Il utilise son deuxième et son troisième prénom. La troisième porte le nom du gérant d’une de ses nombreuses sociétés, l’officielle celle-là, celle qui est censée être totalement clean, CO2 Limited. « C’est la carte de la société, c’est normal », dira-t-il au juge.

Il est transféré à la Santé après la fouille de l’appartement. Ses « collègues » dans le montage de la fraude, Arthur et son cousin Yves, sont aussi visés. Même Nabil, qui n’y est pour rien. Les douaniers peinent à entrer chez Arthur. lls ne s’attendaient pas à un appartement ultra sécurisé, et ils ne sont pas équipés pour défoncer plusieurs serrures blindées. Ils ne pénètrent dans l’appartement que quatre heures plus tard. Il ne reste aucune trace des activités douteuses d’Arthur. La garde à vue va au final coûter bien plus cher à Frédéric, qui se croyait en sécurité, qu’à son premier adjoint.

Le chemin qui menait jusqu’au principal suspect a été sinueux.

En avril 2009, quand les douanes sont enfin saisies du dossier, les enquêteurs se plongent dans un univers étrange. Celui des administrations feutrées, des fonctionnaires blasés, du secret à tous les étages. Un monde bien loin des voyous qu’ils ont l’habitude de fréquenter, dans la contrefaçon, les fraudes à la TVA classiques ou les trafics de défenses d’éléphant et autres carapaces de tortues.

La tranquillité de l’environnement et des premiers interlocuteurs dissimule une lourde pression. Sans bien en évaluer les montants exacts, ils savent que les sommes volatilisées sont énormes. Les douanes ont récupéré l’enquête parce que la TVA, c’est leur dada. Mais leurs services sont en perpétuel conflit avec ceux de la police judiciaire ; cette fois, c’est grâce à une présomption de fuite que les enquêteurs de Versailles ont été dessaisis. Et le fait que Frédéric soit, à tu et à toi, avec un gros bonnet de la police judiciaire parisienne a également joué, sans quoi les douanes de Vincennes n’auraient probablement pas hérité d’un si gros poisson. Il ne faut pas qu’ils déméritent. Et la tâche est lourde.

L’aspect totalement dématérialisé de la fraude y est pour beaucoup. Personne n’a aperçu les fraudeurs physiquement, ou quasiment : ils n’étaient pas tenus de se présenter ni aux teneurs de registres, ni auprès de Bluenext. Les papiers qu’ils ont utilisés étaient souvent des faux, ou dans le meilleur des cas, des vrais. Mais appartenant à de vrais hommes de paille.

Et la liste en longue : 3 000 personnes inscrites au registre danois, 1 200 en France. Ceux qui ont été aperçus sont-ils vraiment les fraudeurs ? Portent-ils vraiment les noms qu’ils prétendent avoir ?

Dans le doute, la stratégie des enquêteurs va reposer sur des écoutes téléphoniques. C’est encore la piste la plus simple, d’autant que les fraudeurs laissaient systématiquement des numéros de téléphone portable sur les registres. Si les identités étaient souvent fantaisistes, les numéros de portable, comme les E-mails étaient souvent de vrais numéros. Mais il faut cibler : les écoutes coûtent cher et mobilisent beaucoup de personnel. Impossible de surveiller les 200 membres bizarres du registre français et leurs adresses Gmail ou Yahoo.

Les gens du marché parlent

Pour débroussailler le terrain, les enquêteurs com-mencent par interroger les acteurs du marché. Objectif : tenter d’identifier des profils suspects.

Le directeur commercial de Bluenext, Philippe Chauvancy, a souvent été aux premières loges dans ses contacts avec les membres du marché.

Certains épisodes l’ont marqué. Ainsi, cette réunion chez un intermédiaire du nord de la France, où un homme se présentant comme client de l’intermédiaire en question, Dubus, l’a surpris. C’était Frédéric. Il l’avait rencontré à la gare, avant de se rendre sur le lieu de la réunion. Son discours, son attitude, en fait, n’avaient rien d’extravagant. Il s’agissait visiblement d’un bon commercial, qui avait sérieusement étudié la question du carbone, sans forcément comprendre du bout des doigts les subtilités de ce mécanisme complexe.

Pourtant, le directeur commercial a une impression étrange devant cet homme. Il y a quelque chose qui cloche. Sa chemise n’est pas rentrée dans son pantalon.

Malgré ce détail, qui le fait simplement tiquer, le directeur commercial reste en contact avec l’entrepreneur très intéressé par le marché du carbone. Sans savoir qu’il est derrière plusieurs sociétés déjà membres de Bluenext. Pour lui, Frédéric n’a qu’une seule société, qui a l’air relativement normale avec ses bureaux dans le 8e arrondissement, ses traders reconnus recrutés chez EDF Trading, et ses newsletters quotidiennes sur le marché du CO2.

Il répond d’ailleurs favorablement à une invitation à déjeuner chez Costes, un restaurant branché proche de la place Vendôme, avec Frédéric et un de ses oncles par alliance : un certain Marcel. Nettement plus âgé, Marcel vit aux États-Unis où il a plusieurs sociétés. Il s’intéresse au carbone.

Les deux comparses félicitent le représentant de Bluenext, et parlent business. Vu l’accélération de l’activité, ils lui demandent si le fait d’être en pole position – autrement dit à la meilleure place – sur le marché du carbone fait de Bluenext un actif recherché. Leur interlocuteur confirme : il estime la valorisation de Bluenext à 150 millions d’euros…

Après les flagorneries, les experts du carbone demandent au représentant de Bluenext s’il serait possible d’inscrire une société américaine de Marcel sur Bluenext. Ils se voient opposer une fin de non-recevoir. « Notre politique est actuellement de refuser des sociétés qui ne proviennent pas de l’Union européenne », déclare sobrement Philippe Chauvancy.

C’est alors que Marcel sort un BlackBerry de sa poche. À l’époque, le téléphone est encore rare, et très cher. « Mais gardez-le, ça me fait plaisir ! » insiste-t-il face à son interlocuteur, interdit. Qui commence vraiment à se demander qui sont ces drôles de zigotos. Plus tard, Marcel lui proposera aussi de lui prêter son appartement en Floride…

Contrairement à d’autres fraudeurs, comme Raphaël qui a lancé les opérations avec sa propre société et ne s’est pas inquiété du lieu où étaient passés ses ordres, Frédéric a pris des tonnes de précautions pour qu’on évite de remonter jusqu’à lui.

Un code secret qui dénonce

Et c’est pourtant la seule solution, pour les enquêteurs, de prouver une quelconque culpabilité : établir un lien entre une personne et un ordre d’achat de carbone étrange passé via une société bidon. Sur les documents officiels, le nom de Frédéric n’apparait jamais : impossible de le coincer là dessus. Même sur les statuts de sa principale société, un trust de droit américain installé au Luxembourg, son nom n’apparait pas ; c’est celui de son oncle qui ressort. En revanche les douaniers vont tomber sur un indice solide. Un code.

Celui d’un compte en banque, qui appartient à une des sociétés défaillantes. Le même code donne accès à la seule vraie société de Frédéric. C’est un premier indice, qui incite les enquêteurs à se transformer en « cyberenquêteurs ». Dans cette fraude dématérialisée, les circuits informatiques sont cruciaux.

Ils se plongent alors dans les listes d’adresses IP, qui montrent qui se connecte à quel compte, et où.

Les adresses IP permettent en effet de donner une indication géographique très précise, voire les noms et prénoms des bénéficiaires de l’abonnement au service Internet si besoin. Les douanes ont mis plusieurs semaines avant de récupérer les listings interminables d’adresse IP. Une fois les données obtenues, la déception des enquêteurs a été grande. Beaucoup d’adresses menaient… dans des cybercafés, au MacDonald, au Starbucks, dans des hôtels pour les connexions françaises. Dans ce cas, les données sont tout simplement inexploitables : il est impossible d’associer un nom aux références de connexion informatique.

En revanche, ils ont eu plus de chance pour certaines adresses localisées à l’étranger. C’est le cas d’une référence située tout près de Jérusalem, qui était utilisée par « la shtroumpfette », cousine de Frédéric, pour passer des ordres à distance sur le marché du CO2.

Une précaution destinée à jouer les filtres : non seulement la cousine en question passait des ordres, mais en plus elle gérait le courrier de son employeur. Pour Frédéric, c’était une façon de rendre un service à la famille : il rémunérait sa cousine contre menus services, pour des opérations de secrétariat principalement.

Or une connexion a été établie, à quelques instants d’intervalles et avec la même adresse IP, sur son compte personnel Gmail et sur un compte de quotas sur Bluenext appartenant à l’une de ses sociétés. Ce qui représente un faisceau d’indices suffisamment riche pour que les douaniers lui tombent dessus.

Lesquels s’interrogeaient déjà sur le train de vie du jeune homme. La location de son appartement, la Rolls-Royce Phantom bicolore dernier cri, tout cela ne collait pas avec les revenus officiels de son activité clean : la société de trading de carbone qu’il avait monté ne dégageait pas de bénéfices bien importants.

Mais après ce faisceau d’indices, et après une arrestation un peu trop précoce, les enquêteurs se sont rapidement heurtés à un mur. Celui des paradis fiscaux.

Car ce n’est pas le tout de prouver que l’argent a disparu : encore faut-il le tracer. Il a justement transité par des zones de non-droit, qui ne sont pourtant pas clairement identifiées comme telles.

Le réseau de Frédéric a utilisé des lieux originaux pour évacuer les profits de la fraude. Comme le Monténégro, la Lituanie, Chypre ou la Géorgie, qui ne sont pas à proprement parler des paradis fiscaux : ils sont censés collaborer avec la justice des autres pays. Ce qu’ils ne font pas. Les commissions rogatoires internationales, qui demandent à la justice locale de prolonger les recherches faites en France, n’aboutissent tout simplement pas. Ou très lentement. Aucune réponse n’est donnée aux requêtes des juges. Les millions d’euros ? Disparus.

Interprétation des écoutes, hasard : Les enquêteurs font feu de tout bois

Si les fraudeurs ont utilisé des intermédiaires comme une banque ou encore un intermédiaire spécialiste du carbone, comme Sagacarbon, Consus ou Voltalia, il peut-être plus compliqué de pister le vrai donneur d’ordre. Les achats et ventes de quotas sont alors donnés, indirectement, par téléphone ou par mail, par une personne qui se cache derrière une fausse identité, voire plusieurs fausses identités. Et derrière une myriade de numéros de téléphone. C’est peut-être là la partie la plus compliquée du jeu des fraudeurs : jongler sans se tromper avec des identités multiples.

Entre eux, ils utilisent systématiquement des noms de code, qui n’ont parfois rien à voir avec leur prénom ou leur position dans le système : des sobriquets aussi variés que Sharon, le Chat, Jeffy ou Didi. Si bien qu’ils se connaissent parfois physiquement, mais ne déclinent pas leur véritable identité. Les écoutes aboutissent donc souvent à des comptes rendus abscons.

Pour les contacts avec les « vrais » intermédiaires, le jeu est encore poussé plus loin : ils se présentent sous des noms d’emprunt, et discutent ensuite par téléphone sous cette identité, voire encore une autre, en tentant de maquiller leur voix… Dans ce cas, les recoupements sont vraiment compliqués. Ainsi, dans le cas d’une fraude impliquant des acteurs marseillais, la police ne parvient pas à dépasser le stade des gérants de paille, deux retraités visiblement sans le sou, qui prétendent avoir ouvert des sociétés au nom d’un certain « Yaël ». La société a extorqué quelque 380 millions d’euros à l’État… et pourtant, pour l’heure, aucun gérant de fait n’est mis en cause.

Les écoutes ne sont donc pas toujours des sources d’informations limpides. D’autant qu’en plus des identités multiples, les « mecs du CO2 » utilisent souvent un langage codé, lié à leurs activités officielles, le textile : « j’ai rentré 50 T-shirts », signifie : « j’ai 50 000 euros à blanchir », j’ai « une dizaine de lots » pour une « dizaine de millions », etc.

Dans le cas d’école de Raphaël – « un très beau dossier » pour un représentant de la justice –, les écoutes, associées au hasard, ont toutefois joué à ses dépens.

Lors d’une réunion « carbone » début 2010, à laquelle assistent des enquêteurs des douanes, des juges d’instruction et le procureur chargés du dossier, l’évocation du nom de Raphaël rappelle un autre dossier à un participant, qui vient de passer du pôle de la délinquance astucieuse à celui de la brigade financière. « Mais il est déjà en prison, lui, on l’a coincé sur une affaire de blanchiment… » Les recoupements vont d’un coup aller très vite. Raphaël était sur écoute durant les derniers mois avant son arrestation. Pas tant que la fraude battait son plein donc, mais pour la suite. Après la fermeture du marché du CO2, en juin 2009, Raphaël s’est retrouvé avec 10 millions de tonnes de quotas sur les bras, invendables en France où elles auraient été vendues à perte, puisque la TVA a été supprimée. Le caïd s’est alors retourné vers deux frères installés à Londres, pour vendre les quotas au Royaume-Uni via leur intermède. Les écoutes, relativement incompréhensibles pour l’affaire de blanchiment, prennent alors tout leur sens. La collaboration avec les jumeaux s’est mal passée. Raphaël n’a pas récupéré la totalité de sa mise : ils ont gardé 500 000 euros, et lui proposent d’investir sur un autre turbin : une fraude à la TVA sur l’électricité entre l’Allemagne et la Pologne. Pour Raphaël, il en est hors de question. Il veut rester seul maitre à bord de ses business. Commence alors un bras de fer sévère. Pour quelqu’un qui ne voulait plus utiliser les méthodes musclées, c’est raté. Les deux frères vont être « saucissonnés » : séquestrés quelques heures dans un garage. Voilà ce que révèlent les écoutes ; des faits incompréhensibles au départ, qui prennent toute leur ampleur avec le sujet carbone.

Dans le cas de Raphaël, comme dans celui de Frédéric, les dossiers ont fait de grands bonds par le fruit du hasard. Le fait que les deux hommes aient été sur écoute pour des carambouilles précédentes a largement contribué à les faire tomber.

La justice peine à trouver des preuves sur la plupart des dossiers

Pour les autres dossiers, les poursuites s’avèrent plus compliquées. Sur les dix-neuf informations judiciaires en cours, dont quinze sont traitées au pôle financier du Tribunal de Grande Instance de Paris, l’identification et la mise en cause des principaux responsables s’avèrent plus complexes. Non pas que les juges n’aient pas une petite idée des vrais artisans de la fraude. Mais les preuves manquent.

Ou alors les seuls profils que la justice identifie sont des hommes de paille ; dans ce cas, et contrairement à la justice allemande par exemple, les juges français poursuivent les investigations plutôt que de condamner des seconds couteaux.

Le découpage des enquêtes en une multitude de dossiers différents ne facilite pas les choses. De nouveaux juges, greffiers, et forces de police doivent se pencher sur cette matière ardue et tenter de dénouer les fils, à chaque fois. Or sur les nombreuses enquêtes en cours sur le carbone, de nombreux sujets se recoupent. À l’exception d’un dossier, où des gérants de paille d’origine turque ont effectué la fraude depuis Strasbourg, pour le compte de pakistanais, les autres informations judiciaires conduisent souvent vers des Français d’origine séfarades, souvent tunisiens. Et qui se connaissent les uns les autres.

Les fraudeurs se sont en effet parfois organisés en « coopératives de CO2 ». Une coopération un peu spéciale : 6 ou 7 personnes s’associent, chacun met un ticket d’entrée minimum de 50 000 euros, et c’est parti. Les quotas tournent durant un mois, et à la fin chacun récupère non pas 20 % – ça, c’est en l’espace d’une journée, mais 10 fois la mise de départ si le trading est bien huilé…

Le nombre d’associés à ses coopératives éphémères est difficile à évaluer ; la justice sait pertinemment qu’elles ne concernent pas exclusivement le milieu séfarade qui n’a parfois été que vecteur d’investissement pour d’autres intérêts. Le milieu corse, les gitans de l’Est parisien, les Basques en Espagne s’y sont visiblement intéressés de très près. Des financiers habitués de « coups » se sont aussi laissés tenter. Mais une partie du noyau dur de la fraude en France, qui représente des chefs d’orchestre ayant escroqué entre 10 et 300 millions d’euros de TVA à l’État, reste en cavale.

Les forces judiciaires consacrées à ces poursuites sont pourtant importantes : huit juges au pôle financier à Paris, un à Lyon et un à Marseille planchent sur le sujet. Les enquêteurs sont deux fois plus nombreux sur le sujet. Mais les montants subtilisés semblent trop énormes. Les fraudeurs sont partis avec… un quart du budget de fonctionnement annuel de la justice. Avec cinq arrestations de fraudeurs considérés comme majeurs dans cinq dossiers différents, les enquêteurs des douanes ont néanmoins nettement mieux avancé que leurs voisins européens.

Des enquêtes tous azimuts et sans grandes coopérations en Europe

Si la technique est parfois différente, tous les systèmes judiciaires avancent avec difficulté sur le dossier carbone. En Allemagne, un procès-fleuve concernant six prévenus a eu lieu à l’été 2011. C’est exactement ce que la France a voulu éviter. « On a voulu éviter un procès-fleuve avec des centaines de prévenus, un genre de Sentier III. Ce serait trop lourd à gérer et difficile à juger. Et les dossiers sont très distincts aussi » assure le vice-procureur de Paris chargé du dossier carbone, Bruno Nataf.

En Allemagne, les profils des fraudeurs tels qu’ils sont apparus lors du procès sont rigoureusement différents. Un seul Français a été accusé et condamné, et il n’était pas particulièrement proche du milieu séfarade. Les autres fraudeurs sont britanniques, d’origine pakistanaise ou non. Les montants qu’ils ont escroqués sont aussi relativement négligeables au regard des fraudes constatées en France : parmi les six hommes de paille jugés et condamnés, ceux coupables des fraudes les plus importantes – soit 80 millions d’euros – n’ont écopé que de 7 ans de prison.

En Italie, la fraude à la TVA sur le CO2 a pris de l’ampleur plus tard que dans les autres pays : c’est en 2010 qu’elle s’est épanouie, sur le marché du « jeudi ». Le Gestore dei Mercati Energetici – la petite place de marché sur l’électricité, les « certificats verts » et le CO2 – a rapidement été identifié comme un lieu accueillant par les fraudeurs. Il suffisait d’attendre le jeudi pour opérer : la place était ouverte un seul jour par semaine. Dans le milieu du carbone, les spécialistes se sont vite aperçus de la martingale : les volumes d’échange étaient plus élevés, le jeudi, sur l’ensemble du marché européen ! La Guarda di Finanza a arrêté une vingtaine de personnes et réalisé des perquisitions dans quelque cent cinquante sociétés fin 2010, lorsque le marché a été fermé. Mais le régime de la TVA sur le CO2 n’a jamais été modifié : c’est un des principaux pays de la fraude où l’arnaque est toujours possible.

Au Royaume-Uni, les poursuites avancent lentement malgré un bon départ. Le pays avait en effet été le premier à arrêter des suspects, surtout d’origine pakistanaise, en août 2009. Mais depuis, il ne se passe pas grand-chose. Lors du démarrage du premier procès sur le sujet, en 2012, le juge a imposé que la procédure s’effectue dans un huis clos total. Bilan : rien n’a filtré des interrogatoires. Le fisc britannique a simplement publié un communiqué menaçant, annonçant que les prévenus avaient été condamnés à… 35 ans de prison. Il s’agit en fait de peines cumulées, allant de 5 à 15 ans, imposées à trois hommes d’origine pakistanaise, qui avaient mis en place plusieurs sociétés destinées à faire de la fraude depuis le Kent. « Le fisc ne va pas se laisser faire et laisser des voyous voler d’honnêtes contribuables » a prévenu le fisc dans un communiqué en juin 2012.

Enfin au Danemark, où un maximum de fraudeurs est parvenu à s’inscrire, seulement quelques hommes ont été écroués, trois ans après les faits. Le manque de coopération entre les différents services d’enquête n’arrange pas les choses. Certaines opérations visant des réseaux internationaux ont été menées en bonne harmonie : c’est le cas des raids entrepris par la justice allemande et britannique, en 2010, qui avait abouti à une centaine d’interrogatoires.

Chez Europol, l’organisation européenne des polices, à La Haye, où l’on tente justement d’inciter la coordination contre le crime organisé, certains pays jouent le jeu. En partageant une partie de leurs informations. D’autres avancent en solitaire, comme l’Allemagne, souvent critiquée de ce côté-ci du Rhin. « Les Allemands n’ont aucune notion de crime organisé, ils ferment les yeux et trouvent un coupable, c’est facile ! » accuse un proche de l’enquête en France.

De fait, les six personnes inculpées en Allemagne ne sont que des hommes de paille. Manipulés durant la fraude, ils restent manipulés par la suite, durant leur séjour en prison. On leur promet monts et merveilles, c’est-à-dire de l’argent à la sortie, s’ils prononcent les bonnes paroles.

En attendant, ils croupissent à la place d’autres dans la prison de Francfort.

La coopération internationale des polices est pourtant d’autant plus importante dans cette affaire que les différents professionnels de la fraude ont parfois pris une dimension internationale. Ainsi, Frédéric, comme d’autres, ont vendu des sociétés clés en main pour réaliser cette fraude. Exactement comme le font des systèmes de franchise. Le créateur vend un concept et son mécanisme, et les opérateurs l’appliquent à la lettre, que ce soit pour vendre des lunettes ou des fringues. Pour les quotas de CO2, des sociétés théoriquement créées par Frédéric, puisque les hommes de paille ont été identifiés comme tels et que la recette était exactement la sienne, ont été utilisées exclusivement par des circuits pakistanais. Les sociétés sont alors utilisées exactement comme Frédéric s’en serait servi : avec le même circuit financier : Chypre-Allemagne-France-Chypre par exemple. Mais les fonds ne sont pas les siens ; parfois même les hommes de paille sont modifiés afin de faciliter les opérations.

Ainsi dans le cas d’une société attribuée à Frédéric, on retrouve un gérant pakistanais et plusieurs personnes de la même origine gravitent autour de la structure. Il s’agit d’un homme d’affaires britannique d’origine pakistanaise, qui est aussi la 199e fortune du Royaume-Uni. Mariée avec une star de Bollywood, l’homme d’affaires richissime avait déjà trempé dans des histoires de fraude à la TVA sur les métaux. Cette fois, si de nombreux indices pointent vers lui, il ne fait l’objet d’aucune poursuite en raison du manque de preuve.

Pourtant, les forces dédiées à la lutte contre la fraude fiscale sont nettement plus importantes outre-Manche. Habituées de trafics qui ont conduit au vol de milliards à la Couronne britannique par le passé, elles consacrent des moyens importants à la fraude. Ce qui ne les a pas empêchées de tomber sur plus fort qu’elles. La filière britannique d’origine pakistanaise a littéralement inondé le marché du carbone. Et pas seulement le marché britannique. En France, elle est arrivée très vite et a fait tourner des boîtes un mois seulement. « Ce sont les meilleurs pros de la TVA », assure un spécialiste. La justice britannique détient actuellement une vingtaine de personnes, dont sept d’origine pakistanaise, accusées d’avoir extorqué 40 millions de livres à la Couronne en moins de trois mois et demi. Pour elles, le mécanisme était inverse : elles achetaient des quotas sur le continent avant de les revendre au Royaume-Uni. Les recettes de la fraude ont été rapidement réinvesties, notamment dans le marché de l’immobilier de luxe de Londres, à Nothing Hill, ainsi que dans des voitures de luxe – encore.

Des investisseurs russes se sont aussi mêlés à la fraude ; les enquêteurs en sont d’autant plus persuadés que les principaux fraudeurs à la TVA ont souvent fait un petit tour à Moscou durant la fraude. Histoire de recruter des co-investisseurs, sans doute.

« Il fallait de gros montants. Les Russes étaient capables de débloquer plusieurs millions, les fraudeurs leur garantissaient une rentabilité de 10 % en un mois. Ils mettaient 10 millions, et le fraudeur leur en rendait 11. Tout en se gardant un million pour eux. Il y a des clampins illettrés qui sont devenus millionnaires de cette façon », assure un proche des fraudeurs. Lequel raconte avoir fait travailler un homme un peu simplet, par pitié, pour de menues tâches : livraison, courses en tout genre. « Un jour, il a disparu. Et au bout de six mois il revient me voir, et me propose d’investir avec moi dans un business ! Il avait gagné plus de 2 millions… »

Les investissements russes dans la TVA seraient passés par Chypre, où un certain nombre de sociétés françaises inscrites sur le marché des quotas avaient des comptes en banque. De là, des quotas étaient achetés directement en Allemagne, avant d’être vendus en France. La Caisse des Dépôts se chargeait ensuite de virer l’argent à Chypre : retour à la case départ.

Des schémas plus subtils sont parfois intervenus : les bénéfices de la fraude pouvaient aussi être envoyés à Vienne, dans une banque autrichienne. Là, un local les retirait en liquide, pour les porter dans la banque d’en face, juste de l’autre côté de la rue ; une banque russe cette fois. Un schéma raconté aux enquêteurs ; qu’ils ne peuvent toutefois pas vérifier. Une fois sortie des circuits bancaires, le cash est en effet impossible à tracer. La Géorgie a aussi eu maille à partir avec les fraudeurs ; des oligarques locaux connaissaient Frédéric notamment, et ont visiblement « travaillé » avec lui si l’on en croit les écoutes ; sur quelle société, pour quels montants, et avec quelles conséquences ? Autant de questions qui restent ouvertes, et préoccupent les spécialistes du dossier. Comme à Europol, à La Haye, ou la cellule de coopération des polices européennes, tente toujours de construire des ponts entre les différents pays.

Ainsi, le Danemark a réclamé, sans succès, des informations sur une liste de Français potentiellement mis en cause dans la fraude à la TVA, sans obtenir de réponse de la part du ministre du budget français durant de longs mois.