I

C’ÉTAIT dans les derniers souffles d’un soir qui hésitait encore, au couchant, entre le rouge vineux de la coagulation et bientôt le noir de la mort. Quelques éclairs silencieux, bien loin, illuminaient de temps à autre, en flashes rasants, ces brumes qui s’enténébraient inexorablement, avalant ciel et mer, cassant tout horizon à jamais disparu au bout de l’océan.

Il faisait bon, pour l’heure. À peine si les haleines puantes des vents retombés se faisaient sentir. De nuit, la lourdeur glauque habituelle du ciel pesait moins aux épaules. La marée clapotait moyennement, ne donnant pas le moindre signe de colère brutale – dans la journée, il avait entendu plusieurs personnes affirmer que l’océan se tiendrait tranquille au moins jusqu’à la prochaine aube. Des personnes qui ne racontaient pas n’importe quoi, et dont la parole méritait quelque crédit : des guetteurs de longue expérience.

Néanmoins, il surveillait. Sans véritable conviction, plutôt par désœuvrement que par conscience professionnelle. D’ailleurs, ce n’était même pas son tour de veille. La marée promettait le calme ; peut-être n’y aurait-il pas de veille du tout.

Il était assis sur le bord de l’autoroute, les jambes balancées doucement dans le vide au-dessus des clapotis et du bruit des vagues molles. Maigre et le dos rond dans sa veste de toile goudronnée, les pieds nus. Les jambes de son pantalon étaient tailladées à hauteur des genoux – qu’il avait fortement osseux, proéminents, comme des boules difformes. Parfois, il se frottait les genoux, du creux de ses mains calleuses. Ça le démangeait depuis un bout de temps – quelques semaines – il se demandait s’il n’avait pas ramassé quelque saloperie et sans qu’il en ait jamais rien dit, au fond de lui, il s’inquiétait.

Qui n’en vient jamais à s’inquiéter pour une raison ou une autre, dans le monde des Tollmen, sur les tronçons d’autoroute, et parmi les Îliens ?

Son île à lui (c’est-à-dire le morceau de roc sur lequel il vivait en compagnie de quelques centaines d’autres) s’appelait l’île Carson. Pourquoi l’île Carson ? Allez savoir. Il y en avait d’autres, dans le genre, de ces ergots que jamais les plus hautes marées folles ne submergeaient : Black Island, l’île des Sneks – celle-ci, parce que la famille des Sneks la contrôlait en priorité. Par contre, il n’existait pas de Carson illustre sur l’île Carson, pas davantage en chair et en os que dans la mémoire de ses occupants.

Les feux s’allumaient sur les tronçons d’autoroute surplombant la mer à différents niveaux, sur les ponts reconstruits et les trois grandes masses de terre qui émergeaient encore, tout ce qui subsistait de San Francisco et de la côte après que le grand raz de marée eut craché sa furie.

Au-delà, à quelques miles, d’autres lumières signalaient la présence du bâtiment-plateforme des Supérieurs, au large. Juste des lumières, violacées, et une sorte de couronne étoilée d’étincelles rougeâtres. La brume, la nuit, avaient mangé la silhouette des bâtiments.

L’Île Carson avait une forme approximativement hémisphérique : un dôme de rocs et de broussailles parmi lesquels étaient dressés les abris. Elle ne devait pas mesurer plus de quatre kilomètres de diamètre. Le morceau d’autoroute qui venait s’y planter n’était même pas numéroté comme l’étaient les grands axes. Il arrivait en pente douce de la mer, sur ses piles de béton variqueuses, cent mètres au plus, pénétrait dans les terres sur un petit kilomètre et s’effondrait sur lui-même après avoir amorcé une sorte de coude qui devait certainement, à l’origine, éviter un pic rocheux.

C’était davantage un ponton qu’autre chose, avec des tas de carcasses emmêlées dans ses piles immergées, et, au bout, l’épave rouillée d’un pétrolier, comme une figure de proue biscornue. Il y avait eu un temps où les navires des Mangeurs d’Argile allaient et venaient encore le long de la vieille côte. Avant l’installation au large du « truc » des Supérieurs.

(À bien y réfléchir, la bête avait dû se servir de l’épave pour accéder au tronçon d’autoroute, au ponton.)

Il était assis là en rêvassant, tirant sur un cigare humide qui n’en finissait pas de s’éteindre et qu’il rallumait imperturbablement d’un geste automatique, à la flamme d’un briquet à essence antédiluvien. Le briquet lui avait été donné un jour par une fille recueillie lors d’une haute marée soudaine. Il avait aussi couché avec elle : c’était tout ce qu’elle pouvait offrir en paiement de l’hospitalité. Elle était repartie ensuite. C’était une fille des basses routes. Il ne connaissait même pas son nom et cela ne le dérangeait pas, il était content d’avoir couché avec et d’avoir eu ce briquet. Peut-être qu’elle s’était débrouillée pour grimper d’une classe et rejoindre une bande contrôlant un plus haut niveau de highway, peut-être que non – et qu’une nouvelle montée des eaux la ramènerait un de ces quatre.

C’était bien, pour ça, d’être Îlien. À condition de savoir se défendre pour garder sa place.

Parfois, on en gardait plus que nécessaire, des filles, sur les Îles. Mais elles finissaient toutes par repartir, s’échapper. Ou bien elles se faisaient éjecter quand les types en avaient assez.

Il ralluma son cigare éteint. Recapuchonna le briquet qu’il conserva au creux de sa main en prévision d’une prochaine utilisation. Il se grattait les genoux de temps en temps, et aussi le sommet du crâne, ou bien, d’un revers de sa manche de veste, il essuyait la sueur qui coulait sur son visage. La moiteur, comme ce sacré brouillard, sévissait en permanence. Même la nuit. Il était maigre et osseux mais du genre à transpirer abondamment – comme les gros.

Il tira deux bouffées et le cigare s’éteignit.

C’est alors qu’il entendit le cri juste comme il allait une fois de plus faire fonctionner son briquet. Son pouce appuya sur la molette, appuya, jusqu’à ce que les crénelures s’incrustent dans la peau de son doigt, à faire mal. Il serrait si fort les lèvres sur son mégot de cigare que celui-ci, déjà pâteux, se sectionna et tomba, ne lui laissant sous la langue qu’un fragment âcre de tabac mou.

C’était un cri bizarre et qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait pu entendre dans toute sa vie auparavant. (En tout cas, il en eut l’impression, et ce fut ce qui le glaça jusqu’au sang.) Le plus atroce des braillements poussé par une gorge humaine n’avait rien à voir avec cela.

Et le cri monta de nouveau, plus proche.

L’appel ?

Il sursauta ; son pouce pressa si fort sur la molette du briquet qu’il en ressentit la douleur. Il voulut déglutir, avala des déchets de cigare et se sentit tout entier envahi par une âcreté noire.

Il se dit qu’il était en train de devenir cinglé, clignant des paupières afin d’essayer d’y voir à travers la nuit et la brume. Le fog donnait l’impression de s’installer tout à coup très rapidement, anormalement, éloignant le paysage hérissé des tronçons d’autoroutes et des trois Hautes Terres de San Francisco, brouillant même la carcasse du pétrolier en bout de ponton. Mais non… ce n’était pas la brume… Simplement la peur et sa vue qui déraillait.

Après quoi, il entendit le bruit de la course, le bruit des pattes de la bête qui griffait le revêtement d’asphalte pourrissant de l’autoroute-ponton. Une bête qui courait.

Un chien.

Il le vit, et le chien l’aperçut également, à la même seconde. Et le chien s’immobilisa.

Et le chien appela :

« Janira ! »

Alors l’homme se sentit devenir très flou, à l’intérieur de lui-même, tous ses muscles tendus relâchés d’un seul coup. Ce chien qui surgissait de la mer plate avait-il réellement appelé ? ou bien le phénomène se produisait simplement dans la tête de l’homme ?

Le chien s’ébroua. Nimbé une seconde par une sorte d’aura de gouttelettes dorées auxquelles s’accrochaient les lumières lointaines des hautes et basses bretelles des routes semi-immergées.

Une sacrée bête.

« Janira. »

JA NI RA

« Nom de Dieu, souffla-t-il, qu’est-ce que c’est que ça ? »

Il cessa d’appuyer sur la molette de son briquet, remit machinalement le capuchon et l’objet dans sa poche. Il leva une jambe, l’autre, s’agenouilla.

Le chien fit un pas dans sa direction. Prudent. Il semblait très noir de robe, les poils englués de mazout, avec une tache claire au sommet du crâne, entre ses oreilles pointues dressées, et une seconde espèce de tache semblable sous la gorge.

« Au secours », dit le chien.

(Ou bien c’était dans la tête de l’homme ?)

J’en ai un, pensa-t-il. En voilà un ! J’en ai trouvé un !

Il regarda rapidement alentour. Rien ne bougeait. Et du côté des bâtiments des Supérieurs, là-bas, en mer, le silence n’avait jamais pesé aussi lourd.

« Viens, dit-il, la gorge nouée. Viens, ma bonne bête. Je te ferai aucun mal, aussi vrai que mon nom c’est Ded. »

Il tendit la main, avança à quatre pattes en direction du chien. Celui-ci frissonna, amorça une sorte de mouvement de recul méfiant. Ses pattes antérieures plièrent, il s’écroula sur le côté – sans perdre connaissance toutefois, juste épuisé physiquement. Ses yeux brillaient de peur, de méfiance, mais aussi de soulagement indicible, tandis qu’il regardait s’approcher l’homme.

Et quand la main hésitante de Ded se posa sur son cou, le chien ferma les yeux, apaisé. Comme s’il avait ressenti, au travers du contact physique, qu’effectivement cet homme ne lui ferait pas de mal. Qu’on ne lui ferait plus de mal – au moins pour un temps.

Comme s’il savait pouvoir se reposer enfin.

Ded ouvrait une bouche immense, des yeux écarquillés. Si la nuit promettait d’être calme au niveau de la mer, un orage commençait de se lever dans sa tête…

Posés sur le pelage mi-long et englué du chien, ses doigts tremblaient en caressant doucement la chair grelottante.

« T’as froid, dis ? t’es glacé, mon vieux…»

Le chien ouvrit et referma les yeux, lentement. Sans que bougent ses mâchoires, il prononça une nouvelle série de sons gutturaux, métalliques, râpeux, qui sortaient de sa gorge mais semblaient à la fois, et à la seconde, s’allumer dans le crâne de Ded :

« Ja-ni-ra. »

Ded appuya doucement la caresse. Son regard s’humidifia, si bien qu’un soupçon de larme coula sur sa pommette d’os.

Il se sentait… C’était comme avec cette fille au briquet, cette fois-là, juste après… pendant ces quelques rares secondes de silence parfait, juste après, juste avant de savoir que tout est fini, que tout n’est qu’un souffle, que rien ne dure.