LES MOTARDS

Mnéhéma, Sylvette, Félix et moi n’emportons que nos armes, puisque Patrick Murphy m’a promis du matériel pour nous installer une fois arrivés dans la zone interdite 4. Nous avons déjeuné avant de quitter Mongoumard et gagnons le village des Favrauds par un petit chemin forestier afin de ne pas risquer d’être repérés par une patrouille américaine. 

 J’espère qu’ tu sais c’ que tu fais, Kherna, ronchonne Félix. Qu’le Murphy va pas rappliquer avec un bataillon de soldats. 

 Je t’ai dit et répété que j’avais sondé ses pensées ; je suis donc certain de ses intentions. 

Mnéhéma et Sylvette ont des tee-shirts sous leur veste de treillis, alors que Félix et moi portons nos blousons de toile kaki à même la peau. Sinon, nous avons les mêmes jeans et les mêmes chaussures de sport, volés il y a deux semaines dans un magasin d’Angoulême. Grâce à nos compensateurs de gravité, Mnéhéma et moi avions pu nous y introduire par les toits de l’immeuble afin d’y prendre ce qu’il nous fallait. 

Nous avons aussi des ceinturons de cuir et des couteaux de chasse. Comme armement, nous disposons tous les quatre de fusils à pompe riot-guns à huit coups et de Colt de l’armée américaine pour lesquels nous possédons toutes les munitions nécessaires dans nos gibecières. 

 Voilà un hélico ! annonce Félix. 

Mnéhéma et moi l’avions entendu arriver de loin, avant même qu’il ne survole les Favrauds ; nous massons nos nerfs oculaires pour augmenter nos vues et nous assurer qu’il s’agit bien de Patrick Murphy. Oui… Il se pose devant la mairie des Favrauds et nous courons nous engouffrer à l’intérieur de son appareil. 

 Pas de regrets ? questionne Murphy en me serrant la main. 

 Pas encore. 

Nous atteignons la Zone interdite en milieu de journée, après une heure trente de vol. L’hélicoptère de Murphy est un « kiowa », modèle léger, capable d’une autonomie de vol de près de deux heures trente, grâce à un réservoir supplémentaire. 

Après Saint-Jean-de-Bournay, à une vingtaine de kilomètres de Vienne, l’Américain nous indique : 

 Je vais vous débarquer. Il vous suffira de suivre la route nationale ; elle mène directement à Bourgoin-Jallieu. 

Dans l’hélicoptère, Murphy avait préparé à notre intention quatre sacs à dos avec des vivres, des médicaments et du matériel de première nécessité. Nous nous installerons dans l’ancien village du Raffour, à six kilomètres de la ville. Ainsi, nous serons à la fois proche et suffisamment loin du camp qu’il établira demain. 

 Je ne vais pas m’attarder, dit-il encore. Au camp de Clermont-Ferrand, on doit commencer à s’inquiéter de mon retard. 

 Vous devrez fournir une explication. 

 J’aurai effectué un vol de reconnaissance au-dessus de la zone interdite 4. Ce n’est pas défendu, que je sache. 

Il se pose et nous quittons tous l’appareil. 

 Nous v’là donc en zone interdite, déclare Félix. A première vue, le changement n’est pas flagrant. 

 Tu t’attendais à quoi ? lui lance Sylvette… A des arbres bleus, de l’herbe rouge et de petits hommes verts ? 

 Ça m’aurait pas vraiment étonné, avec tout c’ qui s’ raconte dessus. 

Actionnant mon compensateur de gravité, je donne un coup de talon sur le sol et m’envole jusqu’à la cime d’un arbre pour avoir une vue d’ensemble du coin. Je repère quelques oiseaux, qui ne semblent pas touchés par une quelconque mutation et un lièvre, lui aussi normal. Bien sûr, il faudrait les examiner en laboratoire. Les mutations ne sont pas forcément visibles à l’œil nu. 

Je scrute chaque amas de ruines des environs pour y déceler une éventuelle présence, puis finis par redescendre de l’arbre pour annoncer : 

 Rien d’insolite. Des maisons abandonnées, les routes qui ne sont plus entretenues, la végétation qui commence à tout envahir. Peu à peu, la nature reprend ses droits. 

 La nature, ouais, ponctue Félix… Mais quelle nature ? Tout est là ! Pas aperçu de nuage rouge ? 

 Un arlstrüm ? Non, mais de toute façon, nous allons suivre la route nationale ; elle est suffisamment dégagée pour que nous ne risquions pas d’être surpris. 

 Seulement, nous avancerons à découvert et serons facilement repérables. Si les Ricains ignorent presque tout ce qui s’ passe dans les zones interdites, ils sont certains d’une chose, en tout cas, c’est qu’il y a du peuple. 

Patrick Murphy acquiesce d’un hochement de tête. 

 Eh bien, dis-je, le plus tôt nous prendrons contact avec des humains, mieux ce sera, Félix. 

 Sauf s’ils sont devenus de petits bonhommes verts, lance Sylvette en riant. 

 Rigole, grince Félix, mais moi, j’apprécie pas des masses toutes ces mutations. Ça me fait gerber rien qu’ d’y penser ! 

 Allons, mettons-nous en route et gare aux petits hommes verts s’ils nous rencontrent. Si je me rappelle bien nos premières conversations, Félix, tu imaginais déjà les extraterrestres sous la forme de « petits bonshommes verts », non ? 

 Dans toutes vos diableries, à Mnéhéma et à toi, ça m’étonnerait pas qu’vous soyez capables de vous transformer… Non ça m’étonnerait pas ! 

Nous saluons Murphy avec lequel rendez-vous est pris au Raffour pour le lendemain. Le Scientifique remonte dans son appareil et décolle. Dès qu’il a pris de la hauteur, Félix admet : 

 Ouais, il est bien, c’t’ Américain. Y a des exceptions, quand même ! 

Nous empoignons tous nos sacs à dos et avançons en bordure de la nationale 522, quant tout à coup, des rafales de mitrailleuses retentissent loin derrière nous. 

 Le zinc de Murphy, merde ! s’écrie Félix. 

Mnéhéma et moi augmentons sur-le-champ nos nerfs oculaires pour apercevoir l’hélicoptère de l’Américain perdre de l’altitude à l’horizon. 

 On l’a descendu ! murmure Félix, atterré. 

Me débarrassant de mon sac à dos, je déclare : 

 Restez ici, je vais lui porter secours. 

 Je vais avec toi, dit Mnéhéma. 

Elle abandonne également son sac et actionnant nos compensateurs de gravité, nous quittons la 

Nationale pour nous diriger en vol plané vers l’endroit où l’hélicoptère a disparu. 

Bien que son appareil ait été sérieusement endommagé, Murphy semblait pouvoir réussir à se poser, Mnéhéma et moi progressons le long d’un petit bois derrière lequel se trouve l’hélicoptère. Déjà une chose, nous ne voyons ni fumée, ni flammes. Nous sommes presque arrivés, lorsque je dis à ma compagne : 

 Attention ! Il faudrait repérer d’où l’on a tiré. Je m’en occupe. Toi, approche-toi de l’hélicoptère et tâche de sauver Patrick, mais méfie-toi. Ceux qui l’ont abattu sont peut-être déjà sur place. 

 Ne t’inquiète pas. 

Elle s’éloigne à travers le bois, tandis que j’effectue un vaste détour par la gauche à la lisière des arbres. J’évite de me poser au sol et effectue des sauts de branche en branche. Ainsi, je perds du temps, mais espère surprendre les agresseurs de l’Américain. 

Un bruit de moteur… De plusieurs moteurs ! Le temps de me dissimuler au faîte d’un énorme chêne, je distingue encore assez loin sur une petite route, trois silhouettes, chevauchant des motos. Ils portent des costumes de cuir noir et une des motos est un side-car sur lequel est installée une grosse mitrailleuse. 

Pas de doute, ce sont eux qui ont abattu l’hélicoptère. Je dois les retarder pour laisser Mnéhéma s’occuper de Murphy. Il est peut-être inconscient ou blessé. 

Comme les motards sont obligés de passer pratiquement sous mon arbre, je reste où je suis, me contentant de mettre en joue le side. Je les laisse ensuite approcher à une trentaine de mètres et ouvre le feu sur le pneu avant du véhicule. 

Le side fait un écart et accroche une moto qu’il envoie dans les décors. Aussitôt, les deux autres motards, avec une rapidité et un entraînement impressionnant, couchent leurs véhicules à terre pour s’allonger derrière en empoignant leurs armes. Heureusement, ils ignorent d’où l’on a tiré et ne me distinguent pas dans le feuillage de l’arbre. 

Le pilote du side a réussi à arrêter sa machine et, à son tour, met pied à terre pour se dissimuler derrière. Seul le motard qu’il a fait tomber reste immobile sur le sol. A mon avis, il feint d’être évanoui. 

Ils sont neutralisés comme je le désirais. Mnéhéma a le temps de s’occuper de Murphy. Je me contente de surveiller les trois hommes en cuir. Sur leurs combinaisons, ils arborent des croix blanches. Ils sont jeunes, portent des barbes et semblent bien armés. Outre leurs fusils de guerre, différents de ceux des Américains, ils ont des pistolets et je vois plusieurs grenades accrochées au ceinturon de l’un d’eux. 

Ils habitent la zone interdite 4, cela ne fait aucun doute. Et d’après ce que je peux en juger, n’ont subi aucune mutation. Les craintes du haut-commandement américain ne sont donc pas fondées. Ou disons, pas entièrement fondées. Il est possible de vivre ici. 

Tout à coup, mon attention est attirée par des piétinements sourds. Un troupeau lancé en pleine course ! Il apparaît soudain au coin du bois et fonce vers les motards. Une vingtaine de bovidés. A l’origine, ce devait être des vaches, mais elles ont subi une mutation, elles. Leurs cornes sont plus longues, plus acérées et leur peau est constellée de plaques rouges. 

Les motards n’essaient même pas de les repousser. Ils relèvent leurs machines et lancent les moteurs pour s’enfuir, semblant oublier complètement que l’on vient de leur tirer dessus. 

Les bovidés ne courent pas assez vite pour les rattraper… Sauf l’homme que le side avait fait tomber. Celui-là tente en vain de faire repartir sa moto et voyant qu’il n’y parviendra pas, l’abandonne pour détaler vers une rivière toute proche, derrière laquelle s’étend une plaine. 

Il ne l’atteindra pas avant d’être rejoint. Si je n’interviens pas, il est condamné. Actionnant mon compensateur de gravité, je plonge vers lui, tout en abattant au passage le bovidé de tête. 

J’arrive dans le dos du motard qui s’est retourné. En m’apercevant, il relève le canon de son fusil, mais je ne lui laisse pas le temps de tirer. 

Je bascule en arrière pour le percuter des deux pieds dans la poitrine. Sous le choc, il s’écroule à la renverse. Son coup part en l’air. Pas le temps de le raisonner. Je l’assomme d’un coup de crosse avant qu’il ne se redresse, puis le soulève dans mes bras. D’un coup de talon, je repars en direction de la rivière au moment où le premier bovidé parvient à notre hauteur. 

L’animal décoche un coup de corne dans l’air et derrière lui, le troupeau marque un temps d’arrêt. Ils sont aussi surpris qu’a pu l’être le motard. 

Nous atteignons la rive ; je m’arrête un instant sur la berge, puis file vers un arbre isolé au milieu de la plaine. L’homme est lourd et m’oblige à relancer mon compensateur deux fois avant de m’asseoir sur une des branches basses. Le troupeau s’est arrêté devant la rivière et a compris qu’il ne nous rattraperait jamais. 

Je commence par désarmer le motard, m’appropriant ses grenades, son couteau et son pistolet. Je découvre même dans les poches de sa combinaison, une paire de menottes. Parfait. Je lui attache un bras à une branche et l’installe de façon à ce qu’il ne risque pas de tomber. 

Ensuite, je m’envole en direction du bois. J’ai hâte de savoir si Patrick Murphy s’en est tiré. Les motards, eux, ont disparu. Ils ne se sont pas préoccupés un seul instant de leur compagnon. Le troupeau les a littéralement terrorisés. 

Lorsque je reviendrai interroger mon prisonnier, il me dira certainement pourquoi. 

Je contourne le bois et arrive près de l’hélicoptère de Murphy, posé en catastrophe sur un terrain caillouteux. L’Américain n’est plus à l’intérieur et je ne remarque aucune trace de sang. Donc, il n’est pas mort dans l’accident. 

Il a quitté l’appareil immédiatement et, pour échapper à ses éventuels agresseurs, a pris la fuite. Mnéhéma a dû arriver aux mêmes conclusions et s’est sans doute lancée à sa recherche. 

Dans quelle direction ? 

Je prends de la hauteur pour tenter de les apercevoir, mais en vain. Les bois sont nombreux dans le coin. Le mieux que j’ai à faire est de laisser un message à ma compagne pour lui expliquer de nous rejoindre au Raffour. 

Dans la cabine de l’hélicoptère, je déniche un gros crayon-feutre noir avec lequel j’écris sur la carcasse de l’hélicoptère : « Barana dera gori stel kanost. » Ce qui signifie en vestérien : « Je t’attends au village où nous nous rendions. » Sur Terre, personne ne pourra découvrir la signification de ces mots. 

Il me reste à interroger le motard. Il doit avoir repris conscience, maintenant. Je me demande quelle tête il fait de se retrouver attaché dans l’arbre. 

* 

* * 

Le Commandant Horman reçut la nouvelle de l’arrivée du membre responsable Ronald Kylgate à peine une heure avant qu’un hélicoptère ne dépose celui-ci dans le camp « Reagan » qu’il dirigeait. Il ne l’avait encore jamais rencontré, mais on le lui avait décrit comme un des plus durs des six membres responsables gouvernant les Etats-Unis d’Amérique depuis la fin de la guerre. 

Petit, tassé sur lui-même, Kylgate était un homme perpétuellement inquiet pour sa sécurité. Entouré d’une garde personnelle de douze Marines sur la fidélité desquels il pouvait compter, il était coutumier des arrivées impromptues, des changements d’itinéraires ou de véhicules. 

Horman avait mis à sa disposition le meilleur appartement du camp. Kylgate s’y enferma aussitôt avec lui en demandant à voir Patrick Murphy. 

 Nous l’attendons, membre responsable. 

Kylgate fronça les sourcils : 

 Il est parti du camp américain d’Angoulême dans la matinée. Il devrait être arrivé depuis longtemps... Enfin ! Son escorte est-elle prête ? 

 Bien sûr. 

A ce moment-là, un message tomba sur les téléscripteurs du camp « Reagan ». Il était expédié depuis le camp américain d’Angoulême et indiquait qu’une bande terroriste avait été anéantie dans les environs du village de Mongoumard. Trois Français avaient été faits prisonniers dont l’un, Régis Hubert, déclarait avoir des déclarations à faire à propos de Kherna et de Mnéhéma, les deux extraterrestres recherchés.