VII

LES Supérieurs s’étaient installés progressivement sur la planète Terre, il y avait de cela un certain nombre d’années, personne n’était capable de donner un chiffre exact : le Gouvernement de Réunification des Hommes (le G.R.H.) situait officiellement la fin de l’Ère précédente aux alentours de 2230, époque où selon lui les mutants humains avaient commencé à former une communauté à part. La date du point de départ de la nouvelle Ère n’était pas acceptée par tous. Les divergences étaient nombreuses et ne faisaient finalement qu’embrouiller davantage le chaos.

En réalité, le calcul des points de repère précis était impossible à établir.

Les hommes et les femmes « ordinaires » s’étaient mis à donner naissance à des surdoués ; au fil des ans, la mutation génétique demeurait incompréhensible (elle n’avait d’ailleurs pas, dans les premiers temps, attiré l’attention des autorités) ; puis, tout s’était mis à aller très vite, les mutants en nombre croissant s’étaient rassemblés et ils avaient eux-mêmes procréé, leur nombre n’avait fait qu’augmenter : ils étaient devenus les Supérieurs, race à part investissant la planète et ignorant le peuple des ancêtres en voie de disparition. Ils étaient dotés de pouvoirs incompréhensibles qu’ils utilisaient psychiquement et mettaient au service d’une technologie mystérieuse. Leurs territoires étaient devenus inaccessibles aux malheureux Mangeurs d’Argile de l’espèce en voie de disparition qui leur avait donné naissance. Encore que certains prétendaient que les Supérieurs venaient d’un autre monde : il existait aussi des théories dans ce sens…

Sur toute la Terre, les Supérieurs, ou les Autres, étaient devenus les hommes ; tandis que les Mangeurs d’Argile se retrouvaient dans la situation de pauvres singes savants (de moins en moins savants) promis à une extinction inéluctable, conscients tout à la fois de la mort individuelle qui attendait chacun, mais de celle de l’espèce, à plus ou moins long terme.

Les embryons de gouvernements qui persistaient à s’agiter pour perpétuer un semblant de maintien de l’ordre, en attendant une réunification hypothétique, ne donnaient guère de résultats probants et n’étaient pas de taille à contenir la liquéfaction de la vieille espèce. La meilleure dénomination que l’on eût pu trouver pour désigner le climat de l’époque était certainement « l’Ère du Chaos ».

Pendant longtemps, Cutlass s’était demandé comment tout cela finirait, comment s’éteindraient les tout derniers Mangeurs d’Argile perdus dans le monde des Hommes Nouveaux. Il n’avait pas trouvé de réponse (pas plus que tous ceux qui s’interrogeaient comme lui à ce propos). Alors, un jour, il avait cessé de s’inquiéter à ce sujet, pris le parti de survivre, lui, coûte que coûte, et de survivre le plus longtemps possible, en individu solitaire se forgeant ses propres armes, son propre code.

Il n’était pas né encore, lorsque la haute bourrasque et le tremblement de terre avaient bouleversé la côte, déchirant les ponts et transformant San Francisco en cette mosaïque de trois terres au large où subsistaient des bribes d’autoroutes devenues des territoires. Il se souvenait qu’au début, des équipes de passeurs installés aux péages avaient persisté à contrôler les passages et donné naissance à la caste des Tollmen, maîtres des lieux. Sans plus. Les faits étant là, il ne cherchait pas à en savoir davantage. Parce que cela ne servait à rien.

Par contre, il se rappelait qu’un territoire des Supérieurs était installé depuis toujours aux environs d’Ukiah. Par la suite s’étaient construits les bâtiments qui se trouvaient en mer, au large (il revoyait encore, dans ses souvenirs d’enfance, les machines volantes silencieuses qui transportaient et assemblaient les pièces des installations de la plate-forme). Leur apparence n’avait rien d’extraordinaire : deux sphères gigantesques, métalliques, reliées par une plate-forme en double huit, reposant solidement sur des piles ancrées dans l’océan. Et c’est tout. Des engins volants atterrissaient parfois sur cette plate-forme, en repartaient, dans un silence total, traçant dans la brume roussâtre permanente des sillages de condensation qui se dissolvaient rapidement. On appelait ces installations les bulles. Elles étaient inaccessibles, protégées par le même rideau de terreur qui isolait chaque « monument » des Supérieurs. À coup sûr, sans que personne puisse savoir à quoi servaient ces bulles (comme on ignorait l’utilité de la grande « route » tracée du nord au sud de l’Amérique du Sud), il était à peu près certain qu’elles étaient à l’origine des marées folles, de ces remous de l’océan qui claquaient sans prévenir, n’importe quand, et semaient la pagaille parmi les occupants des bas niveaux sur les terres des Tollmen. Mais pourquoi ?

Cutlass contemplait les bulles, lointaines et lumineuses dans la nuit, fixement. Il était certain que le mot qui lui avait claqué dans la tête venait de là-bas. Lorsque ses yeux brûlèrent, il cligna des paupières. Il reporta son attention sur Ola Crazy, agenouillée dans les pierres de la crique devant son émetteur-récepteur, se préparant à contacter Mato Hunter pour jouer son coup de poker.

Ils se trouvaient un peu à l’écart de l’endroit où cette fraction de route qui montait en pente douce de la mer, avec la carcasse du pétrolier bloquée en bout, rejoignait la terre, perchée sur ses pattes de béton arrimées dans le roc. Une trentaine de canots, de barques, entre vagues et galets, attendaient le départ, la bonne moitié chargée du butin d’armes et de provisions razzié sur l’île. La bande qui formait le commando comprenait au bas mot une centaine d’individus, une petite moitié seulement ayant dépassé la trentaine d’années en âge.

Cutlass se demandait distraitement si Ola ne lui avait pas fait un superbe mensonge quand elle lui avait affirmé qu’il restait quelques Îliens en vie sur ce rocher…

Ils allaient et venaient en silence, chargés d’armes, ou bien se tenaient à côté des embarcations, prêts à l’éventuel départ.

Ola accrocha la longueur d’onde de Hunter sans la moindre difficulté, à la première tentative. Lorsqu’elle se fit connaître et demanda à parler au caïd, il fut là dans la seconde, à croire qu’il attendait l’appel.

« Salut, petite, fit la voix grave dans le récepteur.

— Hunter ?

— Qui tu veux que ce soit, petite ? Comment t’en tires-tu, sur ton rocher ? »

Cutlass s’agenouilla, à la hauteur d’Ola. Il vit briller ses yeux de colère contenue, dans la nuit rousse.

« Pas si mal, pour le moment.

— Pour le moment, répéta Hunter. Je me demandais qui tu appellerais au secours, petite. C’est moi que t’as choisi ?

— J’appelle pas au secours, Mato. Pour ça, effectivement, j’aurais eu le choix.

— Sans blague… (Le ton de la voix changea, perdit toute trace de moquerie) Tu n’as rien trouvé, pas vrai ? Il te reste à abandonner ta plate-forme N°7 et à prendre la place des Îliens sur Carson. Ça a été un sacré coup de main, parole… Jamais personne n’avait tenté ni réussi un pareil nettoyage, avant. »

Ola pinça les lèvres.

« Hunter, écoute-moi. Je n’ai pas l’intention de m’installer ici. C’est un marché que je te propose.

— Un marché ?

— Une alliance. Je peux retrouver le chien, mais pas seule. J’ai besoin de ton aide. »

Un silence. Puis :

« Rien que ça ?… Petite, tu es mal partie. Ta N°7 va s’écrouler un jour ou l’autre. Je te le dis : reste sur cette île. Laisse tomber le chien.

— J’ai besoin de ton aide, et nous le retrouverons. Toi et moi.

— En échange ?

— Une centaine d’hommes de plus dans ta bande, sur l’échangeur ou sur la 36. On fait part à deux, je me rallie à toi.

— C’est ce que j’attendais, dit Hunter. T’es pas idiote, petite. Mais qu’est-ce que ça m’apporte ? Pourquoi j’aurais besoin de toi ? »

Ola échangea un regard avec Cutlass. Elle essuya ses lèvres du dos de la main. Cutlass remarqua qu’elle transpirait, que son front moite brillait dans l’ombre.

« J’ai quelqu’un avec moi, qui trouvera le chien, dit-elle. Mais pour le laisser agir, il faut une efficace protection. Toutes les bandes sont en chasse. »

Un nouveau silence. Et la voix de Hunter, froide sèche :

« Le tueur, hein ? »

Bien entendu, il savait.

— Je te le répète, dit Hunter ton appel n’est pas une surprise. J’ai été prévenu par un passeur. Je sais qu’il a contacté Bross et qu’il l’a forcé à rejoindre votre point. Je sais tout. Brent Cutlass, c’est ça ? C’est vrai que c’est un dur…»

Cutlass chercha à se souvenir s’il avait ou non donné son nom à Dantly, le passeur. Peut-être. Ou alors, un des gars de la bande d’Ola avait négocié l’information.

« Il saura trouver le chien, dit Ola. Si nous l’aidons. Il a cuisiné Bross « Eyes » Gore. C’est mon atout. Part à deux, Mato, si tu acceptes le marché et si tu nous prends avec toi sur l’échangeur.

— Tu crois vraiment qu’il a eu besoin de cuisiner Bross ? renvoya narquoisement Hunter. (Puis, de nouveau sur un ton froid :) Et qu’est-ce qui nous empêche de te tomber sur le poil, petite ? Pour nous approprier cet atout pour nous seuls ? Tu sais que très probablement tous les petits merdeux dans le genre de Cole la Mort, Lucas, Mateo et les autres sont à l’écoute de notre conversation ?

— C’est pour ça qu’il faut faire vite. Tu veux Cutlass vivant, Hunter. Les autres aussi. Mort, il ne servira à personne.

— Je sais pas ce qu’il t’a dit, petite, mais j’ai dans la tête que t’en sais fichtrement plus que tu veux en dire sur Cutlass. Hein ? Okay, je le veux vivant. Okay, je te crois capable de le buter si on ne marche pas avec toi, rien que pour nous emmerder. Okay, je marche avec toi, on discutera des conditions de l’alliance plus tard. Pour le moment, mets tes embarcations à l’eau et arrive, vite. Je m’occupe de votre protection.

— On ne risque rien de bien grave, jusqu’à ce qu’on se retrouve, Hunter. C’est après qu’on les aura aux fesses, prêts à ramasser le butin. Merci quand même. J’ai ta parole.

— Tu l’as petite. Mais bouge tes fesses, et vite. »

Il coupa le contact. Pendant quelques secondes, Ola regarda Cutlass, l’air mi-réjouie, mi-stupéfaite. Elle finit par avouer :

« S’il donne sa parole, c’est que c’est sûr. Et s’il a accepté aussi vite, c’est qu’il te connaît rudement bien. Pourquoi ? Comment ça se fait, Cutlass ?

— J’en sais foutrement rien, admit Cutlass. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a l’air absolument certain de son fait, certain que je retrouverai le chien.

— Et toi, tu n’en es pas certain ? »

Cutlass ferma les yeux.

« Naturellement, souffla-t-il.

La mise à l’eau des canots pneumatiques et des embarcations de bois et d’alu s’effectua en quelques secondes ; trente moteurs démarrèrent et vrombirent en même temps, les hélices brassant les flots en bouillonnant. La petite escouade adopta une formation en V ; au centre se trouvait le grand canot d’Ola Crazy, chargé d’armes razziées et de caissons de munitions. Le joufflu nommé Bennie se tenait à la barre, Cutlass assis à côté d’Ola ; deux autres types formaient l’« équipage », ainsi que le gamin Tob.

Ola saisit parmi les armes un fusil automatique et le tendit à Cutlass, après avoir vérifié son chargement.

« Ça fera toujours mieux dans le tableau, » dit-elle.

Elle essayait de paraître décontractée, mais on la sentait tendue se demandant probablement au fond d’elle-même si en dépit de la parole donnée – parole sacrée ! – Hunter ne lui réservait pas un tour à sa façon. Ce qui semblait la tracasser au moins autant que Cutlass, c’était que Hunter ait finalement fait aussi peu de difficulté… et qu’il paraisse connaître si bien le chasseur, lui accordant apparemment une valeur et une importance réelles.

La formation mit le cap sur la deuxième terre centrale et la longue avancée de Bay Bridge illuminée qui semblait vouloir s’échapper de l’échangeur terrestre central. Ils ne naviguaient pas depuis trois minutes quand deux embarcations rapides, venues de la côte de Golden Bridge et du chenal entre la deuxième et la troisième terre, foncèrent dans leur direction.

« C’est pas des gars de Hunter ! » cria quelqu’un.

Du canot de tête de la formation en V, une rafale de PM fut tirée en l’air. Sitôt après, les deux embarcations amorcèrent un long virage, mais demeurèrent à proximité.

Dans l’instant suivant, une véritable flottille quittait Bay Bridge, plus d’une vingtaine d’embarcations, et s’avançait à la rencontre d’Ola et des siens. Ceux-là étaient de la « famille » de Mato Hunter.

La flottille cerna les canots de la petite bande. Chaque embarcation, à coque d’acier, était chargée d’un nombre impressionnant d’hommes en armes. Un type debout à la proue de la première barque gueula dans un porte-voix :

« On accoste à la pointe de Bay Bridge. Vous nous suivez ! »

Ola fit un grand signe des deux bras pour donner son accord. Ils filèrent aussitôt dans la direction indiquée.

« Ça nous évitera bien entendu de traverser le monde des grouilleurs des ponts suspendus et des bas niveaux des bretelles, sur la terre. Ils sont tous à l’affût, je parie. (Elle ajouta, pour Cutlass :) Mais on n’a rien à craindre véritablement avant que tu prennes la chasse. »

Et dans la tête de Cutlass, juste à ce moment-là, comme une fois déjà, claqua le mot : Oakland. Suivi immédiatement d’un autre, qui le transperça comme une lame : Bankey !

Sonné, il s’agrippa au rebord de cordage du canot et à son fusil automatique.

« Hé ! dit Ola. Ça ne va pas ? »

D’un seul coup, Cutlass avait la gorge aussi sèche que la terre des routes longeant la côte. Il dit :

« Est-ce que quelqu’un a crié ?

— Crié ?

La sueur couvrait son front, sous le bandeau de cuir et la visière de la casquette.

« J’ai soif, dit-il. Et je suis crevé.

— Alors, dit Ola, tiens le coup. Si Hunter voit arriver une loque ça va faire mauvaise impression…»

Bon dieu, tenir le coup, sûrement, et plutôt dix fois qu’une, à présent qu’il savait, que le plus petit soupçon de doute l’avait quitté. Mais ça vous secouait rudement…

La flottille se rangea à l’extrémité de Bay Bridge, sous les dernières piles du pont.

« On grimpe ! » cria l’homme de Hunter au porte-voix.

Ola lui renvoya :

« Je viens aussi, et ceux qui sont dans ce canot m’accompagnent. On a les poches bourrées de grenades. Quant aux autres, ils ont de quoi faire péter la moitié de l’autoroute à la moindre alerte.

— Bon Dieu, arrête de déconner, Ola, dit le type. Hunter a donné son accord. Grimpe ! »

Une échelle métallique en paliers descendait de l’extrémité de la route coupée. Sur chaque palier, un type armé.

Bennie passa le premier, puis un autre type, puis Cutlass et Ola, ensuite le troisième occupant du canot, et, fermant la marche, le gamin Tob. L’échelle tremblait et vacillait sous leur poids. Les gardes armés, sur les paliers, les laissèrent passer sans tenter la moindre fouille ni leur demander leurs armes.

Et ils furent sur la route.

Elle filait tout droit jusqu’à l’échangeur de la seconde terre centrale de l’ancien San Francisco. Illuminée par les rampes toujours dressées sur les bords. Le centre était libre et des véhicules y circulaient, des motos, des petites voitures. Pour le reste, de chaque côté, s’alignaient les habitations des Tollmen de la bande de Mato Hunter : c’est-à-dire des camions trafiqués, calés et arrimés, des voitures aux carrosseries découpées et ressoudées, remodelées, toute une série de véhicules transformés. Des hommes et des femmes allaient, venaient, dans la lumière jaune, des enfants piaillaient, se poursuivant sur les toits d’autocars-cités posés sur le bitume à même leurs essieux. Un univers spectaculaire, une architecture ahurissante. Il se trouvait même des engins agricoles venus là dieu sait comment et métamorphosés en habitations.

Une petite camionnette à plateau sans ridelles, stationnée à quelques pas, fit ronfler son moteur. Par la portière, un homme chauve appela Ola, tandis qu’un autre, sur le plateau, agitant son F.M.L., leur faisait signe d’approcher.

« Grimpez, dit le chauve. Hunter a dit de pas traîner. »

Ils grimpèrent donc sur le plateau et la camionnette démarra en trombe ; il fallut que Bennie retienne Tob pour éviter à celui-ci de passer par-dessus bord.

L’homme au F.M.L. s’assit, adossé contre l’arrière de la cabine. Ils l’imitèrent, regardant défiler le paysage de la « rue ». Ola et le gamin écarquillaient les mêmes yeux d’étonnement et d’envie.

« C’est autre chose que vos cabanes de la N°7, hein ? fit le type au F.M.L.

— Ça se pourrait que bientôt tu nous voies souvent ici, » répliqua Ola.

L’homme hocha la tête. Du canon de son arme, il se gratta le coin de la tempe, regardant fixement Cutlass.

« C’est ce qu’on dit, admit-il. Moi, j’ai rien contre. Y a encore de la place vers l’échangeur. Et puis c’est pas une jolie fille de plus qui va me faire faire de mauvais rêves. »

La camionnette avait parcouru un petit kilomètre. Elle freina en catastrophe, léchant le bitume de deux langues de caoutchouc brûlé.

« C’est là, » dit le type au F.M.L.

Cutlass cessa d’examiner le fusil mitrailleur laser que tenait précieusement le Tollman et releva le nez. Il descendit avec les autres.

C’était une grande citerne, sans cabine de tracteur, montée sur cales soudées et scellées dans des plots de béton. À quelques pas, dans la caisse d’un camion – lui aussi cul-de-jatte –, un groupe électrogène ronronnait avec un bruit puissant, en dépit du calorifugeage des parois et des portes. La citerne cylindrique mesurait environ vingt mètres de long, quatre à cinq de diamètre. Elle perdait sa peinture, des plaques de rouille lui bouffaient la peau. On lisait encore en long l’inscription DANGER PRODUITS INFLAMMABLES DANGER et juste en dessous, une série de hublots ronds avaient été découpés, certains rognant le bas des lettres de l’inscription. Les hublots avaient été récupérés sur quelque épave. La trappe d’accès se dressait toujours au sommet et au centre du cylindre couché. Une échelle y accédait.

Sitôt descendus du plateau de la camionnette, le groupe d’Ola et Cutlass fut entouré par une vingtaine d’hommes en armes, vêtus de cirés verts ou de grosses bâches huileuses, de maillots aux plis lourds de sueur, certains brandissant des fusils-harpons. Le conducteur chauve de la camionnette traversa la petite assemblée et posa le pied sur le premier échelon de l’échelle. Il dit :

« Cutlass, Ola, c’est tout. »

Ola fit un signe de tête affirmatif à Bennie et aux autres. Elle dit :

« J’ai déjà prévenu que j’avais les poches pleines de grenades et que…

— Ouais, dit le chauve. Amène-toi, avec tes grenades. »

Ils grimpèrent et se retrouvèrent au sommet de la citerne. La trappe du trou d’homme était ouverte, une autre échelle plongeait à l’intérieur, dans une lueur rouge diffusée par des ampoules pendues à des guirlandes de fils.

Le chauve descendit le premier et dit :

« J’m’appelle Dulton. J’dis ça pour le chasseur. Tu me connais, Ola. »

Au bas de l’échelle, le sol était plat, fait de plaques métalliques perforées. L’intérieur de la citerne avait été aménagé, avec des cloisons munies de portes de coursives à volant comme on en trouve dans les navires. Dulton ouvrit la première porte. Ils passèrent dans une pièce aux flancs arrondis percés de hublots, toujours éclairée de spots rougeâtres. Une pièce nue, à l’exception d’un petit entassement de caisses de munitions.

Dulton désigna une autre porte, au fond.

« Vas-y, Cutlass. Hunter t’attend. Toi, Ola, tu restes avec moi ici, un moment… avec tes grenades. Un marché est un marché. J’ai même pas d’armes et t’es un arsenal ambulant. »

La jeune femme secoua la tête négativement.

« Pas question. C’est moi qui amène Cutlass. Je ne veux pas de manigances dans mon dos.

— Personne n’a l’intention de manigancer quoi que ce soit, dit Dulton.

— Je vais avec lui. »

Dulton cligna de l’œil en direction de Cutlass :

« Le grand amour, dis donc.

— Elle vient avec moi, » dit Cutlass.

Et Dulton acquiesça.

« Parfait. Hunter l’avait prévu. Alors, allez-y. Moi, je suis pas dans les confidences…»

Cutlass traversa la pièce, suivi par Ola. Devant la porte, il hésita, finit par poser le fusil contre la cloison. Il fit tourner le volant, poussa le panneau.

L’éclairage de cette pièce n’était pas rougeoyant, mais jaunâtre, faible. Il y avait des placards métalliques contre les parois, de telle façon qu’on aurait presque pu se croire dans une pièce aux murs carrés, mis à part les intervalles qui laissaient passer la lumière extérieure des hublots. Au centre, une table. Au fond, une couchette à étages. Derrière la table, assis dans un fauteuil ahurissant au dossier sculpté, Mato Hunter.

Il n’avait rien du physique d’un caïd. Un homme d’âge mûr, qui perdait ses cheveux, aux yeux pétillants, à la bouche fine, lèvres minces déformées par un léger sourire. Il portait un chandail de marin orné de quelques accrocs aux coutures, un holster garni d’un Maglaser sous l’aisselle.

Il désigna des sièges – des chaises de toile pliantes –, poussa devant lui la bouteille d’alcool de poisson et les verres.

« Asseyez-vous. Servez-vous. »

Son petit sourire s’accentua : il fixa Cutlass.

« Tu boiras bien un verre, non, Teddy ? Teddy le Mauvais ? »

Cutlass ouvrit la bouche, mais Hunter ne lui laissa pas le temps de prononcer un mot :

« Boire un verre en bavardant, pour mettre au point notre alliance. Mais il va falloir faire vite : je crois qu’une marée monte. Il y a des signes. Dans une heure, deux peut-être, ou trois, je ne sais pas. Seulement, si notre type et le chien se planquent au fond d’une épave, ils vont en baver. Alors on ne perd plus de temps, il faut agir immédiatement, Plus vite que je ne l’avais prévu. Ça ne te gêne pas, Teddy ?

— Je veux comprendre, » dit Cutlass.

Comprendre tout. Il n’avait qu’une vague idée, pour l’instant. Comme une vrille de feu qui lui trouait la tête, à la base de la nuque. Bankey ! cria la voix au centre de sa tête.

Et il pâlit.

Et Mato Hunter se figea, le teint cireux, lui aussi.

« Tu as entendu ? » souffla-t-il.

Cutlass saisit la bouteille, versa à boire dans les verres. Il en but un cul-sec. Le reposa. Ses doigts tremblaient.

Ola demanda, d’une voix plate, alarmée :

« Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que vous avez entendu ?

— C’est une histoire de longueur d’ondes cérébrale, quelque chose comme ça, j’imagine, dit doucement Hunter en fixant Cutlass. Tout le monde ne reçoit pas les appels. Mais toi, tu es certainement le mieux placé…»

Cutlass se resservit à boire. Il avala l’alcool âcre d’un trait. Le feu quitta son crâne pour descendre dans son estomac.

« Je veux comprendre de quoi vous parlez ! gronda Ola. C’est moi qui t’ai amené Cutlass, Mato, n’oublie pas. »

Hunter laissa glisser son regard sur elle.

« Bien entendu, dit-il. En fait, je croyais que tu en savais davantage, Ola. Mais ce qui est dit est dit. On fera part à deux, tu seras acceptée dans la famille.

— Part à deux, non, souffla Cutlass. Je chasse pour moi. »

Il eut droit au regard étonné, amusé, de Hunter.

« Je chasse pour moi. Vous me protégerez, vous m’aiderez. Ensuite, il faudra me prendre le gibier. »

Longtemps, Hunter garda le silence. Il passa une main tavelée dans ses cheveux rares.

« Je pense, dit-il dans une sorte de soupir, qu’à ta place j’aurais la même réaction. Teddy le Mauvais. J’aurais eu les mêmes paroles. »

Il regarda de nouveau Cutlass bien en face :

« Mais le gibier, en attendant, tu ne l’as pas. Et tu es venu pour ça. Et il faut faire vite. Parce que si tu le trouves, il faudra compter non seulement avec nous, mais aussi avec les autres, toutes les autres bandes qui attendent tranquillement de rafler le butin. Sans nous, tu n’atteindras jamais la côte, petit. »

La dernière fois qu’on avait appelé Cutlass « petit », cela remontait à l’autre bout du temps. À l’autre bout du temps, où se tenait déjà assis Mato Hunter.