IX
MATO Hunter se coiffa d’un bonnet de laine rouge qu’il enfonça bien bas sur son front. Il gueula :
« Dulton ! »
Dulton s’encadra immédiatement dans la porte de coursive par laquelle ils étaient entrés.
« Une vingtaine de types, dit Hunter. Les meilleurs. Avec les hommes d’Ola, ça ira. On part en chasse. Les autres gardent le terrain ; je ne voudrais pas que de petits salauds comme Day Mateo croient malin d’en profiter pour essayer d’investir la place.
— Okay, Mat.
— Tout le monde prêt dans dix minutes. On descend par les terres. Faites-le savoir aux gars d’Ola.
— On dirait bien qu’une marée se prépare, dit Dulton.
— Raison de plus pour se démerder. »
Dulton hocha sa tête chauve et disparut.
Les lèvres obliques, Mato Hunter demanda :
« Ça te va, comme programme, petite ?
— Ça me va. »
Hunter se leva et repoussa son fauteuil tarabiscoté. En plus du holster garni du Maglaser qu’il portait sous l’aisselle, deux cartouchières étaient croisées sur son ventre, un P.M. à canon raccourci accroché à l’une d’elles, du côté droit.
Il regarda Cutlass droit dans les yeux, sans dureté, mais sans ciller non plus. Ses lèvres minces se retroussèrent aux commissures :
« Dix minutes, ça nous laisse le temps du souvenir, non ? Ola est une associée, à présent. Elle peut savoir.
— Je suis revenu ici par hasard, dit Cutlass.
— Tu avais entendu parler des chiens échappés, des offres gouvernementales pour la recherche. Ne dis pas le contraire.
— C’est vrai. J’en avais entendu parler. Je suis venu par la montagne, et pas loin d’Ukiah, là-haut. »
Hunter plissa les paupières.
« Teddy le Mauvais… C’était pas Cutlass qu’on te surnommait, à l’époque, mais Teddy le Mauvais. Déjà tout seul, ou presque. Allergique aux bandes, tu te faisais ton trou dans les territoires d’Oakland. On entendait parler de toi. Moi, j’entendais parler de toi, et je me disais : « ce petit fera son chemin, s’il voulait se joindre à nous, ce serait un sacré bon élément. » Mais pas question. Je le sentais. Je t’ai jamais fait de proposition.
— Pour rançonner les voyageurs aux péages des autoroutes ? »
Hunter sourit largement, secoua la tête. Il dit en regardant plus particulièrement Ola :
« C’est vrai qu’en ce temps-là il existait encore des ruines, une espèce de ville, sur les terres de maintenant détachées de la côte. Des gens venaient et allaient. On se contentait de les faire payer. Et puis, les ruines ont été balayées par les marées, ou rasées par nous autres, et on s’est installés sur les routes surélevées. C’est vrai qu’y avait rien d’affriolant là-dedans. Mais je voyais plus loin. C’est pourquoi je suis au-dessus, aujourd’hui. Faut savoir voir plus loin. »
De nouveau, il s’adressa directement à Cutlass :
« Pourtant, toi, petit, tu savais. T’avais le flair.
— Ça peut s’expliquer comme ça, en partie, » admit Cutlass.
Hunter raconta :
« Teddy le Mauvais avait deux amis, c’est-à-dire un ami et une amie. On les voyait toujours ensemble. Un de ces trois lascars s’appelait Danny Gore. Un cinglé. Il prêchait la conversion et l’alliance avec les sacrés Supérieurs installés à Ukiah. J’imagine qu’il y croyait. Il savait parler et convaincre. Au point que cette idée s’est mise à croître dans la tête de la fille. La fille à laquelle tenait beaucoup Teddy le Mauvais. Je me trompe ?
— Tu sais tout, Hunter. Est-ce que tu t’es jamais trompé une fois ?
— J’écoutais, j’entendais parler, ce qui compte, c’est de multiplier ses oreilles dans tous les azimuts… Tu y tenais beaucoup, à cette fille. Tu la voyais, petit à petit, te glisser entre les doigts, fascinée par les discours de Danny Gore. Alors, qu’est-ce que t’as décidé ?
— Vas-y. Mais dépêche-toi : les dix minutes sont presque écoulées. »
Cutlass se leva à son tour et il marcha vers la porte entrebâillée sur la pièce voisine qui laissait filtrer sa lumière rougeâtre. Il s’adossa d’une épaule à la cloison, tandis que pour Ola, Mato Hunter poursuivait l’histoire :
« Teddy le Mauvais, dont le véritable nom est en réalité Ted Bankey, avait en ce temps-là dans les vingt-trois, vingt-quatre ans. À cet âge, quand on se met dans la tête qu’une fille parmi des milliers d’autres est celle qui est faite pour vous, on est capable de tout. C’est exactement comme après, quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé. Capable de tout, y a pas de différence.
— Hunter, bon dieu ! gronda Cutlass.
— Il la voyait lui filer entre les pattes et il s’est sacrifié. C’est-à-dire qu’il a proposé de faire une reconnaissance, seul, sur le territoire des Supérieurs d’Ukiah. Il leur a dit quelque chose dans le genre : si je peux passer, alors, d’accord, mais vous verrez que c’est impossible. Attendez que je revienne avant de tenter quoi que ce soit. Il a demandé ça à la fille. Et il est parti. Est-ce que tu as tenté réellement le passage, Ted ? »
Cutlass poussa la porte et s’adossa à la cloison dans la pièce rougeâtre. Il regardait droit devant lui, rien, le vide.
La voix de Hunter poursuivit :
« Il est revenu trois semaines plus tard, et il n’y avait plus personne : les deux autres n’avaient pas attendu. Danny et la fille s’étaient envolés… Voilà l’histoire. Plus tard, on a vu réapparaître un certain Bross « Eyes » Gore, qui se disait le frère de Danny, mais qui lui ressemblait vraiment trop. Il avait toujours son obsession, et il avait trouvé le moyen de s’y adonner légalement, en surveillant et en réenregistrant les émissions émises par les Supérieurs. (Il y eut un temps de silence.) On y va, » dit Hunter.
Cutlass les entendit s’approcher. Ils franchirent la porte, Ola la première, et elle lui jeta un regard étrange où flottait une certaine compassion. Au passage, Hunter posa sa main sur l’épaule de Cutlass et le poussa en avant, tout en poursuivant :
« À l’époque, Teddy le Mauvais jouait déjà sacrément bien du couteau, et pas n’importe quel couteau. Un truc de sa fabrication. Il s’est tiré. Un peu plus tard, on a entendu parler d’un certain Brent Cutlass. Dans les environs. Et puis plus rien. »
Ils se trouvaient au pied de l’échelle qui accédait à la trappe du trou d’homme, là-haut, dans la voûte de la citerne. Ola grimpa, puis Cutlass, et enfin Hunter.
« T’as pas été dupe, en voyant Bross, hein ? C’est par lui que t’as appris que le chien gueulait « Janira » et c’est là que tu t’es décidé. »
Au sommet de la citerne, ils se tinrent immobiles un instant. Les hommes armés rassemblés par Dulton attendaient en bas, sur la route.
« Tu vois, dit Hunter à Ola, tu m’aurais annoncé que t’avais mis la patte sur n’importe quel chasseur, tu serais pas là. Mais lui, Ted – ou Cutlass –, je savais qu’il était revenu, qu’il cherchait à passer, et quand je l’ai repéré en train de franchir la passe avec Bross, j’ai compris que lui seul pouvait nous mener au chien. La fille s’appelait Jane Hearas. »
Cutlass frissonna.
« C’est Danny, « Bross Eyes » Gore qui lui a dit qu’elle avait été prise par les Supérieurs, elle et pas lui – et c’est pourquoi, j’imagine, il a mis du temps à réapparaître, et sous un faux nom, parce qu’il avait la trouille de Teddy le Mauvais. C’est par lui que Cutlass a entendu parler de cette bête qui criait « Janira ». Et maintenant, elle l’appelle.
— Ça suffit, » dit Cutlass.
Il se contenait, visiblement, pour ne pas empoigner Hunter et le balancer en bas de la citerne – ce dont ce dernier se moquait comme de sa première balle tirée.
« Ça suffit pas du tout, c’est pour ça que t’es là, Cutlass, » dit Hunter.
Il descendit l’échelle, continuant de parler :
« Ils attrapent des chiens, des rats aussi, à ce qu’on dit. Et des humains. Avec tout ça, ils font des expériences. À mon avis, les animaux qui s’échappent sont des sujets d’expériences loupées qui ne les intéressent plus. C’est ce que je pense. Ils travaillent sur le langage, la mémoire, et même la transmission de pensée. On a toujours admis qu’ils étaient eux-mêmes télépathes, que d’une certaine manière ils communiquaient entre eux de cette façon-là. »
Il toucha le sol. Attendit Ola, puis Cutlass.
« Ça va, dit Ola. Plus la peine de me faire, un dessin, j’ai compris. »
Hunter poursuivit néanmoins, concluant :
« Ce qui occupe le plus la pensée de ce chien, c’est la mémoire d’un certain Bankey. C’est lui qu’il appelle au secours. Plusieurs de mes gars ont « entendu » également, et moi aussi – probable qu’on est en quelque sorte sur la même longueur d’ondes mentales. Y a des pouilleux des entreponts qui se mettent également à entendre des voix, et qui s’imaginent que c’est la fin du monde. »
Cutlass posa sa main à plat, doucement, sur la poitrine de Mato Hunter. Il dit, d’une voix qui ne tremblait pas, et sans colère, très calme :
« Je la retrouverai. Mais vous ne l’aurez pas, je la garderai pour moi et elle ne finira pas dans un autre centre de recherches.
— C’est un foutu chien, » dit Hunter.
Entre ses dents, Cutlass gronda :
« Avec dans la tête la mémoire d’une fille que j’aimais. »
Les plus proches des hommes du groupe armé, alentour, suivaient cette conversation d’un air circonspect.
« C’est à cause d’elle, dit posément Hunter, que t’es devenu Brent Cutlass ? »
Son visage était fermé, il ne reprochait rien, ni ne s’apitoyait, pas plus qu’il n’avait l’air de trouver cela étrange ou ridicule.
« Ça fait maintenant un quart d’heure que tu parles, » dit Cutlass.
Du bout du doigt, Hunter gratta le sommet de son bonnet rouge :
« J’aimerais pas qu’au final on ait à se battre, petit, toi et moi, pour un chien et le souvenir d’une fille. J’aimerais pas. »
Il n’en dit pas plus, fit un geste de la main et entraîna le groupe, dont Ola et ses hommes, vers les voitures aux toits découpés qui attendaient au centre du passage. Ils s’entassèrent dans les véhicules qui démarrèrent aussitôt en direction du centre de la troisième terre et de l’échangeur. De chaque côté de la route, devant les abris-camions, des gens en armes se tenaient en faction, protégeant le territoire pendant l’absence du commando.
Hunter conduisait lui-même une antique Land au pare-chocs périphérique renforcé (et au volant tordu). Cutlass se tenait à son côté. À l’arrière, juchés sur des caisses de munitions, Ola, Bennie et le gosse Tob – qui n’était pas le dernier à écarquiller d’énormes yeux pour regarder défiler le paysage de l’autoroute : son territoire, bientôt, si les promesses et les engagements étaient tenus, les alliances respectées…
Hunter ne prononça qu’une phrase avant d’amorcer la descente en virage sur la bretelle de l’échangeur qui menait à la terre :
« Nom de Dieu, c’est vrai qu’une marée se prépare. »
Et il gloussa.
♦♦
Les voitures s’arrêtèrent en bordure de route, à un endroit où les piles soutenant la bretelle ne dépassaient pas de plus de deux mètres la surface du sol de la troisième terre. Là aussi, un groupe d’une trentaine d’hommes de la bande de Hunter, armés jusqu’aux dents, attendaient.
Ils allaient devoir franchir le domaine des bas niveaux et des routes plongeantes de l’échangeur, des ponts suspendus : l’univers des pouilleux. Un monde fantastique, un enfer calme, que l’on sentait ordinaire, tout comme flottait ordinaire, la tension qui l’habitait.
« Les canots ! » gueula Hunter.
Ils étaient là, ils attendaient sous bonne garde, d’acier flambant neuf, tous équipés d’armes lourdes fixées par des trépieds sur le plat-bord de leur étrave pointue. Autant de canots que de voitures, pour accueillir les mêmes équipages.
Les vagues claquaient sur les galets. Assis sur un fauteuil crevé de voiture, dans les galets, un vieil homme édenté d’une maigreur étonnante cria, au passage de Hunter :
« C’est la dernière marée, le caïd ! Ils nous préviennent de foutre le camp à Oakland ! Et je suis pas fou, j’suis pas le seul à recevoir les messages !
— Alors, qu’est-ce que tu attends ? » renvoya Hunter en sautant dans le canot qu’il mit en marche immédiatement.
Il n’entendit pas la réponse du vieux.
La mer montait. La crête ourlée des vagues claquait méchamment.
Sur les bretelles tournantes qui formaient le niveau inférieur, c’était le même entassement de véhicules-abris immobilisés, pareil à l’agencement de Bay Bridge. Des voitures roulaient, leurs phares balayant la nuit. Une grande agitation régnait, comme si les occupants de ce niveau inférieur s’activaient eux aussi pour la chasse – ce qui n’avait rien d’extraordinaire. Hunter, Ola et leur bande allaient probablement drainer dans leur sillage tout une flotte de hyènes à l’affût.
Mais une autre forme d’agitation bousculait le monde des sous-niveaux, provoquée celle-là par la marée montante.
Les ponts suspendus étaient faits de filins d’acier tendus entre les piles des autoroutes, à des niveaux plus ou moins élevés au-dessus de la surface des flots. Les filins soutenaient des « planchers » de plaques métalliques soudées ou liées entre elles ; la plupart des abris qui surchargeaient ces ponts étaient de toile, de bâches caoutchoutées enduites de goudron ; il y avait quelques toitures de voitures suspendues à des câbles, durement balancées dans le vent qui se levait.
Plus bas, c’étaient de simples bâches tendues sur des armatures de filets métalliques, pareilles à de vastes hamacs, et que leurs occupants se hâtaient de quitter pour prendre place sur des radeaux de fortune, faits de bidons et de planches assemblés par des câbles. Les groupes électrogènes et la lumière électrique étaient visiblement réservés aux hauts niveaux : partout brûlaient des torches aux flammes couchées par le vent, des braseros qui crachaient leur haleine d’étincelles.
Les canots de chasse de Hunter longèrent à toute allure ce monde en pleine débandade, bousculant les radeaux dans leur sillage, levant de nouvelles vagues qui secouaient les « hamacs » de filets et de toile.
« Au moins, dit Hunter, ils n’auront pas de problème pour s’installer sur l’île Carson. Pas vrai, Ola ? »
Elle ne répondit pas. Le vent fouettait ses cheveux qui lui battaient le visage. Elle se tenait droite, assise sur une banquette, appuyée sur son fusil dressé entre ses jambes.
Ils passèrent sous l’extrémité de Bay Bridge, retrouvant la flottille d’Ola. Hunter ralentit quelque peu et lui passa un porte-voix. Partout, des radeaux et des embarcations légères quittaient les ponts suspendus les plus bas, dansaient sur la houle en direction des îles ou de la côte.
Ola, dans le porte-voix cria à ses hommes l’ordre de suivre la flotte de chasse.
Les manœuvres exécutées furent gênées par les naufragés à la dérive, plusieurs coquilles de noix chavirèrent.
Cependant, après quelques minutes, une petite escadre de quarante canots environ filait vers le nord.
« Il est là-haut, n’est-ce pas ? dit Hunter à Cutlass. Dans une de ces putains d’épaves…»
Cutlass ne répondit pas immédiatement. Dans sa tête, la voix de Jane ne cessait de l’appeler…
« Tu l’entends ? » demanda-t-il.
Hunter balança négativement la tête. Bluffait-il ? Ou bien la communication rapprochée ne s’établissait-elle plus que sur la meilleure longueur d’ondes mentales possible, celle dont les souvenirs possédaient le plus de communes affinités ?
« Dépêche-toi, » dit Cutlass.
Et les premières rafales claquèrent sur leur gauche.
La nuit avait perdu toute trace de rousseur, sinon qu’il y avait comme un halo là-bas, du côté des installations en haute mer des Supérieurs ; elle était noire, un ciel d’encre, et pourtant plus lumineuse que jamais, éclairée par les rampes des autoroutes, les feux des bas niveaux, ceux de la côte, les phares des vedettes marines. Tout cela était fou, balancé par les lames déferlantes de plus en plus mauvaises, sur lesquelles, au beau milieu du carnaval, dansaient les fanaux des radeaux à la dérive.
« Les cons ! hurla Hunter. Ça, c’est Day Mateo ! Il n’a pas même l’intelligence d’attendre qu’on fasse le boulot pour lui !… Ou alors il sait où aller.
— Il ne sait pas ! » décréta sèchement Cutlass.
Quittant le siège de passager à côté de Hunter, il grimpa à genoux sur le plat-bord du capot et empoigna la mitrailleuse.
Devant eux, leur coupant la route en direction du champs d’épaves et de la N°7, une douzaine de barges à fond plat, armées comme des cuirassés, se déployaient en arc de cercle. Les embarcations dansaient très fort, lourd handicap pour la précision de leur tir, ce qui ne les empêchait pas de cracher le feu de toutes leurs pièces.
« J’ai toujours dit que Mateo est un con ! brailla Hunter. Des barges sans quille, sur une mer pareille ! »
Déjà, pour Cutlass, ce n’était pas facile d’ajuster correctement ces cibles valsant sur les vagues. Il pressa la détente, lâcha de courtes rafales, essayant d’ajuster et de corriger son tir. La flottille fonçait à une allure impressionnante sur le barrage de barges. À la cinquième rafale, Cutlass en alluma une, qui explosa tout net, dans un geyser fantastique de flammes. La seconde d’après, c’était un des bateaux d’Ola qui subissait le même sort, sur l’extrême pointe bâbord de la formation. La mer et les vagues se couvrirent de gazoil enflammé dans lequel s’agitaient des corps brûlant avant d’être noyés. Un radeau qui tentait de gagner Carson prit feu comme une torche.
Bankey ! Bankey ! Oakland ! Appelait Jane Hearas dans le crâne de Cutlass. Il avait l’impression que le feu sur la mer lui grillait le cerveau, c’était intolérable, inadmissible, incompréhensible, fou. Ses mains serrées sur les poignées de la mitrailleuse lui faisaient mal. Il tira et tira et tira, jusqu’à la dernière cartouche du chargeur, tout en hurlant mentalement : Je viens, Jane ! Je suis là, j’arrive !
Est-ce qu’elle pouvait entendre ? Le recevoir, dans sa tête de chien, comme il la recevait ? Tout ceci n’était que non-sens, démence. Tu es cinglé, Cutlass. Tu es complètement torché du ciboulot, voilà la vérité, et rien de tout ceci ne peut être vrai. Jane n’était pas unique au monde, elle ne t’a pas attendu, elle a préféré suivre ce prêcheur de Danny Gore, et voilà. Ils l’ont prise avec eux, ou ils s’en sont débarrassés, ou elle a disparu d’une autre manière, comme tu l’as cru pendant des années, Brent Cutlass, en courant le pays dans l’espoir qu’un jour… Elle ne pouvait pas réellement croire qu’elle avait une chance de connaître le monde des Supérieurs ! C’est de la blague, de la frime. De la merde.
« Si je t’aime, c’est que je peux te dire merci d’exister. C’est ce qui me tient debout…»
De la merde, de la frime. Et tu es allé voir jusqu’aux murailles de peur, et tu y es resté un certain temps, sans savoir, et tu es revenu, et elle était partie.
De la merde.
« Aimer, c’est se supporter grâce à un autre, une autre…»
Qu’elle disait. Que tu pensais. Que vous vous imaginiez.
Pendant quinze ans, tu t’es supporté sans l’aide de personne.
J’arrive, Jane, je fonce au beau milieu de cette connerie, et me voilà !
Ted ! Teddy Bankey ! Dépêche-toi, je suis ici !
Nom de dieu, je le sais, Jane ! Je sais exactement !
Et il voyait le trou noir, l’eau qui montait dans le trou, le petit bonhomme qui s’affolait, il voyait la colère, la peur, l’affolement collés aux flancs du trou noir.
Une seconde barge explosa. Le feu d’artifice monta à vingt mètres, vomissant des corps écartelés, des débris.
Cutlass serrait les poignées de l’arme, les doigts crispés sur les détentes, à vide. Il s’aperçut qu’on lui secouait la jambe, Ola se coula contre lui et engagea un nouveau chargeur dans l’arme. À la première rafale, Cutlass creva une troisième barge : elle fut soulevée des flots, retournée.
Les autres ne s’avouaient pas vaincus pour autant. Ils continuaient de tirer. Des impacts claquèrent sur le capot d’étrave. Cutlass aligna l’embarcation la plus proche et l’arrosa copieusement. Ils passèrent à moins de vingt mètres lorsque la barge explosa.
Sans qu’Hunter en eût donné l’ordre, Ola avait empoigné le porte-voix, commandant aux siens de faire barrage en arrière-garde.
« Demande à Dulton de prendre trois barques et de se joindre à eux ! » dit Hunter.
Ce qu’elle fit.
Ils se trouvaient maintenant à l’intérieur même du cercle des navires de Mateo. Les hommes se mirent à tirer avec leurs fusils, leurs armes de poing : les balles perdues des tirs lourds risquaient de causer autant de carnage dans chaque camp, la houle aidant.
Les lumières de la N°7 s’apercevaient à moins d’un kilomètre. Elles rasaient pratiquement le niveau des plus fortes barres.
Ils se trouvaient presque à hauteur de l’île Carson, avec la troisième terre sur la gauche. La troisième terre traversée par la A 48, territoire de Take Hope.
Des radeaux de fuyards s’écrasaient contre les côtes abruptes de l’île Carson et le petit ponton du tronçon d’autoroute, crevaient sur les épaves de bateaux qui cernaient le récif.
« Si Take Hope décide d’être aussi con que Mateo, on va avoir du boulot, » dit Hunter.
Pour l’heure, la côte de la troisième terre semblait calme. La A 48 illuminée normalement ne laissait pas supposer une agitation particulière.
J’arrive, Jane !
Tob le gosse avait remplacé Ola au service de la mitrailleuse. Trempé, à demi nu, ses cheveux tombant comme les crins d’une vieille serpillière, il se tenait accroché d’une main au trépied de l’arme, d’un pied à la jambe de Cutlass, et de l’autre main il enfournait les chargeurs. Cutlass était le seul à tirer encore à l’arme lourde, s’efforçant de ne pas toucher un des canots de la flottille qui les escortait. Il fit mouche une fois de plus, mais la barge bifurqua en angle droit pour venir percuter une barque de la bande d’Ola.
« Nom de Dieu, arrête ! brailla Hunter. On peut passer ! Maintenant, ils nous foutront la paix ! »
Et c’était vrai. La tentative de Mateo se soldait par un échec cuisant. Les balles tirées par les fusils, les traits de feu que lâchaient les armes à laser, filaient pour rien bien trop haut au-dessus de la surface.
J’arrive, Jane.
Et comme les claquements des armes à feu s’éteignaient progressivement, le silence se faisait dans la tête de Cutlass. Le trou noir de la peur, le silence de la mort, comme, au-dehors, les mugissements de la mer folle.
« Et merde, dit Hunter. Take Hope s’y met lui aussi. »
De la côte très calme de la troisième terre plusieurs embarcations venaient de prendre la vague. Tous feux éteints. Sans tirer.
« Il vient voir, il attendra, » dit Ola.
Le gamin Tob enfourna un dernier chargeur et redescendit dans le canot, récupéré par Bennie juste comme un coup de roulis allait le balancer par-dessus bord.
Cutlass dégagea ses doigts endoloris des détentes, il s’agrippa aux poignées, se cala à genoux. Sa tête retomba, le front posé sur la culasse.
Un trou de peur noire, le silence… L’eau qui bouillonnait.
Il murmura :
« Sale petit connard…
— Tu sais où il est ? interrogea Hunter, tout en jetant des coups d’œil vers les canots de Take, qui suivaient à distance respectueuse.
— Oui, je sais. »
Il ajouta :
« Je sais. Va tout droit et fais gaffe aux épaves qui sèment le tour de la N°7. Elles doivent toutes être submergées. »
Jane ! Quelle connerie, Jane ! Bon dieu, pourquoi ne l’as-tu pas bouffé, chien comme tu l’es, maintenant ?
En dépit des gerbes d’eau qui l’arrosaient sans cesse, la culasse était chaude et brûlait le front de Cutlass. À moins que le feu ne soit à l’intérieur de son crâne, sous les cheveux trempés et le bandeau de cuir…