LE CAMP DE BOURGOIN-JALLIEU
Lorsque je suis de retour à la grotte, Félix et Sylvette y sont depuis peu. Comme à son habitude, le premier s’est lancé dans un long laïus sur la nécessité de bouter les Américains hors d’Europe, ce qui ne serait pas pour déplaire à Hervé dont les parents sont morts sous leurs bombes à la fin de la guerre.
— Quand je pense, explique Félix, que certains croyaient être protégés par les Ricains ! Tu parles, Charles, dès que cela a commencé à péter à l’autre bout du monde, nous avons reçu les premières bombes sur la gueule. A titre pré-ven-tif. (Il se tourne vers moi.) Fallait pas choisir le camp soviétique, surtout depuis le temps que leurs agents-aux-couteaux-entre-les-dents sapaient nos sociétés.
— Les Soviétiques ne sont pas intervenus pour l’empêcher, fait remarquer Hervé. Cela ne les dérangeait pas vraiment qu’on neutralise les Pays de l’Ouest. Ils craignaient davantage d’affronter dans l’avenir une Europe unie qu’immédiatement les Etats-Unis.
— Ouais, grogne Félix.
Lui était communiste avant la guerre. Souvent, il a essayé de m’enseigner la doctrine du Terrien Karl Marx, mais c’est un tel tissu d’inepties qu’il m’a été facile de démonter ses arguments. Comme il n’a jamais eu le dessus dans nos conversations, Félix ne cherche plus à me convaincre. Maintenant, ce qu’il voudrait, c’est me faire partager sa haine des Américains, mais je n’ai pas de raison pour cela.
Moi-même, j’ai voulu lui démontrer qu’en fait, le communisme et le capitalisme étaient aussi néfastes l’un que l’autre et qu’il valait mieux trouver une troisième voie, mais un tel raisonnement le dépasse. Les Terriens sont des gens bizarres pour qui il y a le bien et le mal. C’est l’un ou l’autre et ce ne peut être autrement.
Avant-guerre, les Européens étaient soient pro-Américains, soient pro-Soviétiques et critiquer un des deux, vous rejetait automatiquement dans le camp de l’autre.
En fait, d’après l’idée que j’ai pu m’en faire, les Etats-Unis d’Amérique et la Russie soviétique entretenaient savamment cet état d’esprit afin de protéger leur condominium mondial établi à la fin de la guerre de 1945 lors de la conférence de Yalta.
Désormais, tout ces schémas politiques sont remis en cause. Le communisme est écrasé. Seulement la guerre a été trop dévastatrice pour que le capitalisme ait encore un sens. Il reste tout simplement l’impérialisme américain.
Les Etats-Unis sont obligés d’exploiter à fond ses nouvelles colonies que sont les pays européens pour maintenir leur hégémonie. Qu’on les chasse et ils sombreront dans une totale barbarie.
— Où en sont les soldats américains ? interroge Hervé en m’apercevant.
— Ronald Kylgate, le membre responsable qui a mis nos têtes à prix, s’est déplacé personnellement. Il est protégé par une cinquantaine de soldats venus à bord de kiowas. Ils ont détruit celui de Patrick Murphy avant de repartir. Sans doute vont-ils s’établir à Bourgoin-Jallieu… Pour le moment, ils ne risquent pas de découvrir cette grotte.
Je m’approche de Mnéhéma toujours inconsciente, soulève la couverture sous laquelle elle repose pour examiner sa blessure. La pommade a commencé à agir. La plaie ne saigne plus et ne risque pas de s’infecter.
Hervé me rejoint et questionne :
— Vous… vous pensez vraiment qu’elle s’en sortira ?
En me redressant, je lui tape amicalement sur l’épaule :
— Soyez sans crainte, je ne m’avance pas à la légère.
— Tu verras, s’écrie Félix… C’est le diable, Lublé !
Il marque un temps de silence, puis émet :
— J’ sais pas vous, mais moi, j’ai faim. On pourrait casser une p’tite graine ?
Patrick Murphy nous a largement pourvus en rations de l’armée américaine. Nous en distribuons à Hervé, ravi de l’aubaine. Lui ne possédait que du pain et comptait se nourrir en chassant.
— Demain matin, dis-je, je gagnerai Salagnon pour vérifier si les croisés y ont bien établi leur camp.
— Je vous accompagnerai, déclare tout de suite le jeune garçon.
— Je ne préfère autant pas.
— Pourquoi ?
Je ne veux pas encore lui révéler qui nous sommes, Mnéhéma et moi. Aussi ne puis-je pas lui parler des compensateurs de gravité et autrement, s’il vient avec moi, nous mettrons trop de temps.
— Un homme seul passe plus facilement inaperçu.
— Avec une moto, car j’imagine que vous prendrez une de celles qui appartenaient à Duvallier et à ses complices, vous ne passerez pas réellement inaperçu. Alors, que je sois avec vous ou non…
— J’irai à pied pour la fin du chemin.
Je plonge dans les pensées d’Hervé. Il ne comprend pas pourquoi je refuse de l’emmener, mais ne veut pas me contrarier. Il a besoin de nous pour délivrer ses compagnons.
— Vous ne tenterez rien seul, n’est-ce pas ? s’enquiert-il.
— Tout dépendra des circonstances, mais je ne pense pas. J’étudierai le secteur ; ensuite, nous verrons comment agir avec le maximum d’efficacité.
Hervé hoche la tête, puis murmure :
— Merci de votre aide.
— Et quelle aide ! s’exclame Félix. Tu peux pas encore te douter, mais quand Lublé se mettra à l’œuvre, tu croiras que la moitié de l’armée américaine est à tes côtés.
A ce moment-là, c’est vrai, nous ne pourrons plus cacher à Hervé qui je suis.
J’ai passé, pour ma part, une bonne nuit et me sens en pleine forme lorsque le soleil se lève.
Hervé tient à m’accompagner jusqu’à l’endroit où il a abattu les croisés afin de récupérer la dernière moto. Quant aux cadavres, il se chargera de les enterrer plus tard avec Félix.
— Faites attention en traversant les plaines, m’avertit le garçon. Les troupeaux attaquent les humains, désormais.
— Je sais… L’un d’eux a attaqué Duvallier et ses complices hier.
— C’est ainsi depuis la fin de la guerre. Conséquence d’une quelconque bombe bactériologique.
— Avez-vous déjà rencontré des arlstrüms dans la zone interdite ?
— Des quoi ?
— Arlstrüm ! Un nuage rouge qui absorbe tous êtres vivants qu’il parvient à capturer.
— Je connais, fait Hervé. J’en ai aperçu un, alors que je ne vivais pas encore avec la communauté du Molard. Ce nuage s’est abattu sur un gros chien sauvage. J’avais eu l’impression qu’il était à l’affût.
— C’est tout à fait cela ; les arlstrüms guettent leurs proies. Patrick Murphy, le scientifique que nous accompagnions dans la zone interdite, a découvert avec un de ses collègues le moyen de les neutraliser. Grâce à des ultrasons auxquels ils sont sensibles. Les neutraliser seulement, pas les détruire.
— Eux aussi sont une conséquence de la guerre bactériologique qui a eu lieu.
— Probablement.
Nous nous serrons la main et Hervé me dit « Bonne chance ». Je démarre une des motos, après m’avoir assuré que son réservoir était encore presque plein et m’éloigne à travers bois. Très vite, j’atteins la lisière.
Hervé a tenu à étudier la carte de la région avec moi pour déterminer le meilleur itinéraire jusqu’à Salagnon. Je devrais remonter la Nationale 518 jusqu’à Diémoz, puis suivre la Départementale 36 avant de m’engager sur l’autoroute. Je suis censé sortir à la hauteur de l’Isle-D’abeau et rejoindre la Nationale 522 à Mozas.
Ainsi, j’aurai évité Bourgoin-Jallieu où les Américains sont sans doute en train d’établir leur camp. Un sacré détour tout de même. Je n’arriverai pas avant la nuit.
J’ai écouté consciencieusement ses explications, mais bientôt, ralentis, coupe le moteur de la moto et la dissimule derrière un rocher avant de la recouvrir de branches.
Ensuite, j’actionne mon compensateur de gravité et d’un coup de talon, m’élève au-dessus des premiers arbres de la forêt. Avant de prendre la direction de Salagnon, j’ai envie de savoir ce que font Kylgate et ses soldats.
J’avais raison, les Américains se sont bien établis dans la banlieue de Bourgoin-Jallieu. Des renforts les ont rejoints. Ils sont près de deux cents soldats, maintenant.
Ils se sont installés dans un pâté de maisons qu’ils entreprennent de fortifier à l’aide de barbelés et de clôtures électriques. Ils font également sauter les bâtiments en ruine tout autour pour dégager un vaste espace. On dirait qu’ils craignent l’assaut d’une troupe nombreuse. Ils seraient donc au courant de l’existence des croisés de Cristobald ?
J’en ai assez vu pour le moment et m’apprête à partir pour Salagnon, quand un nouvel hélicoptère arrive. Je suis allongé sur le toit d’une maison, caché par une grande cheminée et ne risque pas d’être aperçu. J’attends qu’il ait atterri avant de m’en aller.
*
* *
Pierre Ralmer descendit de l’hélicoptère avec précaution ; pourtant, il était guéri. Lui-même ne parvenait pas à y croire. Ronald Kylgate, en le voyant venir dans sa direction, n’en crut pas ses yeux non plus.
Ralmer avait une quarantaine d’années ; il était vêtu du même costume noir que le jour où le membre responsable avait fait sa connaissance, dans le laboratoire de Sam Rodley, au camp de répression 12.
Les deux hommes se dévisagèrent un instant, puis Kylgate laissa fuser :
— Incroyable… Venez !
Kylgate l’entraîna vers la maison qui allait lui servir de quartier général durant son séjour en zone interdite. L’étage supérieur et le rez-de-chaussée étaient en permanence occupés par sa garde personnelle. Kylgate avait une peur quasi obsessionnelle des attentats et s’entourait toujours d’un tas de précautions.
Les soldats n’avaient pas encore terminé d’aménager les deux pièces du premier étage. Kylgate les fit sortir afin de rester seul avec Ralmer.
— Cette pommade cicatrisante est donc réellement d’une telle efficacité ?
Le jeune homme hocha la tête :
— Vous le voyez, membre responsable… Il y a un mois, lorsque Kherna a détruit le camp de répression 12, j’avais été blessé de deux balles. Vous m’avez fait évacuer sur l’hôpital américain de Tours où le Docteur Milwaks analysait un tube de pommade qui appartenait à Mnéhéma. Il a tenu à l’essayer immédiatement sur mes blessures. Moins de quarante-huit heures après, les deux balles étaient ressorties d’elles-mêmes de mes plaies et la cicatrisation s’effectuait. Voilà quinze jours que je me demande si j’ai vraiment été blessé.
— Fabuleux ! s’exclama Kylgate… La panacée universelle.
— Pour tout ce qui est blessure, en effet, admit Ralmer. Par contre, cette pommade ne soigne aucune maladie.
Le membre responsable s’était laissé gagner par une excitation inhabituelle chez lui. Il questionna avidement :
— Milwaks est-il parvenu à fabriquer cette pommade ?
D’un geste négligent, Ralmer sortit de sa poche deux tubes qu’il tendit à l’américain :
— La pommade Milwaks… Le docteur s’en est attribué la paternité sans l’ombre d’un remords. Il est sur le point de gagner les Etats-Unis pour la faire fabriquer industriellement.
Ronald Kylgate le regarda fixement ; Pierre Ralmer eut un sourire complice et murmura :
— A moins que vous n’y teniez pas, bien entendu.
— Je n’y tiens pas, articula sèchement Kylgate.
Ralmer accentua son sourire mielleux :
— J’ai pris mes dispositions. Un ordre à donner et des… amis… se chargeront d’éliminer Milwaks. Je connais les composants de la pommade. Que diriez-vous de la baptiser Rodley, en hommage à mon oncle qui nous a présentés ?
Le visage de Kylgate se décrispa dans un bref sourire de satisfaction :
— C’est une excellente idée, Ralmer. Vous êtes d’une efficacité étonnante. Seulement, supprimer Milwaks ne sert à rien. J’imagine que ses collaborateurs sont au courant des prodiges de cette pommade.
— Non… Il a travaillé seul et jusqu’à présent, je suis le seul à avoir été soigné de cette façon. Dans le plus grand secret. Ses notes, Milwaks les conserve dans un coffre, à l’intérieur de son laboratoire. Mes hommes l’ouvriront sans difficulté.
— Très bien, admit Kylgate… Combien de tubes de pommade, Milwaks a-t-il déjà fabriqués ?
— Une dizaine, qu’il conserve dans son coffre. Ils seront emportés en même temps que le reste.
— Dans ce cas, faites au mieux.
Kylgate s’approcha d’un buffet sur lequel étaient disposés une bouteille de William Lawson’s et des verres. Il prépara deux scotches et en tendit un à son complice :
— Vous me plaisez, Ralmer… J’ai en vous la même confiance qu’en votre oncle, Sam Rodley. J’espère que bientôt, nous aurons la même amitié.
— Je l’espère également.
Ils burent, puis Ralmer prit le temps de sortir son paquet de Pall Mail et d’allumer une cigarette avant d’interroger :
— Vous ne m’avez pas encore dit pourquoi vous avez tenu à me faire venir ?
— Je suis sur la piste des deux extraterrestres. Vous les connaissez tous les deux et j’ai besoin de vous pour les identifier.
— Comme il vous plaira.
Le regard de Ralmer se durcit. Il couvait d’assez grandes ambitions pour avoir le même intérêt que Kylgate à mettre la main sur Kherna et Mnéhéma.
Seulement, il avait une raison supplémentaire de vouloir les retrouver. Par eux, et par eux seuls, ils sauraient ce qu’était devenue Martine Dorémieux, la fille qu’il aimait. Sans la destruction du camp de répression 12, elle serait encore à ses côtés et bien qu’elle ne l’aimât point, qu’elle le détestât même, sa présence lui était indispensable.
Pierre Ralmer faisait partie de cette catégorie d’individus qu’on appelle communément des ordures… Mais une ordure pouvait aimer. Sincèrement.
La preuve !