UN ALLIÉ
J’ai fini de soigner Mnéhéma et attends le retour du jeune garçon. Il ne devrait plus tarder. Non, le voilà. Il s’attend sans doute à voir le secteur investi par les troupes américaines ou par des croisés.
Il se tient sur ses gardes, épiant sans cesse autour de lui pour s’assurer de n’être pas suivi. Je me méfie de ses réactions et avant qu’il n’atteigne l’entrée de la grotte, apparais, une main tendue devant moi.
— Je suis un ami de la jeune femme dont vous vous êtes occupé.
Il a levé le canon de son fusil mitrailleur, mais ne tire pas. Comme je n’ai pas d’armes apparentes, il est rassuré, mais reste tout de même vigilant en approchant.
— Comment vous appelez-vous ?
Je sonde ses pensées pour connaître le nom que lui a indiqué Mnéhéma… et celui sous lequel elle s’est présentée elle-même : Ariane Lublé, ma femme. Avec un sourire, j’articule :
— Lublé… Denis Lublé. Je viens de soigner Ariane.
— Elle est perdue, murmure-t-il.
— Non, je l’ai soignée à temps.
Il est persuadé que je me trompe et que Mnéhéma va mourir. Inutile de chercher à le convaincre pour le moment. Il s’avance sans baisser le canon de son fusil.
— Duvallier et ses complices m’avaient moi-même agressé et laissé à la merci des deux hélicoptères américains. J’ai réussi à m’enfuir. Depuis, j’étais à la recherche d’Ariane.
Le garçon s’est immobilisé à moins de deux mètres de moi. J’interroge :
— Qui êtes-vous ? Pas un croisé de Cristobald Ier, si j’en juge par le sort que vous avez réservé aux motards.
— Une autre bande de ces canailles a enlevé des amis et… ma fiancée, ce matin. Je suis à leur recherche. Vous, que venez-vous faire dans la zone interdite ?
Comme je peux vérifier si ce garçon me ment ou non, et que ce n’est pas le cas, je me décide à lui dire la vérité. Nous étions censés « protéger » une expédition scientifique menée par Patrick Murphy, mais les événements en ont décidé autrement. Du moins, provisoirement.
— J’ajouterai que nous sommes recherchés en France et même dans toute l’Europe par le haut commandement américain.
— Pour quelle raison ?
— Nous faisons partie d’un groupe de résistance, en France.
Je ne juge pas utile de lui en dire davantage pour le moment. Heureusement, il me croit. Mnéhéma avait réussi à gagner sa sympathie.
— En fait, il est chamboulé par l’enlèvement de sa fiancée et pense déjà à solliciter notre aide – enfin, mon aide, puisqu’il croit que Mnéhéma est perdue pour aller la délivrer.
— Je m’appelle Hervé Jarnossi, dit-il. Je vous fais confiance et espère ne pas avoir à le regretter.
Il baisse le canon de son fusil mitrailleur, passe devant moi pour aller s’agenouiller auprès de Mnéhéma.
— Vous l’avez soignée, dites-vous…
— Oui… Il faut la laisser se reposer. J’avais à ma disposition un… comment dire, un onguent qui va faire ressortir les balles d’elles-mêmes d’ici vingt-quatre ou quarante-huit heures.
— C’est impossible.
— Faites-moi confiance. L’ennui, c’est qu’il est préférable de ne pas la transporter. Il va falloir rester dans cette grotte en espérant que les Américains, dont des renforts ne vont certainement pas tarder à pénétrer en zone interdite, n’arrivent pas jusqu’ici.
— Normalement, ils vont croire qu’après leur avoir échappé, vous êtes partis le plus loin possible.
— Souhaitons-le… De toute manière, je me chargerai, le cas échéant, de les entraîner dans une autre direction.
— Vous semblez bien sûr de vous. (Il me désigne Mnéhéma.) Elle aussi, semblait sûre d’elle. Vous voyez où elle en est.
Je hoche la tête… Jarnossi n’a pas vraiment tort. Mnéhéma et moi, à cause de nos compensateurs de gravité et de nos possibilités physiques insoupçonnées de la plupart des Terriens, nous montrons parfois d’une imprudence exagérée. Aujourd’hui, par exemple, si je n’avais pas retrouvé ma compagne suffisamment vite, elle était perdue.
— Nous sommes venus en zone interdite avec deux autres compagnons. Ils nous attendent à proximité de la route nationale 522 qui mène à Bourgoin-Jallieu.
— Je connais bien cette route… Elle est près du Molard où habite notre communauté. Là-bas, on s’occuperait d’Ariane.
— Entendu, dans un jour ou deux, nous l’y conduirons.
En fait, ce sera inutile. A ce moment-là, Mnéhéma sera presque remise sur pied, mais autant ne pas dérouter davantage ce garçon.
— Je vais aller observer les Américains, restés près de l’épave de l’hélicoptère de Murphy. Vous m’avez dit que celui-ci avait quitté sain et sauf le bord ?
— Oui… Il s’est rapidement enfui vers la forêt. J’imagine qu’il voulait échapper à ceux qui avaient abattu son appareil.
Je sors la carte d’état-major de la poche intérieure de mon blouson et entraîne le garçon à l’extérieur de la grotte pour l’étudier à la lumière du jour.
— Montrez-moi la direction approximative qu’il a prise ?
— C’est pas difficile, murmure-t-il… S’il va tout droit, il passera au nord de Bourgoin-Jallieu et coupera l’ancienne autoroute A 43 à cet endroit-là.
— Normalement, il devrait gagner Bourgoin afin d’y attendre des secours. C’est là qu’il devait s’établir avec son expédition scientifique.
Hervé hoche la tête, puis me regardant, articule :
— Vous avez l’air inquiet ?
— A Salagnon, sur la Nationale 522, les croisés de Cristobald ont leur camp.
Aussitôt, le visage du garçon est traversé d’une expression de triomphe.
— C’est là qu’ils ont conduit Isabelle et les autres, c’est certain.
— Oui… Seulement, ils sont une soixantaine et bien armés.
Hervé hausse les épaules :
— S’ils étaient le double, cela ne me ferait pas peur.
Je ne peux m’empêcher de sourire et de faire remarquer :
— C’est vous, maintenant, qui vous croyez invincible…
Il me fixe un instant, puis admet :
— Vrai.
Je rentre dans la grotte pour ramasser, au milieu des autres armes prises sur les cadavres des motards, le fusil riot-gun de Mnéhéma. Ensuite, comme je vais m’en aller, Hervé me questionne avec avidité :
— Vous… vous m’aideriez à attaquer Salagnon ?
— Nous en reparlerons… Ce n’est pas exclu ! Je vais aller chercher les deux amis dont je vous ai parlé et les expédier ici. Ne leur tirez pas dessus.
— Comment saurais-je qu’il s’agit d’eux ?
Rapidement, je lui dresse un portrait de Félix et de Sylvette, puis m’éloigne à pied. Lorsque j’ai disparu de sa vue, j’actionne mon compensateur de gravité.
Je suis décidé à l’aider. Il a sauvé Mnéhéma en abattant Duvallier et ses complices, il mérite bien un coup de main pour retrouver sa fiancée. J’ai vu son image dans son esprit, elle est très jolie, ce qui ne gâte rien.
Une raison de plus pour ne pas la laisser entre les mains des croisés qui ne m’inspirent rien de bon.
*
* *
Jonathan et sa troupe après avoir récupéré leurs motos, revinrent à Salagnon en moins de trois heures. Les croisés avaient choisi cette ancienne petite bourgade, dévastée par la guerre, pour y établir un camp provisoire à cause de la population qui s’y était accrochée. Une vingtaine d’hommes et de femmes qu’ils s’étaient empressés de réduire en esclavage. De là, ils avaient décidé d’écumer la région afin de ramener le maximum de « brebis » dans le troupeau de Sa Sainteté Cristobald Ier.
Les humains n’étaient pas les seuls pôles d’intérêt de Jonathan et des siens. Ils raflaient également toutes les valeurs qui pouvaient avoir été abandonnées par-ci, par-là… afin de constituer au nouveau Pape de la Sainte Eglise chrétienne et apostolique, la richesse qui lui était due.
Quant aux villageois, Jonathan avait trouvé plus prudent – tant qu’ils n’auraient pas été convaincus des bienfaits de la Nouvelle Eglise de Cristobald Ier – de les enchaîner. Selon un procédé qui avait fait ses preuves au temps de l’esclavage, chaque homme et chaque femme de Salagnon s’étaient vu administrer aux chevilles des anneaux de fer, reliés par une chaîne de vingt centimètres.
Martin et les trois femmes furent conduits dans un immeuble en béton et enfermés isolément dans des pièces vides, dépourvues de fenêtres. Là, on les obligea à nouveau à se mettre nus. Il leur restait à prier car « c’est par la prière qu’ils parviendraient à purifier leur corps et leur âme ».
Au bout d’une demi-heure Jonathan entra dans la cellule d’Isabelle. Celle-ci recula contre le mur le plus éloigné et tenta, d’une façon un peu ridicule, de cacher avec ses mains les parties intimes de son corps.
Jonathan la fixa quelques secondes. Il la détaillait sans la moindre vergogne. Le sourire ignoble qu’il laissait flotter sur ses lèvres indiqua à la jeune fille qu’il la considérait à son goût.
Il tenait à la main une bouteille. Un verre était retourné sur son goulot. Il s’avança vers Isabelle et lui tendit le tout.
— Nous n’avons pas l’intention de vous faire souffrir. Des repas vous seront bientôt servis.
Il prit sa respiration et annonça :
— Je suis venu discuter avec toi. Tu fais désormais partie des fidèles de Cristobald. Ainsi, tu sauves ton âm…
— Assassin, cria Isabelle… Vous avez assassiné Hervé.
Jonathan haussa les épaules :
— Il avait désobéi. C’était un mauvais élément… Bois, tu as soif !
C’était vrai, Isabelle mourait de soif, comme d’ailleurs Martin et les autres. La chaleur de la journée était écrasante et durant le trajet, on ne leur avait rien donné. Elle aurait pourtant voulu ne rien accepter de ces gens, mais se résolut à remplir le verre et à le porter à ses lèvres.
Dès qu’elle eut avalé une gorgée, elle grimaça :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Nous ne pouvons pas faire confiance à l’eau, depuis l’effroyable guerre qui a ravagé le monde de Dieu. Elle est polluée. Nous lui ajoutons toujours une composition chimique afin de la purifier. Ainsi, il n’y a plus de danger.
Stupide ! Au Molard, ils buvaient l’eau des sources et n’avaient jamais été empoisonnés. Les croisés étaient fous… fous et sanguinaires. Isabelle frissonna. D’autant que Jonathan ne cessait de la couver du regard. Pour boire, elle avait été obligée d’écarter les bras et depuis, s’offrait toute nue à son regard lubrique.
Elle eut soudain envie de lui bondir dessus, mais se raisonna. Peut-être valait-il mieux au contraire l’amadouer et au moment opportun, même si cela devait lui coûter la vie, venger Hervé en éliminant cette crapule.
Oui, elle devait se montrer rusée.
Elle but le verre en entier, puis le renversa à nouveau sur le goulot de la bouteille qu’elle déposa à terre.
— Je crois ne plus avoir d’autres possibilités que celle de vous obéir, n’est-ce pas ?
— Il ne s’agit pas d’obéir, Isabelle… il faut croire… Croire en Cristobald 1er, frère de Jésus-Christ.
Tout à coup, Isabelle se sentit la tête lourde. Elle devint amorphe et eut envie de s’allonger. Elle recula pour s’adosser au mur.
Lorsque Jonathan s’approcha et tendit la main vers sa poitrine, à peine esquissa-t-elle un geste pour l’éloigner. Il se colla ensuite contre elle, chercha à l’embrasser… et y parvint, la résistance de la jeune fille étant pratiquement nulle.
Jonathan la caressa, tout en murmurant des mots dont elle avait du mal à saisir le sens. Elle avait envie de le repousser et ne s’en sentait pas la force.
Elle comprit qu’il allait la violer. Quelle saloperie avait-il bien pu lui faire boire ?
Jonathan l’obligea à se coucher à terre, puis à écarter les cuisses. Il commença à la caresser, puis s’allongea sur elle et la pénétra d’un coup de reins.
C’est à peine si elle l’entendit haleter…
*
* *
J’ai rejoint Félix et Sylvette afin de les envoyer à la grotte où les attend Hervé. Autant se regrouper. Dès que Mnéhéma ira mieux, nous partirons tous vers Bourgoin-Jallieu essayer de retrouver Patrick Murphy.
D’ailleurs, s’il est en vie et reçoit du secours des siens, il pourrait très bien faire en sorte que ce soient les Américains qui donnent l’assaut à Salagnon pour délivrer la fiancée d’Hervé et ses amis.
Je n’en ai pas encore parlé à ce dernier et ne sais pas dans quelle estime il porte les Américains.
Pour le moment, le plus urgent est de surveiller les soldats restés auprès de l’épave de l’hélicoptère.
J’arrive à la lisière de la forêt. Au même moment, plusieurs appareils apparaissent à l’horizon.
Cinq Dakota viennent se poser autour de l’épave. Des soldats sortent immédiatement et prennent position. Ils sont une bonne centaine pour le moins. Au milieu d’eux, j’aperçois un civil qui semble les commander tous. D’après la description qui m’en a été faite, je suis certain qu’il s’agit du membre responsable.
Ronald Kylgate ! S’il est là en personne, nous pouvons nous attendre à ce que les Américains mettent le paquet pour nous retrouver, Mnéhéma et moi.
Comme je m’en doutais, les Américains ont d’abord tenté de réparer l’hélicoptère de Murphy, puis voyant qu’ils n’y parviendraient pas, y ont carrément mis le feu.
Ce n’est pas là qu’ils vont établir leur camp ; en tout cas, ils ne semblent plus craindre de vivre en zone interdite. Quoique le membre responsable n’ait peut-être guère demandé leur avis aux soldats qui l’accompagnent.
Dès qu’il ne reste plus qu’une carcasse carbonisée du kiowa, tous les soldats remontent dans leurs appareils et ceux-ci décollent. Evidemment, Kylgate doit penser que je ne suis pas resté dans les environs. A mon avis, il va établir ses quartiers à Bourgoin-Jallieu et c’est de là que partiront les recherches pour nous mettre la main dessus à Mnéhéma et à moi.