Chapitre trois
Le doute s’installe
dans la finance carbone
Panique à la Caisse des Dépôts et Consignations
Dans le courant de l’automne 2008, le stress com-mence à grimper au sein de la Caisse des Dépôts. Un lundi matin, à la machine à café, Irène, 32 ans, sirote son gobelet de long sans sucre avec quelques collègues, avant d’attaquer la pile de courrier qui l’attend sur son bureau et qui lui fait de plus en plus peur. Elle leur raconte le temps pourri qu’elle a eu, à La Baule, les vagues grises et la station endormie. Ça lui aura quand même changé le moral, l’iode, avec les soucis qu’elle a en ce moment.
Jeune diplômée de HEC, la première école française de commerce, et de l’université Paris Dauphine, Irène a théoriquement tous les atouts pour la fonction : « sérieuse, organisée, bonne connaissance des marchés financiers », réclamait l’annonce de la Caisse des Dépôts. Pourquoi ne se sent-elle pas tout à fait à l’aise ? Le poste qu’elle a décroché est peut-être un peu trop lourd pour ses épaules ; c’est tout de même une responsabilité de gérer le registre du carbone de toute la France. Elle a bien fait une première mission dans une grosse banque, pendant deux ans, mais ce qu’elle en a vu était plutôt abstrait. Elle s’aperçoit qu’elle ne connaît pas grand-chose à la finance finalement. Ni au carbone à la réflexion, mais ça, c’est normal : la matière est nouvelle, personne n’y comprend rien. Il faut que les industriels aient des comptes de quotas, pour conserver ceux que l’État leur donne, puis les rendre un an plus tard au moment de la mise en conformité, en avril, s’ils ont émis autant de carbone que prévu. Ils peuvent aussi les vendre et les racheter plus tard, ou les thésauriser. Mais alors pourquoi diantre des dizaines de candidats ouvrent des comptes sans avoir rien à voir avec la chimie, le papier, la sidérurgie ou le ciment ?
Voilà plusieurs semaines que l’examen du courrier matinal recèle de surprises croissantes. Les candidats à l’ouverture de comptes se multiplient comme des petits pains. Ils ont tous les mêmes dossiers ou quasiment : ce sont des sociétés de trading, nouvellement créées.
En haut du courrier ce jour-là repose une grosse enveloppe marron en provenance de Londres. Irène prend son courage à deux mains et l’ouvre. Cette fois, c’est pour inscrire une société dont le nom sera « Python Trading ». Pas très finance, pas très carbone comme nom. Deux noms de gérants sont inscrits, dont elle ne sait même pas s’ils sont féminins ou masculins. Le nom de famille est indien. Comme souvent, lorsque les lettres viennent du Royaume-Uni. Toutes ces sociétés de trading ont souvent des noms d’origine indienne ou pakistanaise, juive ou musulmane. Mais pourquoi la finance carbone attire-t-elle autant les noms exotiques ? se demande-t-elle une énième fois. Elle « google-ise » immédiatement le nom de ces nouveaux candidats. Il s’agit visiblement des parents d’un jeune loup des affaires, classé dans les 200 premières fortunes britanniques. Elle s’attarde un temps sur le profil de leur fils, Raj. Marié avec une actrice de Bollywood, il court les avant-premières au cinéma, gère des boutiques de mode à Dubaï, et est impliqué dans le business du cricket en Inde. Aussi. « Quel drôle de profil pour le marché du carbone, ce n’est vraiment pas ce à quoi je m’attendais » songe Irène. Elle vérifie le dossier, mais tout y est : les statuts de la société, les documents d’identité, le règlement des frais d’ouverture de compte. Aucune raison pour ne pas rentrer les données dans le registre et leur accorder ce fameux compte. Ce qu’elle fait non sans un certain malaise.
Pourquoi tombe-t-elle en permanence sur des candidats aux adresses E-mail ridicules ? Est-il normal de donner comme coordonnées à son banquier l’adresse « dancoco8@gmail.com » ? Oui, visiblement. Le règlement du registre, Irène commence à le connaître par cœur, ne prévoit rien sur ce sujet. Plutôt que de passer pour incompétente, elle fait exactement ce qu’on lui a dit de faire : son boulot. Et sans faire de vagues, merci.
La TVA pose un sérieux problème de trésorerie à Bluenext
L’inquiétude d’Irène n’est pas isolée, en ce début d’automne 2008. Chez Bluenext, le management est aussi en plein stress. Le marché fonctionne bien ; de ce côté-là, pas d’ennuis. La plate-forme dernier cri permet d’acheter et de vendre des quotas en un temps record. Le règlement-livraison des titres peut être effectué en l’espace de 15 minutes après l’opération, là où il faut trois jours sur un marché action classique. Et les volumes d’échanges n’arrêtent pas d’augmenter, de façon impressionnante même. La place de marché s’en est largement enorgueillie en publiant des communiqués victorieux face aux records successifs de volumes. Mais en ce mois de novembre, elle a arrêté de le faire. Ces volumes délirants, qui étaient source de fierté, sont en train de poser un sérieux problème de trésorerie à la petite société. Étrangement, les échanges vont surtout dans un sens : les intervenants viennent de toute l’Europe pour vendre des quotas sur Bluenext, mais pas pour en acheter – ou nettement moins. Aucun expert ne parvient à s’expliquer cette caractéristique : pourquoi est-ce plus intéressant de vendre en France ? Des tentatives d’explications fondamentales sont avancées en interne : les industriels français auraient reçu trop de quotas par rapport à leurs besoins, donc ils les vendent. Mais à ce point ? Depuis le mois d’avril 2008, les montants de TVA avancés par la place de marché ont brusquement explosé. De 2 607 euros en mars, ils ont bondi à 663 723 euros en avril. La progression croit ensuite régulièrement, pour atteindre 50 millions en août, et 181 millions en décembre ! Pour une société dont le chiffre d’affaires n’atteint pas tout à fait 10 millions d’euros, le poids de la taxe est démesuré.
La progression inquiétante des montants de TVA mensuels remboursés par Bluenext, en 20081
Car à chaque quota vendu, la place verse 20 % en plus au vendeur, qui doit ensuite s’acquitter de sa propre TVA en la rendant à l’État. Entre temps, l’État rembourse Bluenext – heureusement. Mais trop tard ; l’État ne rembourse que tous les trimestres. D’un point de vue comptable, la situation est délicate. Heureusement que la Caisse des Dépôts, son nouvel actionnaire, lui avance la trésorerie, ce qu’aucune autre banque ne ferait. Sans ça, la place de marché serait rayée de la carte purement et simplement. Mais même la bonne volonté de la Caisse ne peut empêcher la structure d’être littéralement coulée par les frais financiers liée à la gestion de cette dette. Sur un an, les frais avoisinent les 3 millions d’euros, ce qui remet en cause la rentabilité de Bluenext. En attendant, il faut absolument régler ce sujet.
C’est pour demander la modification du régime de remboursement que le directeur général de la structure ainsi que des représentants de la Caisse des Dépôts se rendent à Bercy, fin novembre. Ils rencontrent le directeur de cabinet du ministre du Budget, ainsi que le directeur de la législation fiscale. « La viabilité du marché du carbone est en cause », assure le directeur général de Bluenext, lors de cette rencontre avec le cabinet du ministre du Budget. Il comprend le problème et modifie le processus en faisant passer les remboursements de l’État de trois mois à un mois.
Le directeur financier de Bluenext, Jean-Pierre Hort, a des angoisses de toute autre nature. Pour lui, ce dés-équilibre de TVA entre acheteurs et vendeurs pourrait bien avoir une explication. Celle d’une fraude de grande ampleur, dans laquelle les fraudeurs vendent, sur la place de marché ultrarapide de Bluenext, des quotas achetés hors taxe à l’étranger, en récupérant la TVA que Bluenext leur avance. La place de marché ne fonctionne pas avec une plate-forme de compensation, à la Clearstream : les fonds sont directement donnés à Bluenext, qui achète les quotas pour ses membres. En sautant une étape, la place du marché gagne du temps ; les quotas sont achetés ou vendus puis livrés en seulement 15 minutes.
Mais les atermoiements du directeur financier n’intéressent guère les fonctionnaires. Une fraude à la TVA, c’est une drôle d’idée sur un marché financier : ça se saurait. Le sujet est rapidement évacué.
Deux mois plus tard, le 30 janvier 2009, c’est le secrétaire général de la Caisse des Dépôts, Augustin de Romanet, qui se fend lui-même d’une lettre à la ministre de l’Économie et des Finances, Christine Lagarde. « Bluenext rencontre des difficultés qui pourraient rendre difficile le maintien de l’activité de la finance carbone sur la place financière de Paris » assure le dirigeant. Il appelle à supprimer la taxe, ce qui permettrait de réduire « le risque de fraude à la TVA très élevé sur ce marché. » La lettre, qui insiste surtout sur le poids financier qui pénalise Bluenext face à ses concurrents, reste sans réponse – et surtout sans conséquence.
Des premières mesures hésitantes face aux soupçons de fraude
Chez les intermédiaires, là aussi, les interrogations fusent. Surtout à Londres, où le monde de la finance fréquente les mêmes boites et les mêmes restaurants que les fraudeurs. On parle de plus en plus d’un Tycoon de l’immobilier, qui est en train de se ruer sur le marché du carbone. Officiellement pour monter des projets de réduction d’émissions de CO2 dans les pays en voie de développement. La couverture parfaite pour obtenir des fonds, et les recycler ensuite dans la fraude à la TVA. Car bizarrement, aucun projet concret n’arrive à maturité. En revanche, dans les restos branchés londoniens, le financier n’hésite pas à s’en vanter. Ses interlocuteurs s’interrogent. Une banque britannique, une seule, Barclays, réagit rapidement. Elle tente d’alerter ses confrères londoniens en montrant du doigt le risque de fraude, et en proposant d’arrêter les opérations sur Bluenext. Parmi ses interlocuteurs de la finance carbone, qu’ils appartiennent à de grandes compagnies pétrolières comme Shell ou à d’autres banques, les Français y voient surtout un chauvinisme déplacé. Barclays veut zapper la place de marché français, utiliser les autres. La banque britannique va être seule à boycotter le marché au comptant de Bluenext dès le début de l’automne 2008.
– On ne pouvait tout de même pas refuser les candidats pour délit de facies ! s’exclame un jour Serge Harry, directeur général de Bluenext en 2010.
Dans ce monde fermé de la finance parisienne, les nouveaux entrants ne passent pas totalement inaperçus. Les gérants de sociétés inscrites sur le registre, des gérants de paille recrutés par des fraudeurs proches de la communauté séfarade, avaient souvent des noms arabes. Ils étaient aussi à la tête de micro sociétés sans le moindre historique dans les marchés financiers. Mais quoi de plus normal que des profils nouveaux pour un marché entièrement nouveau, entièrement créé par le régulateur et entièrement innovant. Sur les autres marchés de matières premières, les intervenants d’un secteur sont connus et souvent assez évidents : il s’agit des producteurs de fromage sur le marché du lait, des pétroliers pour les hydrocarbures, des fabricants de câbles pour le cuivre. Pour le CO2, en revanche, le champ des intervenants potentiels est exponentiel.
« Quand on a vu arriver les premières sociétés qui voulaient faire de l’intermédiation, elles étaient toutes pareil : toutes petites, sans historique, sans expérience sur les marchés. Rien ne distinguait les futurs fraudeurs des intermédiaires qui tentaient leur chance par conviction sur le développement du marché » raconte un ancien salarié de Powernext.
Quand les fraudeurs ont tenté de s’attaquer aux marchés de l’électricité ou du gaz, en revanche, les identifier a été beaucoup plus simple. Le milieu de l’énergie est en effet le royaume de boites énormes aux infrastructures très lourdes, si bien que tout le monde se connait. Seuls quelques experts sont susceptibles de bien maîtriser le marché de l’électricité, l’un des plus compliqués du monde en raison de l’impossibilité de stocker les kilowatts et de l’énorme variabilité des prix qui en découle. Sur le gaz, le marché est encore plus étroit : une barrière majeure à l’entrée empêche l’intrusion de petits entrants, puisque pour acheter et vendre du gaz il faut disposer d’infrastructures nécessitant des investissements titanesques. Autant de barrières qui n’existent pas du tout sur le marché du CO2. Et qui le rendaient encore plus… vulnérable.
Malgré les apparences, malgré l’évidence du caractère bidon, voire absurde, d’une majorité d’intervenants sur le CO2, les acteurs du marché du CO2 n’ont pas rien fait contre les profils étranges qui ont subitement fondu sur leur marché.
En juillet 2007, lors de la première opération sur le marché de la société Monceau Trade, la place de marché Powernext s’interroge immédiatement. Dans la même journée, la société a acheté puis vendu puis acheté puis vendu, le tout à perte, des quotas de CO2. Frédéric testait le système. Sur un marché relativement calme en raison de la faiblesse des prix des quotas, leur opération a tout de suite donné lieu à une réaction formelle : une déclaration de soupçons.
Des services de l’État submergés
Comme tous les acteurs de la finance, les intervenants des marchés financiers sont tenus de faire part de leurs interrogations au service de renseignement du ministère de l’Économie et des Finances, sous la forme d’une alerte Tracfin. Un genre de délation organisé, qui rencontre un certain succès. Le service de 90 personnes reçoit du coup énormément d’alertes. Soit 18 000 en 2009, et 25 000 en 2011. Trop ?
Le fait est que cette première alerte n’est pas du tout prise au sérieux. C’est une « petite » déclaration : les sommes en jeu sont minimes, le schéma décrit rappelle du blanchiment, et les intervenants sont compliqués à pister. Un petit sujet blanchiment, comme il en existe tant sur les marchés financiers… L’attention du service d’enquête au sujet du carbone reste modeste. D’autant que dans les cas de blanchiment, la doctrine est de laisser-faire pour observer et monter un dossier qui se tienne. Objectif : mettre la main sur les artisans du recyclage de l’argent sale. Une « technique » qui n’est pas critiquable en soi : elle est pratiquée dans la plupart des cellules antiblanchiment, tant le recyclage de l’argent sale obéit à des réseaux complexes et nécessite des études approfondies afin de décortiquer leur fonctionnement.
Ce qui est plus étonnant, c’est que Tracfin ait tardé à envisager une autre hypothèse que celle du blanchiment, alors que les déclarations de soupçons se multipliaient. Les banques, principaux intermédiaires du marché du carbone, parfois sollicités par des fraudeurs potentiels, en ont fait quelques-unes, notamment la Société Générale. Mais la palme revient à la Caisse des Dépôts et Consignations. La vénérable institution, auteur chaque année d’un Rapport moral sur l’argent dans le monde qui rend compte de tous les blanchiments possibles et imaginables, a multiplié les déclarations de soupçons auprès de Tracfin, par le biais de ses deux filiales : Powernext devenue Bluenext d’une part, et Sagacarbon, son courtier en carbone, d’autre part.
Au total, entre octobre 2008 et juin 2009, la banque de l’État fait vingt-deux déclarations de soupçons concernant 80 sociétés. La seconde déclaration de soupçons concerne encore une société de Frédéric. Mais une autre, cette fois. Elle date du 28 octobre 2008. À cette date, la Caisse s’interroge sur les comptes bancaires qu’elle détient pour certains membres du registre.
Les comptes de la société suspecte font état de transferts de fonds vers le Monténégro, Chypre, la Géorgie. La banque s’interroge sur les raisons des volumes de transactions, qui ont lieu sur de petites sociétés à la structure financière fragile. Mais aussi sur les destinations « inhabituelles » expliquera fin 2011 devant la Cour des Comptes, le directeur général de la Caisse des Dépôts. La déclaration de soupçon, formulaire officiel que les organismes bancaires remplissent, est en l’occurrence très fournie. Les transactions, en volume et en nombre, sont clairement décrites, et les coordonnées des sociétés concernées sont aussi précisées. La Caisse ajoute la liste complète des membres de Bleuet ainsi que leurs numéros de comptes bancaires à la Caisse des Dépôts.
Or Tracfin tarde à réagir.
Plutôt que d’interrompre le mécanisme frauduleux, en suspendant l’activité des comptes suspects, Tracfin tente alors d’en savoir plus, afin de déterminer l’origine des fonds blanchis. Comme il est rappelé dans le rapport annuel 2009 du service de renseignement, « TRACFIN met en œuvre avec circonspection [son droit d’opposition] dès lors qu’il conduit, de facto, à informer le client (…) et peut constituer une entrave au bon déroulement des investigations judiciaires ».
En l’occurrence, la circonspection est… maximale. Quatre mois s’écoulent entre la date de la déclaration et la transmission du dossier au parquet de Paris, le 29 avril 2009. Quatre mois durant lesquels la société en question va réaliser l’essentiel des transactions que la justice lui reproche aujourd’hui. Soit plus de 200 millions d’euros éludés, ce qui renvoie donc à des volumes de transaction 5 fois plus importants : un milliard d’euros.
Jean-Baptiste Carpentier, le directeur général de Tracfin, reconnait une totale méconnaissance du marché du CO2, qui a nettement entravé l’enquête. « C’était une matière compliquée, nous avons passé les deux premiers mois de l’enquête à comprendre comment ça marchait », précise-t-il. Un audit a d’ailleurs été réalisé, par la Cour des Comptes sur le fonctionnement de Tracfin. En interne, chez Tracfin, un « retour d’expérience » a été mené, sans que des dysfonctionnements majeurs ne soient relevés. La cellule est partie dès le départ dans la mauvaise direction. Plutôt que de fouiller le sujet TVA, Tracfin s’interroge sur la véracité des quotas, ces objets abstraits qui ne sont représentés que par un numéro. Puis sur les méthodes de blanchiment. « Les loulous à qui on avait à faire, je les connaissais de l’affaire du Sentier II, c’était des pros du blanchiment » rappelle le magistrat qui ne les croyait pas capables de projets de grande envergure. Ses subalternes auraient, eux, souhaité qu’une alerte FIU soit lancée immédiatement. Dans le langage de la criminalité financière, l’alerte FIU, pour Financial Intelligence Units, permet de mettre en garde les autres pays d’Europe : il s’agit d’un serveur informatique qui centralise les interrogations des services de renseignement en matière de délinquance financière. Il a été mis en place en 2000, pour décloisonner les services habitués à fonctionner de façon trop nationale. Sans grand succès, puisqu’il n’a pas été utilisé alors que des milliards d’euros commençaient à se promener de façon anormale sur un marché européen…
Pour le dirigeant de Tracfin, pourtant, aucun dysfonctionnement notoire n’a eu lieu. Il conclut d’ailleurs en citant un des fraudeurs à la TVA, jugé à l’automne 2011 à Paris, qui expliquait que la fraude était trop tentante : « C’était comme laisser une Ferrari avec les clés dessus à La Courneuve, elle ne resterait pas 10 minutes ! » Ce n’est pas les garde-fous qui n’ont pas fonctionné donc, argumente Tracfin ; c’est que les fenêtres étaient grandes ouvertes.
Le dossier complet découlant de l’alerte Tracfin ne sera transmis qu’en février 2009 à la justice, soit quatre mois après la déclaration de soupçon. Le parquet n’ouvre une enquête, confiée aux douanes, qu’au mois d’avril. Entre temps, une alerte a néanmoins été transmise. Une lettre communiquée au directeur de cabinet de Christine Lagarde « évoque une fraude qui pourrait représenter 150 millions d’euros ». Adressée fin février, la lettre en question ne serait, bizarrement, jamais parvenue à ses destinataires. À peu près à la même date, le directeur général de la Caisse des Dépôts, Augustin de Romanet, adressait un courrier à la ministre de l’Économie – là encore, sans le moindre résultat.
La cascade de dysfonctionnements à œuvre durant l’épisode de la fraude est impressionnante, surtout à Bercy dont Tracfin dépend. Aucune des alertes n’a visiblement atteint son but. À la Direction Générale des Finances Publiques, la DGFIP, la perception de la fraude a aussi été tardive. « Les experts de la DNEF, spécialistes des carrousels, auraient pu pressentir la très grande vitesse de propagation de ce type de fraude, facilitée par les caractéristiques du marché », estime le rapport 2012 de la Cour des Comptes qui accuse le service de Bercy d’un « manque d’anticipation ». Une accusation qui n’a visiblement pas atteint son but. Aux questions écrites posées par les magistrats de la Cour des Comptes, le ministère des Finances n’a pas même jugé bon de répondre ! L’impunité des services de l’État est telle qu’aucun fonctionnaire du ministère n’a endossé la moindre responsabilité dans cette affaire : aucun d’entre eux n’a été sanctionné dans ce ministère très prisé des énarques, censé accueillir le gratin de la République.
Les montants éludés par les fraudeurs donnent le tournis. Par rapport aux évaluations initiales de Tracfin, soit 150 millions d’euros, la fraude s’est avérée 10 fois plus importante.
Des volumes d’échanges principalement liés à la fraude à la TVA sur Bluenext2
Légende : Entre août 2008 et décembre 2010, 1,9 milliard de tonnes de CO2 ont été échangées sur Bluenext. Sur le lot, 800 millions de tonnes líont été dans le cadre de la fraude à la TVA.
Et ce n’est que la partie visible de l’iceberg ; celle qui se passait sur le marché organisé. Entre elles, les petites sociétés inscrites sur le registre du carbone ont également pu éluder de la TVA en s’échangeant des quotas et en en vendant à des tiers. Et là, aucune estimation n’est aujourd’hui disponible. Au niveau européen, nul ne saurait dire quelle a été l’ampleur exacte des montants carottés. Et c’est là que réside la chance des fraudeurs : s’ils ont tenté de dissimuler leur identité et leurs agissements, ils sont aussi tombés sur une administration aveugle, incapable de gérer ce monstre que représentait le marché du CO2 couplé au fonctionnement complexe de la TVA en Europe.
Selon le rapport de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, la fraude à la TVA dans sa globalité atteint 10 milliards d’euros par an en France, sur un total de 132 milliards d’euros de TVA collectée en 2011. Les outils mis en place pour lutter contre la prolifération de la fraude ne sont donc tout simplement pas adaptés. En France, une centaine d’agents des douanes sont affectés à sa surveillance, mais pas uniquement. Le manque de coordination entre les services d’enquêtes, qui ont pourtant à faire à un marché unique européen, facilite l’exploitation des fossés juridiques par les fraudeurs.
Le laxisme des banques exotiques en question
Un autre atout maitre des fraudeurs s’est révélé dans le laxisme général des pratiques bancaires. À la fois dans des pays proches de l’Europe, et en Asie. « Des places financières de premier ordre d’Asie du Sud-Est ont laissé passer des opérations incroyables. Par exemple un compte ouvert le lundi, sur lequel arrive 200 millions d’euros le mardi, qui en ressortent le jeudi. Le compte est fermé à la fin de la semaine. Et là, aucune alerte ne se déclenche, ce qui est tout à fait aberrant », assure-t-on chez Tracfin. Hong Kong ou Singapour sont directement visés par ces remarques. Les paradis fiscaux plus classiques comme les îles Caïmans n’ont en effet joué qu’un rôle marginal dans la fraude à la TVA.
En revanche, des lieux européens comme le Monténégro, Chypre ou la Lettonie ont parfois participé au versement de sommes totalement aberrantes à des micros sociétés créées et liquidées en seulement quelques jours, en Asie. L’énormité des montants fraudés a en effet nécessité des transferts massifs de fonds vers de grosses banques. Ou la bienveillance des salariés a parfois pu être confondante. Mais autant les écarts de conduite à Chypre ou au Monténégro ne sont pas surprenants, autant les fonds titanesques qui ont transité en Asie sans la moindre alerte sont surprenants.
Un français d’origine marocaine installé à Hong Kong avait ainsi ses entrées au Registre du Commerce de la ville État. Quelques billets, et les sociétés étaient ouvertes immédiatement. Il aidait également à l’établissement de comptes en banque pour de grandes banques britanniques ou locales, qui ont fermé les yeux alors que des millions d’euros transitaient sur leurs comptes.
En Europe, un tel manquement aux obligations légales serait un motif de retrait de leur agrément. D’autant que Hong Kong, comme la Chine, est membre du GAFI, une cellule de collaboration intergouvernementale contre la criminalité financière. La Chine continentale a aussi sa part d’ombre dans la fraude. Habitués à travailler avec les Chinois pour des opérations de blanchiment, les Français ont embrayé en se rendant in situ. Contrairement à une idée reçue, l’Empire du Milieu est nettement moins fermé aux étrangers qu’il n’y parait lorsqu’il s’agit de petites sociétés. C’est même un certain laxisme qui prévaut quant à l’ouverture et à la fermeture des petites structures, qui peut se faire en l’espace de quelques mois, contre… plusieurs années en Europe.
Enfin, une autre place financière a joué les écrans entre l’Europe et le reste du monde. Il s’agit de Dubaï, une place financière où la transparence n’est pas exactement de rigueur.
Dubaï a surtout été utilisée par les fraudeurs britanniques, dont une partie avait des origines pakistanaise et indienne. Outre-Manche, l’office chargé du revenu et des douanes, HRMC (Her Majesty’s Revenue and Costums), a l’habitude de retrouver ses fraudeurs dans des paradis fiscaux, mais surtout à Dubaï qui n’a pas d’accord d’extradition avec l’Europe. De là, les fraudeurs finissent souvent par s’enfuir au Pakistan. La « route de la tèv », de Londres à Gibraltar ou Malte, puis Dubaï et enfin seulement le Pakistan, est considérée comme un classique du genre par les officiers de police britanniques. L’État britannique, encore plus affecté que la France par la fraude à la TVA sur le carbone, est aujourd’hui à la poursuite de dizaines de personnes dans ces zones : le Pakistan joue ainsi le même rôle qu’Israël pour les fraudeurs français. Soit celui du refuge. Dans le cas d’Israël, l’absence d’accord d’extradition entre la plupart des pays et Israël, mets les escrocs à l’abri de la justice. Dans le cas du Pakistan, les fugitifs ont plutôt tendance à se cacher, avec ou sans la complicité des services de l’État.
1 Source : Réponse de la Caisse des Dépôts à la Cour des Comptes, document confidentiel, 2011.
2 Source : Dr. Frunza (Marius-Cristian), Aftermath of the vast fraud on carbon emissions markets, p. 13. Article disponible à l’adresse : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2070927.
Traduction du graphique par Aline Robert.