CRISTOBALD Ier

Jonathan nous a fait conduire, les Français et moi, dans un appartement commun. Nous disposons d’un lit chacun dans la première pièce, d’une grande table, de plusieurs chaises et d’une bibliothèque importante dans la seconde, ainsi qu’une salle de bains presque luxueuse. 

Un repas nous a été servi et depuis, nous attendons que l’on se manifeste. Bien entendu, j’ai demandé à connaître Sa Sainteté Cristobald Ier et nous devrions lui être présentés sous peu. Du moins, Jonathan nous l’a-t-il promis. L’appartement est truffé de caméras et probablement de micros, aussi parlons-nous de choses et d’autres sans importance, principalement de la lutte contre les Etats-Unis. 

Les croisés ne sont peut-être pas dupes, mais leur intérêt est tout de même de me ménager le plus possible. Par contre, je suis contrarié d’avoir été séparé de Patrick Murphy. Un instant, j’ai songé à demander à Jonathan qu’il nous rejoigne, lui et Martin, mais finalement, il vaut probablement mieux pour eux rester au milieu des prisonniers américains. 

 Manque pas de bouquins, murmure Marc Fallard qui s’est approché d’une bibliothèque murale, mais le sujet ne varie guère. 

Je n’ai pas besoin de me lever pour lire les titres des ouvrages. Exclusivement des ouvrages militaires dont l’œuvre complète d’Eric Lefèvre. Félix m’en a parlé. Il s’agissait du plus grand historien militaire de la fin du XXe siècle. Ses ouvrages faisaient référence dans les principales armées européennes. On ignore ce qu’il est devenu. D’après Félix, les Américains l’auraient emmené dans leur pays, ainsi que la plupart des scientifiques encore en vie à la fin du conflit. 

La porte de notre appartement n’est pas bouclée, mais deux croisés la gardent. Elle coulisse subitement et l’un d’eux nous prévient : 

 Je vais vous conduire auprès de Sa Sainteté Cristobald Ier. 

Il est armé d’un simple revolver qu’il porte dans un étui de cuir à sa taille. Nous pourrions facilement le maîtriser, mais cela ne nous servirait à rien. 

Par l’ascenseur, nous atteignons le cinquième sous-sol de la Nouvelle Rome. D’après les boutons, il y aurait dix niveaux. Nous débouchons directement dans une vaste salle où se tiennent une cinquantaine de personnes. La moitié seulement a des combinaisons de cuir noir. Les autres sont vêtus de vêtements rouges assez amples. Un seul porte un costume blanc immaculé, orné sur la poitrine de la croix chrétienne. 

C’est un homme d’une cinquantaine d’années, grand et sec, au visage sillonné de rides et au crâne rasé. Facile d’identifier Sa Sainteté Cristobald Ier, d’autant que le père Jonathan se tient à ses côtés. 

 Saluez Sa Sainteté le Pape de la Nouvelle Religion Catholique et Apostolique. 

Nous nous approchons à une dizaine de mètres sans broncher. Les gens qui nous entourent sont sans doute les pontes de l’armée croisée. Ils ont tous les âges, tous les physiques possibles et appartiennent tous à la gent masculine. 

Cristobald Ier nous observe un instant, puis déclare d’une voix éraillée : 

 Je suis heureux que vous ayez rejoint nos rangs. Bientôt, nous bouterons le protestant hors de la sainte terre européenne. 

 Principalement grâce aux navettes d’exploration de l’Uris, dis-je. 

Cristobald me regarde en souriant, puis admet : 

 En effet…, mais notre victoire aboutirait certainement plus vite, si vous mettiez à la disposition de notre juste cause, les techniques dont Notre Seigneur vous a fait profiter les premiers. 

 Je croyais que vous vous étiez emparés du contenu de mon vaisseau ? 

En prononçant ces mots, je jette un coup d’œil ironique à Jonathan qui ne s’en formalise pas. Cristobald murmure : 

 Malheureusement, non, mon fils, mais viens, je désire m’entretenir en privé avec toi. 

Sa cour lui laisse le passage jusqu’à une porte sur ma gauche et je lui emboîte le pas. Je m’attends à ce que Jonathan nous suive, mais il ne bouge pas. Ou plutôt, il fait signe à Régis Hubert et aux deux autres Français de l’accompagner. Il va leur désigner leurs tâches respectives dans l’armée croisée. 

Cristobald me fait pénétrer dans une chambre somptueusement décorée et meublée. Sur les murs pendent des rideaux chamarrés, accrochés avec goût. Chaque meuble doit valoir, enfin devait valoir une fortune avant guerre. Sur une table basse sont disposés plusieurs bouteilles d’alcools, des verres, des cigarettes Pall Mail et un énorme briquet en or. 

 Sers-toi, m’indique mon hôte. Je reçois rarement un invité ici, mais tu n’es pas un personnage commun. 

Sans répondre, je prends mon temps pour me servir un verre de William Lawson’s et allumer une Pall Mail. Ensuite, je vais m’installer dans un large fauteuil de cuir avant de déclarer : 

 Depuis mon arrivée sur Terre, jamais je n’avais été aussi agréablement reçu. 

Cristobald va s’asseoir derrière un minuscule bureau. 

 Tu m’en vois ravi, mon fils… Maintenant, si tu me parlais de ta compagne. 

Un instant, je sonde les pensées de Cristobald pour apprendre comment il connaît son existence. Aucun mystère. Les croisés disposent d’un réseau d’informateurs important dans les pays occupés d’Europe et il a eu vent des avis de recherches nous concernant, Mnéhéma et moi. 

Il n’en sait pas davantage et je décide d’en profiter : 

 J’étais seul à bord de l’Uris. Les Américains s’imaginent le contraire, mais ils se trompent. 

 Un appareil s’est tout de même posé dans la région de Tours et une femme en est sortie, non ? 

Je hoche la tête : 

 En effet, mais il ne s’agit pas d’une Vestérienne. C’était une Française. Je lui avais enseigné le pilotage de la navette avec laquelle j’étais arrivé sur Terre. J’étais blessé, à ce moment-là. Elle devait survoler le continent pour tenter de découvrir où avait atterri l’Uris. Malheureusement, elle ne disposait plus de suffisamment d’énergie et a dû se poser en catastrophe dans la banlieue de Tours où les Américains l’ont arrêtée. 

Pas un mot de vrai dans tout cela, mais Cristobald n’est pas en mesure de vérifier. De toute façon, je reste attentif à ses pensées. Il hésite à me croire, mais ma version se tient, aussi change-t-il soudain de sujet : 

 Le père Jonathan m’a laissé entendre que tu accepterais de nous apporter ton aide ? 

 Oui… En échange de la certitude de pouvoir quitter la Terre après avoir réparé mon vaisseau. 

 Ce n’est pas là une exigence inacceptable. Et en quoi consisterait exactement cette aide que tu nous fournirais ? 

 Des armes, tout d’abord… Des armes contre lesquelles les Américains n’ont rien à opposer. Ce sera la victoire totale et absolue pour vous. Je vous signale en passant qu’une navette d’exploration n’est pas indestructible. L’armée américaine possède des canons capables de les détruire en vol et vous n’en disposez que de trois. Désormais, chaque camp ennemi installé sur le continent européen est en état d’alerte. Pour Salagnon et Bourgoin-Jallieu, vous avez bénéficié de l’effet de surprise, mais c’est tout. 

Je marque un temps d’arrêt, puis continue : 

 Quant à la Nouvelle Rome, elle est menacée. Les Américains connaissent désormais son existence ; dès qu’ils l’auront localisée, ils n’hésiteront pas à utiliser la bombe atomique pour la rayer de la carte. 

Cristobald Ier a un sourire triomphant : 

 La Nouvelle Rome est entièrement conçue dans un abri antiatomique. 

 Dans ce cas, vous êtes condamnés à vous y terrer sans espoir d’en sortir. Et encore, vous combattez à un contre dix mille, environ. L’armée américaine donnera tôt ou tard l’assaut et vous serez perdus. Vous avez commis une grosse erreur en vous découvrant. A votre place, j’aurais expédié les navettes d’exploration survoler les Etats-Unis pour ravager le continent. Cela aurait suffisamment désorganisé les Yankees pour vous laisser le temps et la possibilité de susciter de vastes mouvements de révolte en Europe. Maintenant, il est trop tard. 

 Nous avons commis une erreur, reconnaît Cristobald, mais le continent américain est formidablement protégé. Les navettes, même en bénéficiant de l’effet de surprise, n’auraient pas été certaines de revenir intactes de leur mission. Je ne tenais pas à les perdre. 

 Evidemment. 

Je lui donne l’impression de le comprendre, alors que ses craintes ont probablement sauvé, provisoirement, les Américains. 

* 

* * 

Hervé Jarnossi s’approcha du Kiowa dont Otto Scarni avait arrêté le moteur. Pierre Ralmer ouvrit sa portière. Un étrange silence régnait sur l’ex-camp américain. 

D’abord, en ne voyant pas d’uniformes américains à bord de l’appareil, le garçon pensa qu’il s’agissait de croisés, mais ceux-ci portaient tous, du moins à sa connaissance et d’après ce qu’avait confirmé Kherna, des combinaisons de cuir noir. 

 Qui êtes-vous ? questionna-t-il. 

 Des résistants français, mentit Ralmer. Nous avons volé cet hélicoptère. Et toi, qui es-tu ? 

 Un habitant de la zone interdite. Il y avait ici un camp américain, mais il a été attaqué. 

 Par qui ? 

 Ils se font appeler les « croisés » et obéissent à un nommé Cristobald Ier, Pape d’une Nouvelle Religion Catholique Apostolique et Romaine. Ils veulent libérer l’Europe, mais ce ne sont qu’une bande d’assassins sans vergogne. Ils ont enlevé cinq de mes amis. 

Ralmer hocha la tête, regarda autour de lui : 

 Comment ont-ils réussi à anéantir le camp américain ? 

 Ils ont utilisé un gaz anesthésiant. Tous les soldats ont certainement été emmenés à leur repaire. Ils l’appellent la Nouvelle Rome. Je sais qu’elle est située dans la zone interdite, mais c’est tout. 

 Comment as-tu appris tout cela ? 

Hervé préféra se montrer prudent et expliqua : 

 J’ai interrogé un de ces brigands. 

 Où est-il ? 

 Mort. Je l’avais grièvement blessé. 

 Et tu es seul, ici ? interrogea Scarni. 

 Non. Mes compagnons sont cachés, prêts à me secourir. Nous ignorons qui vous êtes. 

 Vous avez dû nous prendre pour des Amerloques ? ricana Scarni. 

 En effet. 

 Et vous ne craignez pas les Américains ? s’étonna Ralmer. 

 En zone interdite, nous ne nous occupons pas de ce qui a lieu en dehors. Je voulais les prévenir de l’existence et de la menace des croisés. Ils ont des moyens considérables et certaines armes inconnues. 

 Quel genre ? 

Hervé se demanda s’il devait parler ou non de la navette d’exploration. 

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D’où elle était postée, Mnéhéma avait parfaitement reconnu Pierre Ralmer, qu’elle croyait mort. Il lui était impossible de prévenir Hervé, tant qu’il se tiendrait à proximité de l’hélicoptère. De plus, elle n’entendait pas ce qui se racontait. 

Finalement, elle vit Ralmer et deux de ses complices quitter le Kiowa en compagnie d’Hervé pour se diriger vers le bâtiment où se tenaient Félix et Sylvette. Ces derniers connaissaient Ralmer et agiraient en conséquence pour le neutraliser. 

Restait le pilote de l’hélicoptère dont elle allait se charger. 

Dès que les quatre hommes eurent atteint le bâtiment, elle actionna son compensateur de gravité et fila en un long vol plané vers le Kiowa. Otto Scarni lui tournait le dos quand elle se posa juste devant la portière que Ralmer avait laissée ouverte. Elle tenait son fusil mitrailleur braqué. 

 Pas un geste. 

Le bandit avait un énorme revolver, passé dans la ceinture de son pantalon de toile… mais également, un second, plus petit, posé sous le tableau de bord. Sa main se referma dessus, mais Mnéhéma lisait au même moment dans ses pensées et elle l’abattit d’une rafale avant qu’il ne l’ait braquée. 

A l’intérieur du bâtiment, plusieurs détonations retentirent. La Vestérienne actionna son compensateur de gravité pour aller porter secours à ses compagnons. Lorsqu’elle arriva sur le seuil de la porte, elle vit Ralmer et son complice Jordan, écroulés à terre, tandis que Mari tenait les mains au-dessus de sa tête. 

 Ils ont voulu jouer aux cons, expliqua Félix. Sylvette en a abattu un et je me suis chargé de cette salope de Ralmer. 

Hervé débarrassa Mari de son pistolet, tandis que Mnéhéma s’agenouilla auprès de son chef. Il avait les traits tirés et baignait dans une mare de sang. 

 Mnéhéma ! articula-t-il avec ahurissement en la reconnaissant. 

 Ta surprise est partagée ; Kherna et moi te pensions mort, Ralmer. 

Elle sonda ses pensées et sut que c’était à la pommade cicatrisante que le neveu de Sam Rodley devait d’être encore en vie. Avec satisfaction, elle confisqua un des tubes fabriqués par le docteur Milwaks et que le bandit conservait sur lui. 

Ensuite, elle raconta brièvement à Hervé qui était en réalité Pierre Ralmer. Comment, au camp américain de répression 12, près de Tours, il fournissait à son oncle de jeunes enfants des deux sexes pour servir de cobayes à d’abominables expériences. 

 Maintenant, quelles sont tes glorieuses occupations, Ralmer ? 

 Soi… gnez-moi, pitié ! Vous au… rez désormais toute la… pommade que… vous voulez ! 

Sans s’occuper de sa plainte, elle lut dans ses pensées qu’il travaillait en étroite collaboration avec Ronald Kylgate. Il lui servait pour ses basses œuvres. Elle apprit ainsi le sort qui avait été celui du docteur Milwaks, deux nuits auparavant. 

Elle se redressa et regarda Mari : 

 Tout ce que vous a raconté Hervé est vrai. Tu vas retourner auprès du membre responsable pour le mettre au courant. Les croisés ont les moyens d’exterminer jusqu’au dernier soldat américain en Europe. 

Mari poussa un soupir de soulagement. Il allait sauver sa vie, c’est tout ce qui lui importait dans l’immédiat. 

 Libre à lui de ne pas le croire, poursuivit Mnéhéma, mais l’anéantissement du camp de Bourgoin-Jallieu devrait tout de même le faire réfléchir. 

Elle fit signe au bandit de s’en aller, puis se pencha à nouveau sur Ralmer pour lui signifier : 

 Tu es trop gravement touché pour que la pommade cicatrisante puisse te sauver. 

Est-ce qu’il réalisait encore ce qu’elle lui disait ? Elle en douta, mais tout à coup, il lui posa une question inattendue : 

 Et… Martine, où est-elle ? 

Il parlait de la fille du docteur Dorémieux, qu’il avait séquestrée au camp de répression 12. Mnéhéma en fut étonnée, mais dut en convenir, Ralmer l’aimait passionnément et ne l’avait pas oubliée. 

Brusquement, le bandit eut un soubresaut et se raidit, les yeux grands ouverts. Il était mort, comme s’il n’avait pas tenu à entendre ce qu’allait lui révéler Mnéhéma… Que Martine Dorémieux vivait désormais heureuse. Sans lui.