LES CROISÉS DE CRISTOBALD Ier
Les femmes allaient bientôt en avoir terminé avec le lavage. Ensuite, elles se baigneraient, puis ce serait au tour des deux hommes. L’absence d’électricité rendant inutilisable les salles de bains ou les piscines du Molard, la communauté avait peu à peu pris l’habitude de venir se laver à tour de rôle dans l’Agny.
Martin avait passé une mauvaise nuit et somnolait, assis sur le rocher. Ce fut Hervé qui distingua soudain la silhouette à travers les buissons touffus du sous-bois. Aussitôt, il s’écria :
— Attention, quelqu’un !
Martin s’allongea sur le rocher en braquant son pistolet mitrailleur.
— Où ?
Hervé tendit la main gauche pour lui montrer la direction quand l’homme apparut entre deux arbres. Un homme grand, très maigre, vêtu d’une combinaison de cuir noir comme les motards d’autrefois et chaussé de bottes montantes. A la hauteur de sa poitrine était cousue une croix. Son visage, extrêmement ridé, avait une expression neutre.
Comme ses vêtements étaient propres, qu’il ne semblait nullement épuisé et n’avait pas d’armes apparentes, Hervé et Martin conclurent qu’il ne s’agissait pas d’un errant. L’homme s’avança vers eux, la main tendue en signe de paix et annonça :
— Je ne viens pas en ennemi. Que la paix de Jésus-Christ soit sur vous.
— Tu es seul ? demanda Martin.
— Oui ; seule la bonté du seigneur Cristobald m’accompagne.
Hervé émit une moue dubitative :
— Et si tu rencontrais une bête mutante ou des bandits, la bonté du seigneur Cristobald te sauverait-elle la vie ?
— J’ai un fusil, mais je l’ai laissé dans le bois afin de ne pas vous effrayer.
L’homme croisa les deux mains sur sa poitrine.
— Je m’appelle Jonathan. Etes-vous croyants ? Croyez-vous dans la sainte religion chrétienne ?
— Non, laissa tomber Hervé. Pas davantage dans Jésus que dans un autre. Je crois dans un bon fusil et dans mon habileté à m’en servir. Jusqu’à présent, les événements m’ont donné raison.
— Tu en es convaincu, en tout cas, rectifia Jonathan.
— D’où viens-tu ? interrogea Martin qui n’était pas plus croyant que son ami.
— De loin à l’intérieur de la zone interdite. Notre Eglise y croît dans la sérénité et je viens vous annoncer son existence afin que nous nous rassemblions tous dans la prière, l’humilité et la confiance autour de Sa Sainteté Cristobald Ier, pape à la Nouvelle Rome.
Hervé sauta du piton rocheux pour aller s’assurer que Jonathan n’avait effectivement aucune arme sur lui. Le fidèle de Jésus se laissa palper sans opposer de résistance, se contentant d’indiquer :
— Mon fusil est au pied du grand chêne dont on aperçoit les branches, d’ici.
Les femmes s’étaient arrêtées de laver leur linge pour s’approcher. Elles regardaient Jonathan avec curiosité et respect… et soudain, la plus âgée, Marthe Dehen, questionna :
— Etes-vous prêtre ?
— Pas encore, ma fille… Sa Sainteté Cristobald Ier m’élèvera à cette dignité lorsque j’en serai digne et lorsque nos fidèles seront suffisamment nombreux pour qu’un tel titre se justifie. Je ne suis pour le moment qu’un simple croisé.
— Aussi as-tu intérêt à favoriser le recrutement, émit Martin. Question de promotion, pour toi !
Il éclata d’un gros rire joyeux. Marthe Dehen le fustigea du regard avant de s’adresser à nouveau à Jonathan :
— Vous pouvez tout de même procéder à la confession ?
— En effet, mon enfant, en effet.
— Depuis des années, je n’ai pu me confesser, mon Père. Dans notre communauté, il n’y a plus d’hommes de foi.
— Je suis là, maintenant, la rassura Jonathan avec un sourire.
Hervé échangea un bref regard avec Martin ; ils n’appréciaient ni l’un ni l’autre, ce nouveau venu. Martin parce qu’il avait toujours considéré la cure-taille comme une sale engeance, et Hervé parce qu’il se méfiait des étrangers. Par principe. Au début de son installation dans la communauté du Molard, c’est lui qui s’était défié le plus des autres. Plus d’un mois après son arrivée, il ne s’endormait jamais sans donner deux tours de clef à la porte de sa chambre.
— Je vais chercher son fusil, dit-il.
— Et nous, nous allons terminer le linge, murmura Isabelle. Il n’y en a plus pour longtemps.
Les trois femmes retournèrent au lavoir. Martin et Jonathan restèrent face à face.
— Et vous êtes combien dans votre communauté ? s’enquit le petit-fils du patriarche.
— Cinq cent quarante-sept âmes, mon fils.
— Ça fait pas mal de monde… Vous avez des contacts avec les Américains ?
— Aucun ; nous ne cherchons pas à en établir.
— Nous non plus.
— Il y a un moment pour tout. Le seigneur Jésus n’est pas pressé d’assurer à nouveau son règne sur les Hommes, mais il se rappellera quels ont été ses premiers et plus fidèles serviteurs.
— Mouais, soupira Martin, dans ce cas, vous avez raison de vous y prendre de bonne heure.
Il étouffa de nouveau un rire en tournant la tête vers Hervé.
Celui-ci s’enfonçait dans le sous-bois en direction du grand chêne où Jonathan avait abandonné son arme. Il avançait en tenant fermement en main son fusil mitrailleur, prêt à ouvrir le feu au moindre danger.
Un bruit attira son attention sur sa gauche ; aussitôt, il s’immobilisa, écouta attentivement, mais n’entendit plus rien. Il se remit en marche, plus méfiant que jamais et arriva au pied du chêne contre lequel, effectivement, un fusil était posé. Hervé reconnut un KGL soviétique.
Comme il se penchait pour le ramasser, quelqu’un se laissa tomber sur son dos depuis les branches de l’arbre. Quelqu’un vêtu également d’une combinaison de cuir noir.
Deux autres hommes surgirent pour le maîtriser. Hervé cria. Deux secondes plus tard, une rafale fut tirée près du lavoir. Martin avait ouvert le feu. Sur Jonathan ?
Désarmé, Hervé encaissa deux coups de poing à l’estomac qui lui coupèrent la respiration ; on le traîna alors vers le lavoir où une demi-douzaine d’hommes, tous pareillement habillés en cuir noir, entouraient les trois femmes et Martin.
Dès qu’Hervé avait crié, Jonathan s’était rué sur ce dernier et malgré sa maigreur, avait réussi à le frapper suffisamment fort au plexus solaire pour laisser le temps à ses acolytes, tapis dans les environs, de le rejoindre. Une rafale du fusil-mitrailleur, partie par accident, avait labouré le sol à leurs pieds.
— Déshabillez-vous ! ordonna Jonathan d’une voix sèche.
Marthe Dehen intervint :
— Pourquoi, mon Père… Pourquoi ?
Le regard du croisé était devenu d’une dureté impressionnante :
— Nous allons vérifier si vous n’avez pas été atteints par les mutations. Si vous nous obéissez, vous n’avez rien à craindre pour vos vies. Allez, exécution !
— Vous êtes complètement cinglés, bon Dieu ! s’écria Martin.
Aussitôt, il écopa d’un coup de crosse dans le ventre.
— On ne prononce pas le nom du Père pour jurer ! indiqua calmement Jonathan.
Puis, d’une voix coléreuse, il répéta :
— Déshabillez-vous ! J’ai donné un ordre, vous devez obéir !
Un à un, les cinq membres de la Communauté du Molard commencèrent à retirer leurs vêtements. Jonathan et ses huit acolytes étaient armés chacun de fusil KGL. Cinq d’entre eux portaient des bourriches de cuir pour les munitions.
Les femmes se mirent nues sous les regards concupiscents des croisés. Jonathan examina alors minutieusement les cinq corps jusqu’aux parties les plus intimes de leur anatomie.
— Vous pouvez vous rhabiller, vous êtes sains, se contenta-t-il de murmurer.
— Nous le savions, grogna Martin. Il était inutile de nous tripoter pour le vérifier.
— Vous faites désormais partie de l’Eglise de Sa Sainteté Cristobald Ier, annonça Jonathan.
— Nous n’avons pas vraiment le choix, n’est-ce pas ? demanda Hervé.
Pour toute réponse, Jonathan s’extasia :
— Gloire à Jésus-Christ !
Sept autres voix lui firent immédiatement écho :
— Gloire, gloire à Jésus-Christ ! Gloire au Galiléen !
— Partons maintenant, ordonna Jonathan.
Les femmes n’étaient pas encore totalement rhabillées et terminèrent de se vêtir en marchant. La petite troupe emprunta un chemin à travers la forêt, tournant le dos au Molard. Le linge fut abandonné au lavoir.
Ils arrivèrent bientôt à un petit pont enjambant l’Agny. C’est en le traversant qu’Hervé tenta sa chance. Les fidèles de Jésus n’avaient pas pris la peine d’attacher les mains des nouveaux membres forcés de leur Eglise. Hervé bouscula celui qui marchait à ses côtés pour plonger dans la rivière.
— Abattez-le ! ordonna Jonathan.
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* *
Comme je m’y attendais, Sylvette et Félix ont décidé de nous suivre à l’intérieur de la zone interdite 4. La répression contre la Résistance étant très dure en France, il ne leur est guère possible de rester indéfiniment terrés à Mongoumard.
Quant à Mnéhéma, elle n’est pas fâchée de partir, elle aussi. Durant tout ce mois écoulé depuis sa libération du camp de répression 12, elle s’est reposée. Au début, nos retrouvailles ont posé un problème vis-à-vis de Sylvette qui était ma maîtresse, mais cette dernière s’est facilement consolée dans les bras de Félix.
Régis Hubert reste avec cinq compagnons ; recherchés et isolés, ils ignorent encore ce qu’ils vont devenir. Leurs quelques coups de main contre des convois de l’Armée U.S., leur ont permis de s’approprier de nombreuses armes neuves et des munitions, mais pas les vivres ni les médicaments dont ils auraient besoin pour s’organiser efficacement.
A nouveau, Hubert a tenté de me convaincre de me joindre à la Résistance contre les Américains… ou tout au moins, de lui faire profiter de certaines techniques qui, à plus ou moins long terme, lui donneraient une supériorité militaire.
J’ai eu beau lui expliquer une énième fois que n’étant pas Terriens, le conflit avec les Etats-Unis ne nous concernait pas, que nous avions reçu des directives strictes du Grand Conseil de Vestéra avant notre départ afin de ne pas nous ingérer dans les affaires intérieures d’une planète, cela a été peine perdue !
En fait, depuis qu’il me connaît, son rêve est de s’accaparer mon radiant et mon compensateur de gravité.
Comme s’ils allaient lui suffire à vaincre toute l’armée yankee à lui tout seul !
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* *
Jonathan donna l’ordre à sa troupe de repartir, certain qu’Hervé était mort. Il penserait à faire dire une messe pour le repos de son âme, dès leur arrivée à la Nouvelle Rome. Seuls ses compagnons gardaient au fond d’eux-mêmes l’espoir qu’il était vivant.
Effectivement, ancien champion minime de natation de sa ville, avant-guerre, Hervé avait nagé sous l’eau le temps qu’il fallait pour s’éloigner du pont et réapparaître assez loin pour ne plus être en danger.
Accoudé à la berge, il recouvra lentement son souffle, puis hésita. Devait-il rentrer au Molard donner l’alerte ou bien suivre la colonne de Jonathan pour savoir où elle se dirigeait ?
Seulement, sans arme, dans une zone interdite, il ne fallait pas espérer survivre très longtemps. Non, il devait retourner au Molard, prendre un fusil et des vivres avant de se lancer ensuite sur les traces des salopards.
Et quand il les aurait retrouvés, pas un seul des tarés qui l’avaient séparé d’Isabelle ne survivrait. Cela, il se le jura.