VIII
LE chien se tenait sur ses pattes, à présent.
« Partir ! » dit-il.
Il parlait « humain » par l’intermédiaire de cet espèce de laryngophone greffé (comme Ded avait baptisé la pièce métallique incluse dans la gorge de l’animal), et en même temps « grognait chien ». Il allait mieux. La méchante lueur de la bougie de suif faisait briller le feu de ses babines et le poil noir de son poitrail à l’extrémité de ses pattes. Il tentait de gravir la pente métallique de la coque, mais son sens de l’équilibre encore précaire, ainsi qu’une certaine faiblesse, ne lui permettaient pas encore d’accomplir des exploits. Il glissait en râlant, moitié chien, moitié humain, retombait sur sa couche humide et le caillebotis disloqué.
« Partir ! Vite…»
Ded se rencogna dans son angle, serrant ses genoux relevés entre ses bras.
« Partir, dit-il, c’est ce que je vais faire, oui, sans blague. Et tout seul, en te laissant te débrouiller ici, puisque tu es si malin. »
Le chien s’assit sur son train arrière. Il se lécha une patte, tout à fait insensible aux menaces de Ded, apparemment, puis releva la tête. Dans la lumière vacillante qui sculptait des ombres méchantes sur les parois de rouille, les yeux de l’animal brûlaient.
Il regardait Ded.
Et Ded avait peur du chien, et ce dernier le sentait, en jouait peut-être.
« J’en ai marre, dit Ded sur un ton geignard. J’ai l’impression de moisir ici depuis des semaines, et je sais bien que ce n’est pas le moment d’en sortir. Il faut attendre encore. »
Il se sentait fatigué, épuisé, courbatu, noué de crampes. L’atmosphère de l’endroit puait horriblement. Si le chien n’éprouvait aucune honte à faire ses besoins à travers les planches disjointes, Ded se sentait extrêmement gêné lorsqu’il devait se résoudre à déféquer en présence de l’« animal ». Il se retenait le plus longtemps possible, jusqu’à ce que ses boyaux se tordent et le brûlent. De plus, probablement à cause de la nourriture, il était couvert de boutons et de plaques qui l’irritaient constamment. Le chien grattait ses puces, Ded son urticaire.
« Partir, prononça le chien. Bankey…»
Et directement dans la tête assourdie de Ded :
Bankey est là. Bankey est à Oakland. Il est là.
« Bon dieu ! cria Ded (sa voix roula en écho formidable dans la coque de l’épave et lui fit baisser le ton immédiatement). Il n’y a plus d’Oakland, rien qu’un souvenir, rien que de l’eau, rien ! Il n’y a que des terres émergées reliées par des morceaux de ponts, il n’y a plus rien de la côte. Oakland, c’est un nom, ça ne signifie plus rien, des terrains morts peuplés de pouilleux, des ruines, des rochers battus par les vagues ! Je connais pas de Bankey ! J’en ai ma claque et tu n’as qu’à te débrouiller tout seul…»
Il se dressa, les genoux pliés, le dos contre la paroi.
« Pourquoi je t’ai récupéré, hein ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que j’avais besoin d’être là, quand t’es sorti de l’eau, gluant comme un phoque, à moitié mort ! Je t’ai soigné, j’ai risqué la vie des miens, je risque la mienne, et maintenant t’es même pas capable d’un peu de patience, même pas capable d’écouter le bon sens, de comprendre que si on met le nez dehors trop tôt, ce sera fini, pour toi comme pour moi ! »
Le chien avança en grognant, crocs découverts.
« Démerde-toi ! » cria Ded.
Il se lança vers l’écoutille, là-haut, au bout de la pente de fer glissante, mais lui aussi dérapa. Le chien lui sauta dessus, planta ses crocs dans son pantalon, tira et le ramena sur le caillebotis. Il continuait de grogner tandis que sa voix résonnait dans le cerveau de Ded :
Gonfler le canot. Partir, tout de suite.
Ded secoua la tête. Il se massait la cheville, là où les crocs du chien avaient effleuré sa peau.
« Non… j’irai pas là-bas. Je peux juste t’emmener vers l’île, p’t’être que les Tollmen en sont partis. J’irai pas vers le sud, vers ce que tu penses être Oakland. J’veux pas laisser ma peau dans cette histoire. J’veux pas. Il y a…»
Il se tut brusquement, écouta. Les vagues claquaient plus fort, semblait-il, contre la coque.
« Nom de dieu, souffla Ded. La marée… Si c’est une forte, elle nous passera dessus, elle nous engloutira. On est foutus… Et même si on sort, les vagues vous nous jeter contres les piles de la N°7. »
Il écouta encore.
Le chien tendait l’oreille.
Bankey ! cria-t-il, sans que le moindre son ne sorte de son « laryngophone ».
Il ne criait pas pour Ded.
Il dit :
« Partir. Vite.
— Attends, attends un peu, supplia Ded. Attends encore une petite heure, si on peut. C’est peut-être pas une haute marée, après… après, si on peut, je le gonflerai, le canot, et on foutra le camp. Attends encore un peu. »
Le chien tendait l’oreille. Il était assis. Les muscles de ses pattes antérieures tremblaient.
« Oh nom de dieu, nom de dieu », gémit Ded, tandis que les vagues percutaient de plus en plus fort la coque branlante du vieux bateau de pêche.