LE PASSAGE DU RHÔNE

Je longe la lisière d’une forêt pour effectuer un détour et revenir sur les bords du lac du Bourget. Les croisés vont m’imaginer en train de mettre le plus de distance possible entre eux et moi. Cela prendra ou pas. Comme j’atteins la rive du lac, à environ deux cents mètres de l’endroit où je me suis débarrassé de l’escorte, j’aperçois une vingtaine de croisés qui s’élancent à ma poursuite dans la direction où je suis parti. 

Parfait, je bénéficie donc d’une certaine avance, mais les croisés ne seront sans doute pas dupes très longtemps de ma ruse. Et Cristobald va certainement tout mettre en œuvre pour me rattraper. 

Pour entrer et sortir de la Nouvelle Rome, il y a un énorme sas coulissant, certainement pourvu de caméras. Je n’ai donc rien à tenter de ce côté-là. 

En sondant les pensées de Sa Sainteté, j’ai appris le nom de la vallée où s’est échoué l’Uris : Sillin. Malheureusement, je ne dispose pas de carte routière pour me repérer. 

Quittant les rives du lac, je repère bientôt une toute petite route départementale. Elle n’est plus entretenue depuis la guerre. Tant qu’il fera nuit, les croisés ont peu de chances de me découvrir ; par contre, nous sommes tout de même en zone interdite et il y a le danger des bêtes sauvages. Sauvages et mutantes. J’ai un avantage sur les Terriens, je suis nyctalope. Tout de même, me retrouver nez à nez avec un monstre m’obligerait à utiliser le PM et si je ne suis pas suffisamment éloigné de la Nouvelle Rome, les rafales alerteront les croisés. 

Aussi, je presse le pas et atteins soudain une ancienne agglomération. Il s’agit d’Onfex, d’après un panneau routier, planté au bord de la route. L’idéal serait de dénicher dans ses habitations une carte de la région ou une simple indication me permettant de situer Sillin. 

Je me suis tout d’abord introduit dans ce qui était avant-guerre la mairie. En vain ! Les croisés se sont chargés de ramasser tout ce qui pouvait leur servir. Il n’y a plus que des meubles délabrés et une tonne de paperasse sans intérêt. 

Ensuite, j’ai fouillé les maisons individuelles une par une, du moins celles qui n’avaient pas été entièrement détruites par un incendie… En vain, également ! 

Alors, j’ai repris la route départementale en direction de Montagnin. J’aurai peut-être plus de chance là-bas. Ou bien, je rencontrerai quelqu’un. 

* 

* * 

Félix Merchaud avait appris à se servir d’un compensateur de gravité. Aussi, utilisait-il celui de Kherna sans difficulté pour reconnaître avec Mnéhéma la route qu’Hervé et Sylvette suivaient à pied. Ainsi, ils ne risquaient pas de tomber dans un piège tous ensemble. 

A la tombée de la nuit, ils étaient arrivés à Vacheresse. Il ne leur restait plus qu’une dizaine de kilomètres à parcourir avant d’atteindre les rives du lac du Bourget. 

Ils décidèrent d’une halte et s’installèrent au milieu d’une ruine. 

 A partir de maintenant, dit Mnéhéma, nous sommes à même de rencontrer des croisés. Nous ne savons pas grand-chose sur la Nouvelle Rome, sinon que c’est une cité souterraine. A mon avis, les croisés doivent avoir installé des radars et des détecteurs à proximité. Je doute que nous parvenions à l’approcher sans être repérés. 

 Nous sommes pourtant bien obligés de continuer, intervint Hervé, même si nous nous jetons dans la gueule du loup. 

Ils mangeaient les rations trouvées dans les sacs préparés par Patrick Murphy. Félix grignotait la sienne avec des grimaces explicites. Il ne put s’empêcher tout à coup de grommeler : 

 La bouffe des Ricains, tout de même, c’est qu’è’que chose ! Leurs steaks sont caoutchouteux et leurs gâteaux pourraient servir dans un match de tennis pour remplacer les balles. L’armée doit avoir été sponsorisée par Dunlopillo, ma parole ! 

 En tout cas, c’est du concentré de vitamines, émit Sylvette. 

 On s’ console comme on peut ! Seulement, j’en ai marre de me cloquer ça dans l’estomac depuis trois jours. 

Il jeta son morceau de cake sans même le terminer et prit la gourde attachée à sa ceinture. Elle contenait la gnôle de Mongoumard que les habitants distillaient eux-mêmes. Il la tendit tout d’abord à Mnéhéma qui en absorba une longue rasade, puis à Sylvette qui déclina l’offre, Hervé également. 

Félix cligna de l’œil à l’adresse de la Vestérienne : 

 C’est du dur ! Y a qu’ ceux qui en ont qui supportent ! 

Comme il portait la gourde à ses lèvres, ils entendirent approcher un hélicoptère. Aussitôt, ils coururent se cacher à l’intérieur d’une maison aux trois quarts écroulée. Ils se méfiaient des détecteurs à infrarouge qui pourraient signaler leur présence. 

Mnéhéma s’immobilisa à l’entrée de la maison pour attendre l’arrivée de l’appareil. Dès que celui-ci apparut au-dessus de Vacheresse, elle augmenta ses nerfs oculaires. Une seconde lui suffit à identifier l’hélicoptère. Elle rejoignit ses compagnons et annonça : 

 Il ne s’agit pas des Américains. Il y a une croix chrétienne et le nom de Cristobald inscrit à la peinture rouge sur la coque. 

 Voilà donc nos zozos, grogna Félix. Leur repaire est bien dans la région. 

L’hélicoptère survola un instant seulement le village, puis s’éloigna vers l’ouest. Les trois Français et Mnéhéma quittèrent leur abri et sans un mot, rejoignirent la route qui les mènerait au lac du Bourget par Meyrieux-Trouet, Rubod, Saint-Paul et Chevelu. Ils auraient pu y parvenir par la petite route départementale 42, mais celle-ci serpentait terriblement et tous les quatre préféraient rester sur les grandes voies. 

* 

* * 

Montagnin a été entièrement rasé par des bombardements et je ne me suis pas attardé. J’ai gagné Lucey immédiatement et là, en arrivant devant les premières maisons, un panneau indicateur annonçait Sillin à 4 kilomètres. Un coup de chance ! En m’éloignant du lac du Bourget, j’ai pris la bonne direction. 

Seulement, à deux reprises, un hélicoptère m’a survolé. Je l’avais entendu venir de loin, heureusement. Je me suis chaque fois dissimulé à temps, mais je peux tout de même avoir été repéré par des détecteurs à infrarouge. 

Et sur la vallée où se trouve l’Uris, je ne sais pratiquement rien. Bien sûr, avant de quitter la Nouvelle Rome, j’aurais dû essayer d’en apprendre davantage. J’ai préféré sauter sur l’occasion de m’évader pour ne pas laisser la possibilité à Cristobald de me prendre de court. Il lui suffisait de me faire amener à l’Uris par ses hommes et les défenses automatiques, réglées sur mes ondes biologiques comme sur celles de Mnéhéma, auraient cessé de fonctionner. 

Une fois les croisés dans le poste de pilotage, la partie était perdue. Le fait que l’un d’eux ait appris à se servir d’une navette d’exploration est significatif. Des techniciens se seraient penchés sur les ordinateurs du bord et n’auraient pas tardé à élucider leurs secrets. La civilisation terrienne était tout de même arrivée avant-guerre à un seuil de connaissance scientifique suffisant pour cela. 

Je n’ai pas voulu courir ce risque. J’ai préféré m’échapper et compte sur la surprise pour arriver jusqu’à l’Uris. Les croisés doivent s’imaginer que j’ignore où se trouve mon vaisseau. Cristobald Ier s’est bien gardé de me le révéler et à la Nouvelle Rome, ils sont très peu à le savoir. Ils ne peuvent pas se douter que je lis dans les pensées. 

Oui, un sacré avantage, mais pour qu’il soit décisif, il me fallait découvrir la vallée de Sillin cette nuit. La chance m’a souri. Dommage de ne plus avoir mon compensateur de gravité. J’espère que Mnéhéma a pu le récupérer. 

Félix, Sylvette, Hervé et elle ont sans doute pris la direction du lac du Bourget. Ne disposant pas d’appareils volants, ils arriveront cette nuit, très tard. Je vois mal comment ils réussiront à pénétrer dans la Nouvelle Rome. Le mieux qui puisse leur arriver serait de capturer un croisé connaissant la vallée de Sillin où s’est échoué l’Uris. Une chance sur cent que cela se produise. 

Arrivé sur les bords du Rhône, je cherche un pont pour traverser. Malheureusement, le premier est détruit. Je remonte le courant et tout à coup entends un léger sifflement qui me fait tressaillir. Un arlstrüm ! Il est à une dizaine de mètres à peine et déjà, se déplace dans ma direction. La pire saloperie qui existe sur Terre depuis la guerre. Celui-ci a un volume d’un mètre de long et de large sur un mètre cinquante de hauteur. Un tout petit, donc ! 

Cette saloperie dévore tout ce qu’elle enveloppe. 

Lorsque j’ai connu Patrick Murphy, il était en train d’en étudier un avec Mac Rivor, son collaborateur. Ils avaient découvert que les arlstrüms étaient sensibles aux ultra-sons. Sinon, ils ignoraient et ignorent toujours s’il s’agissait d’un nuage ou d’une entité vivante. Ils se contentent de les neutraliser en les enfermant dans les caissons métalliques. 

Je recule précipitamment et me mets à courir. Par chance, les arlstrüms se déplacent lentement. S’ils ne vous tombent pas dessus par surprise, il est possible de leur échapper. 

Seulement, je n’ai pas affaire qu’à un seul nuage. Un deuxième me coupe subitement la route ; je l’ai remarqué à la dernière seconde et ai juste le temps de bifurquer vers le fleuve pour ne pas être touché. J’ai déjà assisté à ce qui se passe lorsqu’ils parviennent à capturer un être vivant. Celui-ci se désagrège littéralement. Et l’appétit des arlstrüms semble insatiable. 

Impossible de m’échapper. Les deux nuages ont entrepris un mouvement d’encerclement. Preuve qu’ils sont doués d’intelligence, incontestablement ! Je réussis à garder mon calme, mais ne suis tout de même pas très à l’aise. N’importe quel Terrien qui n’est pas nyctalope, aurait été perdu à ma place. 

Il ne me reste plus qu’à plonger dans le Rhône… ce que je fais de mauvaise grâce tout de même. Depuis la dernière guerre, les grands fleuves d’Europe charrient un nombre invraisemblable de microbes et surtout, des mutations se sont produites sur certains animaux. Une faune dangereuse les hante, désormais. 

Au moment de plonger, j’aperçois un tronc d’arbre dériver à une dizaine de mètres en amont de la rive. Je n’hésite plus et m’enfonce dans l’eau en prenant la précaution de garder mon PM au-dessus de ma tête pour éviter de mouiller les cartouches. 

Je parviens, in extremis, à saisir une branche de la main gauche lorsque le tronc passe à ma portée. Péniblement, je me hisse dessus et jette immédiatement un coup d’œil derrière moi. 

Les arltrüms se sont immobilisés sur la rive, sans chercher à me poursuivre. On dirait qu’ils ont peur de l’eau. De toute façon, le courant est trop rapide et je leur échapperais sans difficulté, maintenant. 

Bien assis sur le tronc, je cherche à le diriger vers la rive opposée du Rhône. Pas un mince travail. Je casse une branche morte et m’en sers comme gouvernail. Tout de même un peu sommaire, mais je fixe en même temps son extrémité et dégage suffisamment de force psychique pour, petit à petit, parvenir à le dévier dans la direction souhaitée. 

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* * 

Alors que Mnéhéma et ses compagnons poursuivaient leur route, l’hélicoptère qui avait survolé Vacheresse apparut à nouveau. Ils n’avaient plus le temps de se dissimuler. 

 De toute façon, j’en ai assez de marcher, déclara Mnéhéma. Nous allons nous en emparer. A mon signal, Félix, tu actionneras ton compensateur de gravité et nous filerons ensemble jusqu’à l’appareil. Je me charge du passager. 

 Et s’il y a du monde dans la cabine derrière eux ? 

 Au moindre geste agressif de leur part, nous tirons, mais ils devraient être suffisamment surpris pour se tenir tranquilles. Espérons, en tout cas. 

L’hélicoptère arriva sur eux. Les trois Français et la Vestérienne se tenaient en plein milieu de la route nationale. Un instant, l’appareil les survola en effectuant un vaste cercle concentrique, puis comme Mnéhéma l’avait espéré, il perdit de la hauteur avant de s’immobiliser à une dizaine de mètres du sol en branchant un énorme projecteur. 

 En avant, Félix ! 

D’un coup de talon sur le bitume, la jeune femme et le résistant s’élevèrent dans les airs et parvinrent ainsi en une seconde au niveau de l’appareil. 

Ahuris de voir des humains s’envoler, le pilote et le copilote de Sa Sainteté Cristobald Ier n’eurent pas le réflexe de saisir leurs armes. Tout alla très vite. Félix prit assise sur le marchepied de l’appareil, ouvrit la portière côté passager et cria à ses occupants de rester tranquilles. Seul un croisé dans la cabine arrière se mit debout en empoignant une arme. Félix ouvrit le feu sur lui, le tuant sur le coup. L’homme bascula en arrière, tandis que le copilote bégayait de ne plus tirer. 

Mnéhéma ordonna au pilote de poser son appareil sur la route, ce qu’il fit sans opposer la moindre résistance, puis coupa le moteur. Le silence qui suivit fut impressionnant. 

 Ouf, tu parles d’un vacarme que ça dégage, ces machins-là, articula Félix. Allez, tout le monde dehors. 

 Qui… qui êtes-vous ? questionna le pilote. 

 Pas des potes à Cristobald, répondit Félix. Ça tombe mal pour vous ! 

* 

* * 

C’est en prenant pied sur la rive, après avoir traversé le fleuve, que l’horreur apparaît. Elle se signale d’abord par un feulement légèrement grippé, puis surgit d’un buisson où elle devait me guetter. J’ai encore deux pieds dans l’eau et tire aussitôt, fauchant d’une rafale une espèce de lézard gigantesque, d’au moins deux mètres de long et dont les pattes le hissent à cinquante centimètres du sol. Quant à voir sa gueule, il vaut mieux ne pas lui servir de sandwich. 

Et il n’est pas seul dans le coin ! Deux autres lézards débouchent derrière lui. J’ai le temps d’abattre le premier, mais le second fonce sur moi avant que j’aie pu tirer. J’arrive uniquement à détourner ses mâchoires d’un grand coup de crosse. 

En déséquilibre, je tombe et ramasse la branche qui me servait de gouvernail sur le tronc d’arbre. J’ai tout juste la possibilité de la ramener devant moi pour empêcher le monstre de me sauter dessus comme il s’apprêtait à le faire. 

Il est diablement agile et continue ses feulements furieux, tout en me tournant autour pour trouver l’angle d’attaque. Pas question de lui en laisser le loisir. Je relève le canon du PM et lui règle son compte. 

A peine suis-je debout qu’un quatrième lézard débouche sur ma gauche. Je dois avoir abordé en plein sur leur territoire, ma parole ! A son tour, je l’expédie ad patres et sans attendre ses petits copains, fiche le camp en courant le long de la rive. 

A une centaine de mètres, il y a une baraque. J’y trouverai peut-être un abri. Il vaudrait mieux, car lorsque je jette un coup d’œil derrière moi, je compte au moins cinq bestioles à mes trousses.