SECOND ACTE DE GUERRE

Nous venons de passer notre seconde nuit dans la grotte et au matin, Mnéhéma se juge suffisamment rétablie pour pouvoir voyager. Hervé est aux petits soins pour elle ; en plongeant dans ses pensées, je découvre que ma compagne ne le laisse pas indifférent, mais il n’espère rien et s’est déjà fait une raison. 

Il a tout de même eu du mal à admettre les révélations de Mnéhéma sur nos origines à tous les deux. Elle l’a définitivement persuadé avec quelques démonstrations de vol en compensateur de gravité. De même, nos possibilités de télékinésie l’ont terriblement impressionné. 

Hier soir, nous avons eu une longue discussion sur la conduite à tenir avec les Américains. J’étais d’avis d’aller les mettre en garde contre les croisés, mais Félix et Sylvette s’y sont violemment opposés. 

Il ne m’a pas été simple de les convaincre. Pourtant, si nous n’avertissons pas les soldats qui ont établi un camp à Bourgoin-Jallieu, ils risquent d’être exterminés quand bon semblera à Sa Sainteté Cristobald Ier. 

Ils ont fini par admettre mon point de vue et sitôt un bref petit déjeuner avalé à la grotte, je prends la direction de Bourgoin-Jallieu. 

Le camp américain s’est fortifié. Je m’en approche beaucoup plus près que la première fois et l’observe un bon moment avant de gagner le toit de l’immeuble le plus proche. De là, une trentaine de mètres à peine me séparent des fils de fer barbelés et électrifiés, installés pour la protection du pâté de maisons. 

J’ai repéré les sentinelles. Lorsqu’un convoi de trois camions arrive par la route nationale, j’actionne mon compensateur et m’élance pour atterrir en un long vol plané, à l’intérieur du camp. Un risque sur deux d’être aperçu. Auquel cas, je serais dans une situation critique. 

Je me pose juste dans l’ombre d’un mur et reste accroupi plusieurs secondes, mais aucun soldat ne se manifeste. Alors, je m’envole à nouveau jusqu’à une des fenêtres du premier étage. Elle donne dans une pièce où sont disposés un bureau et des chaises. Sur l’une d’elles, un uniforme américain plié. 

Un coup de coude dans le carreau suffit à le briser, puis je tourne l’espagnolette de la fenêtre pour entrer. Hier, en fin d’après-midi, je pénétrais quasiment de la même façon dans la maison qu’occupait Jonathan, à Salagnon. 

Dans un sens, le fait qu’une force soit capable de s’opposer à l’armée américaine est plutôt un avantage pour Mnéhéma et moi. Les tentatives de révolte contre son occupation de l’Europe ne comptent pas. Les résistants se cantonnent dans des coups de main hasardeux, sans parvenir à s’organiser. 

A l’intérieur de la zone interdite 4, la situation est différente. Pendant qu’Américains et croisés s’affronteront, Mnéhéma et moi pourront tirer plus facilement notre épingle du jeu. 

Je me suis introduit dans le bâtiment qui m’a semblé être celui du quartier général du camp ; j’espère ne pas m’être trompé. J’avance jusqu’à la porte de la pièce et l’entrebâille. Devant moi, une galerie surplombe un vaste rez-de-chaussée où plusieurs officiers américains vont et viennent. Pas de trace de Ronald Kylgate, le membre responsable. 

A la première occasion, je parlerai à un Américain de la menace qui plane sur eux, puis rejoindrai mes compagnons à la grotte. 

Tout à coup, c’est l’effervescence au rez-de-chaussée. Un soldat entre et avertit que plusieurs hélicoptères non identifiés se dirigent vers Bourgoin-Jallieu. 

Les officiers n’ont pas le temps de réagir. Une première explosion retentit à l’extérieur et je recule précipitamment dans la pièce pour jeter un coup d’œil à la fenêtre. 

Les explosions se succèdent. Une navette d’exploration tire systématiquement sur chaque bâtiment du pâté de maisons où se sont installés les Américains. Celui où je suis entré n’est pas épargné. Un tir rayonnant le frappe de l’autre côté et les murs de la pièce se mettent à trembler. 

Puis arrivent les quatre hélicoptères, arborant d’immenses croix chrétiennes surmontées du nom de Cristobald Ier. Ils se posent devant les fils de fer barbelés et des hommes en combinaison de cuir noir, identiques à ceux auxquels j’ai eu affaire jusqu’à présent, débarquent pour encercler l’îlot du camp. Identiques, pas tout à fait. Chacun d’eux porte un masque à gaz. 

Les hélicoptères reprennent très vite de la hauteur et à une trentaine de mètres, pulvérisent dans l’atmosphère une fumée verte qui s’étend rapidement dans tout le camp américain. Comme chaque bâtiment a désormais un trou béant dans sa façade, le gaz s’infiltre partout. 

Je suis piégé également. Il ne m’est plus possible de sortir sans traverser la fumée et elle pénétrera bientôt dans cette pièce. L’uniforme américain, plié sur une chaise, me donne soudain une idée. Quitte à tomber entre les mains des croisés, autant qu’ils ne se doutent pas de mon identité. J’enlève rapidement mes vêtements civils et les dissimule sous le bureau avec mon compensateur de gravité et mon radiant, puis enfile la vareuse, le pantalon et une paire de rangers avant de tracer rapidement quelques mots sur le mur à l’intention de ma compagne. Ne me voyant pas revenir à la grotte, elle viendra certainement ici tôt ou tard. Je la préviens de l’attaque des croisés et indique où j’ai caché mes affaires. 

Ensuite, j’ouvre la porte donnant sur la galerie. La fumée verte a déjà envahi tout le rez-de-chaussée. Je referme derrière moi et m’élance dans l’escalier. Je commence immédiatement à suffoquer et m’écroule au milieu des officiers yankees déjà inconscients. 

La navette d’exploration se posa à l’intérieur du camp yankee et trois croisés, protégés par des masques, sortirent pour aller couper le réseau électrifié qui ceinturait le camp. Aussitôt, ceux qui encerclaient le pâté de maisons entrèrent et commencèrent à charger les corps inanimés des soldats américains dans les camions qui les avaient amenés. Auparavant, bien entendu, ils confisquèrent toutes les armes. Celles-ci furent rassemblées, puis transportées à l’intérieur des hélicoptères de Cristobald Ier. 

Peu à peu, le gaz s’estompa et lorsque les croisés pénétrèrent dans le bâtiment servant de quartier général, il avait totalement disparu. Tous les corps des officiers, ainsi que celui de Kherna, furent à leur tour transportés dans un camion. 

Moins d’une demi-heure après l’attaque du camp par les croisés, celui-ci était désert. Sur la route nationale 522 roulaient quatre camions, trois 4x4 et deux motos, conduits par des croisés et emmenant tout l’effectif du camp. Dans le ciel, au-dessus d’eux, les hélicoptères de Cristobald Ier les escortaient. 

La navette spatiale, elle, était déjà partie pour la Nouvelle Rome où ils la rejoindraient bientôt. 

* 

* * 

Ronald Kylgate s’entretenait avec Pierre Ralmer, assis autour d’une table de travail. Otto Scarni venait tout juste de les quitter après leur avoir rendu compte du succès de sa « mission » à Tours. 

Le commandant Horman frappa à leur porte et leur annonça qu’il venait de recevoir deux messages de Bourgoin-Jallieu. Le premier signalait l’apparition d’appareils volants non identifiés et le second, que le soldat des transmissions n’avait pas eu le temps d’achever, l’attaque du camp. 

Le membre responsable resta impassible, satisfait au fond de lui, d’avoir quitté à temps la zone interdite. Il réfléchit quelques secondes, puis décréta : 

 Il faut avertir les autres membres responsables à Washington. Une force militaire s’est reconstituée à l’Est. 

Puis, brusquement, il s’emporta : 

 Je l’avais dit ! Nous aurions dû nous occuper depuis longtemps des zones interdites. Rassembler les populations saines s’il y en a et nettoyer toutes ces putains de terres au Farmy-storp1 . 

Ralmer voulut le rassurer : 

Je doute qu’une force militaire, reconstituée forcément avec les débris de celles qui existaient avant la victoire, soit capable de s’opposer à la puissante armée américaine, membre responsable. Le camp de Bourgoin-Jallieu n’était pas encore suffisamment fortifié, nos ennemis ont bénéficié de l’effet de surprise. Dès que nous les aurons repérés, nous n’en ferons qu’une bouchée de pain. 

L’expression « bouchée de pain » amusa Kylgate qui d’autre part, apprécia le « nous » employé par le neveu de Sam Rodley. Bien que né en France, Ralmer se voulait Américain. Si les ambitions du membre responsable se réalisaient, il penserait à le nommer à un haut poste de responsabilité en Europe. 

 D’autre part, poursuivit Ralmer, nos soldats résistent peut-être toujours à Bourgoin-Jallieu. 

 Ils ne donnent plus signe de vie, fit remarquer le commandant Horman. 

 Leur système de transmission a pu être endommagé. A mon avis, nous devrions envoyer là-bas des renforts. 

Visiblement, cette idée n’enchantait pas le commandant Horman. Comme bon nombre de militaires dirigeant un camp à proximité d’une zone interdite, cette dernière l’impressionnait fortement. 

* 

* * 

Quelqu’un me secoue par l’épaule, en m’appelant par mon nom. Le nom de Lublé… Une voix que je connais. J’ouvre les yeux brusquement et vois Régis Hubert penché devant moi. A ses côtés, se tiennent Yves Syvert et Marc Fallard, le fils du chef de la résistance française à Mongoumard. Il a à peine vingt ans et a été blessé. Il porte encore une bande de tissu, tachée de sang, autour du front. 

Nous ne sommes pas seuls. Autour de nous sont assis ou accroupis tous les soldats américains du camp de Bourgoin-Jallieu. Le temps de me redresser, je réalise que nous sommes dans une immense salle, dépourvue de fenêtres et même de portes. 

 Cherche pas d’issue, m’indique Syvert… Nous avons été descendus du plafond. 

Je lève la tête et effectivement, à une dizaine de mètres de hauteur, se dessine une grande trappe ronde, d’au moins trois mètres de diamètre. 

 Tu ne nous en veux pas de t’avoir réveillé, hein ? questionne Hubert. Cela nous a fait quelque chose quand on t’a reconnu, habillé en Amerloque. 

 D’abord, on a cru qu’ tu t’étais engagé, ricane Fallard. Puis, on s’est dit qu’il y avait peut-être une autre raison. 

Je confirme aussitôt : 

 J’ai changé de vêtements sciemment pour être pris pour l’un des leurs, lorsque le camp a été attaqué. 

 Et tes armes ? questionne avidement Régis Hubert. 

 J’ai eu le temps de les dissimuler. Normalement, ma compagne devrait les récupérer ; elle viendra forcément à Bourgoin quand elle ne me verra pas revenir. 

 En tout cas, soupire Syvert, c’est tout de même quelque chose que les « autres » n’aient pas mis la main dessus. 

 Ne vous réjouissez pas. Il est probable que les croisés ont découvert l’Uris et soient entrés à l’intérieur. 

Nous conversons à voix basse pour éviter d’être entendus des soldats américains. Quelques-uns nous regardent, mais la plupart d’entre eux n’ont pas encore repris conscience. 

 Les croisés ? interroge Régis Hubert. 

 C’est comme cela qu’ils se font appeler. 

Pour qu’ils comprennent, je leur raconte ce qui nous est arrivé depuis notre départ de Mongoumard. 

La rencontre de Duvallier et de ses complices, celle d’Hervé Jarnossi, la blessure de Mnéhéma, puis ma tentative pour libérer les prisonniers des croisés détenus par Jonathan. Enfin l’apparition une première fois de la navette spatiale à Salagnon et une seconde fois dans la matinée au camp américain de Bourgoin-Jallieu. 

 On s’rait donc à la Nouvelle Rome, estime Marc Fallard. 

 A priori, oui… Mais, vous, comment se fait-il que vous soyez ici ? 

 Les Ricains ont lancé une vaste opération de nettoyage dans la région. On les a vus débarquer hier matin, de bonne heure. On n’a pas eu le temps de s’arracher et au moment de se rendre, on n’était plus que trois en vie. 

Je regarde Marc Fallard : 

 Et tes… parents ? 

 Mon père est mort, j’en suis certain. Il a été abattu à côté de moi. Peut-être ma mère est-elle seulement prisonnière. Cela ne changerait pas grand-chose. Les Américains exécuteront leurs otages pour l’exemple. 

Je hoche la tête, puis m’adresse à Régis Hubert : 

 Et vous, comment vous êtes-vous retrouvés à Bourgoin ? 

Le Français hausse les épaules. 

 Nous avons avoué que nous te connaissions et qu’il nous serait possible de t’identifier. Prends ça comme tu l’veux, Kher… (Il a un regard autour de nous) Lublé ! Cela nous a tout de même permis de sauver nos peaux jusqu’à présent. 

Je sonde ses pensées pour savoir ce qu’il en est. Aucun des trois Français ne tenait particulièrement à me trahir, mais comme Hubert vient de me l’indiquer, ils ont voulu sauver leur vie. Difficile de leur en tenir rigueur. 

 Maintenant, il ne nous reste plus qu’à attendre le bon vouloir de nos gardiens, dis-je. 

A ce moment, la trappe ronde se met à grincer et descend de deux bons mètres avant de se stabiliser, puis d’effectuer un mouvement tournant. Un croisé, en combinaison de cuir noir, rehaussée d’une croix chrétienne, est debout sur la trappe qui constitue désormais une véritable plate-forme. 

Je ne le connais pas, mais m’écarte tout de même des Français pour me glisser entre deux soldats américains. Je fais bien, car c’est justement à Régis Hubert et à ses compagnons qu’il s’adresse. 

Il leur lance une échelle de corde puis ordonne : 

 Montez ! 

Régis Hubert, Yves Syvert et Marc Fallard durent d’abord se déshabiller pour pénétrer dans une pièce de décontamination. Ensuite, on leur donna des vêtements en lin avant de les conduire à travers un dédale de couloirs jusqu’au bureau du Père Jonathan avec lequel ils restèrent seuls. Ce dernier était assis derrière une table de travail au plateau nu. 

 Inutile de tenter quoi que ce soit contre moi, déclara le croisé. Vous ne trouveriez aucune arme dans cette pièce (Il leva le doigt vers une caméra, installée au plafond). Elle est reliée à la plus proche salle de garde et vous seriez immédiatement neutralisés. 

 Que nous voulez-vous ? demanda Hubert d’une voix sèche. 

Le croisé marqua un temps de silence, puis se présenta : 

 Je m’appelle Jonathan et sers fidèlement, ainsi que tous les croisés que vous avez pu rencontrer jusqu’à présent, Sa Sainteté Cristobald Ier. 

 Dont acte, murmura Régis Hubert. 

Jonathan eut un sourire et poursuivit : 

 Vous étiez prisonniers au camp de Bourgoin. Pour quelle raison ? 

 Nous formions un réseau de résistance en France. Il a été démantelé hier et nous sommes les seuls survivants de notre maquis. 

Jonathan hocha la tête : 

 C’est bien ce que nous pensions… Sa Sainteté Cristobald Ier désire elle aussi bouter les troupes d’occupation américaines hors d’Europe. La guerre de libération est d’ailleurs commencée, depuis notre attaque contre Bourgoin-Jallieu. Vous avez… Mais peut-être n’avez-vous pas eu le temps de… remarquer que nous disposions de moyens considérables, qui nous permettrons de remporter prochainement la victoire. 

 On n’a rien vu, intervînt Yves Syvert, mais on se doute. 

Un silence s’installa dans le bureau. Jonathan le rompit en déclarant subitement : 

 Votre combat est identique aux nôtres et Cristobald Ier recherche des gens de valeur… et de confiance. Que diriez-vous de rejoindre nos rangs ? 

Hubert et ses compagnons se regardèrent un instant, puis le premier murmura : 

 Nous n’avons aucune raison de refuser, mais… qu’adviendrait-il au cas où nous déclinerions votre offre ? 

 Nous serions obligés de vous garder prisonniers en attendant le jour de la libération totale du continent. 

Il n’était pas question pour Régis Hubert et ses compagnons de rester prisonniers, aussi leur décision à tous les trois fut-elle prise sur-le-champ, sans qu’ils aient besoin de se consulter. Toutefois, Hubert ne voulut pas avoir l’air d’accepter trop vite et demanda à s’entretenir seul à seuls avec ses compagnons quelques instants. 

 Je comprends votre réserve, indiqua Jonathan. Je considère même qu’elle est louable. Vous n’êtes pas des gens à prendre vos décisions en fonction de votre seul intérêt immédiat. Je pense que Sa Sainteté Cristobald Ier appréciera tout comme moi cette attitude. 

Jonathan se leva : 

 Je vous laisse donc… Vous pouvez parler librement, malgré la caméra. Celle-ci n’enregistre que les images et il n’y a pas de micro dans la pièce. 

Il sortit du bureau et à peine eut-il fermé la porte que Marc Fallard grogna : 

 Pas de micro, mon cul, oui ! Il nous prend pour des imbéciles. 

 Aucune importance, fit Régis Hubert. Que pourrions-nous espérer de mieux que cette offre. Nous sommes seuls (il insista imperceptiblement sur le mot) et ce qui nous importe, c’est de virer les Ricains de chez nous, non ? 

 Mais ce mec, Cristobald Ier, intervint Syvert, faudrait savoir ce qu’il veut vraiment faire après la victoire. 

 Nous aurons tout le temps de l’apprendre. 

Sans avoir eu besoin de le leur signifier clairement, Régis Hubert avait réussi à indiquer à ses compagnons de ne pas parler de Kherna. Pour le moment, c’est tout ce qui lui importait. 

Tant qu’ils n’en sauraient pas davantage sur les croisés, les Français préféraient se garder une carte de réserve… Une carte en forme de Joker. 

Jonathan revint une dizaine de minutes plus tard et les trois Français lui firent part de leur acceptation. 

 Très bien, conclut le croisé, vous m’en voyez ravi. 

Il retourna s’installer derrière la table de travail, laissant toujours debout les trois résistants. 

 J’aimerais encore éclaircir un point avant que nous nous séparions. 

Il laissa sa phrase en suspens quelques secondes, puis : 

 Pourquoi les Américains ne vous ont-ils pas exécutés immédiatement après vous avoir capturés, comme ils ont l’habitude de le faire ? Et pourquoi vous ont-ils amenés en zone interdite ? 

Cette fois, les Français allaient bien être obligés de parler de Kherna.