DUVALLIER

Un instant, j’ai eu envie de rejoindre Félix et Sylvette pour les tenir au courant, mais n’en sais pas encore suffisamment pour cela. De toute manière, ils vont attendre à l’endroit où je les ai laissés. 

Le mieux à faire est d’interroger l’homme en cuir noir avant de les retrouver, mais auparavant, je gagne la plaine où est restée sa moto. Le troupeau de bovidés s’est éloigné et les compagnons du motard ont disparu. 

Je m’arrête un instant auprès du corps de l’animal que j’ai abattu. A l’origine, il devait effectivement s’agir d’une vache. Ses membres se sont allongés et son corps est moins lourd. Ses yeux sont devenus globuleux et ses cornes, comme je l’avais déjà remarqué, sont terriblement longues et effilées. J’empoigne mon couteau, le plante dans la cuisse de la bête pour effectuer une large entaille. Un sang brunâtre s’en écoule. 

J’essuie minutieusement la lame de mon couteau dans l’herbe avant de m’éloigner pour m’approcher de la moto. 

Durant mon séjour parmi les résistants de Régis Hubert, j’ai utilisé un engin semblable à celui-ci. Très vite, j’en ai assimilé le fonctionnement. 

Après avoir vainement tenté de faire repartir le moteur, je découvre la panne. En tombant, une pièce du moteur a été tordue. Je la fixe et à la seule force de ma volonté, la redresse. 

La télékynésie comme nous la pratiquons sur Vestéra, impressionne énormément les Terriens. Je me demande bien pourquoi. S’ils voulaient, avec un peu d’entraînement, ils y parviendraient également. J’ai essayé d’apprendre à Sylvette, mais elle n’y croit pas et ne se concentre pas comme il faut. 

Plusieurs minutes me sont tout de même nécessaires pour remettre le métal droit. Ce n’est pas impeccable, mais devrait suffire. A nouveau, je m’installe sur l’engin pour démarrer et cette fois, le moteur part. 

Le troupeau de bovidés n’a pas tenté de s’approcher. Je me dirige vers la rivière peu profonde, longe sa rive un moment et trouve très vite un gué pour la franchir. Ensuite, je fonce en direction de l’arbre où j’ai attaché le motard. 

Cela m’ennuie de rouler à travers la plaine complètement à découvert. Aux jumelles, on peut m’apercevoir de très loin et je n’aimerais pas que l’armée américaine où les compagnons du motard rappliquent en force. Bien sûr, grâce à mon compensateur de gravité, j’aurais de grandes chances de leur échapper, mais préférerais éviter d’être repéré. 

Toujours assis dans l’arbre, mon prisonnier a repris connaissance et me regarde le rejoindre avec inquiétude. Je stoppe le moteur de sa moto avant de la hisser tranquillement sur sa béquille. Ensuite, je commence par sonder les pensées de l’homme. Ce qui le tarabuste, c’est d’être certain de m’avoir vu voler dans les airs, juste avant que je ne m’abatte sur lui. Il ne veut pas le croire et se demande s’il n’a pas rêvé. 

 Pourquoi tes compagnons et toi ont-ils abattu l’hélicoptère américain, tout à l’heure ? 

Il ne répond pas, mais je m’en fiche, puisque je lis en lui. Il songe à ses compagnons, certainement retournés à leur camp provisoire, installé à Sala-gnon. Dans son esprit, des images se sont formées. Je « vois » de nombreux hommes habillés de cuir noir. Ils occupent les quelques maisons encore debout du village. 

 Qui es-tu ? me demande-t-il soudain. 

 Je m’appelle Lublé. 

Un nom dont je me suis déjà servi à plusieurs reprises. 

 Tu as intérêt à me libérer tout de suite, menace le motard. Sinon, tu le regretteras et vite ! C’est toi qui nous as tiré dessus ? 

 Je voulais vous empêcher d’atteindre l’hélicoptère. 

 Tu n’es pas Américain ? 

 Non, mais le pilote de cet hélicoptère-là est mon ami. D’après ce que j’entends, tes compagnons et toi êtes des résistants ? 

A nouveau, il ne me répond pas, mais ses pensées m’indiquent qu’ils n’en sont pas. Du moins, pas résistants comme Régis Hubert, Félix Merchaud et tous ceux que je connais. Lui est un croisé. 

 Tu m’as l’air adroit, me lance-t-il tout à coup. Tu fais quoi dans la zone interdite ? 

 Je viens d’arriver. 

 Tu ne connais donc pas Sa Sainteté Cristobald Ier et la Nouvelle Eglise Catholique ? 

 Non, je n’en ai jamais entendu parler. En France, on ne sait pratiquement rien de ce qui se passe dans la zone interdite. 

 Je sais, rit le croisé. On s’imagine des tas de choses. Les contagions, les mutations… Un peu vrai, mais pas au point de rendre les lieux invivables. Détache-moi, on va parler, tous les deux. 

 Quel est ton nom ? 

 Je m’appelle Duvallier. Allez, ouvre-moi ces menottes. J’oublie ce que tu as fait. Je crois qu’on pourrait s’entendre, tous les deux. 

Malheureusement pour lui, ses pensées ne correspondent pas à ses paroles. Dès qu’il aura les mains libres, il profitera de la première occasion pour m’attaquer. Il me prend pour un collaborateur des Américains et ne voit aucune raison à ne pas me supprimer. 

J’actionne mon compensateur de gravité et d’un coup de talon, me propulse à la hauteur de la branche sur laquelle il est assis. Ahuri, il s’exclame : 

 Com… comment fais-tu ça ? 

Sans prévenir, je le pousse du pied dans la poitrine. Il perd l’équilibre, tombe de la branche et n’est retenu que par la menotte. Il hurle, puis s’agrippe des deux mains à la chaîne. 

 Qu’est… ce qui… Tu es cinglé ? 

Tranquillement, je m’assois sur la branche où il était l’instant d’avant et allume une Pall Mail. Je prends tout mon temps, en le regardant pendre comme un jambon le long du tronc d’arbre. Après avoir lâché une bouffée, je déclare : 

 Parle-moi de ce Cristobald, Duvallier. Ainsi, c’est une Sainteté, cet homme-là. Très bien. Sainteté de qui, de quoi ? 

 Salaud ! Tu vas me détacher, oui. On va te crever, si tu… 

 Si quoi ? 

Duvallier se calme soudain, me fixe un instant, puis murmure, conciliant : 

 Okay, je vais te parler de Cristo… bald ! Mais décroche-moi. 

 Après, si tes réponses me conviennent. 

Duvallier prend sa respiration avant de se lancer : 

 Cristobald Ier est en train de… prendre la direction de toute la zone interdite que les… les Américains ont complètement abandonnée. Il… veut les chasser d’Europe. 

 Il n’est pas le seul à vouloir le départ des troupes américaines. En France, plusieurs réseaux de résistance sont organisés. 

 Ce n’est rien comparé aux forces que met sur pied Cristobald. 

Duvallier dit la vérité, sauf que les forces en question ne sont pas encore très importantes. 

 Où le trouve-t-on, ce Cristobald ? 

 A la Nouvelle Rome. 

Dans son esprit s’est formée l’image d’une ville importante et… souterraine ! Une installation comme on en voit quasiment plus sur le continent ravagé par la guerre. 

Je compte le questionner davantage lorsque me parvient le bruit d’un moteur d’hélicoptère. De plusieurs hélicoptères, même. Ils sont encore très loin. Duvallier ne possède pas une ouïe aussi développée que la mienne et n’a rien entendu. Je sors de ma poche la clef des menottes et ouvre son bracelet. Aussitôt, il tombe à terre où il se reçoit sur les fesses. 

Je saute juste en face de lui et préviens : 

 Des hélicoptères approchent. L’armée de Cristobald Ier en possède-t-elle ? 

 Très peu… et ils ne sont pas dans cette région. 

C’est vrai, j’en ai la confirmation dans ses pensées. 

 Donc, il s’agit d’Américains. Tu ne tiens pas à les rencontrer, j’imagine ? 

 Non. 

 Moi non plus. 

 Je croyais que tu étais leur ami ? 

 Seulement de l’Américain dont vous avez abattu l’appareil. Ecoute-moi. Tu vas partir avec ta moto, mais je ne te quitte pas. Ne cherche pas à t’échapper, je n’hésiterais pas à t’abattre. Tu as dû te rendre compte que je possède des moyens supérieurs au tien. 

 Vous parvenez à voler dans les airs, n’est-ce pas ? 

 Entre autres, oui. Tu vas rouler directement vers ce bois, là-bas. Je te suivrai. Une fois à l’abri des arbres, tu t’arrêteras. 

 Entendu, entendu. 

Il semble décidé à m’obéir. Il se demande à qui il a affaire et dans l’incertitude de mes possibilités, ne va pas oser broncher. En tout cas, pour le moment. 

Il enfourche sa moto et démarre. Tout à coup, il se souvient qu’il l’avait abandonnée car elle ne marchait plus. Surpris, il questionne : 

 C’est toi qui l’as réparée ? 

 Oui. 

Il examine la pièce du moteur que j’ai redressée et s’exclame : 

 Mais… 

 Ne cherche pas à comprendre. File… Les hélicoptères arrivent. 

A présent, nous les voyons à l’horizon. Duvallier ne se fait pas prier. Il lance son moteur et fonce vers le bois. Je lui laisse prendre de l’avance, puis actionne mon compensateur de gravité. Lorsque les hélicoptères seront passés, nous rejoindrons Sylvette et Félix. J’espère que Mnéhéma et Patrick Murphy seront avec eux. 

Seulement, ces hélicoptères américains, même s’ils ne sont pas à la recherche de celui de Murphy, ne vont pas manquer de repérer son épave… et le message que j’ai laissé à l’intention de Mnéhéma si celle-ci ne l’a pas encore lu ou oublié de l’effacer. 

Les Yankees ne comprendront pas son sens, mais penseront aussitôt à ma compagne et à moi. Ils auront retrouvé notre trace. Ronald Kylgate n’hésitera pas à engager une armée entière pour nous rechercher dans la zone interdite. Nous allons devoir continuer à nous cacher. 

Duvallier a atteint la lisière de la forêt. Je l’entends couper le moteur de son engin. D’un bond, je vais le rejoindre lorsque tout à coup retentit une rafale. Au même moment, je ressens une violente douleur à l’épaule et l’impact des balles stoppe net mon élan. Je tombe à terre où je me tiens à plat ventre, car on continue de me tirer dessus. 

Entre les premiers arbres de la forêt, se tiennent deux hommes en combinaison noire, armés de fusils mitrailleurs. Les compagnons de Duvallier ! Ils n’étaient pas rentrés à leur camp de Salagnon, mais restés postés à proximité, justement dans le bois où j’ai dirigé mon prisonnier. Il s’est empressé de les mettre en garde contre moi et ils n’ont même pas essayé de me capturer. Evidemment, me voyant en train de voler dans les airs, de peur, ils ont préféré m’éliminer. Ma blessure n’est pas importante. La balle n’a fait qu’érafler mon épaule. 

Par contre, ma situation est précaire car les deux hélicoptères américains se rapprochent. Maintenant, ils ont dû m’apercevoir. Oui, tout à coup, ils bifurquent pour se diriger droit sur moi. 

Ce sont des Kiowas, semblables à celui de Patrick Murphy. 

Les hommes de Cristobald Ier ont arrêté de tirer. Ils doivent rester cachés dans la forêt pour voir comment je vais m’en tirer. Si je tente de me relever, je pense qu’ils m’abattront aussitôt. 

J’ai lâché mon fusil riot-gun et reste immobile. Un premier hélicoptère me survole, puis s’approche de la lisière de la forêt. Tout à coup, il ouvre le feu à la mitrailleuse lourde. Si Duvallier et ses complices ne se sont pas éloignés, ils ont dû être hachés sur place. 

Le second appareil, lui, vient se poser à une cinquantaine de mètres de moi. Je tiens ma main posée sur la poignée de mon compensateur. A l’intérieur de l’hélicoptère, on se méfie. Plusieurs secondes s’écoulent avant que la portière de l’appareil ne coulisse et que deux soldats américains n’apparaissent. 

Ils tiennent leurs fusils mitrailleurs braqués sur moi et sautent à terre sans me quitter des yeux. Ensuite, ils s’approchent en courant. Je n’attends pas qu’ils soient à ma hauteur. Une détente des talons en même temps que j’abaisse la poignée de mon compensateur, me propulse au ras de l’herbe, en direction de la rivière, distante d’une centaine de mètres. Les Américains réagissent avec un temps de retard. J’avais misé dessus. Ce n’est pas la première fois que je surprends les Terriens avec mon compensateur. 

Les deux soldats lâchent tout de même une rafale chacun, mais celles-ci sont imprécises. J’atteins la rivière lorsque la mitrailleuse de l’hélicoptère entre en action. Je plonge la tête la première dans l’eau. La vitesse de mon compensateur de gravité est encore suffisante pour me pousser sur une vingtaine de mètres. Au lieu de descendre le courant, je le remonte, ce qui trompe mes adversaires. 

Avant que les hélicoptères n’arrivent au-dessus de la rivière, je me suis élancé deux autres fois, toujours sous l’eau à l’aide du compensateur. Je m’éloigne avant de refaire surface pour reprendre ma respiration. 

Les soldats sont remontés dans leur appareil et maintenant, les Kiowas survolent la rivière à une bonne centaine de mètres. Il est préférable que je reste dissimulé au milieu d’une touffe de roseaux jusqu’à leur départ. Ils vont bien finir par se lasser de ne pas me découvrir. 

* 

* * 

Mnéhéma reprit conscience alors qu’on lui passait un mouchoir mouillé sur la figure. « On », c’était un jeune homme en treillis. Il était seul et avait transporté la jeune femme à l’intérieur d’une caverne où régnait une semi-obscurité. 

La Vestérienne voulut se redresser ; c’est à ce moment-là seulement qu’elle sentit les liens autour de ses poignets. 

 Pourquoi m’avez-vous attaquée ? questionna-t-elle. 

Hervé Jarnossi la fixa durement et articula : 

 Ce matin, une bande a attaqué un groupe dont je faisais partie. Ils ont capturé les autres, mais je me suis échappé. Appartenez-vous aux croisés de Cristobald Ier ? 

Mnéhéma sut en lisant dans ses pensées ce qui s’était passé près du vieux lavoir des bords de l’Agny. La scène de leur capture par Jonathan et les siens était par trop présente dans l’esprit du jeune homme. Elle ressentit également la haine farouche qui l’animait. 

 Je viens de France, hors de la zone interdite, indiqua-t-elle. Je… je venais porter secours au pilote de l’hélicoptère abattu. 

 Il a quitté l’appareil tout de suite après s’être posé. 

Mnéhéma avait effectivement trouvé l’appareil vide. Elle s’était lancée sur les traces de Patrick Murphy, pensant le rattraper très vite en s’engageant dans un petit sentier de la forêt, mais à peine avait-elle franchi les premiers arbres qu’Hervé l’avait assommée. 

 Lui, je savais qu’il n’appartenait pas aux croisés de Cristobald. Vous, par contre, vous venez peut-être en avant-garde d’une autre bande que celle qui nous a attaqués ce matin.