PREMIER ACTE DE GUERRE
Jonathan a donné l’ordre à un nommé Eddy d’aller sortir de leur cellule Patrick Murphy et les quatre prisonniers du Molard. A peine était-il parti de la maison que l’homme monté au second étage, redescendait. Il n’a pas cherché à se défendre. Une fois désarmé, Jonathan l’a attaché et bâillonné solidement.
Nous sommes dans la pièce du rez-de-chaussée lorsqu’Eddy revient, escorté par deux complices et poussant devant lui les cinq prisonniers. Ceux-ci ont les bras liés dans le dos. En m’apercevant, Murphy s’exclame :
— Kherna !
Je ne tenais pas particulièrement à ce qu’il apprenne mon nom à ceux qui nous entoure. Il réalise sa bévue immédiatement, mais il est trop tard.
Jonathan ordonne à ses hommes de ressortir et de préparer une voiture pour que nous partions. Il a suffisamment d’autorité sur eux pour qu’ils ne discutent pas ses directives.
Auparavant, ils coupent les liens des prisonniers et dès qu’ils ont quitté la pièce, j’interroge les femmes :
— Laquelle est Isabelle ?
Une jeune fille blonde s’avance :
— C’est moi.
— Quelqu’un se fait beaucoup de souci pour vous, mademoiselle. Un jeune garçon, armé jusqu’aux dents qui a déjà tué trois croisés et qui insistait pour m’accompagner. Je crains qu’il ne me reproche de ne pas être allé le chercher pour vous délivrer.
— Hervé est vivant ?
— Oui… Il nous attend avec des amis à moi dans une retraite sûre.
Je me tourne ensuite vers l’Américain :
— Heureux de vous retrouver Murphy.
— Et moi, donc !
D’un mouvement du menton, je désigne un pistolet Beretta 36 et un fusil mitrailleur que j’ai récupérés dans la chambre de Jonathan.
Martin, le fils du patriarche du Molard et Murphy s’en emparent, puis le premier s’avance vers moi pour me témoigner sa reconnaissance :
— Jamais je n’oublierai ce que vous faites pour nous.
— Ce n’est pas gagné, dis-je. Il faut encore quitter Salagnon.
Isabelle intervient en regardant Jonathan :
— Les autres salauds ne bougeront pas tant que nous le tiendrons en otage.
— Espérons-le.
Comme je contrôle sans arrêt les pensées de Jonathan, je sais qu’il a désormais admis que nous lui échappions ; il veut seulement sauver sa peau et… me retrouver plus tard pour me faire payer cher cette évasion. Murphy s’est approché de la fenêtre et nous annonce :
— Ils amènent une voiture… Goddam ! J’ignore combien de kilomètres elle roulera, c’est une antiquité.
— Pourvu qu’elle nous éloigne d’ici, ce sera suffisant.
Au moment où je m’apprête à pousser Jonathan dehors, un bruit de moteur que je connais bien nous parvient. Murphy s’exclame aussitôt :
— Des hélicoptères !
Je m’approche de la fenêtre et scrute le ciel… Deux Kiowas et un Super-Stallion approchent effectivement de l’agglomération.
Dehors, les croisés s’agitent, mais ne semblent pas paniquer. En quelques secondes, la rue se vide. Il ne reste plus que la voiture quand les hélicoptères nous survolent… Ils effectuent de vastes cercles concentriques au-dessus des maisons encore debout, puis tandis que les Kiowas se stabilisent, le Super-Stallion se pose à l’écart. Il va sans doute débarquer des soldats qui prendront position afin de prévenir toute tentative de fuite. Une voix au fort accent américain se fait subitement entendre, diffusée par un puissant haut-parleur :
— N’opposez aucioune raisistaince ; jê ruipit : n’opposez aucioune raisistaince et sortaye des maisons !
Je regarde Murphy :
— Moi, il n’est pas question que je me rende. (Je lui désigne ceux qui nous entourent.) Eux, ce n’est pas la même chose et je compte sur vous pour les tirer d’affaire, Murphy.
Je me tourne ensuite vers Isabelle :
— Je dirai à Hervé que vous êtes tous sains et saufs et il viendra vous chercher au camp américain de Bourgoin-Jallieu.
La jeune fille fronce les sourcils :
— Pourquoi ne restez-vous pas avec nous ?
— Les Américains me recherchent pour des raisons qui… qui vous échapperaient.
Je ne tiens pas à en dire davantage sur le sujet et, avec un signe de la main, gagne l’escalier menant dans les étages. Murphy n’essaye pas de me retenir. Je monte dans le grenier de la maison et attrape une chaise encore solide pour la placer sous une tabatière.
Un Kiowa est stabilisé à une vingtaine de mètres sur la droite de la maison. Il va m’être difficile de filer sans être remarqué, mais la surprise jouant, je peux tout de même espérer les prendre par surprise. Je me hisse sur le toit où je me dresse subitement pour mieux plonger dans le vide.
Je me pose sur le balcon d’une autre maison et repars immédiatement d’un coup de talon pour arriver à une vieille grange abandonnée. Le temps de me retourner, je vois le second Kiowa foncer dans ma direction.
Bon, j’ai été repéré et tous les soldats descendus du Super-Stallion vont accourir vers moi. Je traverse la grange et bifurque vers un pan de mur écroulé pour ressortir dans une rue qui porte encore sa plaque. Rue Gilles Soulas.
A peine y suis-je que deux soldats américains débouchent devant moi et crient :
— Stop ! Stop it !
D’un coup de talon sur le sol, je m’élève pour m’engouffrer dans la fenêtre grande ouverte d’une maison en ruines. Des rafales font voler en éclats le crépi du mur, mais ne m’atteignent pas.
Je me vois mal parti quand tout à coup une explosion assourdissante retentit. Je jette un coup d’œil dehors. Un des deux Kiowas vient d’être détruit et le second ouvre le feu sur… une navette d’exploration !
Une navette d’exploration dont la provenance ne fait aucun doute, puisque le nom d’Uris se détache sur la coque, mais ce n’est pas le seul. Il y a également celui de Cristobald Ier, surmonté d’une croix chrétienne.
Le missile envoyé par l’hélicoptère américain frappe de plein fouet la navette, mais il en faudrait davantage pour la détruire. A peine si les occupants doivent avoir été secoués… et cela ne les empêche pas d’expédier immédiatement après, un tir rayonnant qui pulvérise littéralement le deuxième Kiowa.
La navette perd ensuite de l’altitude ; lorsqu’elle n’est plus qu’à une dizaine de mètres du sol, elle se dirige lentement vers l’endroit où s’est posé le Super-Stallion.
Dans la rue Gilles Soulas, les deux soldats qui me tiraient dessus ont disparu. Les Américains ont dû voir ce qui est arrivé aux Kiowas. S’ils tentent de remonter à bord du Super-Stallion, ils vont droit au suicide, car les croisés seront sans pitié. Ils ne tiennent certainement pas à ce que des survivants aillent raconter au haut commandement américain ce qui vient de se produire.
Je quitte la maison où je m’étais réfugié pour me diriger vers le Super-Stallion, par une rue parallèle à celle que survole la navette. J’approche à moins de cinquante mètres de l’ancienne place publique où il s’est posé et vois les soldats américains rentrer dans sa soute.
Les imbéciles ! Ils ne réalisent même pas qu’on leur laisse à tous le temps de réembarquer… Jusqu’au dernier, ils réintègrent l’hélicoptère et c’est lorsque celui-ci s’envole que la navette reparaît.
Un seul tir rayonnant est suffisant. Le Super-Stallion cahote avant de s’écraser sur un pâté de maisons en ruine.
Le désastre est total pour les Yankees ; et comme Jonathan n’a pas pensé un seul instant à la navette d’exploration, celle-ci est donc arrivée par hasard à Salagnon. Jonathan et ses hommes ne l’attendaient pas.
Quant à moi, je ne peux m’empêcher de ressentir une immense joie. L’apparition de cette navette d’exploration signifie que l’Uris est parvenu à se poser sur la Terre sans trop de dégâts.
Mnéhéma et moi avons donc une chance sérieuse de retourner un jour chez nous, sur Vestéra.
Quoique le fait de savoir l’Uris aux mains d’une bande de crapules comme les croisés n’a rien d’encourageant. Surtout que ceux-ci ont appris à se servir des armes sophistiquées contenues dans notre vaisseau. Le pilote de la navette n’a pas eu une seule hésitation de conduite.
Maintenant, la navette s’est posée dans la rue où stationne toujours la voiture que Jonathan avait fait mettre à notre disposition. Comme j’arrive à proximité, j’aperçois celui-ci en train de discuter avec ses hommes et derrière eux, Murphy, Martin, Isabelle et les autres femmes, tenus en joue par des croisés.
Ils ont été repris ! Pas difficile d’imaginer ce qui s’est passé. Pendant que la navette éliminait les hélicoptères américains, des croisés se sont introduits dans la maison et les ont surpris.
Patrick Murphy n’a rien d’un combattant émérite et j’imagine que Martin n’a pas voulu mettre en danger la vie des femmes.
Pour le moment, je ne peux plus rien pour eux. La seule chose à tenter avant de m’en aller est de savoir où trouver cette fameuse Nouvelle Rome où j’imagine que les prisonniers vont être conduits.
Je me tiens à l’affût, allongé sur le toit d’une maison et soudain repère un croisé qui s’éloigne pour aller satisfaire un besoin urgent.
En quelques sauts au compensateur de gravité, je le rejoins et comme il s’est suffisamment isolé, lui dégringole brusquement sur le dos en lui plaquant une main sur la bouche :
— Pas un cri pour éveiller l’attention de tes complices, sinon tu es mort !
J’ai empoigné dans la main droite mon couteau et lui applique la lame sur la gorge. Je libère progressivement sa bouche et après avoir dégluti, l’homme bégaye :
— Que… que me voulez-vous ?
— Un renseignement… Où partez-vous maintenant ?
— Nous rentrons à la Nouvelle Rome.
— Qui se trouve ?
Il n’a aucunement l’intention de me l’indiquer et déclare d’une voix qui sonne faux :
— Au… au nord de Bourg-en-Bresse.
En fait, elle est installée au bord du lac du Bourget, au sud d’Aix-les-Bains. Je ne bronche pas et demande encore :
— Comment fait-on pour s’y rendre ?
Il m’explique n’importe quoi, mais dans son esprit, je lis tout ce dont j’ai besoin. J’apprends ainsi que la Cité souterraine est terriblement protégée. On n’y entre pas en se promenant, les mains dans les poches.
— Parfait, dis-je. Au fait, dans les dix commandements de ta religion, il n’y est pas mentionné que le mensonge est un péché ?
— Je… je vous ai dit la vérité !
— Tu le jurerais sur la tête de Cristobald Ier ?
Il marque un temps d’hésitation, puis sans se démonter, affirme :
— Oui !
Moche pour Sa Sainteté, ça ! J’assomme d’un coup de crosse cet agent de renseignements faux, puis actionne mon compensateur pour prendre de la hauteur et m’éloigner, juste comme arrivent deux croisés armés de pistolets mitrailleurs.
*
* *
Régis Hubert, Yves Syvert et Marc Fallard arrivèrent au camp américain de Bourgoin-Jallieu en fin de matinée. On venait tout juste d’y apprendre par un message radio du Super-Stallion avant sa destruction, ce qui s’était passé à Salagnon.
Ronald Kylgate jugea plus prudent de quitter la zone interdite 4 pour revenir au camp américain « Reagan » ; toutefois, il prit le temps d’interroger auparavant les trois résistants.
Hubert confirma que Kherna et Mnéhéma avaient vécu à la planque de Mongoumard, en compagnie de Félix Merchaud et de Sylvette Cabre. Il espérait, par ses aveux, ne pas être exécuté immédiatement.
— J’ les identifierai, dit-il. J’en connais pas beaucoup qui en seraient capables.
Le membre responsable en connaissait un, lui : Pierre Ralmer, mais celui-ci, lorsqu’il saurait les dangers de la zone interdite, hésiterait peut-être à y revenir. Aussi Kylgate ordonna-t-il que les trois Français soient gardés prisonniers. Il prendrait une décision ultérieurement en ce qui les concernait.
*
* *
J’arrive à la grotte en début d’après-midi et découvre Mnéhéma debout, appuyée contre l’entrée. Elle n’est pas encore très vaillante. Il lui faut encore au moins vingt-quatre heures de repos.
Félix et Sylvette se sont isolés pour une sieste et Hervé est parti jusqu’à la rivière chercher de l’eau.
Immédiatement, j’annonce à ma compagne qu’une de nos navettes d’exploration est aux mains des hommes de Cristobald Ier. La nouvelle la ravit, car ainsi, elle ne doute pas non plus que l’Uris ait réussi à se poser sans trop de casse sur Terre.
— Par contre, les croisés se servent de la navette avec une grande dextérité. Je me demande s’ils ont réussi à entrer dans l’arsenal du bord.
— Normalement, son sas ne s’ouvre que sur nos ondes biologiques.
— Bien sûr, mais dans l’accident, tout le système de défense du vaisseau a pu se détériorer. Les navettes étaient rangées dans la première soute d’évacuation. Nous pouvons imaginer que la coque se soit déchirée, surtout après avoir traversé un champ d’ondes corrosives dans l’espace comme cela a été le cas.
— Tu crois que les croisés sont parvenus jusqu’au poste de pilotage ?
— Tout est possible.
Hervé arrive à ce moment-là, chargé de deux énormes bidons remplis d’eau. A son tour d’être mis au courant de ce qui s’est passé à Salagnon. Lorsque j’ai terminé, il s’écrie :
— Vous ne deviez rien tenter seul !
— Oui, seulement les croisés allaient quitter le village. J’avais une chance de libérer tout notre petit monde ; il a fallu l’arrivée des hélicoptères américains pour que cela rate.
— Dis-toi qu’ils t’ont sans doute sauvé la vie, me fait remarquer Mnéhéma. Si vous aviez réussi votre fuite, vous auriez eu la navette sur le dos.
— Exact.
Hervé est tout de même mécontent, mais n’ose pas trop récriminer.
— Et maintenant, qu’allons-nous faire ? se contente-t-il de questionner.
— Demain, Mnéhéma ira beaucoup mieux. Nous partirons pour la Nouvelle Rome. Je sais où la situer.
— J’ai confiance en Hervé, Kherna, intervient Mnéhéma… Je suis d’avis de lui dire toute la vérité.
— Kherna ? s’étonne le garçon.
Je prends un temps de réflexion, puis hoche la tête en murmurant :
— Entendu.
Je laisse le soin à ma compagne d’expliquer au jeune Français qui nous sommes en réalité et comme Félix et Sylvette sortent de la grotte, je les entraîne à l’écart pour leur raconter les derniers événements.
Fin de la première partie.