LA MISSION DE PATRICK MURPHY

Les cinq habitants du Molard avaient quitté leur village très tôt le matin pour gagner les bords de l’Agny. Le vieux lavoir du début du vingtième siècle avait été remis en état par leurs soins, car depuis maintenant six ans, leur communauté vivait sans électricité. Peu à peu, d’ailleurs, les quinze hommes, vingt-cinq femmes et dix enfants en bas âge qui la composaient avaient réappris à vivre comme leurs aïeux, sans eau courante, sans confort technologique, s’habillant au hasard de ce qu’ils récupéraient ici ou là. 

Ceux qui vivaient dans les zones occupées se méfiaient d’eux. Troupes de collaboration américaine comme policiers français n’osaient plus s’aventurer au-delà d’une ligne reliant Dijon, Lyon, Vienne et Avignon. 

Molard était situé dans la zone interdite 4 ! Il en existait sept, en tout. Une seule en France, mais deux en Allemagne, deux en Espagne, une, immense, couvrant les trois quarts de la Pologne, de la Tchécoslovaquie et de la Hongrie. La dernière en Russie, ex-Union des républiques socialistes soviétiques, grande vaincue du conflit. 

Les différents gouvernements européens et leurs « alliés » yankees y contenaient, difficilement, les créatures mutantes, nées de toutes les saloperies bactériologiques utilisées durant le dernier conflit mondial. Ailleurs, dans les territoires dévastés, mais sains, les populations rescapées tentaient de préserver vaille que vaille ce qui restait de la civilisation passée. 

Henry Gallomay était le patriarche de Molard. Sévère par obligation, mais juste, ses décisions, quelles qu’elles soient, étaient respectées par tous et chacun pouvait très bien s’en aller quand bon lui semblait. Seulement, jusqu’à présent, personne n’avait quitté la communauté. 

Au Molard, on survivait. Tant bien que mal, avec la conviction, peut-être illusoire, d’être plus libre qu’ailleurs. La vie dans la zone interdite valait bien celle des « autres », des occupés, des occupants et de ceux qui leur résistaient. La communauté s’agrandissait parfois, lorsque quelques rescapés de la guerre, après avoir longtemps cherché un havre de paix, la rencontraient. 

C’était le cas d’Hervé Jarnossi, un Italien dont toute la famille avait péri lors de bombardements américains sur Milan le jour de ses quinze ans. Se retrouvant seul, il avait erré sur les routes, défendant sa vie contre d’autres hommes et contre des animaux mutants dont on disait que le moindre contact avec leur corps pourri était dangereux. 

Pourtant, une fois, Hervé s’était battu à mains nues contre un chien sauvage de taille gigantesque, pourvu de cornes pointues. Il avait réussi à l’égorger avec un grand couteau de boucher. C’était sa seule arme à l’époque, mais il avait appris à s’en servir d’une manière redoutable. Par la suite, aucune de ses blessures, certaines très profondes, ne s’étaient envenimées. Il n’avait pas non plus subi de mutation. 

Tout ce qui se racontait n’était donc pas toujours vrai, mais peut-être Hervé était-il une exception. 

Ailleurs, avec d’autres bêtes, d’autres mutations, il pouvait en être différemment. Qui savait ! 

Aujourd’hui, armé d’un fusil mitrailleur au chargeur plein, il escortait trois femmes en compagnie de Martin, le petit-fils du patriarche. Ce dernier était une force de la nature, éternellement vêtu du treillis de l’armée française où il avait servi deux mois, avant de se retrouver seul survivant de sa compagnie. Ses camarades n’avaient pu échapper comme lui aux nuages de gaz toxique, expédiés par les Soviets. 

Ou par les Ricains !… Il ne le saurait jamais. 

Si chacun, au Molard, possédait une arme qu’il entretenait méticuleusement, les munitions, par contre, allaient bientôt manquer et le patriarche avait décidé dernièrement d’obliger tous les hommes à s’entraîner au tir à l’arc et au lancer de javelot. 

Survivre. Coûte que coûte. Au prix de n’importe quelle régression, jusqu’au jour où, espéraient-ils, refleurirait la civilisation. 

Les trois femmes tiraient chacune de petits chariots, moitié bois, moitié métal, remplis de linge sale. La plus âgée avait cinquante-six ans. Derrière elle, venait sa belle-fille. Autrefois, les deux femmes se détestaient cordialement. Maintenant, elles ne se quittaient plus, communiant ensemble dans le souvenir du fils et du mari disparu au tout début de la guerre. 

La troisième, Isabelle, était la fiancée d’Hervé. Blonde, dix-sept ans, il ne se souvenait pas avoir rencontré une plus jolie fille. Il l’aimait passionnément ! Seule Isabelle était parvenue à lui faire oublier la disparition de sa famille et ce qu’il avait enduré, avant d’être recueilli par la communauté du Molard. 

Arrivé au lavoir, Martin s’approcha pour examiner les lieux, mais nulle bête malfaisante ne rôdait dans les parages. Il fit alors un signe et les femmes s’avancèrent, tandis qu’Hervé et lui grimpèrent sur un promontoire rocheux, à une dizaine de mètres du lavoir. De là, ils voyaient suffisamment loin alentour pour réagir promptement si un danger survenait. 

* 

* * 

La jeep de l’armée U.S., conduite par Patrick Murphy, vient s’arrêter juste devant la mairie des Favrauds. Le Chercheur est seul, habillé en civil, d’un jean et d’une chemisette blanche. Sur sa pochette de poitrine, il arbore la Croix Rouge des Médecins et Scientifiques. 

Il saute à terre et me rejoint dans l’ancien bureau du maire où il ne reste plus qu’une table de travail et deux fauteuils en piteux état, recouverts d’une couche de poussière impressionnante. Je dépose mon fusil contre le mur avant de lui tendre la main. Le Chercheur a un large sourire : 

 Content de vous revoir, Kherna. 

 Moi également, Murphy. 

Je ne peux m’empêcher de plonger dans ses pensées pour vérifier s’il ne m’a pas trahi. Tout de suite, je suis tranquillisé. Personne n’est au courant du rendez-vous qu’il m’a fixé. 

 Ce matin, j’ai eu des nouvelles de Kirk, m’annonce-t-il d’emblée. 

Il s’agit du Scientifique avec lequel il collaborait, avant que je ne détruise le camp de répression 12 pour délivrer Mnéhéma. Durant la bataille qui a eu lieu, il a reçu une rafale de fusil mitrailleur. 

 Alors ? 

 Il va bientôt quitter l’hôpital de Blois pour finir sa convalescence dans sa famille en Géorgie. Je ne le reverrai pas avant son départ. 

 Vous aurez un nouveau collaborateur, dans ce cas ? 

Oui ; j’ai déjà reçu une liste de noms parmi lesquels je le choisirai aujourd’hui même, car demain, je pars pour te camp « Reagan » de Clermont-Ferrand où une escorte m’attend. 

Il pousse un soupir : 

 Avant-hier, quand j’ai laissé un message à votre intention, dans cette mairie abandonnée où nous nous sommes quittés il y a un mois, je craignais que vous ne le lisiez pas à temps, ou alors que vous soyez parti de la région avec votre compagne. 

 Nous allions nous y décider d’un jour à l’autre. 

 Dans l’espoir de retrouver votre vaisseau spatial ? 

 Oui. 

Murphy sort de sa poche un paquet de cigarettes qu’il me tend ; je me sers et tout en me donnant du feu, il précise : 

 Soyez tranquille, je n’ai parlé à personne de vos projets, même pas à Ronald Kylgate, le membre responsable. Il a tenu à m’interroger personnellement quelques jours après la destruction du camp de répression 12. Je… je lui ai dit la vérité. Enfin, une vérité quelque peu arrangée. Je vous avais suivi sous la menace, en tant qu’otage. Une fois dans la région d’Angoulême, vous m’aviez indiqué la trace d’un arlstrüm avant de repartir pour le nord de l’Europe. J’ignore s’il m’a cru. De toute façon, il tient à vous mettre la main dessus à tous prix. 

 Pour cela, il offre une fortune à quiconque permettrait notre arrestation. Quant à notre signalement, il a été diffusé dans toute la France. 

 Pas seulement en France, Kherna, mais dans tous les territoires occupés par nos troupes en Europe. Et ce n’est pas tout : Kylgate a promis de libérer un nombre important de terroristes détenus dans nos camps si vous nous étiez livrés. 

 Il est donc persuadé que nous venons de l’Espace ? 

 Oui… et surtout, dans les rapports et témoignages vous concernant, il est question de vos prouesses. Notamment, de votre faculté de vous déplacer dans les airs. Comme vous n’avez pas d’ailes accrochées au dos, vous possédez forcément des techniques scientifiques inconnues sur Terre. 

 Juste ! Et votre membre responsable veut se les accaparer. (J’ai un sourire amusé.) Il n’est pas le seul ! Tous les officiers de votre armée, qui nous ont approchés ou détenus à leur merci, les ont convoitées. Et pas pour la grandeur des Etats-Unis d’Amérique, je vous prie de le croire, mais par ambition personnelle. De même, parmi les résistants français, certains seraient prêts à tout pour les obtenir. 

 Mais personne ne vous a dénoncés, jusqu’à présent. 

 Pour cause ! Les résistants qui nous connaissent ne tiennent pas à ce que nos techniques tombent entre vos mains. 

Murphy se met à rire ; je poursuis : 

 En tout cas, depuis un mois, Mnéhéma et moi avons préféré rester dans la région, à cause des recherches lancées à notre encontre. 

 Vous avez bien fait, reconnaît-il. Vous auriez été immanquablement repérés. 

 Maintenant, dites-moi pourquoi vous teniez tant à me voir ; sur votre message, vous avez écrit que c’était urgent et très important. 

 Oui, urgent à cause de mon départ cet après-midi et important, parce que j’ai une proposition à vous faire, Kherna. Une proposition inespérée pour vous. 

Il expire une longue bouffée de cigarette avant de se lancer : 

 A Clermont-Ferrand, une escorte m’attend. Le gouvernement français et le haut commandement de l’armée de collaboration ont mis à ma disposition une dizaine d’hommes, deux jeeps et un hélicoptère afin que je poursuive mes recherches sur les mutations et les arlstrüms à l’intérieur d’une zone interdite, puisque c’est de là qu’ils viennent. La zone interdite 4 entre Lyon et Genève a été retenue. Accompagnez-moi là-bas, Mnéhéma et vous. 

Il pousse un soupir : 

 Pour être franc, si je n’hésite pas une seconde à m’y rendre, je ne suis guère rassuré. Je vous ai vu à l’œuvre, vous valez à vous seul une compagnie entière de Marines. Et si votre compagne est aussi redoutable… 

 Elle l’est, mais n’exagérez tout de même pas nos possibilités. Jusqu’à présent, nous avons eu beaucoup de chance… et avons bénéficié de la surprise que provoquait entre autres, nos facultés de télépathie et de télékinésie. (J’ouvre mon blouson pour lui montrer le harnais de mon compensateur de gravité.) Et voilà l’appareil qui nous permet de voler. 

 Ajoutez encore à votre panoplie cet étrange pistolet, glissé dans la ceinture de votre pantalon. 

 Mon radiant ? Oui, il est plus efficace que vos armes à feu, mais Mnéhéma a perdu le sien et il ne reste que quelques charges au mien. Il me faut les économiser. 

 Vous n’êtes pas capables de vous fabriquer des munitions ? 

 Il me manque les matières premières et le matériel nécessaire. 

 Je pourrais peut-être vous les fournir. 

 Si Mnéhéma et moi acceptons de vous accompagner là-bas ? 

Il hausse les épaules : 

 Pourquoi pas, mais j’ai encore une information qui devrait vous y inciter en dehors de cet éventuel marchandage. Je me suis renseigné à propos de votre vaisseau spatial. En aucun cas, il n’a pu s’échouer dans un territoire que nous contrôlons, c’est une certitude. 

 Ce qui signifie qu’il nous reste à aller le chercher à l’intérieur d’une zone interdite. 

 Absolument. 

Je vérifie aussitôt dans ses pensées si Murphy me ment, mais non, il a vraiment questionné plusieurs services de l’armée. L’Uris n’a été signalé nulle part. 

 Ajoutez à cela qu’une fois en zone interdite, vous échapperez aux recherches lancées par Kylgate. 

 Evidemment… J’accepte votre proposition, Patrick, mais tiens à ce que les choses soient claires entre nous. Si nous retrouvons l’Uris, nous vous laisserons et si vos dirigeants s’en prennent à nous à ce moment-là, nous nous défendrons. 

 Je le comprends très bien. (Un sourire joyeux éclaire son visage). Inutile de vous cacher combien je suis soulagé de vous savoir avec nous là-bas, mais je dois encore vous mettre en garde sur les risques que nous allons courir. 

En fait, toute son appréhension provient du manque d’informations des Américains sur les zones interdites. Nerveux, Murphy écrase son mégot et allume immédiatement une nouvelle cigarette en m’expliquant : 

 Cet après-midi, j’irai en hélicoptère au camp « Reagan ». Je piloterai moi-même et passerai vous prendre ici pour vous conduire directement à l’intérieur de la zone interdite 4, sur l’ancienne Nationale 522 qui mène à Bourgoin-Jallieu où il est convenu que j’établisse mon camp. Je vous donnerai du matériel pour vous installer. Ma mission arrivera là-bas le lendemain, elle. Bien entendu, à cause de votre signalement diffusé partout, il n’est pas question que les hommes de mon escorte vous aperçoivent, Mnéhéma et vous. Nous conviendrons d’un lieu et d’une heure précise chaque jour pour nous rencontrer. Vous êtes d’accord ? 

 Jusqu’à présent, oui, mais Mnéhéma et moi ne serons pas seuls. Nous devions quitter la région avec deux compagnons. Vous les connaissez, il s’agit de Sylvette Cabre et de Félix Merchaud, avec lesquels nous nous sommes échappés du camp de répression 12. 

 Tous les deux sont activement recherchés aussi. Officiellement, on reproche à la première d’avoir été la maîtresse de John Young, un membre responsable que les terroristes ont assassiné, et au second, d’être l’un de ces terroristes. En fait, Kylgate sait qu’ils vous connaissent, l’un et l’autre. 

 Leur « cavale », comme ils disent, ne pourra donc durer éternellement et je pense qu’ils seront d’accord pour nous suivre dans la zone interdite. 

 Malgré les dangers ? 

 En France, ils sont traqués, ne l’oubliez pas. 

Depuis que j’ai parlé de Sylvette et de Félix, Murphy est contrarié ; j’en réalise la raison sans avoir besoin de plonger dans son esprit, mais le rassure : 

 Je réponds d’eux ! Ils savent que vous êtes un Chercheur, Patrick, et oublieront que vous portez l’uniforme de ceux qui occupent leur pays. 

 Si vous le dites, soupire-t-il. Et puis, Merchaud ne sera peut-être pas de trop ; nous ne savons pas ce qui nous attend là-bas. 

Il consulte sa montre en déclarant : 

 Je dois rentrer au camp. Vous est-il possible d’être là tous les quatre, à quatorze heures ? 

 Oui. 

Nous échangeons une franche poignée de main ; Murphy est vraiment soulagé de me voir accepter sa proposition… et en m’apprenant que l’Uris se trouve dans une zone interdite, il nous gagne un temps appréciable dans les recherches que nous allions entreprendre, Mnéhéma et moi. 

Je l accompagne jusqu’à la porte de la mairie et le regarde monter dans sa jeep. Il s’éloigne quelques instants plus tard en direction du camp américain d’Angoulême. 

Ensuite, j’actionne la poignée de mon compensateur de gravité et d’un coup de talon, prends la direction de Mongoumard où les résistants commandés par Régis Hubert ont établi leur camp.